FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
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N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste Sommaire Dossier : « Picasso et Cocteau. Correspondance » 02. Édito 03. Entretien avec Ioannis Kontaxopoulos 06. Lettres choisies - Picasso & Cocteau 08. Portrait croisé - Picasso & Cocteau 10. Napoléon, Correspondance. Tome XV 12. Dernières parutions Photo et conception graphique N. Jungerman 14. Agenda
Édito Picasso et Cocteau - Correspondance Nathalie Jungerman « Picasso me craint sachant qu’aucune de ses faiblesses ne m’échappent et que son œil de matador me met généralement en mauvaise posture. On ne peut pas aimer Picasso, on ne peut que l’adorer, le craindre, le respecter mais son égocen- trisme et sa puissance de destruction l’enveloppent d’une solitude contre laquelle la mienne se cogne. » Jean Cocteau, cité par Carole Weisweiller (Correspon- dance Picasso/Cocteau (1915-1963), Gallimard, 2018). Dans la collection Art et Artistes, les éditions Gallimard ont publié avec le Musée national Picasso-Paris, la correspondance de Pablo Picasso et Jean Cocteau. Établie, commentée et annotée par Pierre Caizergues, professeur émérite de langue et littérature françaises à l’université de Montpellier-III et par Ioannis Kontaxopoulos, collectionneur et spécialiste de l’œuvre graphique de Cocteau, elle couvre une période de quarante-neuf années, de 1915 à 1963, jusqu’à la mort du poète. Les lettres de Jean Cocteau restent souvent sans réponse : 284 lettres de lui, et seulement 53 de Picasso. Pour éclairer le contexte et compenser ce désé- quilibre – qui s’explique en partie par un cambriolage de l’appartement de Cocteau en 1954, par la difficulté pour Picasso à s’exprimer par écrit en langue française, ou encore par la proximité de leurs domiciles à Paris et sur la Côte d’Azur qui favorisait les visites plus que la correspondance – les éditeurs ont eu recours, notamment, aux échanges avec les compagnes et épouses du peintre, et au journal intime du poète. Le volume rassemble ainsi 450 pièces enrichies de documents et d’illustrations. Les commentaires et réflexions de Cocteau sur la personnalité de Picasso ou sur son œuvre, les conversations qu’il a consi- gnées dans son journal, extraits cités dans le remarquable appareil critique de l’édition, sont significatifs d’une amitié complexe qui a duré toute une vie en dépit de leurs différences. Au fil des lettres, se profile l’influence mutuelle que les deux amis subissent dans leur travail, plastique pour l’un et littéraire pour l’autre. Ils prônent ensemble la modernité tout en gardant leur libre arbitre. Grâce à Cocteau qui côtoie depuis 1909 Serge de Diaghilev, le fondateur des Ballets russes, Picasso crée les décors et costumes cubistes de Parade (1917) dont la chorégraphie est de Léonide Massine. Une œuvre en un acte comman- dée par Diaghilev, extrêmement novatrice, composée par Erik Satie, initiée et écrite par Cocteau, réunissant la danse, la musique, la peinture et la poésie. Une union des arts, exceptionnelle dans l’histoire de l’art. 02
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 Entretien avec Ioannis Kontaxopoulos Propos recueillis par Nathalie Jungerman Dans la collection Art et Artis- correspondants. De ce point de vue, tes, les éditions Gallimard ont Max Jacob a envoyé 100 lettres à publié récemment avec le Musée Picasso mais on ne connaît que huit national Picasso-Paris, la cor- réponses du peintre. Sûrement cons- respondance de Pablo Picasso et cient de sa défaillance, Picasso avait Jean Cocteau. Vous avez établi, écrit un jour à Kahnweiler : « Dites à commenté et annoté, avec Pierre Max Jacob que je l’aime beaucoup et Caizergues, cet échange épisto- que si je ne lui écris pas, ça ne fait laire qui couvre une période de rien ». Apollinaire, pourtant gratifié quarante-neuf années, de 1915 à d’une centaine de lettres de Picasso, Ioannis Kontaxopoulos © Mika Sevdali 1963, jusqu’à la mort du poète. a eu à déplorer les mêmes silences, Les lettres de Jean Cocteau res- le même éloignement. tent souvent sans réponse et sont Ioannis Kontaxopoulos, collectionneur donc beaucoup plus nombreuses Pour compenser l’absence de et spécialiste de l’œuvre graphique de Cocteau, fut le commissaire de que celles écrites par Picasso. On certaines lettres et éclairer le l’exposition Cocteau rencontre Picasso sait que plusieurs lettres reçues contexte, vous avez eu recours au Kunstmuseum Pablo Picasso par le poète se sont perdues, notamment aux échanges Münster en 2015 et de Picasso/Cocteau mais ce n’est pas la seule rai- avec les compagnes et épou- – Pioneers of Modernism, Fondation Theocharakis (Athènes, 4 nov. 2015 - son... Comment explique-t-on ce ses de Picasso et au Journal 28 février 2016). Ces expositions ont déséquilibre ? de Cocteau. Cocteau qui, vous mis pour la première fois en lumière écrivez, « s’avère un excel- les relations formelles, amicales et iconographiques qu’ont pu entretenir Ioannis Kontaxopoulos Il est vrai lent biographe de Picasso, un Cocteau et Picasso. Il a également que ce déséquilibre interroge. L’asy- témoin précieux de cinquante assuré le commissariat des expositions métrie n’est pas seulement quanti- années de la vie artistique et suivantes : Jean Cocteau – L’œuvre tative mais aussi qualitative, dans intime d’un des plus grands graphique, au Palais des expositions de la Ville de Luxembourg (Cercle- la mesure où les lettres de Picasso peintres du XXe siècle. »... Cité) (8 déc. 2012 - 24 février 2013) sont brèves et souvent descriptives. et de Jean Cocteau – Spirit of the 20th Les plus belles lettres de Picasso à I.K. Oui, et surtout à la contextuali- Century Parisian Scene, au Palais des expositions de la Ville de Hong Kong Cocteau sont celles avec des des- sation de la correspondance. En ef- (French May). sins, et les plus émouvantes, à mon fet, après avoir réuni et lu les 450 sens, celles dont le texte inexistant lettres de cette correspondance, ce est remplacé par des taches de cou- qui n’était pas chose aisée vu leur leurs, signe que la palette seule lui dispersion, je me suis aussitôt rendu fournissait l’alphabet de l’expression compte qu’elles ne révélaient que de ses sentiments. Voyez par exem- partiellement l’ampleur et la com- ple la lettre 392, reproduite dans plexité de l’amitié artistique qui lia l’ouvrage. Ensuite, il n’y a pas de les deux hommes pendant quaran- doute que Picasso ait eu des diffi- te-neuf ans. Seule une contextuali- cultés à s’exprimer par écrit en fran- sation pourrait rétablir la vérité et, çais, dans une langue qu’il maîtrisait en même temps, rendre la lecture mal, ce qui l’empêchait sûrement de cette correspondance agréable d’entretenir des liens épistolaires pour le lecteur même non avisé. La suivis. Enfin, la proximité des domi- contextualisation à travers le journal ciles des deux amis, à Paris et sur la intime de Cocteau, les carnets de Côte d’Azur, favorisait les visites plus Picasso, les biographies des deux ar- que les échanges de lettres. De toute tistes, la presse de l’époque, voire les évidence, Picasso a laissé nombre de lettres échangées avec d’autres cor- messages sans réponse, par négli- respondants dans lesquelles Picasso Picasso / Cocteau Correspondance 1915-1963 gence, par oubli, par manque d’élan, et Cocteau sont évoqués, comblent Édition de Pierre Caizergues et par surcharge de travail tout simple- utilement les lacunes et rendent à Ioannis Kontaxopoulos Coédition Gallimard / Musée national ment lorsque Cocteau insiste pour cette amitié tout son faste. La contex- Picasso-Paris, mai 2018. obtenir telle participation à un projet tualisation ménage parfois des sur- Avec le soutien de où il ne souhaite pas s’engager. On prises parce que sur un personnage retrouve le même déséquilibre dans on s’exprime différemment dans son les échanges de Picasso avec d’autres journal intime que dans une lettre 03
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 qu’on lui adresse. Cela permet de en proposant d’organiser une exposi- Entretien avec Ioannis Kontaxopoulos mieux saisir les vrais sentiments de tion des peintres qui ont été mangés l’un envers l’autre. Cette édition de par Picasso dans l’arène. Sans doute la correspondance est en réalité une serait-ce, dit-il, prétexte à canoniser biographie croisée des deux artistes quelques martyrs... qui peut se lire de manière autonome grâce à l’annotation détaillée. Tout y Les lettres de Cocteau affirment est pour que le lecteur suive de bout la fascination qu’il éprouve pour en bout l’histoire de cette amitié ar- son ami qu’il nomme « Cher tistique. Cocteau s’avère en effet un Magnifique », « Mon Picasso », excellent biographe de Picasso, un « Cher Seigneur »... Dans vo- Jean Cocteau vers 1930 témoin précieux de cinquante an- tre préface, vous parlez de trois © Germaine Krull courtesy Museum nées de la vie artistique et intime périodes qui se succèdent à par- Folkwang/Essen d’un des plus grands peintres du XXe tir de 1915, date de leur amitié siècle. Or, envisager Picasso et son amorcée. Pouvez-vous nous en œuvre à travers les écrits de Cocteau dire quelques mots et expliquer ne peut qu’apporter un regard neuf, le malentendu qui marque une à la fois sur le peintre espagnol et rupture en 1926 ? sur le poète lui-même : parlant de Picasso, Cocteau médite sur sa pro- I.K. Une fois l’amitié des deux artis- pre esthétique et sur sa propre éthi- tes amorcée en 1915, trois périodes que. Mieux, la syntaxe plastique de se succèdent, autant d’étapes de la Picasso trouve chez Cocteau une fascination de Cocteau pour Picasso. équivalence littéraire. La première, de 1915 à 1926, est celle d’une relation enthousiaste qui Comment se traduit dans leur tra- porte vite ses fruits tant pour l’évolu- vail cette influence mutuelle ? tion de l’esthétique des deux artistes Picasso 1930-1935 Man Ray que pour leur collaboration, voire leur (Malaga, 1881- Mougins, 1973) I.K. Je crois que l’œuvre graphique promotion mutuelle. C’est la saison Publié par Editions Cahiers d’Art, Paris, 1936. de Cocteau porte souvent l’emprein- de l’amitié par excellence. Picasso te tantôt de sa réflexion critique sur consolide chez Cocteau un vocabu- le peintre espagnol, tantôt de l’in- laire nouveau, celui de l’avant-garde fluence qu’il subit de son ami. Le et de la modernité, l’éloignant défini- travail de Picasso n’est pas, lui non tivement d’un goût fin de siècle. Coc- plus, exempt d’influence née du style teau l’entraîne dans l’aventure des de Cocteau : le goût de l’invention, Ballets russes fondés par Serge de une virtuosité verbale étourdissante Diaghilev, l’initiant ainsi à l’esthétique de paradoxes, d’images et de trou- somptueuse et décorative des arts vailles de style du poète français ont du théâtre pour lequel Picasso crée marqué l’univers du peintre espa- ses premiers décors et costumes, gnol. dont certains sur des arguments de Cocteau (Parade, Antigone, Le Train Picasso et Cocteau prônent en- bleu). Ensuite, Cocteau introduit semble la modernité tout en Picasso dans les cercles des riches gardant leur libre arbitre... Dans aristocrates et mécènes, séduits par Jean Cocteau Le Passé défini une lettre (31), Cocteau écrit à l’avant-garde, qui acquièrent systé- Journal, tome VIII : 1962-1963 Picasso à propos de Parade : « Ce matiquement ses tableaux. Le voya- Édition de Pierre Caizergues Éditions Gallimard, Coll. Blanche, que vous ferez ne sera jamais du ge à Rome des deux artistes pour novembre 2013. costume ou sera ce que doit être préparer Parade se trouve à l’origi- le costume au théâtre... » ne de l’une des plus belles périodes Pierre Caizergues est poète, éditeur de textes poétiques et créatrices de l’œuvre de Picasso, son enseignant. Il est professeur I.K. Aux yeux de Cocteau, Picasso retour à un apparent classicisme, un émérite de langue et littérature est toujours un précurseur. Il em- style naturaliste inspiré à la fois de française à l’Université de ploie à son égard une belle formule l’art classique romain et du néo-clas- Montpellier-III. Il a coédité les Œuvres poétiques complètes et qui explique la boutade que vous sicisme académique d’Ingres, tel que le Théâtre complet de Cocteau évoquez : « Picasso referme toutes Cocteau le prônait déjà dans ses tex- dans la Bibliothèque de la Pléiade. les portes qu’il ouvre ; le suivre c’est tes critiques de l’époque. En outre, Il est l’auteur, avec Ioannis Kontaxopoulos, de l’édition de se cogner. » Picasso dérange les Cocteau écrit dès 1915 ses premiers la Correspondance Picasso / autres peintres, il les écrase, il les poèmes en hommage à Picasso et Cocteau, Gallimard, coll. Art et dévore... Cocteau s’amuse d’ailleurs publie en 1923 une des premières Artistes, mai 2018. 04
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 monographies consacrées au pein- 1927 à 1949, révèle une certaine dis- Entretien avec Ioannis Kontaxopoulos tre. Les deux hommes se fréquen- tance. Celle-ci s’accentue aussi bien tent assidûment, voyagent ensemble à cause des préoccupations politi- et échangent des portraits. Cocteau ques de Picasso que de son rappro- sera même témoin au mariage de chement du milieu surréaliste hostile Picasso et d’Olga en 1918. à Cocteau ; et l’Occupation les ayant Mais un malentendu, suite à une ensuite éloignés l’un de l’autre. Tou- mystification organisée par les sur- tefois, Cocteau, critique d’art avisé, réalistes, marque une rupture entre sera sensible aux oeuvres majeures les deux hommes en 1926. Séjour- de Picasso de cette période. Qu’elles nant en octobre 1926 à Barcelone, soient « propagandistes », com- Picasso avait donné un entretien qui me Songe et mensonge de Franco a paru le 19 octobre dans le périodi- (1937), Guernica (1937), L’Aubade que catalan La Publicitat. Le même (1942) et Le Charnier (1945), ou Cocteau rencontre Picasso jour, L’Intransigeant faisait paraître conceptuelles, comme les sculptures (Cocteau trifft Picasso) collection Kontaxopoulos un bref texte intitulé « L’opinion de construites d’assemblages hétérocli- Catalogue de l’exposition, Kunstmuseum Picasso sur Jean Cocteau », soi-disant tes, elles suscitent chez lui des ré- Pablo Picasso, Münster, 18 juillet-18 octobre 2015 sous la direction de Ioannis extrait de l’entretien de Barcelone, flexions perspicaces et peu connues Kontaxopoulos, Markus Müller ; contri- dans lequel le peintre aurait dit que encore aujourd’hui. De même quand butions de Pierre Caizergues, Alexander Gaude, Laurence Madeline... Cocteau était une machine à penser, il établit des comparaisons entre les Textes en français et en allemand que ses dessins étaient gracieux, œuvres de Picasso, d’une part, et Éditions Hirmer, 2015. que sa littérature était très journa- celles de Matisse, de Braque, ou de listique. Picasso aurait poursuivi : Chirico, d’autre part. Enfin, l’instal- « Si on faisait des journaux pour in- lation des deux amis dans le midi tellectuels, Cocteau de la France, servirait chaque au début des jour un nouveau années 1950, plat, une élégan- les rapproche te pirouette. S’il de nouveau. pouvait vendre Une troisième son talent, nous période, celle pourrions aller d’un difficile toute la vie à la recommen- pharmacie ache- cement, de ter un cachet de 1950 à 1963, Cocteau sans arri- se teinte de Cocteau, Picasso et la chèvre Esmeralda, ver à épuiser son Carte postale de Pablo Picasso à Jean nostalgie mais La Californie, Cannes, 1958 Cocteau, septembre 1919. Photo André Villers, talent. » Outre que The University of texas of Austin. aussi d’une méfian- Musée national Picasso-Paris Picasso ne s’est jamais © Éditions Gallimard, Picasso / Cocteau ce mutuelle qui, au © Éditions Gallimard, Picasso / Cocteau Correspondance 1915-1963, page 125. Correspondance 1915-1963, page 315. exprimé sur l’œuvre fil des ans, plutôt graphique de Cocteau, que de se réduire, ces paroles ne lui ressemblaient pas. s’exacerbe. Les deux hommes par- L’entretien de La Publicitat ne fai- tagent, en surface, le même quo- sait aucune référence à Cocteau. Il tidien, les mêmes amis, la même était inventé de toutes pièces par la passion pour la tauromachie, la bande surréaliste. Profondément af- même gloire au sommet de leurs fecté par cette histoire et devinant carrières respectives. La fidélité de la mystification, Cocteau essaya de Cocteau se manifeste par la publi- convaincre Picasso de démentir ses cation de poèmes et d’essais sur le prétendus propos. Ce que Picasso peintre à l’occasion de ses anniver- n’a jamais fait, peut-être pour ne pas saires ou de ses expositions ; tan- dévoiler la supercherie d’un groupe dis que celle de Picasso répond par qui avait de quoi le séduire. l’illustration d’ouvrages du poète à Après le temps heureux de la ren- caractère bibliophilique, par la réa- contre et des projets qui plaisent lisation de dessins humoristiques à Picasso, vient alors une période sur l’épée d’académicien de son Ioannis kontaxopoulos atone dans leurs relations où la com- ami, et par sa caution morale en Métamorphosis Catalogue de l’exposition qui aura lieu plicité, la joie des débuts semblent participant à son dernier film, Le au Musée du Design de Den Bosch éteintes. La deuxième période de Testament d’Orphée (1959). (Hollande), du 10 novembre 2018 au 10 mars 2019. leur amitié désormais contrariée, de 05
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 Lettres choisies Finalement, cette phrase de Cocteau citée Entretien avec Ioannis Kontaxopoulos dans le témoignage de Carole Weisweiller résume la relation Cocteau/Picasso ; qu’en pensez-vous ? : « Picasso me craint sachant Picasso / Cocteau. qu’aucune de ses faiblesses ne m’échappent Correspondance 1915-1963 et que son œil de matador me met géné- ralement en mauvaise posture. On ne peut © Gallimard, coll. Art et Artistes pas aimer Picasso, on ne peut que l’adorer, le craindre, le respecter mais son égocen- trisme et sa puissance de destruction l’en- veloppent d’une solitude contre laquelle la mienne se cogne. » I.K. Cocteau, ici, saisit bien la psychologie de Picasso, qui se trouve du reste aux antipodes de la sienne. Picasso – et Françoise Gilot l’a très bien décrit dans son livre – était un homme nietzs- chéen, un surhomme avec une vraie volonté de Lettre de Pablo Picasso à Jean Cocteau, puissance et de domination. Cocteau aimait aimer 26 août 1918, sur deux feuillets. et être aimé, ce qui est différent de vouloir plaire Bibliothèque historique de la Ville de Paris. qui est péjoratif pour un artiste. Il y a du sado- © Éditions Gallimard, Picasso / masochisme dans la relation Cocteau / Picasso et Cocteau. Correspondance 1915- 1963, page 107. leur correspondance s’en ressent. Pour conclure, peut-on évoquer l’exposition « Cocteau rencontre Picasso » dont vous Cocteau à Picasso avez assuré le commissariat en 2015 au mu- [6 février 1916] sée Pablo Picasso de Münster ? Mon cher Picasso I.K. L’exposition Cocteau / Picasso en Allemagne, On m’annonce, dans une étrange guitoune en tôle application Bass, recollages, journal et numéros, très vous, que mon por- reprise à la Fondation Theocharakis d’Athènes trait en arlequin existe. Est-ce exact ? l’année suivante, se situait dans la lignée des ex- Je tiens la surprise d’un capitaine (pas Canudo !) qui vous ad- positions comparatives entre deux ou plusieurs mire et rentre de permission. Son témoignage coïncide avec une lettre d’André Lhote. artistes. C’était une exposition de dialogue ou de Ne pourrai-je voir un simili, quelque chose qui me réconforte, résonance qui a mis en lumière, pour la première qui me prouve que je ne suis pas vêtu de naissance et pour fois, les relations formelles, amicales ou icono- toujours en Marsien [sic], en ours, en Fantômas ? graphiques qu’ont entretenues ces deux artistes. La figure, reste, sous les masques et le casque très « sainte famille » de Picasso. Arlequin portant le masque contre les gaz ! À travers une série de thèmes communs puisés Le casque d’Hermès qui, du coup, ne lui va pas mal – les deux dans le fond et la forme de leur production pictu- bonhommes, les deux « bonhommes » selon le dialecte zouave, rale, le visiteur se rendait compte de la parenté du se ressemblent. Cher Picasso, faites signe, un seul trait des deux artistes. Toutes leurs thématiques Pablo Picasso communes y étaient évoquées : Portraits, scènes sur une carte. mythologiques, érotiques, la corrida, le cirque, le J’aimerais être sûr que le portrait n’a pas étouffé le modèle, théâtre, et bien entendu leurs collaborations dans comme dans un film qui s’appelait : Le peintre fatal. Votre ami fidèle le domaine du livre d’artiste. En même temps, en se référant à l’analyse de Cocteau-critique d’art, Jean Cocteau l’exposition proposait un accompagnement iné- .................................................................. dit de l’œuvre de Picasso. Le très beau catalogue bilingue de cette exposition, paru en 2015 aux Cocteau à Picasso éditions allemandes Hirmer, a jeté les bases pour l’édition, en 2018, de la correspondance com- [Fin août 1916] plète Picasso / Cocteau chez Gallimard. Les deux Cher Picasso ouvrages sont parfaitement complémentaires. 1° Je venais d’abord te remercier encore d’avoir accepté de faire Parade devant le métro de la Rotonde. 2° Maman voudrait offrir un dessin de toi à mon frère pour le jour de l’An. Consentirais-tu à lui en vendre un que je choisirais ? Je repasserai soit dans la journée soit demain après déjeuner. Du reste je te verrai sans doute ce soir. Elle voudrait mettre un millier de francs. Je t’embrasse Jean 06
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 Picasso à Cocteau Cocteau à Picasso Lettres choisies - Picasso & Cocteau La Mimoseraie 15 janvier 1944 Route de Bayonne 36 rue de Montpensier Biarritz, 28 août 1918 Mon Picasso Mon cher Jean, J’étais encore trop mal fichu pour venir te voir. Ma première Je mène une vie très mondaine, j’entends de la musique et je visite sera pour toi, naturellement. prends du chocolat glacé. J’ai attendu toute l’après-midi l’arri- Si tu étais un ange – et tu es un ange – tu me trouverais vée de Charlot. Charlot n’est pas venu. n’importe quelle figure de femme en marche pour frontispice Je suis en train de suivre les baigneuses sur la plage. Il paraît du poème auquel je travaille depuis un an et que je termine. Il que les Lhote sont avec toi au Piquey. Tu leur feras de ma part s’appelle Léone et le sujet est une femme en marche. une révérence et tu leur présenteras mes amitiés. Je reste au Palais Royal pas rasé pas coiffé. Jeannot peint un Je signe dans des albums sur ma photographie. Carpentier à tableau de sa fenêtre qui te plaira beaucoup. l’entrainement. J’ai fini ma pièce. Watteau-Lancret sont à Biarritz. On les vend très chers. Je reçois on me reçoit pour déjeuner mais je n’ai le génie de [Dans la marge :] J’ai fait mes lithos. Il faudrait laisser un livre Casanova pour mes mémoires. de nous deux. Ce frontispice ou Plain-Chant avec tes dor- meurs. Je compte prolonger mon cinquantenaire jusque-là. [Dessin de Picasso trinquant avec Lhote et Cocteau] Tout ce travail je te le dois pour avoir vu dans tes yeux une Je trinque avec vous à la façon de Bordeaux – ombre de reproche. À LA TIENNE – DE MÊME Ma maison est un pèlerinage de crétines qui attendent que SENSIBLE – MEMEMENT Jeannot entre ou sorte. Il y en a qui vivent dans l’escalier, Bien à toi d’autres sous les arcades du Palais Royal. Drôle d’époque ! Picasso Je t’aime et je t’embrasse Jean .............................................................. Ma tendresse à Dora Cocteau à Picasso .............................................................. 3 septembre 1922 Cocteau à Picasso Pourquoi n’écris-tu jamais ? Et ta surprise ? 13 mai 1955 St-Jean-Cap-Ferrat A. M. [En légende du portrait de Léon Bakst :] L’éternel féminin. Cher Seigneur Je voudrais de vos nouvelles. On a passé une journée de mon enfance où toute chose me semblait être aussi belle et aussi insolite et aussi grave qu’une [Encadré:] J’ai fait un roman, oui ! œuvre de Picasso. Ce soir j’allumerai le vase et je penserai une fois de plus qu’il Tu vas recevoir le « Secret professionnel ». n’y a que toi qui me serve de lumière. Je vous embrasse tous trois. Je t’embrasse et Jacqueline et Paulo et le hibou et les dames Jean de bronze et l’homme au mouton qui reflète les fleurs. [Dans la marge :] Connais-tu la phrase de Stendhal : Je ne [Encadré :] + Fleurie Pramousquier par Lavandou Var suis pas mouton donc je ne suis rien. Jean .............................................................. [Dans la marge :] Cocteau à Picasso Francine t’enverra Picard, son jardinier pour l’herbe des pelou- ses. [15] décembre 1928 Clinique [Au dos du feuillet :] 2 rue Pozzo di Borgo P.S. Je viens d’entendre Markevitch remporter un triomphe St Cloud avec « Parade ». S[eine] et O[ise] ......... Mon ami chéri Je viens de lire le livre de Uhde que je trouve admirable. Pour les notes, se référer à l’ouvrage. C’était un roman sur toi, sur ce que j’aime, respecte, assimile, © Gallimard, 2018. devine le mieux au monde. Pourquoi le hasard m’a-t-il écarté de votre aventure en 1912 ? Tu sais que j’étais digne de vivre auprès de toi. Ici j’essaye de comprendre pour quel motif je ne peux pas vivre sans recourir à l’opium. Mais je n’espère aucun bénéfice, sachant que le confort nous tue. Fais-moi un signe puisqu’on m’enferme. Un signe de toi m’aidera plus que la médecine. Je t’embrasse. Embrasse Olga et Paul Jean 07
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 Picasso et Cocteau manger, peignait sans relâche, avec pour motif de prédilection les milliers de pigeons qui nichaient Portrait croisé sur cette place de Malaga ombragée de platanes qui abritait leur grande maison. Il comprend ra- pidement que son fils est prodigieusement doué, quand il le voit terminer, sur ses propres dessins, Par Corinne Amar les pattes de ses pigeons. À l’âge de quatorze ans, Picasso déménagea avec ses parents dans « Cocteau adora son enfance. Plus qu’un âge ou le nord de l’Espagne où son père avait accepté un état, elle fut un pays en soi, sans douaniers ni un poste de professeur de dessin dans une école gendarmes, avec ses rites secrets et ses formules d’art. Ils habitaient en face de l’école, et Pablo y magiques. Ses parents entrant rarement dans sa passait son temps, pour dessiner, peindre, déser- chambre, il régnait sur cet espace encore illimité tant sa propre école, se désintéressant de toutes ou, tête renversée, il passait des heures à jouer les autres matières. Pendant les vacances d’été à ou à lire, jusqu’à voir le temps déformer l’espace », Madrid, avant une installation à Barcelone en fa- écrit Claude Arnaud, dans sa biographie.* mille où il passe le concours d’entrée à l’École des Jean Cocteau (1889-1963) naît à Maisons- beaux-arts, stupéfiant son jury par sa précocité, Laffitte, doté de tous les dons, dans une famille il découvrait, ébloui, au musée du Prado, toute la bourgeoise d’agents de change et d’amiraux, où peinture espagnole et ses maîtres, de Velasquez les réceptions musicales chez les grands-parents à Goya, Zurbaran... Deux ans plus tard, en 1897, sont événement courant, où la musique et la vo- Picasso part seul, pour Madrid. Il s’agissait pour cation artistique sont à l’honneur. Son père meurt, lui de se libérer des influences trop présentes, alors qu’il a dix ans. Il ira vivre avec sa mère et contraignantes ; l’école, son père... Au concours ses frères chez ses grands-parents. Hyper émotif, de l’Académie royale où il se présente, là encore, sensible aux extases, il est, dès l’âge de douze il époustoufle le jury par son génie. À la fin de ans, déjà orgueilleux, déjà désireux d’être re- l’été 1900, avec son nouvel ami Carlos Casage- connu, applaudi, aimé, épris d’un fou besoin de mas, il prend le train pour Paris. La capitale est reconnaissance, d’une sorte d’avidité du monde, son premier séjour à l’étranger, il ne parle pas un de tout. Lors d’un voyage qu’il fait avec sa mère mot de français, s’installe à Montmartre, connaît à Venise en 1908, contemplant le Grand Canal de tous les musées, fréquente des artistes, aborde Venise depuis la fenêtre de son hôtel, il en éprou- sa période bleue, période bénie où tout est bleu ; ve toute la mélancolie existentielle. « Angoisse de ce qu’il porte, ce qu’il aime, ce qu’il voit, ce qu’il la solitude peuplée, mélancolie de ne jamais se peint. Bénies aussi, ses rencontres, comme celle sentir natif des lieux que l’on préfère, révolte de avec le poète et critique d’art Max Jacob, qui les n’être pas multiple et de vivre captif dans notre accueille, lui et sa bande de jeunes peintres es- étroite mesure d’espace, lassitude à franchir les pagnols, dans sa petite chambre d’hôtel, et à qui phase normales d’une tendresse dont nous dé- il fait découvrir la poésie, et Rimbaud, Verlaine, sirons l’immédiate réciprocité (...). » Parisien de Baudelaire. L’un et l’autre verront naître une ami- goût et de naissance, il incarnera, pour nombre de tié lumineuse, à lire des poèmes ou à parler pein- ses pairs à l’étranger, le Parisien, et le symbole de ture, partageant repas de fortune et amis. Le soir, l’inventivité des années 20. Un imaginaire prolifé- tout le monde sort et se réunit dans les cabarets rant, une œuvre protéiforme, un sens aigu de l’air bohèmes de Montmartre, Le Chat noir, Le Zut... du temps, une fragilité affichée, une santé de fil Puis, ne tenant pas en place, Picasso repartait de fer, une résistance, une prodigieuse ouverture pour Barcelone, écrivant à Max des lettres nos- à autrui tout autant qu’une attention à lui-même, talgiques de Paris, y mêlant croquis de courses Cocteau fut tout à la fois cela : romancier, poète, de taureaux et mauvais français. Lorsqu’il revient cinéaste, dramaturge, costumier, décorateur... à Paris, il est si pauvre que Max Jacob, quoique qui jamais, ne réussit à unifier ses désirs et que pas plus riche, l’invite à partager sa chambre du seul l’opium apaisait, homme d’air et génie fragile boulevard Voltaire. Il n’y a qu’un lit, qu’ils se par- dans une incapacité à vivre la réalité sinon dans tagent, Max dormant la nuit pendant que Pablo un halo de féérie, à l’esthétique perpétuellement peint, et travaillant le jour quand Pablo dort, pour changeante, et toujours – un demi-siècle durant gagner de quoi payer la chambre. En 1904, le fa- – à courir derrière une version de lui-même. On meux Bateau-lavoir, devient le centre de leur vie dit de Pablo Picasso (1881-1973) qu’il sut des- de bohème. Au cœur de Montmartre, c’est une siner bien avant que de savoir parler. Ses deux singulière bâtisse délabrée, inconfortable, pour- parents étaient espagnols, andalous purs, et par- vue de chambres, appelées « ateliers », où Picas- mi ses ancêtres, on trouvait aussi bien des insti- so s’installera cinq années durant avec Fernande tuteurs, que des prêtres, des artistes, des juges Olivier qu’il vient de rencontrer. Lorsqu’elle décrit ou encore, des nobles désargentés... Son père, sa toute première vision du peintre, sa compa- peintre, spécialisé dans la décoration de salles à gne le décrira ainsi : « Picasso, petit, noir, trapu, 08
N°195 - Picasso et Cocteau - Correspondance > été 2018 inquiet, inquiétant, aux yeux sombres, profonds, Sites Internet Portrait croisé - Picasso & Cocteau étranges, presque fixes. » *** Le 1er août 1914, la guerre est déclarée entre la Éditions Gallimard http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Art-et-Artis- France et l’Allemagne. Picasso, qui vit avec Eva tes/Correspondance11 dans le midi, depuis sa séparation d’avec Fernan- de Olivier quatre ans auparavant, n’est pas mo- Site Jean Cocteau https://www.jeancocteau.net/ bilisé, parce qu’Espagnol, mais ses amis, Braque, Derain, Apollinaire, Léger partent rejoindre leur Comité Jean Cocteau régiment. Le cubisme était en plein essor, Paris a https://www.jeancocteau.net/comite_fr.php changé, vidé de ses hommes et de ses artistes. Maison Cocteau Rien ne sera plus jamais pareil. De son côté, Coc- http://maisoncocteau.net/ teau qui s’est lié avec les personnalités les plus cultivées de la capitale – Edmond Rostand, Anna Jean Cocteau - Poésie plastique Édition Originale des céramiques de Jean Cocteau de Noailles, Marcel Proust, François Mauriac, Bijoux et sculptures dessinés par Jean Cocteau entre 1957 et 1963 Charles Péguy, qui a rencontré le grand Serge de http://www.cocteau-art.com/ Diaghilev dont les Ballets russes enchantent Pa- ris, Igor Stravinsky, lequel travaille au Sacre du Musée Picasso Paris http://www.museepicassoparis.fr/ printemps -, réformé, gagne le front à titre d’am- bulancier civil. En 1915, Picasso fait la connais- Exposition « Picasso - donner à voir » Musée Fabre, du sance du poète permissionnaire qui adore son 15 juin au 23 septembre 2018. http://museefabre.montpellier3m.fr/EXPOSITIONS/PICASSO_- travail et le cubisme, est associé avec les Ballets _DONNER_A_VOIR russes et leur chorégraphe. Il proposera à Picasso de dessiner les costumes et les décors du pro- Site Pablo Picasso chain spectacle de Diaghilev, de l’accompagner à https://www.picasso.fr/ Rome où la troupe est installée, l’entraînera dans Actualités expositions Picasso l’aventure des Ballets russes et les arts du théâ- https://www.picasso.fr/actualite-les-expositions tre. Erik Satie sera chargé de faire la musique. Picasso acceptera et partira pour Rome en février 1917. Ils signeront ainsi une amitié artistique et Sur le site de la Fondation La Poste : une correspondance qui les lieront quarante-neuf Entretien avec François Nemer. Propos recueillis par ans durant, jusqu’à la mort du poète en 1963. Pi- Nathalie Jungerman, édition du 11 décembre 2003. casso casse tout comme un enfant méchant, Coc- François Nemer, vice-commissaire de l’exposition « Jean Cocteau, sur le fil du siècle » (25 sept. 2003- 5 janvier teau lui, ne sait pas être agressif qui a compris 2004) où réside la puissance de l’artiste : « Le génie de http://www.fondationlaposte.org/florilettre/entretiens/entre- Picasso lui tient lieu d’intelligence. Et son intelli- tien-avec-francois-nemer-propos-recueillis-par-nathalie-jun- gence lui tient lieu de génie. » La correspondance german/ de Picasso et Cocteau vient d’être publiée aux Jean Cocteau : Portrait. Par Corinne Amar, édition du 11 éditions Gallimard****, et nous offre à lire, 284 décembre 2003 lettres de Cocteau – et des croquis et des dessins http://www.fondationlaposte.org/florilettre/portrait-dauteurs/ -, et 53 lettres de Picasso. Cocteau est un tendre, jean-cocteau-portrait-par-corinne-amar/ qui a besoin d’écrire, s’épancher quand il aime, et dessine des cœurs à la fin de ses lettres ou de ses cartes postales. L’amitié existe. À Picasso, cette magnifique missive, tout en bleu et en vagues, tel un calligramme ; « Villefranche sur Mer [21 août 1926] J’ai bien envie de te voir marcher sur la mer jusqu’à chez vous. Je t’aime. Embrasse Olga et Paul. Jean ». *Claude Arnaud, Jean Cocteau, Biographies, Gallimard, 2003, p. 21. **Jean Cocteau, Venise vue par un enfant, cité par Claude Arnaud, (op. cité, p. 31) *** Marie-Laure Bernadac et Paule du Bouchet, Picasso, le sage et le fou, Découvertes, Gallimard, 1986, p. 39. ****Picasso / Cocteau, Correspondance 1915-1963, édition de Pierre Caizergues et Ioannis Kontaxopoulos, coll. Art et artiste, Gallimard, 2018, p. 169. 09
Florilettres > 195, été 2018 Napoléon Bonaparte tres. Des préfaces accompagnent chaque partie du livre. Elles nous permettent d’en apprécier Correspondance le corpus car les historiens présentent une vue d’ensemble de chaque période. Ces exposés sont nécessaires, ils nous instruisent certes mais sur- générale. Tome XV tout ils intensifient notre lecture des lettres. Alors que dans bien des publications le commentaire dilue le plaisir du lecteur. Par Gaëlle Obiégly Après cette première partie consacrée à la mal- heureuse campagne de France on lira ce qui con- cerne le séjour de Napoléon à l’île d’Elbe. C’est dans cette sous-préfecture érigée en royaume Napoléon meurt le 5 mai qu’il reprend des forces et retrouve le goût de 1821, à l’âge de 52 ans. l’action qui le caractérise. Il repartira ensuite à Sa correspondance at- la conquête de son trône. Il rentre, en effet, à teste d’une vie trépidante Paris le 20 mars 1815. Il règne de nouveau, pour dont les dernières années, quelques mois. Peu de jours après Waterloo, il auquel se consacre ce vo- abdique pour la seconde fois. La dernière partie lume, sont bien sombres. de sa correspondance est plutôt silencieuse. C’est La correspondance géné- l’épilogue d’une épopée de bout en bout trépidan- rale de Napoléon compte 15 te. Napoléon qui a fait trembler l’Europe achève épais volumes. Cependant, sa vie sur une île perdue dans l’Atlantique-Sud. il y manque des lettres. Ces Il n’écrit quasiment plus aucune lettre. Ses com- lacunes sont imputables aux pagnons d’infortune sont chargés de rédiger et soubresauts de l’Histoire. même de signer à sa place les récriminations Destructions et avaries ont adressées au représentant du gouvernement bri- retranché aux corpus une quantité de lettres. tannique. Lorsqu’il est en campagne, c’est-à-dire pres- La correspondance générale est-elle exhaustive ? que tout le temps, Napoléon administre l’Empire Probablement pas. Il est certain que des lettres depuis son lieu de séjour. Sa stratégie militaire oubliées referont surface. Cependant, il semble fait l’objet de la plupart des courriers. Il dirige que rien ne manque à cet énorme livre. Le cor- le pays, mène les batailles à la plume. Cette ad- pus est peut-être incomplet mais cela n’amoindrit ministration nomade nécessitait un très grand pas la richesse de cette édition complétée par des nombre de voitures. On en avait moins depuis les études, des cartes, plans des demeures, index. pertes de Russie. Néanmoins, le cortège des voi- Cela nous permet d’épouser le mouvement de tures de l’empereur restait important. Ses équi- Napoléon, qu’il soit en marche ou sur les flots, en pages furent significativement réduits lors de la exil ou en campagne. campagne de Belgique en 1815 pour des raisons La campagne de France s’est déroulée du 1er jan- stratégiques. En effet, il ne fallait pas être retardé vier au 4 avril 1814. Avant d’abdiquer une pre- par des bagages inutiles. Les déplacements de- mière fois, Napoléon a mené un combat déses- vaient être fluides. Les informations en périphérie péré contre les armées coalisées regroupées sur des lettres nous renseignent sur l’extrême mobi- la frontière allemande. Elles sont prêtes à envahir lité de Napoléon. Les lieux où il rédige changent la France dont l’armée est exsangue. Les troupes sans cesse. n’ont plus aucune consistance. Il faudrait rani- Ce volume de la correspondance de Napoléon mer l’esprit de la patrie en danger pour obtenir couvre les années de 1814 à 1821. Ce sont les un sursaut d’énergie de la part des combattants. années noires. Elles s’étendent de la campagne C’est ce qui avait permis, en 1792, de repousser de France à l’exil à Sainte-Hélène. Symbolique- les armées prussiennes et autrichiennes du sol ment, la dernière lettre publiée, est celle que Na- français. À présent le navire est en train de som- poléon dicta lui-même pour annoncer sa propre brer. Le seul à ne pas céder au défaitisme c’est mort. L’autre particularité de ce volume tient à Napoléon. Il s’en prend, du reste, à ses ministres, l’ajout d’un supplément constitué de lettres qui jugés trop mous, accusés de mal travailler. Les ont été trouvées après la publication du premier maréchaux font preuve d’une abnégation héroï- volume. Elles viennent compléter la correspon- que, cela ne suffit pas. Certains sont assommés dance générale qu’elles clôturent en rappelant par la quantité d’ordres qui leur sont donnés. Ils des moments glorieux. La toute dernière période n’arrivent pas à les exécuter. Il est vrai que la n’est que descente, captivité, chute. lecture des lettres écrites pendant la campagne L’ouvrage commence par rendre compte de la de France donne parfois le vertige, tant elles première chute de l’Empire, à l’issue de la cam- comportent d’ordres et instructions. Napoléon, pagne de France très documentée par les let- lui, semble partout à la fois. Au cours des trois 10
Florilettres > 195, été 2018 mois de campagne, il a fait preuve d’un esprit de Napoléon Bonaparte Napoléon Bonaparte Correspondance générale, tome XV Correspondance générale méthode stupéfiant. À ce titre, la correspondance Les chutes, 1814-1821. est particulièrement éclairante. Il a contre lui les Supplément 1788-1813 centaines de milliers d’hommes de l’Allemagne, Publié par la Fondation Napoléon de l’Autriche, de la Russie mais également les Éditions Fayard, mai 2018 1 488 pages. conditions climatiques et un manque de matériel. Ainsi lit-on à la date du 24 janvier 1814, à Joseph Avec le soutien de lieutenant Général de l’Empereur : « La grande difficulté de la garde nationale c’est les armes ; nous n’en avons pas. On essaye dans ce moment l’établissement d’un atelier pour la garde natio- nale. Elle doit s’armer de tous les fusils de chasse qu’on pourra trouver ». Il en faut plus, cepen- Ce volume XV vient clore l’édition de la Correspondance géné- dant, pour le contraindre à s’avouer vaincu. Deux rale de Napoléon Bonaparte entreprise depuis plus de quinze jours plus tard, il ordonne au maréchal Berthier ans par la Fondation Napoléon, avec le soutien de la Fondation de faire prendre à Vitry des quantités de bou- La Poste. teilles de vin et d’eau-de-vie pour qu’elles soient distribuées aux soldats. Et si l’on ne trouve pas 2002-2018 édition de la Correspondance générale de vin, qu’on leur donne du champagne. L’Empe- de Napoléon Bonaparte – site Fondation Napoléon reur ne néglige aucun stratagème pour motiver https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/dossiers- thematiques/2002-2018-edition-de-la-correspondance-gene- l’armée. Il sera toujours le dernier à abandonner rale-de-napoleon-bonaparte/ la partie. Mais un autre aspect de son caractère se manifeste dans la correspondance. Dans les Napoléon Bonaparte, Correspondance tome XV site Fon- lettres adressées à son épouse Marie-Louise et dation Napoléon https://fondationnapoleon.org/correspondance/tome-xv-les- celles qu’il écrit à son frère Joseph son caractère chutes-1814-1821-supplement-1788-1813/ torturé apparaît sans fard. À son frère il expose ses doutes et ses colères. Bien que Napoléon re- Éditions Fayard – Napoléon, Correspondance https://www.fayard.fr/correspondance-generale-tome-15- jette avec dédain les propositions de paix, il a 9782213706177 peur de voir son fils tomber aux mains de l’en- nemi. Il confie cette crainte à son frère Joseph Sur le site de la Fondation La Poste : et lui demande d’évacuer la capitale juste avant Une aventure éditoriale 2002-2018 - vidéo que les Alliés ne la prennent. Un autre aspect en- http://www.fondationlaposte.org/projet/napoleon-bonaparte- core du tempérament de l’Empereur se manifeste correspondance-generale-tome-xv/ dans les lettres à Marie-Louise envers laquelle il Napoléon Bonaparte : Portrait. Par Corinne Amar, se montre plein d’affection. Comme en témoigne (édition du 12 novembre 2004) ce message juste avant l’île d’Elbe : « ma bonne http://www.fondationlaposte.org/florilettre/portrait-dauteurs/ Louise, je n’ai pas reçu de lettres de toi. Je crains napoleon-bonaparte-portrait-par-corinne-amar/ que tu ne sois trop affectée par la perte de Pa- Entretien avec Thierry Lenz, directeur de la Fondation ris. Je te prie d’avoir du courage et de soigner Napoléon. Propos recueillis par Nathalie Jungerman ta santé qui m’est si précieuse. La mienne est (édition du 12 novembre 2004) bonne. Donne un baiser et aime-moi toujours. http://www.fondationlaposte.org/florilettre/entretiens/entre- tien-avec-thierry-lentz-propos-recueillis-par-nathalie-junger- Ton Nap ». Cet ordre de l’aimer toujours ne fut man/ pas exécuté. La correspondance ne s’arrête pas là, mais se poursuit sur l’île d’Elbe puis durant la période dite des Cent-jours pour se raréfier dans la dernière partie. De l’exil à Sainte-Hélène, quel- ques lettres signées seulement sont connues. Ce n’est donc pas par ce biais que l’on connaît cet épisode. En 1823, Las Cases publie Mémorial puis Chateaubriand s’emparera du sujet. L’engoue- ment pour cet exil marqué par l’émoi amoureux et l’agonie inspire les écrivains romantiques. Cette fin dramatique contribue à la légende napo- léonienne dont l’ampleur n’a, elle, jamais chuté. 11
Florilettres > 195, été 2018 souffrante. Un cancer à marche rapide, dont il suivait l’agonie, Dernières peignant, dessinant, à son chevet. Vies entremêlées à celle, Dernières parutions personnelle, de l’auteur, dont la mère qui avait annoncé son suicide à venir, avait dans sa jeunesse, possédé un tableau de Hodler représentant Valentine de dos, qu’elle lui avait offert. parutions C’est une longue lettre composée de vingt-sept brefs chapitres, ode au peintre, à sa peinture, à sa compagne – son grand amour et siège de sa pensée et de sa création. « La rencontre avec Valentine a changé votre regard sur le corps des femmes, sur la manière de peindre leur dos, leurs gestes. Vous ne leur faites Par Élisabeth Miso & Corinne Amar plus tenir une petite fleur. (...) Valentine a modifié aussi votre perception du paysage. Quand je visiterai à Vienne en 2017, la grande exposition consacrée à vos œuvres, je serai frappé par cette évidence ; après 1908, vos paysages sont différents. » Lorsque Fernand rencontre Valentine Godé-Darel, en 1908, Correspondances à Paris, il a cinquante-six ans, il est marié, elle en a vingt de moins, vient de se séparer de son mari, elle peint elle-même, sur porcelaine, elle est instruite. Elle a croisé son regard à la terrasse d’un café, un carnet de croquis à la main, elle l’aborde, lui propose de poser pour lui. Il la fera venir à Genève. Ils ne pourront plus se passer l’un de l’autre. Éd. Zoé, 120 p., 13,50 Colum McCann, Lettres à un jeune €. Corinne Amar auteur. Traduction de l’anglais (Irlande) Jean-Luc Piningre. Dans le sillage des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, Colum McCann livre ici quelques Récits autobiographiques conseils utiles à tout aspirant écrivain. Il Armistead Maupin, Mon autre fa- n’existe aucune recette, aussi ce guide mille. Traduction de l’anglais (États- qui n’en est pas vraiment un, relève plu- Unis) Marc Amfreville. « Tôt ou tard tôt du défi sincère et généreux de par- cependant, où que nous vivions, il nous tager son expérience de romancier et faut nous exiler, nous aventurer loin de d’enseignant. Chaque année il prévient nos parents biologiques afin de décou- ses étudiants du Hunter College à New vrir notre famille logique, celle qui pour York qu’il ne leur apprendra rien qu’ils ne nous fera véritablement sens. Il le faut, sachent déjà, mais qu’en revanche il les si nous ne voulons pas gâcher notre vie. aidera à maîtriser ce feu qui leur intime d’écrire. L’auteur de Et », confie Armistead Maupin dans ses Mé- que le vaste monde poursuive sa course folle (National Book moires. Longtemps, l’auteur des fameu- Award 2009), passe donc au crible toutes les questions suscep- ses Chroniques de San Francisco, a eu tibles de traverser un apprenti écrivain et les embûches qu’il ne le sentiment qu’il n’était pas à sa place. manquera pas de rencontrer sur son chemin. Pour trouver sa Né en 1944, il grandit à Raleigh, ville propre voix, être à l’écoute du monde est indispensable, explo- de Caroline du Nord, puritaine, pétrie de préjugés raciaux. À rer, lire encore et encore, se nourrir des autres, « se fondre dans l’adolescence, son trouble devant les corps masculins le morti- l’altérité. » « Notre voix n’est pas unique. Elle provient d’une fie, l’homosexualité ayant été officiellement déclarée par l’État multitude d’ailleurs. Là jaillit l’étincelle. ». Il rappelle que l’art de Caroline du Nord « innommable crime contre nature ». Il n’est soumis à aucune règle. « Les grands font exprès d’enfrein- affiche la même sensibilité politique que son père, un avocat dre les règles afin de réinventer la langue. Ils l’utilisent comme ultraconservateur partisan de la ségrégation. Pour lui plaire et personne avant eux. Et puis ils la renversent, la déstructurent par tradition familiale, il intègre la Marine puis s’enrôle pour le et transgressent sans cesse leurs propres règles. » Mais sans Vietnam. De retour du Vietnam, il décroche un poste à l’Asso- travail acharné, sans persévérance, aucun roman digne de ce ciated Press et emménage à San Francisco, la ville qui va le nom ne peut voir le jour. Devant l’angoisse de la page blan- révéler à lui-même. Les bars gays, les saunas, les buissons du che, l’auteur de ces lettres invite à la plus stricte discipline, à Lafayette Park font son éducation sexuelle. Il assume enfin son rejeter la moindre distraction et à rester « le cul sur la chaise homosexualité et se libère de son passé et de sa rigidité men- ». L’échec, les mauvaises critiques, les refus des maisons d’édi- tale, « (...) après une vie entière de faux-semblants étouffants, tion sont également à apprivoiser. Colum McCann évoque notre je partais enfin à ma propre rencontre à San Francisco. » Après besoin de fiction, notre soif de récits. Il est judicieux de ne pas avoir démissionné de l’Associated Press et enchaîné des emplois se focaliser sur l’intrigue, c’est la façon de raconter qui importe plus ou moins ennuyeux, il se voit confier une rubrique quoti- plus que l’histoire elle-même, il s’agit bien de s’emparer du réel dienne dans le San Francisco Chronicle. Le premier épisode de et de le façonner. Le jeune auteur doit ainsi se concentrer sur la saga des Chroniques de San Francisco paraît le 24 mai 1976. la structure, la langue, le rythme, ne pas hésiter à lire à voix Cette autre famille qu’il est en train de se construire dans cette haute son texte pour mieux entendre sa musicalité, la singula- ville pleine de promesses, d’excentricité et de tolérance, va ins- rité de l’univers qu’il déploie. « Les récits, la poésie inventent pirer les personnages anticonformistes de Mary Ann Singleton, des lendemains. Une phrase brodée par l’imagination serre la Michael Tolliver ou Anna Madrigal, les occupants du 28, Barbary nouveauté dans ses bras. La littérature envisage des possibles Lane que les lecteurs vont adorer. Armistead Maupin se penche et les transforme en vérités. Nos histoires nous renvoient le avec autodérision, tendresse et mélancolie sur sa jeunesse. Il se témoignage le plus vif de notre existence.» Éd. Belfond, 178 p., remémore ses années de combat pour la cause gay, la vitalité et 16 €. Élisabeth Miso la liberté qui régnaient à San Francisco dans les années 70-80, ses amours, ses liens avec Ian McKellen, Rock Hudson, Chris- Daniel de Roulet, Quand vos nuits topher Isherwood ou Harvey Milk, ses amis victimes du sida et se morcellent, Lettre à Fernand Ho- s’inquiète de l’accession au pouvoir de Trump. Le petit garçon dler. Il a peint les paysages de Suisse, qui se racontait des histoires le soir dans son lit a fini par chas- s’attachant aux monts, aux lacs, aux ser ses démons du Sud et est devenu l’écrivain et l’homme qu’il arbres, aux rochers, aux torrents dans désirait être. Éd. de l’Olivier, 352 p., 22 €. Élisabeth Miso les sous-bois, aux glaciers... c’est l’his- toire d’une vie, celle d’un artiste, suisse Édouard Louis, Qui a tué mon père. Un fils revient sur d’origine, Fernand Hodler (1853-1918), l’histoire douloureuse de son enfance dans cette petite ville « c’est l’histoire en même temps, d’une laide et grise » du Nord de la France, s’adresse à son père, autre vie, celle de son modèle, Valen- qu’il croyait haïr, qu’il connaissait peu, homme quasi silencieux, tine, devenue sa compagne et la mère amoureux de chansons de Céline Dion, et obsédé de masculi- de son enfant, peinte tant de fois par nité, qui en voulait à son fils d’en manquer, le traitant de fille. Ce lui, et presque toujours alitée, puisque père dont, au retour de l’école, il espérait l’absence à la maison, 12
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