Fiction Nuit blanche, le magazine du livre - Érudit
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Document généré le 31 mai 2020 06:51 Nuit blanche, le magazine du livre Fiction Numéro 118, printemps 2010 URI : https://id.erudit.org/iderudit/61086ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu (2010). Compte rendu de [Fiction]. Nuit blanche, le magazine du livre, (118), 18–27. Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2010 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
commentaires fiction thriller, roman en 2009, aussi intéressant que le précédent tout en étant fort différent (178 secondes, David). « Vivre, c’est naître lentement », lui confie Saint-Exupéry en citant un extrait de Pilote de guerre. Et elle de constater qu’elle « [s]’éveille chaque jour un peu plus ». Reprenant le cours de sa vie, elle lui raconte comment elle est devenue pilote et sa passion pour le vol, les difficultés reliées au fait qu’elle était la seule femme pilote dans sa compagnie, son choix de la maternité en assumant son rôle de mère de trois filles, ce dont elle est fière mais qui lui coûte sa licence, et sa découverte de l’écriture, elle qui se définit comme « auteure » tout en souhaitant devenir « écrivaine ». critiques. L’adaptation que le réalisateur D’anecdotes en pensées, le lecteur ren- Patrick Senécal Podz a fait du roman Les sept jours du contre, en même temps que Saint-Exupéry, HELL.COM talion a notamment été présentée au une femme sensible qui écrit fort bien et Alire, Québec, 2009, 557 p. ; 32,95 $ dernier Festival du film de Sundance, en qui chemine lentement vers elle-même, janvier dernier, remportant un bon succès, cherchant « à rejoindre la petite fille Drogue, sexe et rock’n’roll ? Pas vraiment, dit-on. qu’[elle a] été » afin de mieux comprendre non, plutôt drogue, sexe extrême et vio- Patrick Senécal est né en 1967 à le sens de sa vie. lences multiples. Pornographie, perversité Drummondville et a déjà été maintes fois Elle qui a déjà rêvé, petite, d’être peintre et fantasmes sans retenue. Tortures et viols. primé ou nominé : prix Saint-Pacôme du mais qui n’a jamais osé, illustre son livre Meurtres et horreurs illimitées. L’enfer, meilleur roman policier québécois (2007), d’aquarelles qui ponctuent son texte. Mais quoi, tel que le suggère le titre Hell.com. Pas prix Masterton pour le roman francophone contrairement au caractère naïf des dessins reposant, Patrick Senécal, écrivain à succès (2006) ou nomination au prix du public du de Saint-Exupéry dans Le petit prince, ses qui aime bien naviguer dans l’épouvante. Salon du livre de Montréal (2007). tableaux sont d’un délicat réalisme. Il faut affectionner le genre et vouloir Michèle Bernard Douceur et tendresse, charme et délica- plonger dans un thriller sanglant à souhait. tesse habitent cette œuvre qui, tout en Regarder davantage du côté de Misery que traçant le portrait de son auteure, nous du philosophique Le fléau (The Stand) de Katia Canciani invite à redécouvrir l’œuvre de Saint- Stephen King. LETTRE À SAINT-EXUPÉRY Exupéry. Les adeptes de Senécal apprécieront Fides, Montréal, 2009, 70 p. ; 22,95 $ David Lonergan l’intrigue pour le moins démoniaque et le mélange fascination-répulsion qui alter- Il est des textes qui s’inscrivent entre les nent sans se démentir tout au long du livre. genres de la littérature. Dans un moment de Gilles Archambault « Vous croyez que le Diable connaît chacun doute sur elle-même, Katia Canciani a NOUS ÉTIONS JEUNES ENCORE de ses damnés ? L’enfer est trop vaste, il choisi d’inviter Antoine de Saint-Exupéry à Boréal, Montréal, 2009, 163 p. ; 19,95 $ comporte une multitude d’antichambres. » s’asseoir avec elle à la terrasse d’un café, Les relations qu’entretient le protagoniste et pensant qu’il était le seul qui puisse la Pierre-André est un écrivain septuagénaire riche homme d’affaires Daniel Saul avec ses comprendre et la conseiller. Et Saint- qui n’a pas publié de roman depuis cinq parents, son fils, sa copine Marie et son ex Exupéry a accepté. ans. Il est un « vieil homme », comme il se – ou alors avec son passé d’enfant gâté – lui Cette Lettre à Saint-Exupéry n’est donc qualifie lui-même, et il est conscient que sa donnent une certaine consistance psycho- pas une lettre ni un monologue car le célèbre vie tire à sa fin. Il vient d’ailleurs d’ap- logique et humaine. « Son esprit devient aviateur-écrivain répond aux nombreuses prendre la mort de Maxime, qui a été son confus, il ne combat plus la douleur, ni interrogations de son interlocutrice. S’en- meilleur ami. Pourtant, c’est l’homme qui l’humiliation, ni l’horreur. » suit un touchant texte dans lequel Canciani lui a jadis ravi sa femme, Marthe. Mais il ne Auteur de romans – une dizaine entre tente de faire le point sur son vécu et sur leur en a jamais vraiment voulu, ni à l’une 1994 et 2009 –, de nouvelles et de scéna- ses choix de vie. ni à l’autre, pour cette trahison. À preuve, il rios, Senécal connaît aussi l’adaptation de À l’époque de l’écriture, elle avait publié a accueilli Marthe à bras ouverts quand elle quelques-uns de ses livres au cinéma, dont un très beau roman, Un jardin en Espagne lui est revenue, après quelques années. Sur le seuil d’Éric Tessier (2003). Du même (David, 2006), deux ou trois ouvrages pour Jusqu’à ce qu’elle le quitte à nouveau, mais réalisateur, le 5150, rue des Ormes est sorti la jeunesse et s’engageait, difficilement, pour vivre seule cette fois-ci. La présence sur les écrans en octobre 2009, divisant les dans l’écriture d’un second roman, publié de sa fille Éloïse a sans doute compté pour N0 118 . NUIT BLANCHE . 18
beaucoup dans la sérénité avec laquelle Premier roman Pierre-André a accueilli le départ de Marthe et de Maxime. S’il a conscience de L ne pas avoir été un très bon mari, il s’est e parcours personnel de François Moreau, tel que décrit en certainement montré un meilleur père. quatrième de couverture, ressemble à celui du personnage Lorsqu’il apprend le décès de Maxime, il central du livre, qui s’appelle d’ailleurs François. se rend chez son ex-épouse afin de la L’auteur a le mérite de s’être bâti une vie trépidante, digne réconforter, ou à tout le moins de l’accom- d’être racontée, susceptible d’intéresser, de faire rêver la pagner en cette journée particulière. Ce moyenne des gens qui se trouvent plutôt dans un quotidien où sera l’occasion pour eux de se remémorer le travail, la famille, l’accumulation de biens, de responsabilités, de bons moments de leur existence, comme d’attaches, constituent un lot considérable qui suffit à meubler de moins bons. Des étapes de leur vie l’existence. commune ainsi que des épisodes auxquels Faire partie de la bohème, la troupe de ceux, en général des artistes, qui marchent Maxime a participé. Éloïse, qui se présente en dehors des sentiers, c’est faire un choix tout en ayant l’air de refuser d’en faire. elle aussi à l’appartement de sa mère, C’est un concept abstrait, une affaire de jeunes, de fous, de pauvres, d’idéalistes, vu participe également à cet exercice de de l’œil de ceux qui n’en sont pas. remémoration. Et Philippe, un jeune Telle que présentée par François Moreau, la bohème, c’est une recherche écrivain ami et admirateur de Pierre-André incessante de sens, une odeur persistante de large, une histoire de vie à construire, est là, virtuellement, dans la pensée de de gens à rencontrer. Ce sont des aventures amoureuses à vivre avec toute l’intensité celui-ci. de la jeunesse, en prenant le risque que l’amour meure en cours de route, dans le Les lecteurs de Gilles Archambault corps d’une femme magnifiquement malade, et renaisse dans le regard d’une autre, savent à quoi s’attendre quand ils ouvrent toujours la même au fond. l’une de ses œuvres. Bien que les pro- De Montréal à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Madrid ; d’un port à une gare, à une tagonistes ne soient pas les mêmes d’un station de bus ; du dessous d’un pont à une chambre de bordel, à un hôtel sordide ; roman à l’autre, on a tout de même l’im- d’une connaissance à un contact, à un agent, à un ami ; d’une satisfaction animale à pression qu’un ami poursuit, sur le ton de une relation torride, à un amour passionné ; de l’indifférence sentimentale à la confidence, une conversation déjà l’inquiétude morbide ; de la pauvreté à l’aisance ; de l’essai à la réussite ; du bonheur entamée lors d’une précédente rencontre. parfait au malheur profond ; la bohème de François Moreau est un voyage à faire, en Une conversation dans laquelle il se raconte bonne compagnie, main dans la main de celui qui, revenu au Québec, nous donne et fait part de ses angoisses, de ses fai- romans, pièces de théâtre et surtout, nous communique le goût du voyage et de la blesses. On comprend que, comme l’estime découverte humaine, si précieux à l’écriture. Pierre-André dans Nous étions jeunes Réjeanne Larouche encore, « [l]’enfant qu’il avait été, l’homme qui en était résulté, [on] aurait pu en trou- ver la trace dans les romans plus ou moins François Moreau autobiographiques qu’il avait publiés ». LA BOHÈME Les lecteurs assidus de Gilles Triptyque, Montréal, 2009, 189 p. ; 19 $ Archambault retrouveront avec plaisir dans ce nouveau roman l’ambiance à laquelle ils sont habitués. Quant à ceux qui n’ont pas encore découvert cet écrivain québécois un par le Marchand de feuilles. Mum, un court tente. Désirée endure ce calvaire jusqu’au peu méconnu, ils pourraient être agréa- roman graphique, présente le récit d’une jour où elle parvient à un âge lui permet- blement surpris. enfance marquée par la possessivité exces- tant de s’opposer à sa mère et de refuser le Gaétan Bélanger sive d’une mère. C’est le premier livre publié statut auquel elle se voit contrainte depuis par l’auteure. sa naissance. Pour remplacer le poupon Mum vient de donner naissance à une devenu trop récalcitrant, Mum adoptera un Céline Guichard petite fille. Elle la nomme Désirée. Comme chien. Désirée, elle, prendra la clé des champs MUM s’il s’agissait d’une poupée, de façon mala- par le rêve et l’imagination. Marchand de feuilles, Montréal, 2009, dive, elle retire une satisfaction un peu mal- En quatrième de couverture, cette his- 113 p. ; 19,95 $ saine à la dorloter. Elle éprouve un plaisir toire à la fois simple et exubérante est maniaque à la coiffer et à la peigner, elle décrite comme un « conte cruel imprégné Céline Guichard est française et vit à Angou- se montre complètement obsédée par la de beauté ». En fait, l’intérêt premier de ce lême, une petite ville renommée pour son chevelure de l’enfant. Elle se donne énor- livre se situe sans doute sur le plan pictural, important festival de bandes dessinées. mément de peine à lui prodiguer divers car c’est avec maîtrise que Guichard pro- L’auteure a derrière elle un parcours en art soins capillaires. En quelque sorte, Désirée pose un véritable choc visuel. Les couleurs visuel et ses œuvres ont déjà illustré les se présente telle une enfant-objet, victime sont criardes et opèrent un effet chromatique pages couvertures de deux ouvrages édités de la démesure d’une génitrice omnipo- parfaitement communicatif. De son côté, le N0 118 . NUIT BLANCHE . 19
commentaires fiction théâtre, roman, anthologie Dirk Wittenborn LE REMÈDE ET LE POISON Trad. de l’américain par Josée Kamoun Seuil, Paris, 2009, 418 p. ; 34,95 $ Avec Le remède et le poison (Pharmakon en anglais), Dirk Wittenborn signe un cinquième roman qui tient à la fois du thriller, de la saga familiale, du récit autobiographique et qui décline sur plusieurs décennies les liens que les membres de la famille Friedrich vont développer avec les substances qui pro- mettent de réparer les blessures de l’âme. En 1951, quand débute le roman, William T. Friedrich est un jeune marié heureux, père de quatre enfants et un dessin se montre tout aussi expressionniste. jouent à l’autruche au lieu d’affronter leur brillant spécialiste de la psychométrie. Les personnages sont représentés laids et réalité. Après la sortie de la mère du péni- Enseignant à Yale, il est passionné par la hideux, la mère est dessinée obèse et son tencier, le dénouement de la pièce est sur- chimie du cerveau et rêve de mettre au visage est inharmonieux. L’enfant également prenant, d’une humanité déchirante. Sa point la pilule du bonheur. L’occasion lui en n’a rien du joli chérubin. Les sentiments jeune sœur et son (ex-)petit ami l’accueil- est offerte quand une collègue, Bunny tordus de Mum sont illustrés par des traits lent, troublés, chacun possédant sa propre Winton, l’informe de l’existence d’une sinueux. À certaines pages, des serpents vision du drame qui s’est joué il n’y a pas si plante de Nouvelle-Zélande, le gai kau dong, sortent littéralement de son corps. Pas de longtemps, dans un petit appartement où le censée posséder des vertus exceptionnelles lignes gracieuses ici, mais plutôt des coups berceau de l’enfant disparu trône encore. pour redonner le bonheur aux esprits de crayon nerveux et hachurés qui rendent Tant pis, seconde œuvre de ce livre, affligés. Ayant réussi à se procurer des parfaitement compte d’un univers fictionnel traite de la séparation d’un couple, et du spécimens de cette plante miracle, ils aux limites de la perversité. même coup de deux enfants. Encore une décident tous les deux d’en mesurer les Louis-Martin Savard fois, deux réalités s’affrontent, deux par- effets réels sur des cobayes humains. celles d’un tout, bien gardées dans l’esprit Parmi les volontaires se trouve un jeune de chacun. La réunion familiale est doulou- surdoué aux idées suicidaires, Caspar Alain Beaulieu reuse, voire impossible, entre cette mère et Padrak. Après l’absorption de l’extrait de TERRES AMÈRES sa fille qu’elle a abandonnée très jeune, et gai kau dong, Padrak voit sa vie trans- TEXTES POUR LE THÉÂTRE entre son mari et le fils que la mère a eu formée du tout au tout. Mais, alors qu’il est Québec Amérique, Montréal, 2009, peu après la séparation, et qui n’a jamais au faîte d’une réussite sociale fulgurante, et 251 p. ; 24,95 $ connu son père jusqu’à un drame dont il est pour des raisons qui resteront inexpliquées Alain Beaulieu, professeur et romancier, l’auteur. La mère a vécu avec le fils, le père jusqu’à la fin du roman, il tente de tuer aborde cette fois-ci l’écriture dramatique, avec la fille. Tant pis, c’est tant pis pour tous William après avoir assassiné sa collègue publiant deux pièces de théâtre dans son les choix erronés, mais inévitables, et toutes Bunny. La police lui mettra la main au collet livre Terres amères. Ce titre rappelle la les conséquences non assumées qui en et l’enfermera dans un asile psychiatrique. mère, celle qui berce son enfant, mais aussi découlent. Toutefois, au terme de l’aventure, la famille la terre qui nous porte, avec toutes nos Dans les deux œuvres, l’inéluctable che- Friedrich aura perdu un de ses membres. amertumes d’êtres humains. min de la vie se fait, la conscience reprend La deuxième partie du roman s’ouvre au Materna, la première des deux pièces, ses droits… On perçoit que chaque vérité moment où Zach, le cadet des Friedrich, met en scène quatre personnages qui nous est toujours celle d’une perception. Dans entreprend de raconter le parcours qui l’a livrent des dialogues remplis de réalisme, Materna, le doute plane sur la culpabilité mené des ruisseaux de pêche de son où la vérité est poignante. La difficulté de la mère ; dans Tant pis, on interroge la enfance à la cure de désintoxication de d’accepter notre beauté tout comme notre pertinence des secrets entretenus dans la cocaïne de sa quarantaine. Né dans l’ombre laideur d’hommes et de femmes ordinaires volonté de protéger. À trop vouloir protéger, d’un mort, il n’arrive pas à trouver ses mar- en est un des thèmes. Dans ce drame fami- il arrive que l’on blesse. La question est ques dans le monde qui l’entoure malgré lial de bébé secoué, pour lequel la mère de lancée : sur quoi se fondent nos perceptions ses succès d’écrivain. Mêlée à l’histoire de l’enfant décédé est emprisonnée, à tort ou d’un drame ? Une œuvre qui nous laisse ses tâtonnements douloureux, la destinée à raison, selon la lecture qu’on en fait, on avec un regard aiguisé sur la société et sur plus ou moins heureuse de ses frère et trouve aussi toute la tragédie humaine de les êtres humains qui la composent. sœurs nous est donnée par bribes. Le ceux qui se sentent délaissés, et de ceux qui Mélanie Rivet roman se clôt sur l’image d’un père déçu, N0 118 . NUIT BLANCHE . 20
sans être amer, qu’aucun de ses enfants Fragments du monde (la suite) n’ait atteint les objectifs auxquels il espérait les voir arriver. A En dépit d’emprunts trop voyants à John près Mercredi soir au Bout du monde, Hélène Rioux Irving dans la première partie, d’une convie de nouveau ses lecteurs à suivre ses personnages intrigue qui peine à trouver son souffle dans son deuxième tome des Fragments du monde. Et dans la seconde et malgré une tendance encore une fois, ils seront séduits par l’habileté et la finesse de parfois à forcer le trait, le remarquable la toile que Rioux tisse d’un bout à l’autre des treize chapitres talent de conteur de Dirk Wittenborn d’Âmes en peine au paradis perdu. rachète amplement ces faiblesses. Avec Cette fois-ci encore, tout commence au restaurant Au Bout verve, ironie et causticité, Le remède et le du monde, trois mois après la mort tragique de Doris qui clôt poison parle des regrets et des tristesses de Mercredi soir au Bout du monde. En ce 21 mars, le solstice du printemps ressemble l’existence, sans s’engluer dans le lyrisme plutôt à une morne journée hivernale, les employés et les habitués du petit ou le pathos. C’est là la marque d’une restaurant ont l’âme en peine, et Julie, la nouvelle serveuse, essaie à la fois d’enterrer plume fine. Un plaisir de bout en bout. la Jenny d’autrefois et d’oublier Stéphane. Certains attendent : Concha, des nouvelles Yvon Poulin de Fédor ; Eva, son départ contesté pour la Floride ; François, une lettre de Stéphane, qui ne viendra jamais. D’autres espèrent : Béatrice, qui se rend à un rendez-vous ; Andy, entiché d’un beau Russe ; Ernesto Liri, en route vers sa ville natale. Tandis que Sous la dir. de Bruno Roy Daphnée, la blonde aux yeux bridés, participe à une émission de téléréalité, son père Illustré par Diane Dufresne et sa deuxième femme vivent en plein désarroi depuis la disparition de Fanny. Et LES CENT PLUS BELLES CHANSONS Victoria, la célèbre critique culinaire, termine à Montréal son périple autour du DU QUÉBEC monde… Fides, Montréal, 2009, 225 p. ; 49,95 $ En toile de fond de ce second fragment du monde, Hélène Rioux multiplie les clins d’œil au grand écrivain italien Dante Alighieri et à son œuvre. Un Dante, Ce livre de grand format contient les toujours aussi vertueux dans cet autre monde où le voilà obligé de côtoyer Sade qui, paroles – sans les partitions – de cent chan- lui, l’est toujours aussi peu, d’ailleurs susceptible et mécontent d’apprendre que sons québécoises ou traditionnelles l’enquêteur d’une série policière télévisée porte le même prénom que lui ! choisies par Bruno Roy (1943-2010), auteur Il n’est pas indispensable d’avoir lu Mercredi soir au Bout du monde pour respecté et spécialiste de la musique d’ici apprécier cette nouvelle publication de l’écrivaine et traductrice littéraire. On depuis plus de trente ans (souvenons-nous referme cependant Âmes en peine au paradis perdu avec non seulement le goût de le de son excellent Panorama de la chanson reprendre aussitôt pour repérer les traces du fil qui se dévide en reliant cet étonnant au Québec, Leméac, 1977). On y recon- univers romanesque mais aussi de lire ou de relire le premier roman-gigogne naîtra en ordre chronologique les textes de d’Hélène Rioux. Et, bien sûr, on attend les récits du solstice d’été de Fragments du plusieurs de nos « classiques » : « Quand les monde III… hommes vivront d’amour » de Raymond Linda Amyot Lévesque, « Sur l’perron », une chanson inter- prétée par la jeune Dominique Michel, puis « Frédéric » de Claude Léveillée, « Mon pays » Hélène Rioux de Gilles Vigneault, « La Manic » de Georges FRAGMENTS DU MONDE II Dor, « Lindberg » de Claude Péloquin, ÂMES EN PEINE AU PARADIS PERDU interprétée par Robert Charlebois, et XYZ, Montréal, 2009, 278 p.; 25 $ plusieurs autres. Je me réjouis de trouver ici N0 118 . NUIT BLANCHE . 21
commentaires fiction roman années, Johannes, un illustrateur à la pige, doit refaire un contrat. Son client lui a laissé le week-end pour illustrer la jalousie, tâche dont il n’arrive pas à s’acquitter. Sur un coup de tête, il prend le train pour Zurich et se rend dans le petit village suisse où vivent toujours ses parents qu’il n’a pas revus depuis son départ soudain à dix-huit ans. Au fil de ses déambulations sur les traces de sa jeunesse, Johannes se rappelle son grand-père qui parlait le romanche, ses camarades d’école dont Wullshleger avec qui les relations ont toujours été troubles et empreintes d’une certaine rivalité, son oncle Fons qui possédait une petite porcherie en haut de la montagne, et surtout sa cousine Adalina. Mais ses souvenirs réveillent aussi des sentiments de plus en plus lourds, tortu- les textes de « Marie-Hélène » de Sylvain thologies : à vouloir représenter équita- rants qui trouveront leur dénouement sur Lelièvre, de « Mes blues passent pus dans blement toutes les époques et ne pas cette montagne suisse où tout a commencé… porte » de Pierre Huet pour Gerry Boulet, accorder trop d’espace à certains paroliers Scénographe, metteur en scène, drama- mais aussi d’indéniables succès de la pourtant plus grands que nature, on a mis turge, scénariste et écrivain, Silvio Huonder radio, comme « Quelle belle vie », unique ici sur le même pied des artistes émergents vit à Berlin. Né à Chur en Suisse, il dirige chanson à succès de Gilles Rivard (disparu (regroupés dans les 30 dernières pages) et également un atelier d’écriture à l’Univer- prématurément), ou encore « Aimes-tu la des pionniers d’envergure internationale, sité de Berne. Paru à l’origine en 1997 et vie comme moi ? » de Boule Noire. Les trans- comme les Félix Leclerc, Gilles Vigneault, réédité en 2009 en Allemagne, Adalina, criptions sont intégrales : « Ça boé de la ro- Robert Charlebois, Jean-Pierre Ferland et premier roman de Huonder traduit en bine pis ça r’garde les vitrines » (dans « Les Michel Rivard, qui sont restés inégalés. français, démontre une maîtrise remar- pauvres » de Plume Latraverse). Pour ma part, j’aurais certainement doublé quable. Au fur et à mesure que le lecteur On peut comprendre que c’est la qualité la présence de ces derniers, quitte à restrein- suit Johannes Maculin dans le dédale des des textes, plus que la musique, l’inter- dre celle accordée à la nouvelle génération. ruelles de la petite ville suisse au cœur des prétation ou le succès d’une pièce qui ont Yves Laberge montagnes, il sent monter une tension de servi de critères dans le choix opéré. Ainsi, plus en plus prégnante qui oscille sans l’auteur a retenu « La Gaspésienne pure cesse entre les événements dramatiques du laine » de La Bolduc, et non sa célèbre Silvio Huonder passé et un immédiat qui dérape. De façon turlutte « J’ai un bouton su’l bout d’la ADALINA très habile, l’auteur effectue de constants langue ». Toutefois, la sélection devient Trad. de l’allemand par Dina Regnier allers et retours entre passé et présent jusqu’à discutable après 1965 ; j’aurais certai- Sikiric’ et Nathalie Eberhardt la scène finale, douloureuse, qui boucle le nement inclus « Gens du pays » de Gilles La dernière goutte, Strasbourg, 2009, parcours de son personnage. Vigneault, « Qu’est-ce que ça peut ben faire » 285 p. ; 35,95 $ L’écriture de Silvio Huonder, moderne et de Jean-Pierre Ferland et « Si Dieu existe » vive, est bien rendue par la traduction avec, de Claude Dubois. La musique pop des Nouvellement diffusée au Québec par Édi- pour seul bémol, ces étonnantes coupures années 1960 reste un peu négligée ; pour- presse, La dernière goutte « aime le verbe, dans le rythme des monologues ou des quoi ne pas reconsidérer « Blue jeans sur la les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui dialogues indirects (par exemple : « Dans plage » de Claude Domingue et Louise gifle et qui griffe et qui mord » et se spécia- le ciel il y a, dit Fausch, des trous noirs » ; Rousseau pour les Hou-Lops ? Une chanson lise dans la défense de « textes aux univers « Quels dieux, dit-il, sur la montagne » ; si inoubliable que l’on croirait presque qu’il forts, grotesques, bizarres ou sombres », pour « Je reviens, dit Maculin, plus tard » ; « J’me, s’agit d’une traduction d’un succès reprendre les termes de la page d’accueil de dit-il, sens mal »). Effets stylistiques que américain. Et on ne trouve rien ici de Lynda son site. Si les neuf autres titres publiés par les traductrices ont respectés ou héritage de Lemay... Pourquoi cet oubli ? Bruno Roy la petite maison d’édition strasbourgeoise la structure de la langue allemande peut- nous invite par ailleurs à découvrir quel- sont aussi intéressants qu’Adalina de Silvio être ? On ne sait trop, mais la lecture en ques belles chansons méconnues, comme Huonder, ça promet. est quelquefois désarçonnante. Il s’agit là « Les enfants d’un siècle fou » de Francine Ni grotesque ni bizarre cependant, cependant d’un très minime bémol pour Hamelin et Marie-Claire Séguin. Adalina raconte une histoire d’amour et de un roman d’une grande force dont les Je crois que le principal problème de ce culpabilité. Celle que porte le narrateur, images, saisissantes, nous happent et nous florilège réside dans l’exigence d’équilibre Johannes Maculin, depuis près de vingt poursuivent. qui demeure implicite dans ce genre d’an- ans. Installé à Berlin depuis de nombreuses Linda Amyot N0 118 . NUIT BLANCHE . 22
Un cinquième recueil Yannick Haenel JAN KARSKI L Gallimard, Paris, 2009, 188 p. ; 31,50 $ e cinquième recueil de Sylvie Massicotte réunit des nouvelles où partir rime avec rupture, vieillissement, Dans Jan Karski,Yannick Haenel rappelle la mortalité et deuil. Il ne s’agit pas ici de la frénésie qui mémoire de Jan Kozielewski, passé à accompagne le départ pour un voyage, mais plutôt de la l’histoire sous son nom de résistant et qui, douleur de voir les autres vieillir puis partir, ou encore du pendant la Seconde Guerre mondiale, servit constat que certains désirs puissent disparaître dans un univers d’agent de liaison entre la Résistance et le qui se fissure entre les êtres. À partir de là, que reste-t-il ? gouvernement polonais en exil. Dans son Si, comme l’écrit l’auteure dans l’étonnante nouvelle « Le vrai du faux », « [p]artir livre, Haenel s’intéresse surtout à ses efforts est un mot si court… Un mot plein. Une valise éclatée sur un tapis roulant pour mettre fin à l’extermination des Juifs d’aéroport », il ne semble pas étonnant que les personnages tentent d’échapper à des en Pologne. ruptures qui les déchirent. À travers les non-dits qui portent une charge émotive, que Son ouvrage, un hybride entre compte- ce soit des malaises, des souhaits ou des regrets, les personnages cherchent à éviter rendu et fiction, se divise en trois parties. une situation dans laquelle ils seront bientôt projetés, à fuir un ailleurs ou un futur La première résume l’entretien que dans lequel ils ne se trouvent pas encore. Partir de là et non d’ici. Pensons par Kozielewski/Karski a accordé à Claude exemple à la fille, dans la première nouvelle du recueil, « Puisque c’est comme ça », Lanzmann pour son film Shoah dans lequel qui constate, une fois son père décédé, que sa mère vieillit et qui paraît porter le il raconte sa visite clandestine du ghetto de deuil de sa famille au complet, ou encore à cette autre femme, dans la dernière Varsovie en 1942. La seconde relate ses nouvelle, « La petite pièce », qui raconte au psychologue son expérience au salon activités de résistant, ses emprisonnements, funéraire devant sa mère inerte, voyant celle-ci pour la dernière fois ; un recueil qui ses évasions, sa torture par la Gestapo, sa du début à la fin plonge dans le deuil. fuite à Londres et ses efforts pour faire Pour tenter de donner sens à leur vie, et aussi pour ne pas basculer dans la folie, connaître au monde libre le sort qui était la passion ou la déraison, certains personnages choisiront de se rattacher aux petits réservé au peuple juif. objets, comme la boîte de cigares, dans « Là-haut », qui rappelle au protagoniste Dans la troisième partie, Haenel recourt quelques souvenirs d’enfance. D’autres, au contraire, largueront les amarres comme à ce qu’il appelle « l’histoire intuitive » pour cette femme qui laisse tout pour partir avec un ancien amant de voyage dans nous plonger dans la conscience de Karski. « Roberto », récit dans lequel on appréciera l’apparition surprenante du destinataire Le discours qu’il lui prête sur la culpabilité, à la toute fin, donnant sens aux guillemets qui encadrent la nouvelle. individuelle et collective, sur le poids et la Bref, ces vingt courtes nouvelles, livrées dans une écriture fidèle à celle que l’on nécessité du silence, sur l’omniprésence du connaît de Massicotte, mettent en scène une fois encore de petits moments réels et mal et le sens de la foi ou sur les malheurs simples, où les êtres sont bouleversés par la fragilité de l’instant et l’aspect fugitif de d’une Pologne toujours perdante est bril- l’existence. lant, pénétrant et, sans doute, fonda- Nicolas Davignon mentalement juste. Alors pourquoi cette impression que tout cela sonne faux ? Peut-être parce que l’homme d’action Sylvie Massicotte des deux premiers chapitres s’accorde mal PARTIR DE LÀ avec les méditations rétrospectives imagi- L’instant même,Québec,2009,77 p.;14$ nées par Haenel. En outre, la relation cari- caturale de la rencontre de Karski avec N0 118 . NUIT BLANCHE . 23
commentaires fiction roman, biographie romancée que ses chroniques s’étaient retrouvées dans ce curieux cercle littéraire, elle veut en apprendre plus sur ces gens et sur la manière dont ils ont vécu les années de guerre. Il se dégage de ces échanges épistolaires un attachant portrait de l’en- traide humaine en période de crise. N’était de l’humour, qui sauve ici la mise, l’étalage de bons sentiments porterait sans doute ombrage à l’éloge de la lecture qui se dégage de ce roman. Jean-Paul Beaumier Anne Wiazemsky MON ENFANT DE BERLIN Gallimard, Paris, 2009, 247 p. ; 32,95 $ Roosevelt, son dialogue imaginaire avec le principal, Miss Juliet Ashton, son éditeur, la tableau de Rembrandt, Le cavalier polonais, sœur de ce dernier et les habitants de l’île Dans cette biographie romancée, Anne censé représenter l’âme de la Pologne, les qui forment ce curieux cercle littéraire qui a Wiazemsky raconte les amours de ses références ponctuelles à Schoenberg ou à vu le jour de manière pour le moins spon- parents, Claire Mauriac et Yvan, prince Kafka paraissent relever davantage de la tanée, voire loufoque, afin d’échapper à un Wiazemsky, comte Levachov, surnommé sensibilité de l’auteur plutôt que de celle de interdit allemand au moment de l’occu- Wia. Car l’auteure, petite-fille de François son personnage. pation de l’île. L’occupant avait alors banni Mauriac, est bien… cette enfant de Berlin. L’histoire de Jan Kozielewski valait mille tout rassemblement après certaines heures Berlin, 1945. Claire est ambulancière de fois d’être racontée et le livre de Haenel sous peine de sanctions sévères. Les insu- campagne à la Croix-Rouge française, par mérite d’être lu pour l’élégance de sa laires, comme tant d’autres sur le continent, devoir et par goût de l’aventure. Un peu plume, l’acuité de son regard et pour ce étaient soumis à un rationnement strict, aussi pour fuir sa famille bourgeoise, son qu’il dit de la souffrance oubliée de la notamment en ce qui concernait la con- illustre père, sa mère conformiste, ses frères Pologne. Mais, pour rencontrer le vrai Jan sommation de viande. De telles situations et sœur omniprésents. La benjamine Karski, il faudra sans doute lire le récit que sont toujours source d’inventivité, de sur- étouffe dans ce milieu si conventionnel. lui-même fit de sa vie de résistant dans croît lorsqu’il est question de survie. « Un peu intimidée, Claire s’installe dans le Mon témoignage devant le monde, Histoire L’immolation secrète d’un cochon, dont on fauteuil réservé aux visiteurs. Son père d’un État secret, paru chez Point de mire en aura su soustraire l’animal au recensement l’observe en silence, avec un léger sourire 2004. animalier auquel les forces d’occupation se énigmatique. » Yvon Poulin prêtaient, sera ici le déclencheur de réu- Des tâches dures attendent pourtant la nions dont le motif premier avait permis jeune Mauriac, mais elle y fait face. Dans les d’échapper aux sanctions, mais qui peu à fours crématoires, elle ramasse les cendres Mary Ann Shaffer et Annie Barrows peu épouse sa véritable raison d’être : les de ses compatriotes assassinés. Elle tra- LE CERCLE LITTÉRAIRE insulaires, après s’être repus, découvrent vaille à libérer les « malgré-nous » détenus DES AMATEURS D’ÉPLUCHURES qui Les lettres de Sénèque traduites du par les Soviétiques. Elle est généreuse avec DE PATATES latin, qui la biographie d’un dénommé l’ennemi défait. « Le jour où je suis allée Trad. de l’américain par Aline Azoulay- Charles Lamb, poète et essayiste anglais chercher les corps des fusillés, je n’osais pas Pacvon d’origine galloise du XIX e siècle, qui y aller tant j’avais peur d’en connaître un. » Nil, Paris, 2009, 391 p. ; 29,95 $ l’Anthologie Oxford de la poésie moderne, Un côté léger aussi, d’enfant gâtée, 1892-1935, dont la sélection de poèmes a étonnant à cette époque difficile de l’après- Les éditions Nil occupent un créneau été laissée aux soins d’un certain Yeats, guerre. « Où trouver du vernis à ongle, un populaire dont les livres font recette. L’un précisera l’heureux élu qui aura à rendre matériel de manucure ? » Pourtant, elle voit des derniers titres parus, Le Cercle compte de sa lecture aux autres membres bien que « [l]’Allemagne est un pays ruiné littéraire des amateurs d’épluchures de du cercle. où tout manque : la nourriture, les loge- patates, ne fait pas exception à la règle. Le Au fil des lettres qu’échangent les ments, les vêtements ». roman emprunte la forme épistolaire et insulaires avec Juliet Ashton, prend forme le Comme dans un roman un peu fleur relate la vie d’une petite communauté véritable motif romanesque. Cette dernière, bleue, l’amour triomphe. Après avoir connu anglo-normande habitant l’île de Guer- après avoir produit des billets humo- de nombreuses difficultés, Claire et Yvan nesey durant l’année ayant suivi la fin de la ristiques pour un quotidien londonien se marient, sous la recommandation de Deuxième Guerre mondiale à travers durant la guerre, est à la recherche d’un Troyat, « un ex-Russe comme Wia, exilé l’échange de lettres entre le personnage sujet pour son prochain livre. Ayant appris comme Wia, naturalisé Français, toujours N0 118 . NUIT BLANCHE . 24
comme Wia ». Ils ont deux enfants, Anne, Au nord de l’imaginaire cette enfant de Berlin née en 1947, et Pierre dit Wiaz, le dessinateur né à Rome en 1949. L Fiction et témoignage, le récit biogra- e Nord est un lieu de défi, de recommencement, où chacun phique est riche du patrimoine épistolaire fait face à ses limites et à sa solitude. Dans ces lieux familial, telles les lettres de Claire à ses austères, perdus, hostiles, il est vital de puiser dans ses parents – « Chère adorable petite maman » – ressources pour affronter l’adversité qui ne manquera pas ou d’Yvan à ses imposants beaux-parents. d’advenir. Il n’est guère étonnant que ce lieu vaste et imprécis, Mon enfant de Berlin a été sélectionné contrôlé que de biais par la civilisation technicienne, soit pour le Renaudot 2009. devenu pour les écrivains un espace imaginaire à investir, un Michèle Bernard univers fertile pour camper des intrigues qui y acquièrent une densité, une universalité du seul fait de placer des individus face aux éléments et à la présence pas toujours rassurante de leur semblable. Monique LaRue C’est ce qu’a fait Trevor Ferguson dans son roman Train d’enfer, que les éditions L’ŒIL DE MARQUISE de la Pleine lune rééditent avec la sortie de son adaptation cinématographique. Boréal, Montréal, 2009, 381 p. ; 28,50 $ Martin Bishop est un adolescent orphelin qui s’engage sur un chantier voué à l’édification du chemin de fer du Grand Lac des Esclaves. Le jeune est responsable du Monique LaRue a du cran. Après avoir livre de comptabilité, ce qui le met rapidement en conflit avec son supérieur traité de l’enseignement au cégep – en autoritaire qui gère les fonds à son propre profit. Histoire à propos de l’éthique dans particulier celui de la littérature – dans La des situations extrêmes, où la dignité humaine est mise à mal par la soif d’argent et gloire de Cassiodore qui lui a d’ailleurs valu de pouvoir, le roman est marqué par des urgences en opposition. D’abord celle de la le prix du Gouverneur général 2002, la voilà compagnie, qui impose une cadence infernale aux ouvriers exténués, puis celle de qui traduit sous forme romanesque avec Martin, happé par la frénésie de se faire une place dans ce monde hostile et d’y son tout récent titre, L’œil de Marquise, acquérir un statut, celle enfin d’un récit écrit d’un seul souffle, qui ponctue le temps la très complexe problématique de notre en accéléré, mais pas ses phrases. Chaque énoncé coule sans virgules, créant un identité nationale et son cortège de torrent narratif où les coupures et les hésitations ne sont pas les bienvenues. Ce train questions connexes. d’enfer imposé à tous, lecteur compris, entraîne le drame : Martin est exclu du De l’attentat à la bombe dans l’édifice chantier, il doit vivre tel un vagabond dans la forêt menaçante avec les autres abritant les bureaux de l’Impôt fédéral à destitués. Cette société de marginaux, Martin, par sa vivacité d’esprit, doit la mettre Montréal en 1966 (dans la réalité, celui de à sa main et l’orienter vers sa liberté et la justice. Le défi du Nord est alors grandiose, la Bourse de Montréal) au projet annulé de mais relevé par la droiture de Martin, malgré les souillures qu’il doit se résigner à reconstitution de la bataille des plaines commettre pour maintenir ses idéaux. d’Abraham en 2009 en passant par les deux Le roman de Ferguson additionne les aventures, les discours apocalyptiques, les référendums, le commentaire de Jacques descriptions lyriques du paysage afin de baliser la vieille confrontation entre l’idéa- Parizeau sur l’argent et le vote ethnique, le lisme et le pragmatisme. Les outrances, les facilités, les péripéties rocambolesques code de Hérouxville destiné aux immi- sont fréquentes, mais le talent (capacité à camper les personnages, bon dosage entre grants et la Commission Bouchard-Taylor action et description, dialogues savoureux, ambiguïtés bien placées) de conteur de sur les accommodements raisonnables, Ferguson distille une joie de narrer qui lisse néanmoins ces aspérités. Marquise observe la multitude de change- Michel Nareau ments qui ont façonné le tissu social québécois malgré ou en raison des polé- miques, frustrations, remises en question, Trevor Ferguson désillusions, prises de position extrémistes TRAIN D’ENFER et valses-hésitations de toutes sortes. Trad. de l’anglais par Ivan Steenhout Taisant ses propres idées, Marquise raconte, Pleine lune, Lachine, 2009, 303 p. ; 24,95 $ commente et tente de cerner les irrémé- diables dissensions entre ses deux frères tout aussi opposés par leurs opinions politiques que par leur personnalité res- les liens noués avec une foule de person- athée ; Carmen, une jeune femme d’origine pective : l’aîné, Louis, sûr de lui et volon- nages au fil des décennies : Osler, voisin mexicaine nostalgique de son pays natal taire, un indépendantiste convaincu et et ami de la famille Cardinal, pour qui qui aura un fils de sa brève liaison avec parfois buté qui a flirté avec le terrorisme l’« oppression » dont souffrent les Doris et deviendra plus tard la compagne dans sa jeunesse, et le cadet Doris, solitaire, Flamands en Belgique est similaire à celle de Louis ; Noriko, amie d’origine japonaise ombrageux et silencieux, obnubilé par le des Canadiens français ; Virginia, première de Doris qui deviendra le parrain de son racisme et indifférent aux revendications épouse de Louis, une artiste photographe fils ; et surtout Jimmy Graham dont le père des nationalistes. L’un comme l’autre seront anglophone de Westmount ; Salomon, le concierge a trouvé la mort dans l’attentat cependant profondément transformés par mari de Marquise, issu d’une famille juive aux bureaux de l’Impôt fédéral… N0 118 . NUIT BLANCHE . 25
commentaires fiction roman qui feront plus tard de la jeunesse le plus insoutenable des deuils à porter. La force première de Besson – et pas seulement dans ce livre-ci –, c’est de toujours parvenir à maintenir à portée de main, à flanc de caresse, cette étrange et secrète profondeur de toute amitié : le désir. Car il n’y a pas d’amitié véritable, pas d’intimité sans un immense et insatiable attrait pour le corps de l’autre, et ce, quel que soit son sexe. En effet, ce que nous aimons chez les êtres que nous aimons, n’est-ce pas d’abord leur corps qui nous le donne à aimer ? Un fron- cement de sourcils dans la lumière trop crue, une veine saillante sur l’avant-bras, un certain drame dans le regard, une douce retenue dans la voix ? Avec une plume vigoureuse, Monique Or, en embrassant ces rencontres impor- LaRue propose un roman très dense et Philippe Besson tantes, marquantes, c’est la vie que nous rapide, aux ramifications qui frôlent parfois LA TRAHISON DE THOMAS SPENCER embrassons, la vie dans ce qu’elle a de plus l’excès – l’épisode au Japon, le lien filial Julliard, Paris, 2009, 265 p. ; 29,95 $ inattendu, de plus surprenant, de plus sai- entre Marco Tremblay et Jimmy Graham et sissant. C’est la vie entière, celle-là même le destin de Salomon scellé par un jeune Il existe peu d’écritures aussi sensibles et qui aura tôt fait de se charger de nous pousser Amérindien – où le récit, voyageant entre déchirantes, aussi charnelles que celle du vers d’autres rencontres. Et c’est là que se présent et passé, traite avec audace d’un sujet romancier Philippe Besson. Après le trou- jouera le drame de Thomas Spencer : aimer infiniment sensible à travers de nombreux blant Un homme accidentel, il nous pro- Claire MacMullen. L’aimer au risque d’ané- personnages. Trop peut-être ? En effet, les pose maintenant La trahison de Thomas antir son meilleur ami. Que choisir entre Louis, Doris, Virginia, Jimmy, Carmen et Spencer. Cette fois encore, Besson nous met honorer les serments passés et céder aux autres arrivent mal à vraiment nous tou- en présence des désordres du désir et nous promesses d’avenir ? Refuser la passion cher. Tout se passe comme si la complexité force à explorer les limites qu’un homme amoureuse par fidélité amicale, est-ce alors de leurs motivations et de leur personnalité peut être conduit, par amour, par passion, à trahir le mouvement même de la vie, la raison s’évanouissait sous le poids de la théma- transgresser. même de la chair ? Une chose est certaine : tique ; ils apparaissent ainsi comme des L’histoire est celle de l’amitié qui unit quelqu’un perdra, quelqu’un souffrira à figures archétypales symbolisant les diver- Paul Bruder et le narrateur Thomas Spencer. mort, quelqu’un s’en voudra à mort. Et, pire ses positions qui s’affrontent au sein de la Amis d’enfance pour la vie, tendres com- que des blessures, les traces de toute cette société québécoise sur cette vaste question plices d’adolescence, ils sont à bien des histoire seront de véritables trous, d’atroces de l’identité nationale. Néanmoins, L’œil de égards tout l’un pour l’autre : l’épaule où vides, de terribles béances où sombrer sans Marquise mérite amplement lecture ne pleurer, la main à retenir, les lèvres auxquel- merci. serait-ce que pour cette audace et les ques- les se pendre. Ensemble, ils partagent le Le roman de Besson, sous un récit tout tions qu’il véhicule auxquelles personne ne désœuvrement des jours d’été, l’appel des simple, cache de grandes hantises : ne peut rester indifférent. grands espaces à découvrir, les inoubliables sommes-nous pas tous, chacun d’entre nous, Linda Amyot frissons de toutes ces grandes premières du seul fait d’appartenir au vivant, donc au N0 118 . NUIT BLANCHE . 26
mouvant, voués à trahir ? Ne sommes-nous du haschisch, en fabriquant un avion ou en ressent depuis sa séparation. La crise de la pas tous à la fois et le pire et le meilleur, l’un rassemblant leurs économies pour rendre cinquantaine. Pourquoi pas un congé d’un et l’autre de surcroît impossibles à dépar- visite aux « Polonaises » (des prostituées). an ? Pourquoi pas à Villerey où elle loue la tager ? Lequel d’entre nous peut affirmer Chez Mingarelli, ni les phrases ni les maison qui abritait le Café Villerey. n’être pas fait de mille bévues et de mille émotions ne sont compliquées. Son écri- Parallèlement, l’instituteur à la retraite, ratés, de mauvaises décisions et de choix dou- ture, désarmante de simplicité, n’en parvient Léandre Arcand, observe minutieusement les teux, de bonheurs massacrés et de désastres pas moins, à force de traits sobres, d’ellipses quelques mouvements qui animent son vil- encore lancinants ? Et surtout lequel peut et de non-dits, à soulever une vaste émo- lage. L’arrivée de l’étrangère suscite de nom- dire si l’on se remet un jour d’avoir déçu ? tion en son lecteur. On verra le petit Sachs breux remous, ce qu’il s’empresse de noter. Alexandre Lizotte faire trois rêves et trois cauchemars, et son Fragile dans ce qu’elle est, Florence a père tenter de le consoler avec du melon toujours obéi à ce que les autres décidaient d’eau ; Fedia faire traverser la rivière à un pour elle et son installation à Villerey ne Hubert Mingarelli mystérieux vieillard ou boire du café dans change pas cette attitude. Installée dans un LA PROMESSE un thermos. Êtres et événements ont des café fermé, elle succombe à la pression de le Seuil, Paris, 2009, 138 p. ; 24,95 $ contours peu finis ; on n’en sait pas plus rouvrir, devenant ainsi restauratrice malgré que ce qu’il y a à en savoir. Tout le charme de elle, ce qui lui permet de découvrir les Hubert Mingarelli est l’auteur d’une œuvre Mingarelli vient de cette expressive réserve. habitants dont certains lui apportent une discrète mais estimée, comptant à ce jour Patrick Bergeron façon plus simple et plus saine de voir le quinze romans, dont un prix Médicis monde et de se voir. Étape transitoire vers (Quatre soldats, 2003) et cinq titres parus une plus grande autonomie : à la fin de dans des collections dédiées à la jeunesse. Michèle Matteau l’été, elle ferme le restaurant, et quand vient D’inspiration autobiographique, La pro- DU CHAOS POUR UNE ÉTOILE le temps de retourner à son travail, elle sait messe promène un regard ému sur l’amitié L’Interligne, Ottawa, 2009, qu’elle n’aura plus à se prouver, ni à plaire à masculine et la relation d’un père et son fils. 256 p. ; 19,95 $ tout prix, mais à tout simplement être ce Dans ce petit roman aux allures de longue qu’elle est. Et puis, peut-être y a-t-il un nouvelle, deux récits s’entrecroisent. D’une La vie passe-t-elle par Villery Station, ce avenir entre elle et Léandre… part, le narrateur décrit une journée dans la petit village de 112 habitants de l’est de Du chaos pour une étoile se construit vie de Fedia. Contrairement à ses habitudes, l’Ontario ? À en croire Florence, l’héroïne autour de Florence et de Léandre dans une Fedia est allé naviguer sans emmener son fils du roman Du chaos pour une étoile de alternance de chapitres aux tonalités diffé- Sachs.Autre fait inhabituel, il est parti muni Michèle Matteau (L’Interligne), on peut en rentes. Écrits à la première personne, ceux d’une petite boîte contenant des cendres et déduire que oui. Du moins une certaine de Florence évoquent un journal personnel, réveillant le souvenir d’un lien brisé. Le récit renaissance. Revenant de nuit de chez des tandis que ceux de Léandre entremêlent de cette journée est entrecoupé de retours en amis chez qui elle a fêté ses 53 ans, contrainte journal personnel et narration omnisciente. arrière, jusqu’à l’époque où, longtemps aupa- de prendre une déviation, elle se perd dans Ce jeu de formes dynamise la lecture et per- ravant, naissait l’amitié de Fedia et de Vassili. l’épais brouillard et se retrouve, en panne met de mieux saisir la façon dont les deux Apprentis matelots dans une école de méca- qui plus est, dans ce restant de village qu’elle personnages font face à ce qu’ils vivent. nique navale, les deux jeunes gens se sont quitte au matin sans volonté d’y retourner. Sans être une grande œuvre, ce roman, promis de ne jamais se perdre. À l’école de Mais cette recherchiste à Radio-Canada habité d’un rythme vif et à la construction la flotte, la vie n’était pas gaie, l’établisse- Ottawa vit une crise existentielle née en intéressante, est charmant par l’évocation ment appliquant une structure militaire. partie à cause de l’insatisfaction que lui de la vie de ce village et sympathique par la Les deux amis s’en évadaient en allant voir procure son travail (une critique sévère, mais façon dont sont mis en scène les personnages. la lune se mirer sur la Baltique, en fumant méritée de RC), et de la solitude qu’elle David Lonergan N0 118 . NUIT BLANCHE . 27
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