Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ?

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Regards Sociologiques, n°39, 2010, pp. 31-47

Valérie Sala Pala
Université Jean Monnet, Centre d’études et de recherches sur l’administration publique (CERAPSE)

           Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ?

      Le concept de racisme institutionnel fait            le mot racisme n’apparaît qu’en 19303. La
son apparition aux Etats-Unis dans les années              définition initiale du racisme est ainsi forgée
1960 lorsque des militants du Black Power,                 dans le contexte de la montée du fascisme et du
Stokely Carmichael et Charles Hamilton,                    nazisme en Europe, suivie du génocide des
proposent de distinguer entre racisme indi-                Juifs. Le racisme est alors défini comme une
viduel et racisme institutionnel, ou encore entre          idéologie de la supériorité raciale. Cette
racisme manifeste (overt) et racisme caché                 définition est longtemps restée dominante4.
(covert) :                                                        C’est dans un tout autre arrière-plan qu’a
       « Le racisme est à la fois manifeste (overt) et     émergé le concept de racisme institutionnel :
    dissimulé (covert). Il prend deux formes               celui de la lutte des « Afro-Américains » contre
    étroitement liées : d’une part, celle de Blancs        leur subordination aux Etats-Unis. S.
    agissant à titre individuel contre des individus       Carmichael et C. V. Hamilton publient Black
    noirs, et d’autre part celle d’actions de la           Power dans le contexte des émeutes et du
    communauté blanche globale contre la commu-            mouvement des civil rights des années 1960. Il
    nauté noire. Nous les appelons racisme                 s’agit alors pour eux de démontrer que, malgré
    individuel et racisme institutionnel. Le premier       un reflux relatif du racisme manifeste, le « sens
    consiste en des actions individuelles manifestes,      de la suprématie blanche » continue d’impré-
    qui causent la mort, des blessures ou la               gner de façon invisible l’ensemble des
    destruction violente de biens. Il peut être
                                                           institutions, nourrissant la persistance des
    enregistré par les caméras de télévision […]. Le
    second type est moins manifeste, beaucoup plus         inégalités et stratifications ethniques. Le
    subtil, moins identifiable en termes d’individus       concept de racisme institutionnel présentait
    spécifiques commettant des actes. Mais il n’est        ainsi l’intérêt de souligner que le racisme ne se
    pas moins destructeur de vie humaine. Il trouve        limitait pas à une idéologie exprimée ou à des
    sa source dans le fonctionnement [operation]           actions visiblement racistes mais imprégnait
    des forces établies et respectées dans la société,     aussi le fonctionnement « aveugle » des
    et est dès lors officiellement moins condamné          institutions, fonctionnement qui reproduisait
    que le premier type »1.                                silencieusement les inégalités ethniques.
      L’« invention » du racisme institutionnel                   La proposition conceptuelle de S.
en 1967 a constitué une inflexion décisive dans            Carmichael et C. V. Hamilton a été reprise par
la conceptualisation du racisme. Elle est                  de nombreux chercheurs en sciences sociales –
intimement liée au contexte socio-historique de            notamment aux Etats-Unis et en Grande-
son élaboration, de même d’ailleurs que                    Bretagne – en vue d’analyser le racisme
l’invention du mot racisme lui-même2. Si le                découlant du fonctionnement « normal » des
mot « race » apparaît en France au XVe siècle,             institutions, c’est-à-dire des règles, normes,
                                                           procédures et pratiques mises en œuvre de
                                                           façon routinière au sein de ces institutions. Si
                                                           la définition du racisme institutionnel n’appa-
                                                           raît pas complètement stabilisée d’un auteur à
1
   Carmichael Stokely, Hamilton Charles V., Black
power : the politics of liberation in America, New York,
                                                           3
Vintage Books, 1967, p. 4. Les citations en français de       Guillaumin Colette, L’idéologie raciste. Genèse et
textes publiés en anglais ont été traduites par nous.      langage actuel, Paris, Gallimard, 2002 (1e éd. 1972),
2
  Miles Robert, Racism, Londres, Routledge, 1989 ;         p. 99.
                                                           4
Wacquant Loïc, « For an analytic of racial domination »,     Taguieff Pierre-André, La force du préjugé. Essai sur
Political power and social theory, vol. 11, 1997,          le racisme et ses doubles, Paris, La découverte, 1988 ;
pp. 221-234.                                               Guillaumin Colette, op. cit.
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l’autre, elle repose en tout cas sur l’idée                  de la société française, et donc la question de
fondamentale selon laquelle, au sein des                     l’importation de concepts forgés ailleurs.
institutions (écoles, services municipaux,                          Les débats autour du racisme institu-
agences immobilières, police, etc.), des                     tionnel ne peuvent cependant pas être réduits à
politiques et pratiques institutionnelles ont pour           des enjeux franco-français. Les discussions
effet de produire ou de maintenir les inégalités             sont plus vastes et, y compris dans les pays où
entre majorité et minorités ethniques.                       les sciences sociales ont accordé du crédit à ce
       En contraste avec sa mobilisation                     concept, les discussions sont vives et nombre
courante dans les sciences sociales anglo-                   de critiques lui ont été adressées. La critique
saxonnes, le concept est peu utilisé dans les                principale tient à ce qu’il participerait à
recherches françaises, où il commence tout                   l’« inflation conceptuelle »3 du racisme, c’est-
juste à retenir l’attention1. Il a à ce jour                 à-dire l’extension de la définition de celui-ci.
rarement été mobilisé en tant que concept                    De ce point de vue, les discussions sur la valeur
central dans les travaux français, même si un                conceptuelle du racisme institutionnel sont
lexique proche (« discriminations institu-                   inséparables des débats plus vastes sur l’avenir
tionnelles » en particulier) est de plus en plus             du concept de racisme lui-même, critiqué de
fréquemment utilisé. Les débats dont ce                      façon radicale par nombre d’auteurs, certains
concept est l’objet en France témoignent de son              allant jusqu’à proposer de s’en débarrasser4.
caractère sensible. Cette sensibilité est sans               Comme le souligne Etienne Balibar, « il y a
doute liée à plusieurs facteurs : le terme de                urgence à repenser ce que nous entendons par
racisme, et en conséquence aussi celui de                    "racisme" »5, et ceci d’autant plus que « le
racisme institutionnel, est doté d’une charge                racisme est avant tout un objet politique, où les
affective et émotive très lourde ; issu d’écrits             aspects de "théorie" et de "combat" sont
militants, le concept de racisme institutionnel              inextricablement mêlés. Toute modalité d’utili-
est marqué dès son origine par des faiblesses                sation publique entraîne immédiatement des
analytiques qui rendent ses usages incertains et             effets en chaîne »6. Ce contexte invite à poser
qui peuvent générer des malentendus quant à ce               la question dans des termes radicaux : faut-il en
qu’il recouvre exactement ; enfin, en France                 finir avec le concept de racisme institutionnel ?
sans doute plus qu’ailleurs, parce que le mythe              Autrement dit, doit-on considérer que ce
républicain encourage l’invisibilisation des                 concept pose trop de problèmes pour être
origines et leur prise en compte officieuse, le              mobilisé en sciences sociales ? Ou bien doit-on
racisme est perçu par les acteurs sociaux                    au contraire lui reconnaître une réelle utilité, et
comme une question sensible et l’usage socio-                alors à quelles conditions peut-on l’employer ?
logique du concept de racisme institutionnel est             Ce concept pourrait-il permettre d’introduire
facilement interprété comme renvoyant à une                  dans les sciences sociales françaises de
logique de procès, de dénonciation2. Depuis                  nouvelles lectures du racisme et des discri-
une dizaine d’années toutefois, les pouvoirs                 minations, d’autant plus nécessaires que la
publics comme les recherches scientifiques se                croyance selon laquelle l’idéologie univer-
sont ouverts plus largement aux enjeux des                   saliste républicaine constituerait un rempart à
discriminations et de racisme et il paraît                   ces phénomènes est encore largement présente
indispensable aujourd’hui de soulever la                     au sein de la société française ?
question des outils conceptuels permettant                          La thèse que nous voudrions défendre ici
d’analyser ces aspects trop longtemps ignorés                est celle selon laquelle, si les concepts de
                                                             racisme institutionnel et de racisme tout court
                                                             soulèvent de nombreux problèmes analytiques,
1
  Wieviorka Michel, « La production institutionnelle du
racisme », Hommes et migrations, n°1211, jan.-fév.
                                                             3
1998, pp. 5-15 ; Bataille Philippe, « Racisme institu-         Miles Robert, op. cit.
                                                             4
tionnel, racisme culturel et discriminations », in Dewitte     Banton Michael, The idea of race, Londres, Tavistock,
Philippe (dir.), Immigration et intégration. L’Etat des      1977 ; Wacquant Loïc, art. cit.
                                                             5
savoirs, Paris, La découverte, 1999, pp. 285-293.              Balibar Etienne, « La construction du racisme », Actuel
2
   Ce problème se pose bien sûr aussi ailleurs qu’en         Marx, « Le racisme après les races », n°38, 2005, p. 15.
                                                             6
France. Cf. Wacquant, art. cit.                                Ibid., p. 14.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 33

il reste utile de les mobiliser, mais à conditions        enquête de terrain menée à Birmingham et
de préciser et de restreindre leur définition de          Marseille2. Dans notre thèse, nous avons
façon à échapper au « concept stretching »1 qui           explicité les raisons pour lesquelles nous avons
en caractérise de trop nombreux usages. Notre             en recours à ce concept et la façon dont il nous
conviction est qu’il est fondamental de                   a aidée à conceptualiser des phénomènes
conserver le programme de recherche sous-                 sociaux dont l’analyse demeure sous-déve-
jacent à la référence à un racisme institu-               loppée en France. C’est avec le recul sur ces
tionnel ; le cœur de ce programme de recherche            recherches et à la lumière des critiques qu’elles
consiste à étudier l’ensemble des processus qui           ont reçues que nous proposons aujourd’hui
produisent et reproduisent des inégalités                 cette sorte de retour réflexif sur le concept. Il
ethniques, et en particulier à repérer et ana-            s’agit de reconnaître ses faiblesses et surtout
lyser, parmi ces processus, ceux qui ne relèvent          d’avancer vers l’élaboration d’un nouveau
pas d’attitudes ou de comportements purement              cadre théorique qui, tout en lui reconnaissant
individuels (préjugés racistes, discriminations           une place, parvient à les dépasser.
directes) mais davantage de procédures,
stratégies, normes et pratiques institutionnelles.
       Nous défendrons cette thèse en trois               L’invention du racisme institutionnel : une
temps. Nous montrerons d’abord comment                    reconceptualisation féconde du racisme
l’invention de ce concept a renouvelé les                       On soulignera ici cinq ruptures au regard
conceptualisations du racisme et donné lieu au            des     conceptualisations    antérieures    ou
développement de recherches fécondes sur les              alternatives du racisme.
mécanismes institutionnels produisant des
inégalités ethniques. Nous verrons ensuite que
ce concept présente toutefois toute une série de          L’intégration des pratiques
faiblesses analytiques qui le rendent problé-                    Tout d’abord, selon ce concept, le
matique et obligent à le repenser. Enfin, nous            racisme ne renvoie plus seulement à une
proposerons d’élaborer un nouveau cadre                   idéologie, à une dimension symbolique et
conceptuel en vue d’étudier la reproduction des           cognitive, mais il inclut aussi des pratiques, des
inégalités ethniques dans les sociétés contem-            procédures, des politiques3. Cette conceptua-
poraines. Selon nous, ce cadre conceptuel doit            lisation s’inscrit donc en rupture avec les
faire une place au concept de racisme                     analyses courantes du racisme qui s’intéressent
institutionnel, mais une place restreinte, et             avant tout au racisme comme idéologie ou
l’articuler à d’autres concepts permettant                comme doctrine (de l’inégalité biologique de
d’embrasser l’ensemble des mécanismes                     supposées « races » humaines). Si elle ne se
contribuant à la reproduction des inégalités              désintéresse pas des croyances, elle invite avant
ethniques. Bref, il s’agit de ne pas jeter le bébé        tout à braquer le projecteur sur les processus
avec l’eau du bain et de repenser la place à              matériels, pratiques, politiques, procédures qui
donner à un concept qui depuis quarante ans a
été porteur d’une grande force programma-
tique, mais aux dépens de la rigueur analytique.          2
                                                             Sala Pala Valérie, Politiques du logement social et
       Il nous paraît nécessaire, pour clore cette        construction des frontières ethniques. Une comparaison
introduction, d’expliciter le point de vue que            franco-britannique, thèse de science politique (sous la
nous adoptons ici. Dans nos travaux antérieurs,           dir. de P. Hassenteufel), Rennes, Université de Rennes 1,
                                                          2005.
nous avons mobilisé le concept de racisme                 3
                                                             Il est intéressant de noter qu’en 1967, année de la
institutionnel pour analyser les mécanismes               publication de l’ouvrage de S. Carmichael et C. V.
institutionnels favorisant la reproduction des            Hamilton, l’UNESCO participe de son côté à l’extension
inégalités ethniques dans le logement social en           du concept de racisme en définissant celui-ci comme
France et en Grande-Bretagne, à travers une               « des croyances et actes antisociaux qui sont fondés sur
                                                          l’idée fausse [fallacy] que les relations intergroupes
                                                          discriminatoires sont justifiables par des raisons
1
   Sartori Giovanni, « Concept misformation in            biologiques » (cité par Miles, op. cit., p. 50), définition
comparative politics », American Political Science        qui inclut elle aussi les pratiques aussi bien que les
Review, vol. 64, n°4, déc. 1970, pp. 1033-1053.           discours.
34 - Valérie Sala Pala

sont au cœur de l’activité des institutions et qui        production ce racisme n’a plus aujourd’hui (ni
assurent, volontairement ou non, la repro-                au moment où Carmichael et Hamilton
duction des inégalités ethniques. Comme le                inventent l’expression de racisme institu-
souligne Michel Wieviorka, la grande force du             tionnel) rien à voir avec celui dans lequel s’est
concept est ainsi « d’indiquer que le déclin des          élaborée la définition initiale du racisme. Après
doctrines scientifiques de la race n’implique en          la Seconde guerre mondiale, le racisme
aucune façon celui du racisme lui-même »1. Le             (comme idéologie de l’inégalité biologique des
concept invite dès lors à déplacer les objets de          « races ») est l’objet de critiques extrêmement
recherche, des expressions idéologiques les               fortes. Les Etats, les organisations interna-
plus explicites du racisme vers les pratiques et          tionales comme l’UNESCO, des associations
politiques d’institution les plus banales,                mettent en avant l’impératif de lutte contre le
quotidiennes et silencieuses, qui ont pour effet          racisme. Dans ce nouveau contexte, le racisme
de reproduire les inégalités ethniques dans tous          traditionnel devient moins dicible, ce qui
les domaines de la vie sociale.                           conduit à la production de discours moins
                                                          explicites, plus « voilés », moins ouvertement
                                                          racistes et donc pour le chercheur moins
Une définition par les conséquences                       repérables comme racistes, de la même façon
      Ensuite, ce concept invite à étudier des            que les acteurs sociaux porteurs d’une intention
croyances et des pratiques qui sont définies              d’exclure des individus en raison de leur
uniquement par leurs conséquences. Si les                 appartenance supposée à une « race » sont
définitions du racisme institutionnel fluctuent           contraints à dissimuler leurs intentions. De ce
selon les auteurs et si certains ont recours au           double point de vue, le concept de racisme
concept sans en proposer une définition                   institutionnel peut être perçu comme une
précise, ces définitions ont en tout cas en               avancée, en ce qu’il permet de contourner la
commun le fait de désigner l’ensemble des                 difficulté croissante posée par le repérage
croyances et actions ayant pour conséquence la            d’une idéologie explicitement raciste ou d’une
reproduction des inégalités ethniques. Cette              intention manifestement raciste, et de ne pas
définition selon le critère de la conséquence de          tomber dans le piège qui consisterait à en
certaines croyances ou actions est décisive car           conclure à la disparition ou quasi-disparition du
elle a deux grandes implications. D’abord, elle           racisme.
implique une rupture fondamentale avec la
définition originale du racisme, selon laquelle
celui-ci renvoie à une idéologie (à l’exclusion           Repenser les liens entre          pratiques    et
des pratiques) et plus précisément à une                  représentations racistes
idéologie au contenu spécifique, à savoir la                    Troisièmement, en définissant les
référence à l’existence de « races » humaines et          processus constitutifs du racisme institutionnel
d’une hiérarchie entre ces « races ». Par                 par leurs conséquences, ce concept conduit à
contraste, le racisme institutionnel n’est pas            réinterroger le lien entre les pratiques et les
défini par un contenu idéologique spécifique. Il          représentations racistes. Si les pratiques
n’est pas défini non plus par une intention de            racistes peuvent être dénuées de toute portée
nuire et d’exclure, puisque sont considérés               intentionnelle, on peut considérer qu’elles ne
comme constitutifs de racisme institutionnel              sont pas nécessairement la conséquence, la
tous les processus institutionnels, matériels et          mise en actes, de représentations ou de préju-
symboliques, qui, intentionnellement ou non,              gés racistes affirmés, conscients. En invitant à
ont pour résultat la production ou la                     dissocier les pratiques des représentations, le
perpétuation d’inégalités ethniques.                      concept suggère que « le racisme peut fort bien
      Cette double rupture peut être considérée           fonctionner sans que des préjugés ou opinions
comme un apport important dans la concep-                 racistes soient en cause »2. Ainsi, les acteurs
tualisation du racisme. En effet, le contexte de          qui gèrent les attributions de logements sociaux
1
 Wieviorka Michel, Le racisme, une introduction, Paris,
                                                          2
La découverte, 1998, p. 30.                                   Ibid., p. 28.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 35

au sein d’un organisme HLM peuvent décider                avec les stratégies officielles ou officieuses,
d’écarter le dossier d’un ménage catégorisé               qu’elles témoignent plus ou moins d’une marge
comme « maghrébin » parce qu’ils anticipent               discrétionnaire des acteurs) ; mais il s’agit aussi
de possibles réactions négatives des locataires           d’étudier toutes les normes, croyances, images,
en place, et non pas parce qu’ils sont eux-               brefs tous les raccourcis mentaux et pratiques
mêmes porteurs d’opinions ou de préjugés                  qui s’institutionnalisent en une sorte de
racistes. Cette remise en cause de l’articulation         « culture d’institution » et peuvent avoir pour
entre pratiques et représentations racistes               conséquence (désirée ou non) de produire ou
s’inscrit dans une rupture radicale avec les              reproduire des inégalités ethniques.
approches psychologiques dominantes à                            Si le concept de racisme institutionnel
l’époque où écrivent S. Carmichael et C. V.               permet d’éviter une lecture purement indivi-
Hamilton, qui tendent à expliquer les actes               duelle et donc réductrice du racisme, il aide par
racistes par les préjugés racistes1.                      ailleurs à sortir d’une approche du racisme en
                                                          temps que phénomène social uniforme et
                                                          universel. Il implique en effet d’explorer la
Une approche par l’institution                            façon dont le racisme se matérialise dans une
       Un quatrième apport fondamental du                 institution donnée et dans un contexte socio-
concept, peut-être le plus évident, réside en ce          historique donné. Ce faisant, il invite à ne pas
qu’il met en lumière le rôle des institutions             généraliser ce qui est repérable dans une
dans la production des inégalités ethniques.              institution (un hôpital, une mairie, un commis-
C’est même la raison d’être du concept que de             sariat de police, une entreprise, un organisme
soutenir que les institutions produisent de telles        HLM) à l’ensemble des institutions du même
inégalités, sans forcément d’ailleurs le vouloir          type (tous les hôpitaux par exemple), encore
ni même le savoir. On a ici, à nouveau, un                moins à l’ensemble des institutions d’une
déplacement fécond du cadre d’analyse du                  société donnée. Au final, il permet à la fois
phénomène raciste, de deux points de vue.                 d’échapper aux limites d’une conception trop
       Ce déplacement est d’abord utile dans le           individuelle ou trop structurelle du racisme. En
sens où il permet de dépasser l’appréhension du           revanche, il est porteur d’un risque d’oublier
racisme comme phénomène seulement indi-                   ces autres dimensions bien réelles du racisme,
viduel, conscient et visible, qui se manifesterait        et de ce point de vue l’enjeu est à notre avis de
par l’expression de discours racistes ou par des          parvenir à articuler ces trois niveaux d’analyse
actes manifestement racistes (discriminations,            individuel, institutionnel et structurel ; nous y
actes violents, etc.). Il incite au contraire à           reviendrons plus loin.
étudier de façon approfondie les mécanismes
institutionnels qui ont pour effet de désavan-            Les implications pour la lutte contre le racisme
tager les minorités ethniques dans les différents
secteurs de la vie sociale. Le sociologue, le                    Enfin, ce concept a des implications
politiste ou l’ethnologue sont invités à mettre à         radicales quant à l’action publique et aux
jour ces mécanismes le plus souvent invisibles            instruments de lutte contre le racisme. En effet,
(pour l’extérieur, voire au sein de l’institution         la mise en lumière des mécanismes institution-
même) afin de comprendre comment ceux-ci                  nels favorisant la reproduction des inégalités
(re-)produisent les inégalités ethniques. Ces             ethniques conduit à établir la nécessité
mécanismes institutionnels à considérer sont              d’instruments de lutte contre cette production
divers : stratégies officielles et officieuses,           institutionnelle du racisme. Elle démontre les
critères de définition ou de priorisation des             insuffisances des outils de lutte pensés en
publics, règles et procédures de traitement des           référence à des expressions individuelles du
cas et d’allocation des ressources, pratiques             racisme (législation contre l’incitation à la
plus ou moins formalisées des acteurs au sein             haine raciale etc.) et contre des discriminations
de l’institution (qu’elles s’accordent ou non             directes et intentionnelles. Surtout, elle
                                                          implique que la lutte contre les inégalités
1
 Allport Gordon W., The nature of prejudice, New          ethniques doit passer aussi par une remise en
York, Doubleday Anchor Books, 1954.                       cause radicale du fonctionnement banal des
36 - Valérie Sala Pala

institutions. Si cette manière d’envisager la              des cultures, dès lors que ces différences sont
lutte contre le racisme s’est diffusée dans                présentées comme naturelles, essentielles.
certains pays comme la Grande-Bretagne, qui                Certains auteurs ont suggéré d’évoquer un
depuis des années a mis en place une politique             racisme culturel ou néoracisme pour désigner
de lutte contre le racisme institutionnel1, elle           cette réélaboration du discours raciste à partir
l’a été beaucoup moins en France2 jusqu’à                  d’une essentialisation de la différence cultu-
présent, bien que ces dix dernières années aient           relle6. Le second processus renvoie au fait que
été le témoin d’un recadrage relatif des enjeux            le racisme inclut de plus en plus souvent, au-
de la lutte contre les discriminations, avec               delà de l’idéologie, également des pratiques et
notamment une meilleure prise en compte des                des actions. L’invention du racisme institu-
discriminations indirectes et une recon-                   tionnel participe de cette inflation. Selon Miles,
naissance (au moins relative) de la façon dont             ces deux extensions du racisme posent des
des institutions reproduisent des inégalités               problèmes analytiques. Il ne rejette pas pour
ethniques, dans leur fonctionnement « normal »             autant le concept de racisme institutionnel mais
même et sans intention raciste3.                           propose plutôt de le redéfinir. Du côté des
                                                           sciences sociales françaises, peu de chercheurs
                                                           se sont livrés à une critique détaillée de ce
Des faiblesses analytiques
                                                           concept. On peut toutefois citer les contri-
       S’il permet de sortir d’une lecture                 butions de Michel Wieviorka7, Philippe
réductrice du racisme comme phénomène                      Bataille8, et Véronique De Rudder, Christian
purement individuel et de mettre l’accent sur              Poiret et François Vourc’h9.
les mécanismes institutionnels qui contribuent                    Pour schématiser les débats, on pourrait
à la reproduction des inégalités ethniques, le             dire qu’ils renvoient à deux remises en
concept de racisme institutionnel, par-delà la             questions fondamentales : le racisme institu-
diversité de ses usages d’un chercheur à un                tionnel est-il bien du racisme ? Le racisme
autre, souffre intrinsèquement de sérieuses                institutionnel est-il bien institutionnel ? Ces
faiblesses analytiques. Plusieurs auteurs ont              questions sont inséparables d’une discussion
formulé une critique sévère de ce concept ou               plus vaste quant à la validité et à la définition
des travaux qui le mobilisent de façon plus ou             du concept de racisme lui-même. En filigrane
moins systématique (souvent moins que plus).               des débats sur le racisme institutionnel, on peut
Le sociologue britannique Robert Miles en a                en effet lire l’interrogation suivante : faut-il
proposé l’un des critiques les plus stimulantes            garder le concept de racisme ? Nous revien-
dans son livre Racism4. Selon lui, le concept de           drons sur cette question dans la troisième
racisme souffre d’une « inflation concep-                  partie ; dans celle-ci, nous nous contenterons
tuelle »5 découlant de deux processus distincts.           de mettre en évidence les trois principales
Le premier renvoie au fait que la définition du            limites du concept de racisme institutionnel.
racisme comme idéologie intègre de plus en
plus souvent, au-delà du thème de l’inégalité
biologique des « races », celui de la différence           La négation de la diversité des mécanismes
                                                           producteurs d’inégalités ethniques
1
  Stephen Lawrence Inquiry, Report of an inquiry by sir          Une première faiblesse tient au fait que le
William MacPherson of Cluny, Londres, Stationery           racisme institutionnel désigne des croyances et
Office, 1999.
2
  Erik Bleich a montré combien la France et la Grande-     processus définis par leurs conséquences, à
Bretagne avaient mené à cet égard des politiques
différentes depuis la Seconde guerre mondiale. Cf.
                                                           6
Bleich Erik, Race politics in Britain and France: ideas      Barker Martin, The new racism: conservatives and the
and policy-making since the 1960s, Cambridge,              ideology of the tribe, Londres, Junction Books, 1981 ;
Cambridge University Press, 2003.                          Taguieff Pierre-André, op. cit.
3                                                          7
   Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations     Op. cit.
                                                           8
(GELD), Les discriminations raciales et ethniques dans       Art. cit.
                                                           9
l’accès au logement social, Paris, GELD, 2001.                De Rudder Véronique, Poiret Christian, Vourc’h
4
  Op. cit.                                                 François, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine
5
  Ibid., p. 42.                                            à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 37

savoir le fait qu’ils contribuent à la                   de définir les processus constitutifs du racisme
reproduction des inégalités ethniques. Or                institutionnel par leurs conséquences conduit à
définir ces mécanismes uniquement par leurs              amalgamer des mécanismes pourtant très
conséquences soulève de sérieux problèmes                différents sociologiquement : cela fait-il sens
analytiques. En effet, les processus ayant pour          de désigner comme instances de racisme
résultat de reproduire les inégalités ethniques          institutionnel tant la mise en œuvre de
sont d’une extrême diversité et ont des origines         stéréotypes ethniques que la faible proportion
très différentes. Ainsi, les inégalités ethniques        de grands logements au sein du parc de
constatées dans le logement social sont le               l’organisation ? Cela est-il analytiquement
produit de processus très variés, tels que : le          fécond de mettre le mot « racisme institu-
traitement défavorable de certains candidats en          tionnel » sur un fait tel qu’une faible proportion
raison des stéréotypes ethniques développés par          de grands logements ou sur une règle
certains acteurs intervenant dans la décision            d’inéligibilité fermant l’accès au parc social à
d’attribution (par exemple sur la capacité du            toute personne ne résidant pas la commune
ménage à se comporter en « bon voisin » ou à             depuis cinq ans (règle mise en place par la
bien prendre soin du logement) ; la mise en              municipalité de Birmingham en 19491) ? Le
œuvre de stratégies de peuplement ethnicisées            risque d’une telle démarche est de « mettre
établies de façon plus ou moins codifiée au              dans un même panier » des processus aux
sommet de l’organisation HLM en vue de                   significations sociales très différentes, dont
limiter les phénomènes de vacance et les                 certains ont un lien avec des croyances ou
problèmes de voisinage ; la faible proportion de         stéréotypes racistes alors que d’autres n’en ont
grands logements dans le parc alors que                  pas nécessairement. Ainsi, rien ne permet
certains groupes ethniques minoritaires sont             d’affirmer a priori que la faible proportion de
surreprésentés parmi les grands ménages ; des            grands logements sociaux dans le parc d’un
éléments de la politique nationale du logement,          organisme HLM découle de stéréotypes
par exemple en Grande-Bretagne la réforme du             racistes ou pas. Il est possible que des
« right to buy », le droit pour les locataires du        organismes HLM décident de construire peu de
logement social d’acheter leur logement, qui en          grands logements précisément pour éviter
diminuant le stock de logements sociaux a                d’avoir à loger des minorités ethniques, mais
pénalisé les candidats au logement social,               cela n’est qu’une possibilité qui reste à
parmi lesquels les minorités ethniques sont              démontrer. Or, la plupart des analyses en
surreprésentées ; les inégalités d’ordre socio-          termes de racisme institutionnel ne soulèvent
économique et de classe sociale, situation qui           pas ou, du moins, n’approfondissent pas cette
elle-même s’explique par une multitude de                question de l’intention.
processus (l’influence des positions sociales                   La définition du concept de racisme
des parents, les discriminations directes ou             institutionnel par les conséquences de certaines
indirectes à l’accès à l’emploi ou dans                  croyances et actions plus que par leur contenu
l’emploi, les différences de niveau de                   ou intention pose deux difficultés supplé-
diplômes, etc.).                                         mentaires. D’abord, une telle définition conduit
       Bref, que ce soit dans le domaine du              à ranger dans la catégorie de « racisme
logement, de l’emploi, de l’éducation, etc.,             institutionnel » des processus qui, certes
toute situation d’inégalité ethnique est le              reproduisent des inégalités ethniques, mais qui
résultat complexe d’une combinaison de                   dans certains cas ne défavorisent pas seulement
multiples facteurs. Certes, le concept de                les minorités ethniques. Par exemple, la
racisme institutionnel se propose d’isoler,              carence en grands logements ne désavantage
parmi ces mécanismes, ceux qui relèvent du               pas seulement les minorités ethniques mais
fonctionnement institutionnel, ce qui suppose            tous les grands ménages. De la même façon,
de ranger dans une autre rubrique ce qui relève
de mécanismes trouvant leur source ailleurs              1
                                                           Rex John, Moore David, Race, community and
que dans l’institution. Mais même en s’en                conflict : a study of Sparkbrook, Londres, Oxford
tenant aux mécanismes institutionnels, le fait           University Press, 1967.
38 - Valérie Sala Pala

lorsque des organismes HLM font le choix de           La désarticulation entre pratiques et repré-
sélectionner leurs publics en évitant les             sentations et le point aveugle de l’intention
ménages les plus défavorisés afin de maximiser              Une deuxième faiblesse patente du
leur gestion, leur stratégie désavantage les          concept tient à la dissociation qu’il opère entre
minorités ethniques qui sont surreprésentées          d’un côté des actes et croyances définis par
parmi ces ménages, mais elle désavantage de           leurs conséquences et de l’autre le racisme
fait tous les candidats relevant de cette             comme idéologie au contenu spécifique. Le
catégorie des plus défavorisés, y compris             concept désigne comme racistes des processus
lorsqu’ils ne sont pas ou pas perçus comme            qui, pour certains d’entre eux, n’ont a priori
« d’origine étrangère ». A nouveau, la question       rien à voir (en tout cas pas nécesssairement)
qui se pose ici est de savoir s’il est pertinent de   avec des préjugés ou représentations racistes,
désigner comme instances de racisme des               comme on l’a vu dans le cas du manque de
processus ou pratiques qui produisent des             grands logements. Une deuxième série de
inégalités ethniques mais aussi des inégalités        problèmes découle ainsi de la façon dont le
non ethniques.                                        concept pose la question de l’articulation entre
       Ensuite, et en prolongement de la              représentations et actions racistes, et simulta-
remarque précédente, une telle définition du          nément la question de l’intentionnalité.
racisme institutionnel soulève la question de la            Si certains auteurs considèrent que cette
capacité du concept à distinguer les inégalités       question de l’intention n’est pas fondamentale
ethniques et les inégalités de classe. A partir du    et peut être mise de côté1, il nous semble au
moment où le racisme institutionnel englobe
                                                      contraire quelle est décisive et ne peut être
tous les processus ayant pour effet de produire
                                                      esquivée. Comme le souligne Robert Miles2,
des inégalités ethniques, et à partir du moment
                                                      cette marginalisation est très problématique, à
où les minorités ethniques sont par définition
                                                      deux titres. Sur le plan politique, selon que le
surreprésentées parmi les classes sociales les
                                                      désavantage découle de croyances conscientes
moins favorisées, alors mobiliser le concept de
                                                      et d’actes intentionnels ou bien de processus
racisme institutionnel implique de considérer
                                                      non intentionnels, les stratégies de lutte contre
comme racisme institutionnel tous les
                                                      le racisme devront être différentes. Mais cette
processus producteurs d’inégalités de classe,
                                                      marginalisation est également problématique
simplement en ce qu’ils désavantagent les
                                                      sur le plan sociologique. Si le sociologue a
minorités ethniques. La solution pourrait être
                                                      pour tâche de comprendre ce que font les
de proposer une définition plus stricte du
                                                      acteurs sociaux et pourquoi ils font ce qu’ils
racisme institutionnel, renvoyant aux seuls
                                                      font, alors il ne peut se contenter d’étudier les
croyances et actions désavantageant exclusi-
                                                      conséquences des actions qu’il observe. Il doit
vement les minorités ethniques. Mais faire la
                                                      aussi mettre à jour les motivations et
démonstration de cette exclusivité pose dans la
                                                      contraintes des acteurs sociaux. C’est une
plupart des cas de redoutables problèmes
                                                      chose de mettre en évidence des actions ou
empiriques et on peut constater que les auteurs
                                                      processus dont l’effet est de produire des
mobilisent rarement le concept de racisme
                                                      inégalités ethniques, c’est est une autre de
institutionnel dans ce sens restrictif. Para-
                                                      mettre en évidence la présence d’une intention
doxalement, le risque est de noyer les
                                                      de défavoriser des minorités ethniques. Ces
discriminations et stéréotypes ethniques dans
                                                      faits sociaux ne sont évidemment pas
l’ensemble plus vaste des processus produc-
                                                      équivalents. Bien sûr, le chercheur qui tente de
teurs d’inégalités, et par là de donner des
arguments à ceux qui considèrent que les
                                                      1
inégalités ethniques sont avant tout le sous-            Selon Norman Ginsburg, « il est assez vain de
produit des inégalités de classe et qui               rechercher si des motivations conscientes, racistes, ont
envisagent les discriminations ethniques              provoqué ces politiques ». Cf. Ginsburg Norman,
                                                      « Racism and housing. Concepts and reality », in
comme une question marginale.                         Braham Peter, Rattansi Ali, Skellington Richard (dir.),
                                                      Racism and antiracism. Inequalities, opportunities and
                                                      policies, Londres, Sage, 1992, pp. 109-132.
                                                      2
                                                        Op. cit.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 39

repérer la présence ou non d’une intention               patrimoine et d’éviter à un segment du parc de
rencontre de redoutables problèmes de mé-                voir son « image » se dégrader. Dans le
thode, dès lors que de telles intentions sont le         troisième cas, l’intention première est à
plus souvent soigneusement dissimulées. Mais             nouveau de limiter les possibles soucis de
il ne paraît pas possible ou souhaitable pour            gestion, coûteux en temps et en argent (gestion
autant d’écarter cette question de l’intention,          des relations avec les locataires, éventuelle
quitte à s’en tenir au constat que la réponse est        « fuite » des locataires et donc possible
indécidable.                                             développement de la vacance). Les acteurs des
       Par ailleurs, il reste à savoir ce que            attributions se retrouvent finalement ici à
recouvre exactement cette notion d’« inten-              composer avec les attentes des locataires en
tion » de désavantager une personne en raison            place, attentes qui renvoient elles-mêmes à des
de son appartenance ethnique. Prenons le cas             stratégies de distinctions, des enjeux identi-
d’une situation d’attribution d’un logement              taires complexes, et éventuellement, mais pas
social dans laquelle le dossier d’un ménage              forcément, à des préjugés racistes manifestes.
candidat perçu comme « comorien » est                    On voit à travers cet exemple que la question
intentionnellement écarté. Cette « intention »           de l’intention est très complexe. En pratique,
de l’écarter peut avoir des significations               on a affaire à toute une gamme d’« inten-
différentes selon le contexte. Il faudrait ainsi         tions », et l’intention de faire en sorte de
distinguer plusieurs cas de figure : le cas où           maximiser la gestion du parc l’emporte le plus
l’acteur/les acteurs confronté(s) la cette               souvent sur l’intention de désavantager un
situation d’attribution (en réunion de la                individu en raison de son origine réelle ou
commission d’attribution des logements ou –              supposée, qui ne fait que dériver de l’intention
surtout – en amont, dans la pré-sélection des            première. A nouveau, cela est-il analyti-
dossiers) écarte intentionnellement un candidat          quement pertinent de ranger toutes ces
parce qu’il considère qu’étant comorien, ce              situations dans la catégorie de racisme
candidat risque de mal habiter le logement ; le          institutionnel ?
cas où il écarte le dossier parce que le logement               On peut voir qu’à travers toutes ces
à attribuer est situé sur un ensemble sur lequel         questions, ce qui est en jeu, c’est finalement de
il y a déjà un taux élevé de minorités ethniques         savoir si les différents objets rangés, par
et que la direction de l’organisation a défini           définition, dans la catégorie de racisme
une stratégie de peuplement identifiant un               institutionnel méritent bien d’être désignés
« seuil de tolérance » à ne pas dépasser, en vue         comme du racisme. Une autre série de critiques
de « protéger les équilibres de peuplement » ;           porte davantage sur le choix d’étudier le
le cas où un acteur écarte le dossier parce que,         racisme à partir de l’entrée institutionnelle et
dans la cage d’escalier concernée, des                   sur les implications qui en découlent.
locataires ont signé une pétition et protesté
contre l’arrivée de plusieurs ménages
                                                         L’oubli de l’acteur et de la structure ?
« immigrés », les acteurs des attributions
préférant en prendre acte pour éviter d’avoir                  Selon certains auteurs, le concept de
trop de problèmes à gérer avec le voisinage. A           racisme institutionnel pose problème en ce
partir de quel moment peut-on considérer                 qu’en privilégiant l’entrée institutionnelle, il
qu’on a affaire à une intention de désavantager          « oublie » l’acteur, l’individu. Pour Michel
un candidat en raison de son appartenance                Wieviorka1, qui reconnaît les mérites du
ethnique minoritaire ? Dans le premier cas, on           concept et notamment sa capacité à ouvrir les
a bien des stéréotypes ethniques à l’oeuvre,             yeux sur la production spécifiquement institu-
mais l’intention première des acteurs est de             tionnelle du racisme, ce concept « aboutit,
s’épargner des problèmes de gestion, et la               poussé à son terme, à un paradoxe impossible à
production d’inégalités ethniques n’est qu’une           soutenir. Il implique en effet que l’ensemble de
conséquence. Dans le deuxième cas, l’intention           ceux qui dominent sont extérieurs à sa pratique,
première est, pour l’organisation, d’éviter des          et en même temps en bénéficient : il exonère
problèmes de gestion, de protéger la valeur du
                                                         1
                                                             Op. cit.
40 - Valérie Sala Pala

chacun d’eux de tout soupçon de racisme,                    contre le racisme à une révision de ces
puisque selon cette théorie, seules les                     mécanismes institutionnels) et ignore ou du
institutions, à la limite, fonctionnent au                  moins marginalise du même coup des
racisme, et en même temps, il fait porter sur               processus plus vastes et plus structurels qui
tous la responsabilité du phénomène »1. La                  soutiennent les inégalités ethniques dans la
thèse du racisme institutionnel « laisse entendre           société globale : structuration globale de la
que le racisme relève de mécanismes                         société selon des lignes ethniques, de classe et
fonctionnant sans acteurs sociaux » ; « elle                de genre ; transformations de l’Etat-nation ;
devient insuffisante à partir du moment où elle             transformations des idéologies donnant sens
fait du racisme un phénomène abstrait,                      aux communautés (race, nation, classe6) ;
semblant reposer sur des mécanismes abstraits,              restructurations socio-économiques, etc.
sans acteurs »2. En posant la question de la                       Bref, c’est ici la lecture institutionnelle
place de l’acteur, M. Wieviorka soulève aussi,              du phénomène raciste qui se trouve contestée,
indissociablement, celle de l’articulation entre            soit parce qu’elle conduirait à oublier le rôle de
idéologie et pratiques, entre cognition et action.          l’acteur, soit parce qu’elle impliquerait de
Il retient une définition du racisme qui établit            minimiser la force de processus structurels,
clairement un lien de causalité entre les                   intervenant bien au-delà des institutions, dans
pratiques et les représentations qui les fondent :          la reproduction des inégalités ethniques. Il nous
« Le racisme consiste à caractériser un                     semble toutefois que cette double critique de
ensemble humain par des attributs naturels,                 l’oubli de l’acteur et de l’oubli des structures
eux-mêmes associés à des caractéristiques                   ne rend pas tout à fait justice à une approche du
intellectuelles et morales qui valent pour                  racisme par l’entrée institutionnelle. En effet,
chaque individu relevant de cet ensemble et, à              cette approche n’implique nullement de nier le
partir de là, à mettre éventuellement en œuvre              racisme individuel ni la dimension structurelle
des pratiques d’infériorisation et d’exclu-                 des inégalités ethniques. Ces critiques n’en
sion »3. Le racisme consiste donc, selon lui,               sont pas moins utiles en ce qu’elles pointent à
d’abord en la production de représentations                 juste titre la nécessité de mieux analyser les
fondées sur l’idée de « race », et ensuite                  articulations entre ces trois niveaux de lecture
seulement, éventuellement et en conséquence,                du racisme et des inégalités ethniques.
en la production de pratiques orientées par ces                    Au final, il paraît nécessaire de prendre
représentations4.                                           acte des faiblesses analytiques du concept de
       De l’autre côté, l’une des critiques                 racisme institutionnel. Les deux premières
adressées au concept de racisme institutionnel              séries de critiques nous paraissent les plus
tient au fait qu’en privilégiant l’entrée institu-          importantes car elles remettent en cause la
tionnelle, il néglige la dimension plus                     valeur analytique même du concept. La
structurelle, voire anthropologique du racisme.             troisième critique pointe des limites réelles de
Des auteurs ont ainsi critiqué la vision                    nombreux travaux sur le racisme institutionnel
profondément réformiste inhérente à l’emploi                mais ces limites semblent pouvoir être résolues
de ce concept5, qui « réduit » le racisme à des             plus facilement. Mais surtout, les débats autour
mécanismes institutionnels (et donc la lutte                de la validité de ce concept s’élargissent
                                                            inévitablement au débat sur la validité de celui
1
                                                            de racisme lui-même. Que faire face à
  Ibid., p. 30.                                             l’inflation conceptuelle dont il est l’objet – et
2
  Ibid., p. 31.
3
  Op. cit., p. 7.                                           dont le concept de racisme institutionnel ne
4
   Pour Philippe Bataille, « la critique de Michel          constitue finalement qu’une dimension parmi
Wieviorka révèle à juste titre l’importance de maintenir    d’autres ?
unies l’analyse de la pratique et celle du préjugé qui la
fonde ». Op. cit., p. 115.
5
  Williams Jenny, Carter Bob, « "Institutional racism" :
                                                            6
new orthodoxy, old ideas », Multiracial education,            Balibar Etienne, Wallerstein Immanuel, Race, nation,
vol. 13, n°1, 1985, pp. 4-8 ; Williams Jenny,               classe. Les identités ambiguës, Paris, La découverte,
« Redefining institutional racism », Ethnic and racial      1989.
studies, vol. 8, n°3, 1985, pp. 323-348.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 41

Jeter l’eau du bain, garder le bébé : pistes              façon à lui donner une réelle force analytique.
pour une reconceptualisation de la                        Toute une série de questions s’imposent alors.
production institutionnelle des inégalités                Faut-il garder le concept pour désigner
ethniques                                                 seulement des représentations, ou aussi des
       Les enjeux sont ici de deux ordres : il            pratiques et actes, et dans ce dernier cas quel
s’agit d’abord de redéfinir les contours du               critère retenir pour définir ces pratiques et ces
racisme, ensuite de repenser la dimension                 actes ? Concernant les représentations elles-
institutionnelle de la (re-)production des                mêmes, quel critère retenir ? Faut-il considérer
inégalités ethniques.                                     que seules les représentations en termes
                                                          d’inégalité des « races » peuvent être définies
                                                          comme du racisme ou faut-il inclure dans celui-
Redéfinir les contours du racisme                         ci les – ou certaines – représentations relatives
                                                          à la différence culturelle ? Ces questions
       Face aux problèmes soulevés par l’infla-           préalables doivent être résolues avant de
tion du concept de racisme, tout chercheur se             décider ce que l’on fait du concept de racisme
trouve aujourd’hui confronté à une alternative            institutionnel.
entre rejeter ou redéfinir le concept de racisme.                Dans la littérature scientifique, il n’y a
Avant même de décider du sort du concept de               pas de consensus sur cette définition, comme le
racisme institutionnel, il faut donc faire un             montre la variété des positionnements observés
choix face à cette alternative.                           chez les sociologues du racisme. Certains
       Une première solution consiste à                   d’entre eux considèrent qu’il est nécessaire de
abandonner le concept de racisme et à inventer            définir le racisme comme un phénomène
un autre outillage conceptuel. Ainsi, dès les             purement idéologique, défini par un contenu
années 1970, Michael Banton1 proposait de                 spécifique. C’est ce que propose par exemple
rejeter le concept de racisme, considérant que            Robert Miles3. Selon lui, cette idéologie ne doit
si celui-ci désignait au sens strict une idéologie        toutefois pas être réduite à une idéologie des
de l’inégalité des « races » humaines, alors              inégalités raciales ; le racisme doit être défini
cette idéologie avait quasiment disparu ; le              selon un double critère de présence de
concept n’était donc plus utile à l’étude                 représentations qui tendent à essentialiser les
sociologique des sociétés contemporaines. Loïc            caractéristiques     (biologiques,     culturelles,
Wacquant2 soutient que les travaux sociolo-               intellectuelles etc.) d’un « autre » et d’une
giques sur le racisme s’inscrivent trop souvent           évaluation négative de ces différences essentia-
dans une logique de procès et que l’inflation du          lisées. Ayant ainsi restreint la définition du
concept l’a rendu inapte à rendre compte de la            racisme, il propose de construire un cadre
réalité sociale ; il propose en conséquence               conceptuel articulant plusieurs concepts : la
d’abandonner le concept de racisme et de                  racialisation (comme processus de catégo-
promouvoir une « analytique de la domination              risation d’un « autre » par des traits somatiques
raciale », c’est-à-dire de construire un appareil         ou culturels essentialisés, sans que cette
conceptuel permettant d’analyser les diffé-               catégorisation soit forcément accompagnée
rentes formes que prend la domination raciale.            d’une évaluation négative de l’« autre »), le
Il en identifie cinq, couvrant des mécanismes             racisme, et le racisme institutionnel. Miles
cognitifs et matériels : la catégorisation, la            considère qu’il faut garder ce dernier concept,
discrimination, la ségrégation, la ghettoïsation          mais au prix d’une restriction drastique de sa
et la violence raciale. Il plaide pour une étude          définition à deux types de circonstances : 1) les
de ces cinq formes de la domination raciale et            cas où des pratiques d’exclusion prennent
pour une analyse empirique et contextuée de               source dans, et incarnent, un discours raciste
leurs articulations.                                      mais ne sont plus explicitement justifiées par
       L’autre solution consiste à conserver le           ce discours raciste ; et 2) les cas où un discours
concept de racisme tout en le redéfinissant de            explicitement raciste est modifié de telle sorte
1
    Op. cit.
2                                                         3
    Art. cit.                                                 Op. cit.
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