Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ?
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Regards Sociologiques, n°39, 2010, pp. 31-47 Valérie Sala Pala Université Jean Monnet, Centre d’études et de recherches sur l’administration publique (CERAPSE) Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? Le concept de racisme institutionnel fait le mot racisme n’apparaît qu’en 19303. La son apparition aux Etats-Unis dans les années définition initiale du racisme est ainsi forgée 1960 lorsque des militants du Black Power, dans le contexte de la montée du fascisme et du Stokely Carmichael et Charles Hamilton, nazisme en Europe, suivie du génocide des proposent de distinguer entre racisme indi- Juifs. Le racisme est alors défini comme une viduel et racisme institutionnel, ou encore entre idéologie de la supériorité raciale. Cette racisme manifeste (overt) et racisme caché définition est longtemps restée dominante4. (covert) : C’est dans un tout autre arrière-plan qu’a « Le racisme est à la fois manifeste (overt) et émergé le concept de racisme institutionnel : dissimulé (covert). Il prend deux formes celui de la lutte des « Afro-Américains » contre étroitement liées : d’une part, celle de Blancs leur subordination aux Etats-Unis. S. agissant à titre individuel contre des individus Carmichael et C. V. Hamilton publient Black noirs, et d’autre part celle d’actions de la Power dans le contexte des émeutes et du communauté blanche globale contre la commu- mouvement des civil rights des années 1960. Il nauté noire. Nous les appelons racisme s’agit alors pour eux de démontrer que, malgré individuel et racisme institutionnel. Le premier un reflux relatif du racisme manifeste, le « sens consiste en des actions individuelles manifestes, de la suprématie blanche » continue d’impré- qui causent la mort, des blessures ou la gner de façon invisible l’ensemble des destruction violente de biens. Il peut être institutions, nourrissant la persistance des enregistré par les caméras de télévision […]. Le second type est moins manifeste, beaucoup plus inégalités et stratifications ethniques. Le subtil, moins identifiable en termes d’individus concept de racisme institutionnel présentait spécifiques commettant des actes. Mais il n’est ainsi l’intérêt de souligner que le racisme ne se pas moins destructeur de vie humaine. Il trouve limitait pas à une idéologie exprimée ou à des sa source dans le fonctionnement [operation] actions visiblement racistes mais imprégnait des forces établies et respectées dans la société, aussi le fonctionnement « aveugle » des et est dès lors officiellement moins condamné institutions, fonctionnement qui reproduisait que le premier type »1. silencieusement les inégalités ethniques. L’« invention » du racisme institutionnel La proposition conceptuelle de S. en 1967 a constitué une inflexion décisive dans Carmichael et C. V. Hamilton a été reprise par la conceptualisation du racisme. Elle est de nombreux chercheurs en sciences sociales – intimement liée au contexte socio-historique de notamment aux Etats-Unis et en Grande- son élaboration, de même d’ailleurs que Bretagne – en vue d’analyser le racisme l’invention du mot racisme lui-même2. Si le découlant du fonctionnement « normal » des mot « race » apparaît en France au XVe siècle, institutions, c’est-à-dire des règles, normes, procédures et pratiques mises en œuvre de façon routinière au sein de ces institutions. Si la définition du racisme institutionnel n’appa- raît pas complètement stabilisée d’un auteur à 1 Carmichael Stokely, Hamilton Charles V., Black power : the politics of liberation in America, New York, 3 Vintage Books, 1967, p. 4. Les citations en français de Guillaumin Colette, L’idéologie raciste. Genèse et textes publiés en anglais ont été traduites par nous. langage actuel, Paris, Gallimard, 2002 (1e éd. 1972), 2 Miles Robert, Racism, Londres, Routledge, 1989 ; p. 99. 4 Wacquant Loïc, « For an analytic of racial domination », Taguieff Pierre-André, La force du préjugé. Essai sur Political power and social theory, vol. 11, 1997, le racisme et ses doubles, Paris, La découverte, 1988 ; pp. 221-234. Guillaumin Colette, op. cit.
32 - Valérie Sala Pala l’autre, elle repose en tout cas sur l’idée de la société française, et donc la question de fondamentale selon laquelle, au sein des l’importation de concepts forgés ailleurs. institutions (écoles, services municipaux, Les débats autour du racisme institu- agences immobilières, police, etc.), des tionnel ne peuvent cependant pas être réduits à politiques et pratiques institutionnelles ont pour des enjeux franco-français. Les discussions effet de produire ou de maintenir les inégalités sont plus vastes et, y compris dans les pays où entre majorité et minorités ethniques. les sciences sociales ont accordé du crédit à ce En contraste avec sa mobilisation concept, les discussions sont vives et nombre courante dans les sciences sociales anglo- de critiques lui ont été adressées. La critique saxonnes, le concept est peu utilisé dans les principale tient à ce qu’il participerait à recherches françaises, où il commence tout l’« inflation conceptuelle »3 du racisme, c’est- juste à retenir l’attention1. Il a à ce jour à-dire l’extension de la définition de celui-ci. rarement été mobilisé en tant que concept De ce point de vue, les discussions sur la valeur central dans les travaux français, même si un conceptuelle du racisme institutionnel sont lexique proche (« discriminations institu- inséparables des débats plus vastes sur l’avenir tionnelles » en particulier) est de plus en plus du concept de racisme lui-même, critiqué de fréquemment utilisé. Les débats dont ce façon radicale par nombre d’auteurs, certains concept est l’objet en France témoignent de son allant jusqu’à proposer de s’en débarrasser4. caractère sensible. Cette sensibilité est sans Comme le souligne Etienne Balibar, « il y a doute liée à plusieurs facteurs : le terme de urgence à repenser ce que nous entendons par racisme, et en conséquence aussi celui de "racisme" »5, et ceci d’autant plus que « le racisme institutionnel, est doté d’une charge racisme est avant tout un objet politique, où les affective et émotive très lourde ; issu d’écrits aspects de "théorie" et de "combat" sont militants, le concept de racisme institutionnel inextricablement mêlés. Toute modalité d’utili- est marqué dès son origine par des faiblesses sation publique entraîne immédiatement des analytiques qui rendent ses usages incertains et effets en chaîne »6. Ce contexte invite à poser qui peuvent générer des malentendus quant à ce la question dans des termes radicaux : faut-il en qu’il recouvre exactement ; enfin, en France finir avec le concept de racisme institutionnel ? sans doute plus qu’ailleurs, parce que le mythe Autrement dit, doit-on considérer que ce républicain encourage l’invisibilisation des concept pose trop de problèmes pour être origines et leur prise en compte officieuse, le mobilisé en sciences sociales ? Ou bien doit-on racisme est perçu par les acteurs sociaux au contraire lui reconnaître une réelle utilité, et comme une question sensible et l’usage socio- alors à quelles conditions peut-on l’employer ? logique du concept de racisme institutionnel est Ce concept pourrait-il permettre d’introduire facilement interprété comme renvoyant à une dans les sciences sociales françaises de logique de procès, de dénonciation2. Depuis nouvelles lectures du racisme et des discri- une dizaine d’années toutefois, les pouvoirs minations, d’autant plus nécessaires que la publics comme les recherches scientifiques se croyance selon laquelle l’idéologie univer- sont ouverts plus largement aux enjeux des saliste républicaine constituerait un rempart à discriminations et de racisme et il paraît ces phénomènes est encore largement présente indispensable aujourd’hui de soulever la au sein de la société française ? question des outils conceptuels permettant La thèse que nous voudrions défendre ici d’analyser ces aspects trop longtemps ignorés est celle selon laquelle, si les concepts de racisme institutionnel et de racisme tout court soulèvent de nombreux problèmes analytiques, 1 Wieviorka Michel, « La production institutionnelle du racisme », Hommes et migrations, n°1211, jan.-fév. 3 1998, pp. 5-15 ; Bataille Philippe, « Racisme institu- Miles Robert, op. cit. 4 tionnel, racisme culturel et discriminations », in Dewitte Banton Michael, The idea of race, Londres, Tavistock, Philippe (dir.), Immigration et intégration. L’Etat des 1977 ; Wacquant Loïc, art. cit. 5 savoirs, Paris, La découverte, 1999, pp. 285-293. Balibar Etienne, « La construction du racisme », Actuel 2 Ce problème se pose bien sûr aussi ailleurs qu’en Marx, « Le racisme après les races », n°38, 2005, p. 15. 6 France. Cf. Wacquant, art. cit. Ibid., p. 14.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 33 il reste utile de les mobiliser, mais à conditions enquête de terrain menée à Birmingham et de préciser et de restreindre leur définition de Marseille2. Dans notre thèse, nous avons façon à échapper au « concept stretching »1 qui explicité les raisons pour lesquelles nous avons en caractérise de trop nombreux usages. Notre en recours à ce concept et la façon dont il nous conviction est qu’il est fondamental de a aidée à conceptualiser des phénomènes conserver le programme de recherche sous- sociaux dont l’analyse demeure sous-déve- jacent à la référence à un racisme institu- loppée en France. C’est avec le recul sur ces tionnel ; le cœur de ce programme de recherche recherches et à la lumière des critiques qu’elles consiste à étudier l’ensemble des processus qui ont reçues que nous proposons aujourd’hui produisent et reproduisent des inégalités cette sorte de retour réflexif sur le concept. Il ethniques, et en particulier à repérer et ana- s’agit de reconnaître ses faiblesses et surtout lyser, parmi ces processus, ceux qui ne relèvent d’avancer vers l’élaboration d’un nouveau pas d’attitudes ou de comportements purement cadre théorique qui, tout en lui reconnaissant individuels (préjugés racistes, discriminations une place, parvient à les dépasser. directes) mais davantage de procédures, stratégies, normes et pratiques institutionnelles. Nous défendrons cette thèse en trois L’invention du racisme institutionnel : une temps. Nous montrerons d’abord comment reconceptualisation féconde du racisme l’invention de ce concept a renouvelé les On soulignera ici cinq ruptures au regard conceptualisations du racisme et donné lieu au des conceptualisations antérieures ou développement de recherches fécondes sur les alternatives du racisme. mécanismes institutionnels produisant des inégalités ethniques. Nous verrons ensuite que ce concept présente toutefois toute une série de L’intégration des pratiques faiblesses analytiques qui le rendent problé- Tout d’abord, selon ce concept, le matique et obligent à le repenser. Enfin, nous racisme ne renvoie plus seulement à une proposerons d’élaborer un nouveau cadre idéologie, à une dimension symbolique et conceptuel en vue d’étudier la reproduction des cognitive, mais il inclut aussi des pratiques, des inégalités ethniques dans les sociétés contem- procédures, des politiques3. Cette conceptua- poraines. Selon nous, ce cadre conceptuel doit lisation s’inscrit donc en rupture avec les faire une place au concept de racisme analyses courantes du racisme qui s’intéressent institutionnel, mais une place restreinte, et avant tout au racisme comme idéologie ou l’articuler à d’autres concepts permettant comme doctrine (de l’inégalité biologique de d’embrasser l’ensemble des mécanismes supposées « races » humaines). Si elle ne se contribuant à la reproduction des inégalités désintéresse pas des croyances, elle invite avant ethniques. Bref, il s’agit de ne pas jeter le bébé tout à braquer le projecteur sur les processus avec l’eau du bain et de repenser la place à matériels, pratiques, politiques, procédures qui donner à un concept qui depuis quarante ans a été porteur d’une grande force programma- tique, mais aux dépens de la rigueur analytique. 2 Sala Pala Valérie, Politiques du logement social et Il nous paraît nécessaire, pour clore cette construction des frontières ethniques. Une comparaison introduction, d’expliciter le point de vue que franco-britannique, thèse de science politique (sous la nous adoptons ici. Dans nos travaux antérieurs, dir. de P. Hassenteufel), Rennes, Université de Rennes 1, 2005. nous avons mobilisé le concept de racisme 3 Il est intéressant de noter qu’en 1967, année de la institutionnel pour analyser les mécanismes publication de l’ouvrage de S. Carmichael et C. V. institutionnels favorisant la reproduction des Hamilton, l’UNESCO participe de son côté à l’extension inégalités ethniques dans le logement social en du concept de racisme en définissant celui-ci comme France et en Grande-Bretagne, à travers une « des croyances et actes antisociaux qui sont fondés sur l’idée fausse [fallacy] que les relations intergroupes discriminatoires sont justifiables par des raisons 1 Sartori Giovanni, « Concept misformation in biologiques » (cité par Miles, op. cit., p. 50), définition comparative politics », American Political Science qui inclut elle aussi les pratiques aussi bien que les Review, vol. 64, n°4, déc. 1970, pp. 1033-1053. discours.
34 - Valérie Sala Pala sont au cœur de l’activité des institutions et qui production ce racisme n’a plus aujourd’hui (ni assurent, volontairement ou non, la repro- au moment où Carmichael et Hamilton duction des inégalités ethniques. Comme le inventent l’expression de racisme institu- souligne Michel Wieviorka, la grande force du tionnel) rien à voir avec celui dans lequel s’est concept est ainsi « d’indiquer que le déclin des élaborée la définition initiale du racisme. Après doctrines scientifiques de la race n’implique en la Seconde guerre mondiale, le racisme aucune façon celui du racisme lui-même »1. Le (comme idéologie de l’inégalité biologique des concept invite dès lors à déplacer les objets de « races ») est l’objet de critiques extrêmement recherche, des expressions idéologiques les fortes. Les Etats, les organisations interna- plus explicites du racisme vers les pratiques et tionales comme l’UNESCO, des associations politiques d’institution les plus banales, mettent en avant l’impératif de lutte contre le quotidiennes et silencieuses, qui ont pour effet racisme. Dans ce nouveau contexte, le racisme de reproduire les inégalités ethniques dans tous traditionnel devient moins dicible, ce qui les domaines de la vie sociale. conduit à la production de discours moins explicites, plus « voilés », moins ouvertement racistes et donc pour le chercheur moins Une définition par les conséquences repérables comme racistes, de la même façon Ensuite, ce concept invite à étudier des que les acteurs sociaux porteurs d’une intention croyances et des pratiques qui sont définies d’exclure des individus en raison de leur uniquement par leurs conséquences. Si les appartenance supposée à une « race » sont définitions du racisme institutionnel fluctuent contraints à dissimuler leurs intentions. De ce selon les auteurs et si certains ont recours au double point de vue, le concept de racisme concept sans en proposer une définition institutionnel peut être perçu comme une précise, ces définitions ont en tout cas en avancée, en ce qu’il permet de contourner la commun le fait de désigner l’ensemble des difficulté croissante posée par le repérage croyances et actions ayant pour conséquence la d’une idéologie explicitement raciste ou d’une reproduction des inégalités ethniques. Cette intention manifestement raciste, et de ne pas définition selon le critère de la conséquence de tomber dans le piège qui consisterait à en certaines croyances ou actions est décisive car conclure à la disparition ou quasi-disparition du elle a deux grandes implications. D’abord, elle racisme. implique une rupture fondamentale avec la définition originale du racisme, selon laquelle celui-ci renvoie à une idéologie (à l’exclusion Repenser les liens entre pratiques et des pratiques) et plus précisément à une représentations racistes idéologie au contenu spécifique, à savoir la Troisièmement, en définissant les référence à l’existence de « races » humaines et processus constitutifs du racisme institutionnel d’une hiérarchie entre ces « races ». Par par leurs conséquences, ce concept conduit à contraste, le racisme institutionnel n’est pas réinterroger le lien entre les pratiques et les défini par un contenu idéologique spécifique. Il représentations racistes. Si les pratiques n’est pas défini non plus par une intention de racistes peuvent être dénuées de toute portée nuire et d’exclure, puisque sont considérés intentionnelle, on peut considérer qu’elles ne comme constitutifs de racisme institutionnel sont pas nécessairement la conséquence, la tous les processus institutionnels, matériels et mise en actes, de représentations ou de préju- symboliques, qui, intentionnellement ou non, gés racistes affirmés, conscients. En invitant à ont pour résultat la production ou la dissocier les pratiques des représentations, le perpétuation d’inégalités ethniques. concept suggère que « le racisme peut fort bien Cette double rupture peut être considérée fonctionner sans que des préjugés ou opinions comme un apport important dans la concep- racistes soient en cause »2. Ainsi, les acteurs tualisation du racisme. En effet, le contexte de qui gèrent les attributions de logements sociaux 1 Wieviorka Michel, Le racisme, une introduction, Paris, 2 La découverte, 1998, p. 30. Ibid., p. 28.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 35 au sein d’un organisme HLM peuvent décider avec les stratégies officielles ou officieuses, d’écarter le dossier d’un ménage catégorisé qu’elles témoignent plus ou moins d’une marge comme « maghrébin » parce qu’ils anticipent discrétionnaire des acteurs) ; mais il s’agit aussi de possibles réactions négatives des locataires d’étudier toutes les normes, croyances, images, en place, et non pas parce qu’ils sont eux- brefs tous les raccourcis mentaux et pratiques mêmes porteurs d’opinions ou de préjugés qui s’institutionnalisent en une sorte de racistes. Cette remise en cause de l’articulation « culture d’institution » et peuvent avoir pour entre pratiques et représentations racistes conséquence (désirée ou non) de produire ou s’inscrit dans une rupture radicale avec les reproduire des inégalités ethniques. approches psychologiques dominantes à Si le concept de racisme institutionnel l’époque où écrivent S. Carmichael et C. V. permet d’éviter une lecture purement indivi- Hamilton, qui tendent à expliquer les actes duelle et donc réductrice du racisme, il aide par racistes par les préjugés racistes1. ailleurs à sortir d’une approche du racisme en temps que phénomène social uniforme et universel. Il implique en effet d’explorer la Une approche par l’institution façon dont le racisme se matérialise dans une Un quatrième apport fondamental du institution donnée et dans un contexte socio- concept, peut-être le plus évident, réside en ce historique donné. Ce faisant, il invite à ne pas qu’il met en lumière le rôle des institutions généraliser ce qui est repérable dans une dans la production des inégalités ethniques. institution (un hôpital, une mairie, un commis- C’est même la raison d’être du concept que de sariat de police, une entreprise, un organisme soutenir que les institutions produisent de telles HLM) à l’ensemble des institutions du même inégalités, sans forcément d’ailleurs le vouloir type (tous les hôpitaux par exemple), encore ni même le savoir. On a ici, à nouveau, un moins à l’ensemble des institutions d’une déplacement fécond du cadre d’analyse du société donnée. Au final, il permet à la fois phénomène raciste, de deux points de vue. d’échapper aux limites d’une conception trop Ce déplacement est d’abord utile dans le individuelle ou trop structurelle du racisme. En sens où il permet de dépasser l’appréhension du revanche, il est porteur d’un risque d’oublier racisme comme phénomène seulement indi- ces autres dimensions bien réelles du racisme, viduel, conscient et visible, qui se manifesterait et de ce point de vue l’enjeu est à notre avis de par l’expression de discours racistes ou par des parvenir à articuler ces trois niveaux d’analyse actes manifestement racistes (discriminations, individuel, institutionnel et structurel ; nous y actes violents, etc.). Il incite au contraire à reviendrons plus loin. étudier de façon approfondie les mécanismes institutionnels qui ont pour effet de désavan- Les implications pour la lutte contre le racisme tager les minorités ethniques dans les différents secteurs de la vie sociale. Le sociologue, le Enfin, ce concept a des implications politiste ou l’ethnologue sont invités à mettre à radicales quant à l’action publique et aux jour ces mécanismes le plus souvent invisibles instruments de lutte contre le racisme. En effet, (pour l’extérieur, voire au sein de l’institution la mise en lumière des mécanismes institution- même) afin de comprendre comment ceux-ci nels favorisant la reproduction des inégalités (re-)produisent les inégalités ethniques. Ces ethniques conduit à établir la nécessité mécanismes institutionnels à considérer sont d’instruments de lutte contre cette production divers : stratégies officielles et officieuses, institutionnelle du racisme. Elle démontre les critères de définition ou de priorisation des insuffisances des outils de lutte pensés en publics, règles et procédures de traitement des référence à des expressions individuelles du cas et d’allocation des ressources, pratiques racisme (législation contre l’incitation à la plus ou moins formalisées des acteurs au sein haine raciale etc.) et contre des discriminations de l’institution (qu’elles s’accordent ou non directes et intentionnelles. Surtout, elle implique que la lutte contre les inégalités 1 Allport Gordon W., The nature of prejudice, New ethniques doit passer aussi par une remise en York, Doubleday Anchor Books, 1954. cause radicale du fonctionnement banal des
36 - Valérie Sala Pala institutions. Si cette manière d’envisager la des cultures, dès lors que ces différences sont lutte contre le racisme s’est diffusée dans présentées comme naturelles, essentielles. certains pays comme la Grande-Bretagne, qui Certains auteurs ont suggéré d’évoquer un depuis des années a mis en place une politique racisme culturel ou néoracisme pour désigner de lutte contre le racisme institutionnel1, elle cette réélaboration du discours raciste à partir l’a été beaucoup moins en France2 jusqu’à d’une essentialisation de la différence cultu- présent, bien que ces dix dernières années aient relle6. Le second processus renvoie au fait que été le témoin d’un recadrage relatif des enjeux le racisme inclut de plus en plus souvent, au- de la lutte contre les discriminations, avec delà de l’idéologie, également des pratiques et notamment une meilleure prise en compte des des actions. L’invention du racisme institu- discriminations indirectes et une recon- tionnel participe de cette inflation. Selon Miles, naissance (au moins relative) de la façon dont ces deux extensions du racisme posent des des institutions reproduisent des inégalités problèmes analytiques. Il ne rejette pas pour ethniques, dans leur fonctionnement « normal » autant le concept de racisme institutionnel mais même et sans intention raciste3. propose plutôt de le redéfinir. Du côté des sciences sociales françaises, peu de chercheurs se sont livrés à une critique détaillée de ce Des faiblesses analytiques concept. On peut toutefois citer les contri- S’il permet de sortir d’une lecture butions de Michel Wieviorka7, Philippe réductrice du racisme comme phénomène Bataille8, et Véronique De Rudder, Christian purement individuel et de mettre l’accent sur Poiret et François Vourc’h9. les mécanismes institutionnels qui contribuent Pour schématiser les débats, on pourrait à la reproduction des inégalités ethniques, le dire qu’ils renvoient à deux remises en concept de racisme institutionnel, par-delà la questions fondamentales : le racisme institu- diversité de ses usages d’un chercheur à un tionnel est-il bien du racisme ? Le racisme autre, souffre intrinsèquement de sérieuses institutionnel est-il bien institutionnel ? Ces faiblesses analytiques. Plusieurs auteurs ont questions sont inséparables d’une discussion formulé une critique sévère de ce concept ou plus vaste quant à la validité et à la définition des travaux qui le mobilisent de façon plus ou du concept de racisme lui-même. En filigrane moins systématique (souvent moins que plus). des débats sur le racisme institutionnel, on peut Le sociologue britannique Robert Miles en a en effet lire l’interrogation suivante : faut-il proposé l’un des critiques les plus stimulantes garder le concept de racisme ? Nous revien- dans son livre Racism4. Selon lui, le concept de drons sur cette question dans la troisième racisme souffre d’une « inflation concep- partie ; dans celle-ci, nous nous contenterons tuelle »5 découlant de deux processus distincts. de mettre en évidence les trois principales Le premier renvoie au fait que la définition du limites du concept de racisme institutionnel. racisme comme idéologie intègre de plus en plus souvent, au-delà du thème de l’inégalité biologique des « races », celui de la différence La négation de la diversité des mécanismes producteurs d’inégalités ethniques 1 Stephen Lawrence Inquiry, Report of an inquiry by sir Une première faiblesse tient au fait que le William MacPherson of Cluny, Londres, Stationery racisme institutionnel désigne des croyances et Office, 1999. 2 Erik Bleich a montré combien la France et la Grande- processus définis par leurs conséquences, à Bretagne avaient mené à cet égard des politiques différentes depuis la Seconde guerre mondiale. Cf. 6 Bleich Erik, Race politics in Britain and France: ideas Barker Martin, The new racism: conservatives and the and policy-making since the 1960s, Cambridge, ideology of the tribe, Londres, Junction Books, 1981 ; Cambridge University Press, 2003. Taguieff Pierre-André, op. cit. 3 7 Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations Op. cit. 8 (GELD), Les discriminations raciales et ethniques dans Art. cit. 9 l’accès au logement social, Paris, GELD, 2001. De Rudder Véronique, Poiret Christian, Vourc’h 4 Op. cit. François, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine 5 Ibid., p. 42. à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 37 savoir le fait qu’ils contribuent à la de définir les processus constitutifs du racisme reproduction des inégalités ethniques. Or institutionnel par leurs conséquences conduit à définir ces mécanismes uniquement par leurs amalgamer des mécanismes pourtant très conséquences soulève de sérieux problèmes différents sociologiquement : cela fait-il sens analytiques. En effet, les processus ayant pour de désigner comme instances de racisme résultat de reproduire les inégalités ethniques institutionnel tant la mise en œuvre de sont d’une extrême diversité et ont des origines stéréotypes ethniques que la faible proportion très différentes. Ainsi, les inégalités ethniques de grands logements au sein du parc de constatées dans le logement social sont le l’organisation ? Cela est-il analytiquement produit de processus très variés, tels que : le fécond de mettre le mot « racisme institu- traitement défavorable de certains candidats en tionnel » sur un fait tel qu’une faible proportion raison des stéréotypes ethniques développés par de grands logements ou sur une règle certains acteurs intervenant dans la décision d’inéligibilité fermant l’accès au parc social à d’attribution (par exemple sur la capacité du toute personne ne résidant pas la commune ménage à se comporter en « bon voisin » ou à depuis cinq ans (règle mise en place par la bien prendre soin du logement) ; la mise en municipalité de Birmingham en 19491) ? Le œuvre de stratégies de peuplement ethnicisées risque d’une telle démarche est de « mettre établies de façon plus ou moins codifiée au dans un même panier » des processus aux sommet de l’organisation HLM en vue de significations sociales très différentes, dont limiter les phénomènes de vacance et les certains ont un lien avec des croyances ou problèmes de voisinage ; la faible proportion de stéréotypes racistes alors que d’autres n’en ont grands logements dans le parc alors que pas nécessairement. Ainsi, rien ne permet certains groupes ethniques minoritaires sont d’affirmer a priori que la faible proportion de surreprésentés parmi les grands ménages ; des grands logements sociaux dans le parc d’un éléments de la politique nationale du logement, organisme HLM découle de stéréotypes par exemple en Grande-Bretagne la réforme du racistes ou pas. Il est possible que des « right to buy », le droit pour les locataires du organismes HLM décident de construire peu de logement social d’acheter leur logement, qui en grands logements précisément pour éviter diminuant le stock de logements sociaux a d’avoir à loger des minorités ethniques, mais pénalisé les candidats au logement social, cela n’est qu’une possibilité qui reste à parmi lesquels les minorités ethniques sont démontrer. Or, la plupart des analyses en surreprésentées ; les inégalités d’ordre socio- termes de racisme institutionnel ne soulèvent économique et de classe sociale, situation qui pas ou, du moins, n’approfondissent pas cette elle-même s’explique par une multitude de question de l’intention. processus (l’influence des positions sociales La définition du concept de racisme des parents, les discriminations directes ou institutionnel par les conséquences de certaines indirectes à l’accès à l’emploi ou dans croyances et actions plus que par leur contenu l’emploi, les différences de niveau de ou intention pose deux difficultés supplé- diplômes, etc.). mentaires. D’abord, une telle définition conduit Bref, que ce soit dans le domaine du à ranger dans la catégorie de « racisme logement, de l’emploi, de l’éducation, etc., institutionnel » des processus qui, certes toute situation d’inégalité ethnique est le reproduisent des inégalités ethniques, mais qui résultat complexe d’une combinaison de dans certains cas ne défavorisent pas seulement multiples facteurs. Certes, le concept de les minorités ethniques. Par exemple, la racisme institutionnel se propose d’isoler, carence en grands logements ne désavantage parmi ces mécanismes, ceux qui relèvent du pas seulement les minorités ethniques mais fonctionnement institutionnel, ce qui suppose tous les grands ménages. De la même façon, de ranger dans une autre rubrique ce qui relève de mécanismes trouvant leur source ailleurs 1 Rex John, Moore David, Race, community and que dans l’institution. Mais même en s’en conflict : a study of Sparkbrook, Londres, Oxford tenant aux mécanismes institutionnels, le fait University Press, 1967.
38 - Valérie Sala Pala lorsque des organismes HLM font le choix de La désarticulation entre pratiques et repré- sélectionner leurs publics en évitant les sentations et le point aveugle de l’intention ménages les plus défavorisés afin de maximiser Une deuxième faiblesse patente du leur gestion, leur stratégie désavantage les concept tient à la dissociation qu’il opère entre minorités ethniques qui sont surreprésentées d’un côté des actes et croyances définis par parmi ces ménages, mais elle désavantage de leurs conséquences et de l’autre le racisme fait tous les candidats relevant de cette comme idéologie au contenu spécifique. Le catégorie des plus défavorisés, y compris concept désigne comme racistes des processus lorsqu’ils ne sont pas ou pas perçus comme qui, pour certains d’entre eux, n’ont a priori « d’origine étrangère ». A nouveau, la question rien à voir (en tout cas pas nécesssairement) qui se pose ici est de savoir s’il est pertinent de avec des préjugés ou représentations racistes, désigner comme instances de racisme des comme on l’a vu dans le cas du manque de processus ou pratiques qui produisent des grands logements. Une deuxième série de inégalités ethniques mais aussi des inégalités problèmes découle ainsi de la façon dont le non ethniques. concept pose la question de l’articulation entre Ensuite, et en prolongement de la représentations et actions racistes, et simulta- remarque précédente, une telle définition du nément la question de l’intentionnalité. racisme institutionnel soulève la question de la Si certains auteurs considèrent que cette capacité du concept à distinguer les inégalités question de l’intention n’est pas fondamentale ethniques et les inégalités de classe. A partir du et peut être mise de côté1, il nous semble au moment où le racisme institutionnel englobe contraire quelle est décisive et ne peut être tous les processus ayant pour effet de produire esquivée. Comme le souligne Robert Miles2, des inégalités ethniques, et à partir du moment cette marginalisation est très problématique, à où les minorités ethniques sont par définition deux titres. Sur le plan politique, selon que le surreprésentées parmi les classes sociales les désavantage découle de croyances conscientes moins favorisées, alors mobiliser le concept de et d’actes intentionnels ou bien de processus racisme institutionnel implique de considérer non intentionnels, les stratégies de lutte contre comme racisme institutionnel tous les le racisme devront être différentes. Mais cette processus producteurs d’inégalités de classe, marginalisation est également problématique simplement en ce qu’ils désavantagent les sur le plan sociologique. Si le sociologue a minorités ethniques. La solution pourrait être pour tâche de comprendre ce que font les de proposer une définition plus stricte du acteurs sociaux et pourquoi ils font ce qu’ils racisme institutionnel, renvoyant aux seuls font, alors il ne peut se contenter d’étudier les croyances et actions désavantageant exclusi- conséquences des actions qu’il observe. Il doit vement les minorités ethniques. Mais faire la aussi mettre à jour les motivations et démonstration de cette exclusivité pose dans la contraintes des acteurs sociaux. C’est une plupart des cas de redoutables problèmes chose de mettre en évidence des actions ou empiriques et on peut constater que les auteurs processus dont l’effet est de produire des mobilisent rarement le concept de racisme inégalités ethniques, c’est est une autre de institutionnel dans ce sens restrictif. Para- mettre en évidence la présence d’une intention doxalement, le risque est de noyer les de défavoriser des minorités ethniques. Ces discriminations et stéréotypes ethniques dans faits sociaux ne sont évidemment pas l’ensemble plus vaste des processus produc- équivalents. Bien sûr, le chercheur qui tente de teurs d’inégalités, et par là de donner des arguments à ceux qui considèrent que les 1 inégalités ethniques sont avant tout le sous- Selon Norman Ginsburg, « il est assez vain de produit des inégalités de classe et qui rechercher si des motivations conscientes, racistes, ont envisagent les discriminations ethniques provoqué ces politiques ». Cf. Ginsburg Norman, « Racism and housing. Concepts and reality », in comme une question marginale. Braham Peter, Rattansi Ali, Skellington Richard (dir.), Racism and antiracism. Inequalities, opportunities and policies, Londres, Sage, 1992, pp. 109-132. 2 Op. cit.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 39 repérer la présence ou non d’une intention patrimoine et d’éviter à un segment du parc de rencontre de redoutables problèmes de mé- voir son « image » se dégrader. Dans le thode, dès lors que de telles intentions sont le troisième cas, l’intention première est à plus souvent soigneusement dissimulées. Mais nouveau de limiter les possibles soucis de il ne paraît pas possible ou souhaitable pour gestion, coûteux en temps et en argent (gestion autant d’écarter cette question de l’intention, des relations avec les locataires, éventuelle quitte à s’en tenir au constat que la réponse est « fuite » des locataires et donc possible indécidable. développement de la vacance). Les acteurs des Par ailleurs, il reste à savoir ce que attributions se retrouvent finalement ici à recouvre exactement cette notion d’« inten- composer avec les attentes des locataires en tion » de désavantager une personne en raison place, attentes qui renvoient elles-mêmes à des de son appartenance ethnique. Prenons le cas stratégies de distinctions, des enjeux identi- d’une situation d’attribution d’un logement taires complexes, et éventuellement, mais pas social dans laquelle le dossier d’un ménage forcément, à des préjugés racistes manifestes. candidat perçu comme « comorien » est On voit à travers cet exemple que la question intentionnellement écarté. Cette « intention » de l’intention est très complexe. En pratique, de l’écarter peut avoir des significations on a affaire à toute une gamme d’« inten- différentes selon le contexte. Il faudrait ainsi tions », et l’intention de faire en sorte de distinguer plusieurs cas de figure : le cas où maximiser la gestion du parc l’emporte le plus l’acteur/les acteurs confronté(s) la cette souvent sur l’intention de désavantager un situation d’attribution (en réunion de la individu en raison de son origine réelle ou commission d’attribution des logements ou – supposée, qui ne fait que dériver de l’intention surtout – en amont, dans la pré-sélection des première. A nouveau, cela est-il analyti- dossiers) écarte intentionnellement un candidat quement pertinent de ranger toutes ces parce qu’il considère qu’étant comorien, ce situations dans la catégorie de racisme candidat risque de mal habiter le logement ; le institutionnel ? cas où il écarte le dossier parce que le logement On peut voir qu’à travers toutes ces à attribuer est situé sur un ensemble sur lequel questions, ce qui est en jeu, c’est finalement de il y a déjà un taux élevé de minorités ethniques savoir si les différents objets rangés, par et que la direction de l’organisation a défini définition, dans la catégorie de racisme une stratégie de peuplement identifiant un institutionnel méritent bien d’être désignés « seuil de tolérance » à ne pas dépasser, en vue comme du racisme. Une autre série de critiques de « protéger les équilibres de peuplement » ; porte davantage sur le choix d’étudier le le cas où un acteur écarte le dossier parce que, racisme à partir de l’entrée institutionnelle et dans la cage d’escalier concernée, des sur les implications qui en découlent. locataires ont signé une pétition et protesté contre l’arrivée de plusieurs ménages L’oubli de l’acteur et de la structure ? « immigrés », les acteurs des attributions préférant en prendre acte pour éviter d’avoir Selon certains auteurs, le concept de trop de problèmes à gérer avec le voisinage. A racisme institutionnel pose problème en ce partir de quel moment peut-on considérer qu’en privilégiant l’entrée institutionnelle, il qu’on a affaire à une intention de désavantager « oublie » l’acteur, l’individu. Pour Michel un candidat en raison de son appartenance Wieviorka1, qui reconnaît les mérites du ethnique minoritaire ? Dans le premier cas, on concept et notamment sa capacité à ouvrir les a bien des stéréotypes ethniques à l’oeuvre, yeux sur la production spécifiquement institu- mais l’intention première des acteurs est de tionnelle du racisme, ce concept « aboutit, s’épargner des problèmes de gestion, et la poussé à son terme, à un paradoxe impossible à production d’inégalités ethniques n’est qu’une soutenir. Il implique en effet que l’ensemble de conséquence. Dans le deuxième cas, l’intention ceux qui dominent sont extérieurs à sa pratique, première est, pour l’organisation, d’éviter des et en même temps en bénéficient : il exonère problèmes de gestion, de protéger la valeur du 1 Op. cit.
40 - Valérie Sala Pala chacun d’eux de tout soupçon de racisme, contre le racisme à une révision de ces puisque selon cette théorie, seules les mécanismes institutionnels) et ignore ou du institutions, à la limite, fonctionnent au moins marginalise du même coup des racisme, et en même temps, il fait porter sur processus plus vastes et plus structurels qui tous la responsabilité du phénomène »1. La soutiennent les inégalités ethniques dans la thèse du racisme institutionnel « laisse entendre société globale : structuration globale de la que le racisme relève de mécanismes société selon des lignes ethniques, de classe et fonctionnant sans acteurs sociaux » ; « elle de genre ; transformations de l’Etat-nation ; devient insuffisante à partir du moment où elle transformations des idéologies donnant sens fait du racisme un phénomène abstrait, aux communautés (race, nation, classe6) ; semblant reposer sur des mécanismes abstraits, restructurations socio-économiques, etc. sans acteurs »2. En posant la question de la Bref, c’est ici la lecture institutionnelle place de l’acteur, M. Wieviorka soulève aussi, du phénomène raciste qui se trouve contestée, indissociablement, celle de l’articulation entre soit parce qu’elle conduirait à oublier le rôle de idéologie et pratiques, entre cognition et action. l’acteur, soit parce qu’elle impliquerait de Il retient une définition du racisme qui établit minimiser la force de processus structurels, clairement un lien de causalité entre les intervenant bien au-delà des institutions, dans pratiques et les représentations qui les fondent : la reproduction des inégalités ethniques. Il nous « Le racisme consiste à caractériser un semble toutefois que cette double critique de ensemble humain par des attributs naturels, l’oubli de l’acteur et de l’oubli des structures eux-mêmes associés à des caractéristiques ne rend pas tout à fait justice à une approche du intellectuelles et morales qui valent pour racisme par l’entrée institutionnelle. En effet, chaque individu relevant de cet ensemble et, à cette approche n’implique nullement de nier le partir de là, à mettre éventuellement en œuvre racisme individuel ni la dimension structurelle des pratiques d’infériorisation et d’exclu- des inégalités ethniques. Ces critiques n’en sion »3. Le racisme consiste donc, selon lui, sont pas moins utiles en ce qu’elles pointent à d’abord en la production de représentations juste titre la nécessité de mieux analyser les fondées sur l’idée de « race », et ensuite articulations entre ces trois niveaux de lecture seulement, éventuellement et en conséquence, du racisme et des inégalités ethniques. en la production de pratiques orientées par ces Au final, il paraît nécessaire de prendre représentations4. acte des faiblesses analytiques du concept de De l’autre côté, l’une des critiques racisme institutionnel. Les deux premières adressées au concept de racisme institutionnel séries de critiques nous paraissent les plus tient au fait qu’en privilégiant l’entrée institu- importantes car elles remettent en cause la tionnelle, il néglige la dimension plus valeur analytique même du concept. La structurelle, voire anthropologique du racisme. troisième critique pointe des limites réelles de Des auteurs ont ainsi critiqué la vision nombreux travaux sur le racisme institutionnel profondément réformiste inhérente à l’emploi mais ces limites semblent pouvoir être résolues de ce concept5, qui « réduit » le racisme à des plus facilement. Mais surtout, les débats autour mécanismes institutionnels (et donc la lutte de la validité de ce concept s’élargissent inévitablement au débat sur la validité de celui 1 de racisme lui-même. Que faire face à Ibid., p. 30. l’inflation conceptuelle dont il est l’objet – et 2 Ibid., p. 31. 3 Op. cit., p. 7. dont le concept de racisme institutionnel ne 4 Pour Philippe Bataille, « la critique de Michel constitue finalement qu’une dimension parmi Wieviorka révèle à juste titre l’importance de maintenir d’autres ? unies l’analyse de la pratique et celle du préjugé qui la fonde ». Op. cit., p. 115. 5 Williams Jenny, Carter Bob, « "Institutional racism" : 6 new orthodoxy, old ideas », Multiracial education, Balibar Etienne, Wallerstein Immanuel, Race, nation, vol. 13, n°1, 1985, pp. 4-8 ; Williams Jenny, classe. Les identités ambiguës, Paris, La découverte, « Redefining institutional racism », Ethnic and racial 1989. studies, vol. 8, n°3, 1985, pp. 323-348.
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? - 41 Jeter l’eau du bain, garder le bébé : pistes façon à lui donner une réelle force analytique. pour une reconceptualisation de la Toute une série de questions s’imposent alors. production institutionnelle des inégalités Faut-il garder le concept pour désigner ethniques seulement des représentations, ou aussi des Les enjeux sont ici de deux ordres : il pratiques et actes, et dans ce dernier cas quel s’agit d’abord de redéfinir les contours du critère retenir pour définir ces pratiques et ces racisme, ensuite de repenser la dimension actes ? Concernant les représentations elles- institutionnelle de la (re-)production des mêmes, quel critère retenir ? Faut-il considérer inégalités ethniques. que seules les représentations en termes d’inégalité des « races » peuvent être définies comme du racisme ou faut-il inclure dans celui- Redéfinir les contours du racisme ci les – ou certaines – représentations relatives à la différence culturelle ? Ces questions Face aux problèmes soulevés par l’infla- préalables doivent être résolues avant de tion du concept de racisme, tout chercheur se décider ce que l’on fait du concept de racisme trouve aujourd’hui confronté à une alternative institutionnel. entre rejeter ou redéfinir le concept de racisme. Dans la littérature scientifique, il n’y a Avant même de décider du sort du concept de pas de consensus sur cette définition, comme le racisme institutionnel, il faut donc faire un montre la variété des positionnements observés choix face à cette alternative. chez les sociologues du racisme. Certains Une première solution consiste à d’entre eux considèrent qu’il est nécessaire de abandonner le concept de racisme et à inventer définir le racisme comme un phénomène un autre outillage conceptuel. Ainsi, dès les purement idéologique, défini par un contenu années 1970, Michael Banton1 proposait de spécifique. C’est ce que propose par exemple rejeter le concept de racisme, considérant que Robert Miles3. Selon lui, cette idéologie ne doit si celui-ci désignait au sens strict une idéologie toutefois pas être réduite à une idéologie des de l’inégalité des « races » humaines, alors inégalités raciales ; le racisme doit être défini cette idéologie avait quasiment disparu ; le selon un double critère de présence de concept n’était donc plus utile à l’étude représentations qui tendent à essentialiser les sociologique des sociétés contemporaines. Loïc caractéristiques (biologiques, culturelles, Wacquant2 soutient que les travaux sociolo- intellectuelles etc.) d’un « autre » et d’une giques sur le racisme s’inscrivent trop souvent évaluation négative de ces différences essentia- dans une logique de procès et que l’inflation du lisées. Ayant ainsi restreint la définition du concept l’a rendu inapte à rendre compte de la racisme, il propose de construire un cadre réalité sociale ; il propose en conséquence conceptuel articulant plusieurs concepts : la d’abandonner le concept de racisme et de racialisation (comme processus de catégo- promouvoir une « analytique de la domination risation d’un « autre » par des traits somatiques raciale », c’est-à-dire de construire un appareil ou culturels essentialisés, sans que cette conceptuel permettant d’analyser les diffé- catégorisation soit forcément accompagnée rentes formes que prend la domination raciale. d’une évaluation négative de l’« autre »), le Il en identifie cinq, couvrant des mécanismes racisme, et le racisme institutionnel. Miles cognitifs et matériels : la catégorisation, la considère qu’il faut garder ce dernier concept, discrimination, la ségrégation, la ghettoïsation mais au prix d’une restriction drastique de sa et la violence raciale. Il plaide pour une étude définition à deux types de circonstances : 1) les de ces cinq formes de la domination raciale et cas où des pratiques d’exclusion prennent pour une analyse empirique et contextuée de source dans, et incarnent, un discours raciste leurs articulations. mais ne sont plus explicitement justifiées par L’autre solution consiste à conserver le ce discours raciste ; et 2) les cas où un discours concept de racisme tout en le redéfinissant de explicitement raciste est modifié de telle sorte 1 Op. cit. 2 3 Art. cit. Op. cit.
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