International La sécurité nationale s'invite dans les échanges économiques internationaux - IRES

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International
         La sécurité nationale s’invite
dans les échanges économiques internationaux
                                      Claude SERFATI 1

   L  ’épidémie de COVID-19 va pro-               le déclenchement de l’épidémie de coro-
voquer une baisse considérable des                navirus en Chine, les gouvernements
échanges commerciaux au niveau mon-               des pays les plus puissants de la planète
dial, dont plus de la moitié prend place          invoquent de plus en plus fréquemment
au sein de chaînes de valeur que les              depuis quelques années les motifs de
grands groupes ont consolidées au cours           sécurité nationale pour ériger des bar-
des trois dernières décennies. En 2020,           rières protectionnistes tout en soutenant
selon l’Organisation mondiale du com-             la présence mondiale de leurs grands
merce (OMC), la baisse du commerce                groupes financiers et industriels. Ces me-
mondial sera comprise dans une four-              sures sont promises à un bel avenir. En
chette de 13 à 32 % par rapport à 2019            ce moment, les gouvernements affirment
– l’imprécision soulignant l’incertitude          que l’alimentation et la santé doivent être
totale des économistes. Il s’agit d’une di-       protégées au nom de la sécurité nationale.
minution d’une ampleur inconnue depuis            La liste des secteurs pourra encore s’élar-
la crise de 1929. En 2020, selon le Fonds         gir. De même, les débats se multiplient
monétaire international (FMI), l’activité         sur la notion d’« entreprise stratégique »
économique mesurée par le produit inté-           à protéger et soutenir afin d’assurer la
rieur brut baissera par rapport à 2019 de         « souveraineté ».
6,1 % dans les économies développées                 Dans le domaine des échanges éco-
(-7,2 % en France), un évènement égale-           nomiques internationaux, la prochaine
ment sans précédent depuis 1929.                  étape sera donc bien éloignée du jeu
    La conjonction de l’effondrement              coopératif mis en œuvre entre les pays
du commerce mondial et d’une grave                occidentaux après 1945 et qui a facilité
récession va durcir les politiques pro-           le développement du libre-échange. La
tectionnistes déjà à l’œuvre depuis 2008.         concurrence sur les marchés mondiaux,
En effet, ainsi que le montre cet article,        aiguisée par la crise économique, va
qui a été écrit quelques semaines avant           pousser les pays les plus puissants vers

1. Chercheur associé à l’Ires et au Cemotev (Université de Saint-Quentin-en-Yvelines).

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le « chacun pour soi ». Cette évolution est          configurations au cours des deux der-
même visible dans une zone aussi forte-              niers siècles. La conjoncture historique
ment intégrée que l’Union européenne                 qui s’est formée à la fin des années 2000
(UE), où la crise actuelle attise les diver-         s’est traduite par un resserrement des re-
gences entre États-membres.                          lations entre économie mondiale et géo-
   Les gouvernements utiliseront tous                politique. La multiplication des mesures
les instruments économiques et poli-                 protectionnistes et l’agressivité plus forte
tiques dont ils disposent pour faire va-             de la « diplomatie économique » des gou-
loir leurs intérêts. Les interactions entre          vernements des pays les plus puissants en
l’économie mondiale et la géopolitique               sont une confirmation. Ils apportent un
étaient devenues plus fortes depuis la               soutien accru à leurs grands groupes sous
fin des années 2000, elles seront encore             des formes différentes selon les pays. En
plus denses dans les prochaines années.              France, le débat s’est en particulier noué
Comme l’indique l’exemple de la 5G, la               autour de la notion d’« entreprise straté-
technologie est à la fois un enjeu éco-              gique », notion imprécise sur laquelle les
nomique et géopolitique. Le recours au               organisations syndicales ont été invitées
« nationalisme technologique » par les               à s’exprimer à l’Assemblée nationale.
pays les plus puissants afin de renforcer            Des configurations changeantes
leur positionnement international risque
fort d’être une forme certes modérée mais               La mondialisation n’a jamais été le
de plus en plus prégnante sur l’échelle de           produit des forces spontanées du marché,
la conflictualité mondiale.                          bien qu’on trouve encore aujourd’hui des
                                                     économistes pour défendre ce point de
   Cet article, dans une première partie,
                                                     vue 2. En réalité, l’espace mondial qui a
met en perspective historique les rela-
                                                     été construit depuis le XIXe siècle sous
tions entre économie mondiale et géo-                l’impulsion du capitalisme a été structuré
politique, puis décrit la montée du protec-          par les interactions entre l’expansion in-
tionnisme depuis la fin des années 2000.             ternationale des « marchés » (ou du capi-
Dans une seconde partie, il analyse com-             tal) et des rapports de puissance au sein
ment les pays les plus puissants utilisent           du système inter-étatique.
la sécurité nationale comme un outil de
                                                        Cependant, l’interaction entre ces deux
politique commerciale dans les échanges
                                                     processus a changé au cours de l’histoire
économiques internationaux, au prix de
                                                     de ces deux derniers siècles et a donné lieu
tensions croissantes, y compris dans les
                                                     à des configurations différentes de l’es-
relations transatlantiques.
                                                     pace mondial. Au cours des années 1870-
                                                     1914, qualifiées par Bairoch et Kozul-
            Les interactions                         Wright de « première mondialisation », les
     entre économie et géopolitique                  gouvernements des pays développés ont
                                                     accompagné de leur puissance politico-
   L’espace mondial – ce qu’on appelle               militaire l’expansion internationale
la « mondialisation » – a connu plusieurs            de leurs grands groupes bancaires,

2. Voir l’étude publiée en mars 2019 par le Bruegel Institute, un groupe de réflexion basé à Bruxelles
   et influent au sein des institutions communautaires : « La mondialisation est un processus éco-
   nomique entièrement spontané guidé par l’arbitrage (acheter bon marché, vendre cher) sur les
   biens, les services, le capital et le travail sur les marchés mondiaux » (Dadush, Wolff, 2019).

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LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES

industriels et commerciaux. La forte              de Margaret Thatcher en 1979) et aux
internationalisation des échanges (crois-         États-Unis (élection de Ronald Reagan
sance du commerce mondial de +3,5 %               en 1980) éclaircissent l’horizon écono-
par an) est donc allée de pair avec l’exis-       mique. Quelques années après, la chute
tence de fortes barrières douanières,             du mur de Berlin et la disparition de
au point que « le monde développé res-            l’URSS semblent mettre fin à la centra-
semblait à un îlot de libéralisme entouré         lité de la géopolitique dans les relations
d’un océan de mesures protectionnistes »          internationales et même marquer la « fin
(Bairoch, Kozul-Wright, 1996).                    de l’histoire » (Fukuyama, 1989).
   La configuration change après 1945.            « La fin de l’histoire » avait pourtant
Un consensus s’établit pour observer que          bien commencé…
les rivalités économiques entre les grands
                                                     En 1989, Francis Fukuyama nous
pays européens et les guerres commer-
                                                  annonce que « ce à quoi nous assistons
ciales qui en ont été un des instruments
                                                  n’est pas seulement la fin de la guerre
sont en partie responsables des deux
                                                  froide, ou une transition vers une nou-
guerres mondiales. Dans le contexte de            velle période de l’après-guerre, mais la fin
l’exigence du « plus jamais ça » consé-           de l’histoire en tant que telle, point final
cutive à la « guerre de trente ans » (1914-       de l’évolution idéologique de l’humanité
1944), ainsi que l’appelle l’historien Arno       et de l’universalisation de la démocratie
Mayer, et des menaces que font peser              occidentale » (ibid., 1989). Il est rejoint
l’URSS puis la Chine communiste, les              en 1990 par les économistes réunis au-
États-Unis instaurent avec leurs alliés un        tour du « consensus de Washington »
système libéralisé d’échanges commer-             et ses 10 propositions de réformes parmi
ciaux internationaux.                             lesquelles la privatisation des entreprises,
   Ce système libéralisé prévaut jusqu’à          la déréglementation des marchés, la libé-
la fin des années 2000, et il est conso-          ralisation des échanges commerciaux
lidé par la crise économique majeure              et financiers internationaux, la baisse
qui touche les pays capitalistes dévelop-         de la fiscalité sur les (hauts) revenus
pés à partir de 1973. Contrairement aux           (Williamson, 1990). Ces mesures mises
mesures protectionnistes qui se géné-             en œuvre depuis trois décennies consti-
ralisent après 1929, la réponse des gou-          tuent le socle de ce que ses critiques ap-
vernements à cette crise est en effet de          pellent les « politiques néolibérales ».
favoriser la libéralisation des échanges.            Peu après, l’OMC créée en 1994 pour
Celle-ci est facilitée par l’ouverture pro-       succéder au General Agreement on Ta-
gressive de la Chine au capitalisme, puis         riffs and Trade (Gatt), accord général
par son adhésion à l’OMC en 2001, mais            sur les tarifs douaniers et le commerce
également par l’intégration des pays de           signé en 1947, élargit la libéralisation
l’Est dans l’Union européenne et dans             des échanges à l’agriculture et aux ser-
les chaînes de valeur construites par les         vices, qui avaient été exclus des accords
grands groupes européens, en particulier          du Gatt. En même temps, le FMI et la
allemands. Les mesures de libéralisation          Banque mondiale encouragent les pays
des échanges internationaux, associées            à ouvrir leurs frontières à la circulation
aux politiques d’austérité (dont l’axe            des capitaux (investissements industriels
central était la baisse du coût du travail)       et financiers). Avantage supplémentaire :
initiées en Grande-Bretagne (élection             avec « l’universalisation de la démocratie

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occidentale » et la libéralisation des          continuent de déchirer de nombreux
échanges internationaux, viendra la paix,       pays et régions de la planète. La Banque
puisque, comme Montesquieu l’a écrit :          mondiale en attribue les causes à la
« C’est presque une règle générale (…)          « mauvaise gouvernance » (absence de
que partout où il y a du commerce, il y a       démocratie, corruption, etc.) des pays
des mœurs douces [… et que] l’effet natu-       concernés ou encore à leur « non-entrée
rel du commerce est de porter à la paix »       dans la mondialisation ». En réalité, on
(Montesquieu, 1748). La fin de l’histoire,      observe que de nombreux conflits armés,
c’est également la fin de la géopolitique.      dont les « guerres pour les ressources »
    Ces analyses produites à la fin du          qui continuent de sévir en 2020 en
siècle dernier dominent pendant près de         Afrique subsaharienne, sont connectés
deux décennies. Peu importe si de nom-          par de nombreux canaux à la production
breux signaux qui démentent cet opti-           et la consommation ainsi qu’aux places
misme s’accumulent peu après avoir été          financières des pays développés. En sorte
émis. On peut citer :                           que ces guerres sont une composante de
    - les crises financières (de la dette pu-   la « mondialisation » telle qu’elle existe
blique, des taux de change) qui frappent        réellement (Serfati, 2001) ;
successivement toutes les régions de               - enfin, il n’est pas nécessaire de
la planète, provoquant des dommages             s’étendre sur l’insoutenabilité écologique
sociaux considérables : la crise asia-          d’un modèle de croissance que la théorie
tique (1997), la crise brésilienne et           économique dominante prétend générali-
russe (1998), la crise argentine (2000).        ser à l’ensemble de la planète.
L’éclatement de la « bulle Internet » aux          La période de prétendue « mondiali-
États-Unis (2000) n’est surmonté que par        sation heureuse », censée mettre fin aux
l’injection massive de liquidités par la        rivalités géopolitiques, se clôt à la fin de
Banque centrale américaine, facilitant          la décennie 2000. Une nouvelle conjonc-
l’euphorie des marchés financiers et pré-       ture historique émerge : elle est le produit
parant le séisme financier de 2008 ;            de changements massifs dans la situa-
    - l’augmentation considérable des           tion économique internationale (crise
inégalités de revenus et patrimoines qui        financière de 2008 dont il est clair que
n’est même plus contestée aujourd’hui           ses effets négatifs ne sont pas terminés)
par les institutions internationales. Dans      ainsi que dans les rapports géopolitiques
les pays développés, un gigantesque écart       (hégémonie contestée des États-Unis en
s’est creusé entre les « 1 % » et le reste      raison de leur enlisement en Irak, retour
de la population. Mais selon Branko             de la Russie et ascension de la Chine).
Milanovic (2012), longtemps économiste          Enfin, les effets des politiques d’ajuste-
à la Banque mondiale, les inégalités aug-       ment et la contestation de régimes auto-
mentent également entre les pays, démen-        ritaires au Maghreb et au Moyen-Orient
tant les théories de la « convergence éco-      déclenchent des mouvements populaires
nomique » et du « rattrapage » des pays         (les « printemps arabes ») qui accélèrent
qui accepteraient les programmes d’ajus-        des bouleversements majeurs.
tement et d’ouverture (le « consensus de           Cette nouvelle conjoncture historique
Washington ») ;                                 – qu’on appellera le « moment 2008 » –
    - la permanence des guerres qui,            se traduit par un resserrement des liens
au cours de cette « fin de l’histoire »,        entre économie et géopolitique sur le plan

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LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES

mondial et provoque des changements                 ne doit pas faire de discrimination entre
considérables dans les échanges écono-              ses partenaires commerciaux ; il ne doit
miques internationaux.                              pas non plus faire de discrimination entre
                                                    ses propres produits, services et ressor-
Les politiques commerciales
                                                    tissants et ceux des autres pays 4 ». Plus
protectionnistes se renforcent 3
                                                    précisément, les économistes hostiles au
    Depuis la crise financière de 2008,             protectionnisme déclarent que la discri-
alors que les marchés financiers pros-              mination se produit lorsque des gouver-
pèrent au prix d’un endettement gigan-              nements agissent en faveur d’entreprises
tesque des gouvernements, des entre-                nationales et au détriment d’entreprises
prises et dans une moindre mesure des               concurrentes étrangères (Evenett, 2019).
ménages, l’économie mondiale se trouve                 Ainsi que le montre le graphique 1,
dans une situation fragile, avec plus de            le nombre de mesures ainsi qualifiées
la moitié des secteurs industriels caracté-         de discriminatoires qui sont adoptées
risés par des surcapacités de production            dans le monde quadruple quasiment
mondiales qui grèvent le taux de renta-             entre 2009 et 2019. En 2019, environ
bilité des entreprises (Williams et al.,            1 290 nouvelles mesures commerciales
2017).                                              sont prises dans le monde et selon le très
    La faible croissance des marchés                libéral think tank Global Trade Alert,
mondiaux attise la concurrence entre                plus de 70 % des échanges internatio-
les entreprises pour la conquête ou sim-            naux sont soumis à des « distorsions » de
plement la préservation de marchés. Les             concurrence (Evenett, 2019). Les grands
gouvernements des pays développés                   pays regroupés au sein du G20 sont sans
protègent leurs entreprises en érigeant             surprise les principaux acteurs de cette
des barrières à l’entrée sur leur marché            croissance du protectionnisme.
national. Dès 2009, les mesures prises                 La gamme des mesures protection-
dans ce sens se multiplient. Les mesures            nistes sur les biens s’élargit progressi-
de libéralisation des échanges adoptées             vement et les « barrières non tarifaires »
par les membres de l’OMC continuent                 (c’est-à-dire hors droits de douane) se
d’augmenter au cours de cette décennie,             multiplient depuis quelques années.
mais celles qui les restreignent explosent          Cette catégorie imprécise inclut les ré-
littéralement.                                      glementations administratives de type
    Les mesures discriminatoires sont               sanitaire et environnemental, les aides
particulièrement choyées. Bien qu’un                et subventions publiques, les procédures
des principes de l’OMC soit le traitement           de commandes publiques, les incitations
non discriminatoire dans le commerce                à la localisation des investissements,
international, il n’existe pas de défini-           etc. De 2009 à 2017, l’augmentation des
tion unanimement acceptée. L’OMC                    droits de douane ne représente que 20 %
énonce ce principe général : « Un pays              de l’augmentation des nouvelles mesures

3. La politique commerciale désigne l’ensemble des mesures prises par un État afin d’agir sur ses
   flux d’exportations et d’importations de biens et services avec les autres pays. Au sens large, on
   peut aujourd’hui y inclure les politiques conduites en matière d’investissements sortant du pays
   ou y entrant.
4. « Ce que nous défendons », site Internet de l’OMC, https://www.wto.org/french/thewto_f/
   whatis_f/what_stand_for_f.htm.

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         Graphique 1. Nombre de mesures jugées discriminatoires prises
       par les gouvernements dans les échanges commerciaux (2009-2019)

Source : Global Trade Alert database.

protectionnistes, 80 % de celle-ci étant                 nationales, etc., est largement utilisée
attribuables aux barrières non tarifaires 5.             par les gouvernements. Dans le contexte
   Sur ce plan, la situation qui prévaut                 de la mondialisation contemporaine,
aujourd’hui est plus proche de celle qui                 les gouvernements sont invités à inté-
existait avant 1914 et qui est prolon-                   grer plus étroitement l’idée que l’« éco-
                                                         nomie est devenu le principal vecteur
gée dans l’entre-deux-guerres, que de
                                                         de l’influence politique » (Bouyala-
la conjoncture qui domine au cours des
                                                         Imbert, 2017). En réalité, c’est déjà le cas
sept décennies qui suivent la Seconde
                                                         avant 1914, car « les connexions entre
Guerre mondiale. Comme il y a un                         les mouvements du capital (…) et les
siècle, les gouvernements interviennent                  évènements politiques et diplomatiques
activement pour protéger leurs marchés                   avant 1914 sont nombreuses et impor-
nationaux tout en soutenant leurs grands                 tantes » (Feis, 1930). Et comme il y a un
groupes afin qu’ils se développent sur                   siècle, il convient d’ajouter, selon un rap-
les marchés étrangers. La « diplomatie                   port remis au président de la République,
économique » qui vise à faciliter l’accès                que la diplomatie consiste aujourd’hui
aux marchés étrangers, à influencer les                  dans sa « capacité à préparer le cadre poli-
normes sur les réglementations inter-                    tique et juridique de l’action militaire 6 ».

5. L. Kinzius, A. Sandkamp, E. Yalcin, « Global trade protection and the role of non‑tariff barriers »,
   Vox, September 16, 2019, https://voxeu.org/article/global-trade-protection-and-role-non-tariff-
   barriers.
6. Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, DICoD, Paris, octobre, p. 56, https://
   bit.ly/2RWb0QW.

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LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES

   Les efforts des gouvernements les plus         soutien croissant apporté par les tenants
puissants pour faire face à la concur-            du libéralisme économique à leurs cham-
rence économique peuvent également                pions nationaux de haute technologie, et
s’appuyer sur des outils traditionnels            en plus comme un moyen de combattre
d’embargos et de sanctions économiques,           le modèle chinois de marché d’État »
parfois assortis de pressions militaires.         (Dhawan, Heading, 2019).
Ce comportement évoque la « diploma-                 Le cas de la France peut être présenté
tie de la canonnière » qui est mise en            ici en raison de la forte tradition d’inter-
œuvre avant 1914 pour contraindre les             vention publique dans la politique indus-
pays endettés de la périphérie du capita-         trielle. Depuis le début des années 2000,
lisme à s’acquitter de leur dette. L’arme         la prise de contrôle répétée d’entreprises
militaire est utilisée dans 40 % des cas          françaises dans les activités stratégiques
de non-paiement entre 1870 et 1914                par des groupes étrangers a pour réponse
(Mitchener, Weidenmier, 2005). Enfin,             le renforcement de l’arsenal législatif et
au-delà de ces moyens officiels reven-            réglementaire. Les mesures prises ins-
diqués par les gouvernements, les tra-            taurent une obligation d’autorisation
ditionnelles méthodes d’intelligence              préalable délivrée par le gouvernement à
économique trouvent un vigoureux sti-             l’acquisition par un investisseur étranger
mulant grâce aux technologies de l’infor-         d’une entreprise française active dans les
mation (cyberintelligence), ainsi que les         secteurs stratégiques.
révélations des lanceurs d’alerte nous le
                                                     Le décret du 30 décembre 2005 (gou-
rappellent périodiquement.
                                                  vernement Villepin) est rédigé après l’ac-
Les « entreprises stratégiques » :                quisition d’entreprises présentes dans des
qu’en pensent les organisations                   domaines stratégiques (en 2002, la prise
syndicales françaises ?                           de contrôle de Gemplus, un leader mon-
   Les gouvernements des pays déve-               dial dans les cartes à puces, par un fonds
loppés mettent en œuvre des politiques            d’investissement américain TGP, ou encore
industrielles et technologiques de soutien        la vente de Cegelec, spécialiste d’ingé-
aux « champions nationaux », désormais            nierie électrique par Alstom). Le décret
qualifiés d’« entreprises stratégiques »          du 14 mai 2014 (« décret Montebourg »)
qui sont généralement des grands                  fait suite à la vente du secteur énergie
groupes internationalisés. Car l’hori-            d’Alstom au groupe américain General
zon mondial de leur stratégie n’empêche           Electric (GE). La préparation de la loi
pas ces grands groupes de maintenir des           Pacte (22 mai 2019) est annoncée par
liens puissants avec leur territoire d’ori-       le Premier ministre lors d’une visite
gine et les élites gouvernementales, d’y          sur un site de L’Oréal, dans le contexte
puiser des ressources technologiques et           d’une éventuelle augmentation par
financières importantes et d’y employer           Nestlé de sa participation dans le capital
une partie significative de leurs salariés 7.     du groupe français de produits cosmé-
Ceci déconcerte les experts des cabinets          tiques. Le décret Montebourg augmente
de conseil dont deux d’entre eux écrivent         le nombre de secteurs concernés par le
que « ce qui semble nouveau est le                décret Villepin et l’étend aux biens et

7. L’importance de l’ancrage national pour les grands groupes français est analysée dans Serfati,
   Sauviat (2018).

Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020                              85
INTERNATIONAL

technologies à double usage militaire et        au défi de la transition écologique, ce
civil, à l’approvisionnement en eau, à l’ex-    qui fait d’Alstom une entreprise straté-
ploitation des réseaux et des services de       gique. Le groupe STX (ex-chantiers de
transport, aux communications électro-          l’Atlantique) racheté par le groupe italien
niques, et à la protection de la santé          Fincantieri, est stratégique pour un pays
publique. La loi « Pacte » ajoute les           qui possède la deuxième « zone écono-
systèmes d’information, la recherche-           mique exclusive » maritime du monde.
développement dans les technologies             Ils observent également que pour Alcatel,
de la cybersécurité, l’intelligence artifi-     excepté pour sa filiale de câbles sous-
cielle. Elle énonce l’objectif de « Protéger    marins (ASN), la stratégie initiée par
nos entreprises stratégiques » (section 4),     son P-DG, Serge Tchuruk, d’« entreprise
sans que la nature de ces entreprises soit      sans usine » ( fabless) « aujourd’hui, c’est
définie.                                        Waterloo morne plaine » (CFDT Nokia-
                                                France). À l’inverse, une entreprise stra-
   La prise de contrôle récente par des
                                                tégique est selon eux une entreprise qui
groupes étrangers de grands groupes
                                                structure une filière performante et riche
français (Alcatel, Alstom, STX) conduit
                                                en emplois.
à une réflexion sur l’efficacité de ces
dispositifs réglementaires. Une commis-             Les représentants du personnel
sion d’enquête de l’Assemblée nationale         de STX regrettent que seule la division
produit un volumineux rapport sur le            militaire (qui produira le prochain porte-
devenir de ces groupes qui, depuis les          avions) – dont les marges sont bien plus
années 1950, sont des « fleurons indus-         élevées que dans l’activité civile – fasse
                                                l’objet de l’attention de l’État, alors que
triels nationaux », selon le terme utilisé
                                                la production de paquebots et les éner-
par Marleix et Kasbarian (2018). Tous ces
                                                gies maritimes devraient également être
groupes sont en effet directement impli-
                                                considérées comme stratégiques, c’est-
qués dans des activités de défense et/ou
                                                à-dire avoir un « rôle structurant, éco-
des activités considérées comme « straté-
                                                nomique et social » (CFE-CGC STX).
giques ». Or, les résultats des prises de
                                                Toutes les organisations syndicales
contrôle sont jugés très sévèrement, en
                                                mettent au premier plan d’une « entre-
particulier en raison des importantes sup-      prise stratégique » un contrôle strict des
pressions d’emplois. Les représentants          engagements en termes d’emplois des
des organisations syndicales représen-          entreprises acquéreuses, puisque dans
tatives au sein de ces groupes sont audi-       la quasi-totalité des rachats de groupes
tionnés par les parlementaires et un bref       français (voir le cas spectaculaire de GE
compte-rendu en est donné ici 8.                dans Alstom), les engagements ne
   Il leur est en particulier demandé de        sont pas respectés, au premier chef en
définir une « entreprise stratégique ».         termes de volumes d’investissements et
Tous observent que la notion va bien au-        de nombre d’emplois créés. Les organi-
delà de la défense (dont le nucléaire). Une     sations syndicales soulignent que si la
entreprise hydroélectrique est stratégique      maîtrise de hautes performances techno-
parce qu’elle appartient au secteur de          logiques est souvent « stratégique », la
l’énergie. Le ferroviaire pourra répondre       qualification de la main-d’œuvre, fondée

8. Selon les entreprises, les représentants auditionnés appartenaient à la CFDT, CFE-CGC, CGT
   et FO.

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LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES

sur des savoirs intergénérationnels, l’est        étant fondée sur l’échec des autres solu-
tout autant : « Un savoir-faire d’un siècle       tions (CGT Alstom, FO STX). La créa-
peut être perdu en deux ans ». Certaines          tion d’une société coopérative de produc-
délocalisations d’activités contribuent           tion (SCOP) associant les « collectivités
à cette perte (CGT-Alcatel). De plus, le          territoriales, les salariés, les citoyens et
maintien des activités de recherche et            des groupes industriels » est également
développement (R&D) en France, large-             évoquée (CFDT STIX).
ment subventionné par le crédit d’impôt
recherche, ne suffit pas à conserver ces              Il serait sans doute intéressant de
compétences si les activités de produc-           comparer le positionnement des syndi-
tion et de services commerciaux liés aux          cats français à celui de leurs homologues
produits ne sont pas maintenues.                  européens et américains, confrontés à
    Les représentants des syndicats re-           des enjeux similaires. Ainsi, l’augmen-
fusent l’exclusion d’investisseurs étran-         tation régulière du nombre d’acquisitions
gers du capital des entreprises straté-           de PME, principalement dans l’ingénie-
giques. Ainsi, les groupes chinois ne             rie mécanique et l’automobile par des
doivent pas être exclus a priori, mais            groupes chinois, conduit les syndicats
faire l’objet d’une analyse de leur straté-       allemands à faire réaliser une enquête sur
gie, de leur niveau technologique : « Une         leurs effets. L’enquête conclut que globa-
filière industrielle peut se monter aussi         lement, les prises de contrôle par les ca-
bien avec des Chinois qu’avec des Amé-            pitaux chinois ne remettent pas en cause
ricains ou des Français » (CGT Alstom).           le modèle de relations sociales fondé sur
D’autres préconisent une solution euro-           la codétermination et les accords collec-
péenne, « un Airbus du ferroviaire »              tifs. La prise de contrôle par des groupes
(CFDT Alstom). « L’important n’est pas            chinois ne s’est pas traduite par la perte
l’identité de l’actionnaire ni sa nationa-        de capacités technologiques des firmes
lité mais sa stratégie, les moyens qu’il
                                                  rachetées, puisque les budgets dédiés à
y consacre et les conséquences sociales
                                                  l’innovation augmentent (Mueller, 2019).
et économiques de sa politique » (CFE-
CGC STYX). Toutes les organisations                   Aux États-Unis, certains considèrent
syndicales observent que plusieurs ac-            que les mesures protectionnistes prises
quisitions de « fleurons nationaux » ont          par l’administration Trump (voir infra)
été facilitées par les directions françaises      « continuent de soutenir les grandes
des groupes concernés, et souvent avec            entreprises américaines, pas les salariés
un contrôle défaillant de l’État, pourtant        américains » 9. Ceci semble confirmé par
présent au conseil d’administration.              le fait que, prenant prétexte de l’impor-
    Quels sont les moyens de contrôle qui         tance pour la sécurité nationale du Dé-
peuvent remédier à la carence actuelle            partement de la Défense, l’administration
des pouvoirs publics ?                            américaine prépare un projet qui exclu-
    Certains proposent la nationalisation         rait 750 000 de ses salariés des négocia-
des entreprises concernées, cette position        tions collectives 10…

9. R. Reich, « American firms aren’t beholden to America – but that’s news to Trump »¸ The
    Guardian, January 11, 2020, https://bit.ly/2VKMpAN.
10. https://www.govexec.com/management/2020/02/secret-white-house-memo-could-end-unioni-
    zation-pentagon/162981.

Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020                           87
INTERNATIONAL

                                                   seules les entreprises et les marchés de
      Le poids de la géopolitique
       sur l’économie mondiale                     la défense stricto sensu étant protégés.
                                                   Il faut attendre les accords du Gatt en
   Le positionnement des pays dans l’es-           1947 pour que les gouvernements soient
pace mondial résulte d’une combinaison             autorisés à exclure du commerce inter-
de ses performances économiques et de              national les échanges de biens pouvant
sa puissance politico-militaire. C’est             mettre en péril la sécurité nationale (ar-
dans ce cadre qu’il faut comprendre la             ticle 21). Cette clause, insérée dans les
mobilisation croissante de la « sécurité           mêmes termes au sein de la charte de
nationale » comme outil de politique               l’OMC (1994), est très importante car
commerciale. Les États-Unis, en parti-             elle donne à chaque État-membre un pou-
culier depuis l’élection de Donald Trump           voir discrétionnaire sur ce qu’il consi-
en 2016, mènent l’offensive sur ce terrain         dère relever de ses « intérêts essentiels
contre la Chine mais également contre              de sécurité » 11. Ceci rend donc difficile
l’Allemagne, aiguisant ainsi les rivalités         la contestation d’une mesure adossée à
transatlantiques. Les États-membres de             l’article 21 par les États qui estiment que
l’UE – en premier lieu l’Allemagne et la           leurs entreprises sont victimes de dis-
France – ne partagent pas la même vision           crimination. Très peu de plaintes dépo-
du rôle de la sécurité nationale par rap-          sées pour ce motif sont d’ailleurs jugées
port à leur positionnement dans l’espace           recevables.
économique mondial.                                    Au cours de la période 1948-2011, les
                                                   États-membres font un usage modéré de
La sécurité nationale,
                                                   cette clause, avec seulement six plaintes
arme protectionniste absolue ?
                                                   enregistrées (Alford, 2011). Il en va de
    Adam Smith, défenseur convaincu                même dans les premières années d’exis-
des bienfaits du marché capitaliste et du          tence de l’OMC. En effet, au cours de
commerce international, considère néan-            la décennie 1990, le dynamisme des
moins que des lois conçues pour protéger           échanges commerciaux internationaux
la sécurité nationale sont indispensables.         limite les pressions concurrentielles sur
Il justifie ainsi l’interdiction faite aux         les entreprises et dispense les gouverne-
bateaux hollandais de commercer avec               ments d’avoir recours à cette « arme de
les colonies britanniques au motif que le          dissuasion massive ».
monopole de l’Angleterre « permettait de               La situation change radicalement à
maintenir le taux du profit de ses entre-          partir de la fin des années 2000. L’invo-
prises à un degré plus élevé que celui où          cation de la sécurité nationale à des fins
il se serait tenu naturellement si le com-         de politique économique constitue une
merce avec les colonies anglaises eût été          des innovations contemporaines et elle
laissé libre à toutes les nations » (Smith,        prend une place centrale après la dispa-
1776).                                             rition de l’URSS et l’accélération de l’ou-
    Toutefois, l’impératif de sécurité natio-      verture économique internationale. La
nale reste longtemps marginalisé dans              notion de sécurité nationale prend pro-
les relations économiques internationales,         gressivement la place de celle de défense

11. Voir article 3 : « Les dispositions du présent Code n’empêchent pas un État-membre “de
    prendre les mesures qu’il estime nécessaires (…) ii) à la protection des intérêts essentiels de
    sa sécurité” » (OECD, 2019a).

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LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES

– bien que celle-ci n’ait pas disparu, car               L’OCDE distingue trois générations
elle est censée mieux rendre compte des              de mesures qui élargissent notablement
nouvelles menaces qui viennent désor-                le contrôle des fusions-acquisitions trans-
mais d’acteurs étatiques et non étatiques,           frontalières. D’abord, les gouvernements
ciblent des infrastructures militaires et            établissent traditionnellement un plafond
civiles, et s’appuient sur des instruments           au montant de capital qu’un investisseur
militaires mais également économiques.               étranger peut acquérir. De plus, en cas
    Les mesures protectionnistes sur les             d’acquisition d’une entreprise de défense,
biens et services, dont la croissance a été          ils gardent dans l’entreprise une « action
décrite, sont donc complétées par le re-             en or » (golden share) qui leur donne un
                                                     droit de véto au conseil d’administration
cours plus fréquent à la sécurité nationale
                                                     de l’entreprise. Ensuite, dans les der-
comme moyen de contrôle des flux d’in-
                                                     nières années, selon l’OCDE, l’utilisation
vestissements qui forment un élément
                                                     de « concepts abstraits tels que ceux de
majeur de la dynamique de mondialisa-
                                                     “sécurité nationale” » (OECD, 2019b)
tion de l’économie. Les grands groupes
                                                     permet aux gouvernements d’élargir le
mondiaux, dont un petit nombre réalise
                                                     contrôle des secteurs d’activité bien au-
l’essentiel des flux d’investissements di-           delà de la défense. Les investissements
rects à l’étranger (IDE), structurent ainsi          étrangers dans les infrastructures cri-
leurs chaînes de valeur mondiales et ren-            tiques telles que les aéroports, les télé-
forcent considérablement leur influence              communications, les équipements de
vis-à-vis des autres firmes et des pays              vidéo-surveillance, ou encore le contrôle
dépendants. Or, le Code de libéralisation            des activités de recherche menées en col-
des mouvements de capitaux de l’OCDE                 laboration avec des laboratoires étrangers
(OECD, 2019a) permet aux gouverne-                   sont plus fréquemment surveillés par les
ments, dans son article 3 (« ordre public            gouvernements. Enfin, plus récemment,
et sécurité), d’invoquer, comme la charte            les gouvernements mettent en place des
de l’OMC, la protection de ses « intérêts            mesures de surveillance postérieures à
essentiels de sécurité », mais également             l’acquisition d’entreprises nationales par
la protection de la santé publique et de             des capitaux étrangers. La gestion des in-
la morale pour s’opposer à l’entrée de               frastructures critiques par les opérateurs
capitaux étrangers sur leurs territoires.            étrangers est ainsi renforcée.
Puisqu’une majeure partie des IDE a lieu                 Selon l’OCDE, ces générations de
sous la forme d’acquisitions de firmes               mesures correspondent à l’évolution des
nationales par des firmes étrangères 12 ,            types de menaces. Les craintes tradition-
de nombreux gouvernements utilisent                  nelles d’espionnage et de sabotage sont
depuis quelques années l’article 3 du                renforcées par celles portant sur le rôle
Code de l’OCDE pour élargir considéra-               essentiel des infrastructures critiques
blement la liste des restrictions à l’acqui-         et les risques d’interruption dans leur
sition de leurs « champions nationaux ».             fonctionnement. Enfin, la concentration

12. En 2018, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced)
    annonce que les IDE réalisés sous forme de fusions-acquisitions ont atteint 816 milliards de
    dollars (750 milliards d’euros), alors que les IDE réalisés sous forme de constructions de nou-
    velles capacités de production (greenfield investments) ont atteint 981 milliards de dollars, soit
    901 milliards d’euros (UNCTAD, 2019a).

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accrue dans les secteurs où le « vain-            international » (weaponisation of trade)
queur prend tout » (the winner takes all)         (Harding, Harding, 2017), de la fin de
tels que ceux aujourd’hui dominés par             la séparation entre la « politique étran-
les Gafam (Google, Amazon, Facebook,              gère “majeure” qui porte sur la sécu-
Apple et Microsoft) ou dans les produits          rité nationale, et “secondaire” relative
tels que les « terres rares » (métaux in-         aux questions telles que les droits de
dispensables pour produire des biens              douanes » (high and low foreign policy)
high tech) fait craindre que les rachats          (Dawar, 2018). Ou encore de l’émergence
d’entreprises nationales aboutissent à une        de « guerres hybrides » (hybrid warfare)
situation de dépendance absolue vis-à-vis         dont l’objectif est d’affaiblir les capacités
d’un seul fournisseur.                            économiques d’un pays concurrent 13.
   En 2018, plus de 70 % des IDE mon-
                                                  Les États-Unis mènent l’offensive...
diaux sont soumis à des procédures de
contrôle, une proportion qui a presque               Ce sont évidemment les pays les plus
doublé par rapport à celle existant au            puissants qui font le plus d’efforts pour
cours des années 1990 (OECD, 2019b).              mobiliser dans l’espace mondial leurs
Plus précisément, selon la Conférence             capacités économiques et leur influence
des Nations unies sur le commerce et              géopolitique. À commencer par les États-
le développement (Cnuced), les IDE qui            Unis dont le statut mondial, bien que
sont bloqués par les gouvernements re-            contesté, leur permet de maintenir un
présentent 11,6 % des IDE totaux en 2018          rapport de force asymétrique. Dans la
(UNCTAD, 2019b). À cette proportion               mise en œuvre de ces politiques indus-
non négligeable, il faudrait ajouter les          trielles et commerciales qui associent
nombreux cas recensés par la Cnuced               plus fortement la compétition écono-
dans lesquels les acquéreurs potentiels           mique et la sécurité nationale, l’admi-
renoncent volontairement au dernier mo-           nistration Trump se montre particuliè-
ment par crainte d’un refus des autorités         rement agressive. Elle s’appuie toutefois
du pays d’accueil (UNCTAD, 2019). Et              sur une longue tradition et des dispositifs
les animateurs des réflexions du Forum            législatifs qui datent de la guerre froide.
de Davos s’inquiètent : « Les chaînes             Le 26 juin 1947, le Président Harry
d’approvisionnement mondiales, qui                S. Truman signe le National Security
étaient depuis la fin de la guerre froide         Act qui consacre la notion de « Natio-
les emblèmes de la globalisation, sont            nal Security ». Le Trade Expansion Act
désormais un terrain privilégié pour les          voté en 1962, adopté quelques mois après
affrontements géoéconomiques » (World             que l’URSS a envoyé un homme dans
Economic Forum, 2016).                            l’espace 14, dispose dans sa section 232
   Les chercheurs ne sont pas en manque           que les États-Unis sont en droit d’impo-
d’imagination pour décrire le rappro-             ser des droits de douane et autres taxes
chement étroit entre compétition éco-             dès lors qu’ils considèrent après enquête
nomique et rivalités géopolitiques. Ils           que certaines importations menacent leur
parlent de « militarisation du commerce           sécurité nationale.

13. S. Tait, « Hybrid warfare: the new face of global competition », Financial Times, October 14,
    2019, https://www.ft.com/content/ffe7771e-e5bb-11e9-9743-db5a370481bc.
14. Il a été utilisé 26 fois avant la présidence de Donald Trump, avec 16 conclusions négatives et
    6 mesures préconisées par le Président, principalement dans le secteur du pétrole.

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LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES

   L’activation de ce dispositif dépasse          entreprises dont elles estiment qu’elles
largement le cas des productions mili-            menacent leur sécurité nationale. La pra-
taires, la loi disposant que certaines pro-       tique des sanctions économiques (fortes
ductions destinées aux marchés civils             amendes, saisies de biens, embargo, etc.)
sont indispensables pour la mise au point         en tant qu’instrument de la politique
de systèmes d’armes. L’administration             étrangère et de sécurité nationale leur
Trump va encore plus loin puisque le do-          confère un pouvoir régalien que les autres
cument de stratégie de sécurité nationale         pays peuvent plus rarement utiliser 16.
présenté en 2017 affirme que « la sécurité           Les conflits les plus spectaculaires op-
économique contribue à la sécurité natio-         posent les États-Unis à la Chine. Indice
nale » 15. Cette formule vague confirme           du resserrement des enjeux économiques
le caractère discrétionnaire de l’usage de        et géopolitiques, l’interdépendance éco-
cette loi. Dès lors, pour la première fois        nomique croissante entre les deux pays
dans l’utilisation de la section 232 de la        va de pair avec la caractérisation de
loi de 1962, l’administration Trump met           « concurrent stratégique » donnée par la
en avant que « le retard pris par les pro-        doctrine de sécurité nationale des États-
ducteurs américains d’automobiles dans            Unis présentée en 2017 17. Cette situation
leurs dépenses de R&D diminue leur ca-            pose de redoutables difficultés aux théo-
pacité d’innovation et menace d’affaiblir         ries économiques dominantes pour les-
notre sécurité nationale ». Sur cette base,       quelles l’interdépendance accrue entre les
Donald Trump décide une forte augmen-             pays diminue les risques de conflits mili-
tation des droits de douane sur les impor-        taires (la « mondialisation heureuse »).
tations de véhicules et composants auto-          Il suffit pourtant de regarder à nouveau
mobiles en mai 2019, après ceux adoptés           vers le XIXe siècle pour observer que les
sur l’acier et l’aluminium en février 2018.       fortes relations économiques (marchan-
Au total, en 2019, le niveau moyen des            dises et investissements) existant entre
taxes douanières américaines est presque          les pays européens ne les empêchent pas
                                                  de mener une course à la militarisation
le double de celui de 2017 (Allianz, Euler
                                                  qui se termine en guerre mondiale.
Hermes Economic Research, 2018), une
augmentation similaire à celle observée           … et aggravent les rivalités
au plus fort de la crise de 1929.                 transatlantiques
   Les États-Unis, en plus d’une utilisa-            Le conflit entre les États-Unis et la
tion très extensive de la menace contre           Chine est très médiatisé. Or, le dur-
leur « sécurité nationale », disposent de         cissement de la concurrence est éga-
la capacité unique d’imposer des règles           lement visible dans les relations entre
extraterritoriales à des personnes ou des         les États-Unis et leurs alliés, révélant

15. Voir également l’entretien réalisé avec Peter Navarro, conseiller économique de Donald Trump
    et directeur de l’Office of Trade and Manufacturing Policy (OTMP) « Economic Security as
    National Security: A Discussion with Dr. Peter Navarro », CSIS, November 13, 2018, https://
    www.csis.org/analysis/economic-security-national-security-discussion-dr-peter-navarro.
16. De plus, une fois condamnée à une amende, l’entreprise est soumise à un système de sur-
    veillance (monitoring) et le monitor, chargé de vérifier la mise en œuvre des engagements pris
    par cette dernière, remet pendant trois ans un rapport annuel au Département de la Justice
    américain.
17. Summary of the 2018 National Security Strategy of the United States of America, Washington
    DC, December, https://bit.ly/2KjcrEH.

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que la participation au même bloc géo-         constructeurs allemands par l’Agence de
politique ne suffit plus. Au début de cette    protection de l’environnement… un fait
décennie 2010, les négociations entre          documenté plusieurs années auparavant
les États-Unis et l’UE sur le Partenariat      par des ONG européennes. Ces mesures
transatlantique sur l’investissement et        protectionnistes prises par les États-Unis
le commerce (PTIC) semblent ouvrir la          prennent forme en même temps que les
voie à une consolidation du « bloc trans-      tentatives du Département américain de
atlantique ». Les défenseurs de ce traité,     la Justice d’imposer à la Deutsche Bank
gouvernements et entreprises espèrent          une amende de 8 milliards de dollars
ainsi voir la réalisation d’un « Otan éco-     (7,4 milliards d’euros), rappelant celle
nomique » ; les organisations syndicales       qu’il impose à BNP Paribas en 2014
et les ONG craignent que le PTIC mette
                                               (9 milliards de dollars, soit 6,5 milliards
en place un grand marché transatlantique
                                               d’euros à l’époque).
qui livrerait les droits sociaux et la pro-
tection de l’environnement aux « maîtres       L’émergence géopolitique de l’UE
du monde » (les entreprises multi-             contrariée par les divergences
nationales). Il est pourtant prévisible que    entre États-membres
les nombreux obstacles à surmonter entre          Plusieurs facteurs incitent l’UE,
les partenaires et la mobilisation des syn-    dont l’intégration a principalement été
dicats et des ONG contre ce traité mettent     réalisée dans les domaines économique
fin aux négociations (Serfati, 2015).          et financier, à renforcer ses capacités
   Depuis son élection en 2016, Donald         d’influence géopolitique. On peut citer
Trump prend des mesures protection-            le durcissement de la concurrence éco-
nistes contre les produits européens,          nomique, l’influence géoéconomique
qui visent en réalité essentiellement          croissante de la Chine, mais également
l’Allemagne, dont les excédents commer-        l’emploi par l’administration américaine
ciaux avec les États-Unis sont importants      des mesures économiques, politico-
(60 milliards de dollars, soit 55 milliards
                                               économiques (sanctions à l’encontre des
d’euros en 2019) quoique bien pâles en
                                               entreprises en relation avec l’Iran) et de
comparaison de ceux accumulés par la
                                               pressions politico-militaires exercées
Chine vis-à-vis des États-Unis (350 mil-
                                               en particulier contre l’Allemagne (cri-
liards de dollars, soit 322 milliards
d’euros en 2019). L’administration amé-        tique de la politique migratoire d’Angela
ricaine combat avec force le projet russe      Merkel, qualifiée par Donald Trump
de pipeline de gaz naturel Nord Stream 2       de « folle politique », exigence que
au sein duquel les entreprises allemandes      l’Allemagne augmente significative-
sont très présentes et qui doit se raccor-     ment sa contribution financière à l’Otan,
der au réseau Nord Stream 1 qui passe          etc.) 18. Il faut toutefois noter que les
par la Baltique. La cible principale est       principaux pays européens – y compris
cependant l’industrie automobile alle-         la Grande-Bretagne – n’ont pas à ce jour
mande, qui est déjà à l’origine de l’arrêt     cédé aux pressions qu’ils subissent de
des négociations du PTIC en raison de          la part de l’administration Trump qui
la « révélation » du « Dieselgate » des        souhaite que l’accès au marché de la 5G

18. G. Chazan, « How Germany became Donald Trump’s European punchbag », The Financial
    Times, August 2, 2018, https://www.ft.com/content/8f87c03c-93dc-11e8-b67b-b8205561c3fe.

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