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International La sécurité nationale s’invite dans les échanges économiques internationaux Claude SERFATI 1 L ’épidémie de COVID-19 va pro- le déclenchement de l’épidémie de coro- voquer une baisse considérable des navirus en Chine, les gouvernements échanges commerciaux au niveau mon- des pays les plus puissants de la planète dial, dont plus de la moitié prend place invoquent de plus en plus fréquemment au sein de chaînes de valeur que les depuis quelques années les motifs de grands groupes ont consolidées au cours sécurité nationale pour ériger des bar- des trois dernières décennies. En 2020, rières protectionnistes tout en soutenant selon l’Organisation mondiale du com- la présence mondiale de leurs grands merce (OMC), la baisse du commerce groupes financiers et industriels. Ces me- mondial sera comprise dans une four- sures sont promises à un bel avenir. En chette de 13 à 32 % par rapport à 2019 ce moment, les gouvernements affirment – l’imprécision soulignant l’incertitude que l’alimentation et la santé doivent être totale des économistes. Il s’agit d’une di- protégées au nom de la sécurité nationale. minution d’une ampleur inconnue depuis La liste des secteurs pourra encore s’élar- la crise de 1929. En 2020, selon le Fonds gir. De même, les débats se multiplient monétaire international (FMI), l’activité sur la notion d’« entreprise stratégique » économique mesurée par le produit inté- à protéger et soutenir afin d’assurer la rieur brut baissera par rapport à 2019 de « souveraineté ». 6,1 % dans les économies développées Dans le domaine des échanges éco- (-7,2 % en France), un évènement égale- nomiques internationaux, la prochaine ment sans précédent depuis 1929. étape sera donc bien éloignée du jeu La conjonction de l’effondrement coopératif mis en œuvre entre les pays du commerce mondial et d’une grave occidentaux après 1945 et qui a facilité récession va durcir les politiques pro- le développement du libre-échange. La tectionnistes déjà à l’œuvre depuis 2008. concurrence sur les marchés mondiaux, En effet, ainsi que le montre cet article, aiguisée par la crise économique, va qui a été écrit quelques semaines avant pousser les pays les plus puissants vers 1. Chercheur associé à l’Ires et au Cemotev (Université de Saint-Quentin-en-Yvelines). Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 79
INTERNATIONAL le « chacun pour soi ». Cette évolution est configurations au cours des deux der- même visible dans une zone aussi forte- niers siècles. La conjoncture historique ment intégrée que l’Union européenne qui s’est formée à la fin des années 2000 (UE), où la crise actuelle attise les diver- s’est traduite par un resserrement des re- gences entre États-membres. lations entre économie mondiale et géo- Les gouvernements utiliseront tous politique. La multiplication des mesures les instruments économiques et poli- protectionnistes et l’agressivité plus forte tiques dont ils disposent pour faire va- de la « diplomatie économique » des gou- loir leurs intérêts. Les interactions entre vernements des pays les plus puissants en l’économie mondiale et la géopolitique sont une confirmation. Ils apportent un étaient devenues plus fortes depuis la soutien accru à leurs grands groupes sous fin des années 2000, elles seront encore des formes différentes selon les pays. En plus denses dans les prochaines années. France, le débat s’est en particulier noué Comme l’indique l’exemple de la 5G, la autour de la notion d’« entreprise straté- technologie est à la fois un enjeu éco- gique », notion imprécise sur laquelle les nomique et géopolitique. Le recours au organisations syndicales ont été invitées « nationalisme technologique » par les à s’exprimer à l’Assemblée nationale. pays les plus puissants afin de renforcer Des configurations changeantes leur positionnement international risque fort d’être une forme certes modérée mais La mondialisation n’a jamais été le de plus en plus prégnante sur l’échelle de produit des forces spontanées du marché, la conflictualité mondiale. bien qu’on trouve encore aujourd’hui des économistes pour défendre ce point de Cet article, dans une première partie, vue 2. En réalité, l’espace mondial qui a met en perspective historique les rela- été construit depuis le XIXe siècle sous tions entre économie mondiale et géo- l’impulsion du capitalisme a été structuré politique, puis décrit la montée du protec- par les interactions entre l’expansion in- tionnisme depuis la fin des années 2000. ternationale des « marchés » (ou du capi- Dans une seconde partie, il analyse com- tal) et des rapports de puissance au sein ment les pays les plus puissants utilisent du système inter-étatique. la sécurité nationale comme un outil de Cependant, l’interaction entre ces deux politique commerciale dans les échanges processus a changé au cours de l’histoire économiques internationaux, au prix de de ces deux derniers siècles et a donné lieu tensions croissantes, y compris dans les à des configurations différentes de l’es- relations transatlantiques. pace mondial. Au cours des années 1870- 1914, qualifiées par Bairoch et Kozul- Les interactions Wright de « première mondialisation », les entre économie et géopolitique gouvernements des pays développés ont accompagné de leur puissance politico- L’espace mondial – ce qu’on appelle militaire l’expansion internationale la « mondialisation » – a connu plusieurs de leurs grands groupes bancaires, 2. Voir l’étude publiée en mars 2019 par le Bruegel Institute, un groupe de réflexion basé à Bruxelles et influent au sein des institutions communautaires : « La mondialisation est un processus éco- nomique entièrement spontané guidé par l’arbitrage (acheter bon marché, vendre cher) sur les biens, les services, le capital et le travail sur les marchés mondiaux » (Dadush, Wolff, 2019). 80 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES industriels et commerciaux. La forte de Margaret Thatcher en 1979) et aux internationalisation des échanges (crois- États-Unis (élection de Ronald Reagan sance du commerce mondial de +3,5 % en 1980) éclaircissent l’horizon écono- par an) est donc allée de pair avec l’exis- mique. Quelques années après, la chute tence de fortes barrières douanières, du mur de Berlin et la disparition de au point que « le monde développé res- l’URSS semblent mettre fin à la centra- semblait à un îlot de libéralisme entouré lité de la géopolitique dans les relations d’un océan de mesures protectionnistes » internationales et même marquer la « fin (Bairoch, Kozul-Wright, 1996). de l’histoire » (Fukuyama, 1989). La configuration change après 1945. « La fin de l’histoire » avait pourtant Un consensus s’établit pour observer que bien commencé… les rivalités économiques entre les grands En 1989, Francis Fukuyama nous pays européens et les guerres commer- annonce que « ce à quoi nous assistons ciales qui en ont été un des instruments n’est pas seulement la fin de la guerre sont en partie responsables des deux froide, ou une transition vers une nou- guerres mondiales. Dans le contexte de velle période de l’après-guerre, mais la fin l’exigence du « plus jamais ça » consé- de l’histoire en tant que telle, point final cutive à la « guerre de trente ans » (1914- de l’évolution idéologique de l’humanité 1944), ainsi que l’appelle l’historien Arno et de l’universalisation de la démocratie Mayer, et des menaces que font peser occidentale » (ibid., 1989). Il est rejoint l’URSS puis la Chine communiste, les en 1990 par les économistes réunis au- États-Unis instaurent avec leurs alliés un tour du « consensus de Washington » système libéralisé d’échanges commer- et ses 10 propositions de réformes parmi ciaux internationaux. lesquelles la privatisation des entreprises, Ce système libéralisé prévaut jusqu’à la déréglementation des marchés, la libé- la fin des années 2000, et il est conso- ralisation des échanges commerciaux lidé par la crise économique majeure et financiers internationaux, la baisse qui touche les pays capitalistes dévelop- de la fiscalité sur les (hauts) revenus pés à partir de 1973. Contrairement aux (Williamson, 1990). Ces mesures mises mesures protectionnistes qui se géné- en œuvre depuis trois décennies consti- ralisent après 1929, la réponse des gou- tuent le socle de ce que ses critiques ap- vernements à cette crise est en effet de pellent les « politiques néolibérales ». favoriser la libéralisation des échanges. Peu après, l’OMC créée en 1994 pour Celle-ci est facilitée par l’ouverture pro- succéder au General Agreement on Ta- gressive de la Chine au capitalisme, puis riffs and Trade (Gatt), accord général par son adhésion à l’OMC en 2001, mais sur les tarifs douaniers et le commerce également par l’intégration des pays de signé en 1947, élargit la libéralisation l’Est dans l’Union européenne et dans des échanges à l’agriculture et aux ser- les chaînes de valeur construites par les vices, qui avaient été exclus des accords grands groupes européens, en particulier du Gatt. En même temps, le FMI et la allemands. Les mesures de libéralisation Banque mondiale encouragent les pays des échanges internationaux, associées à ouvrir leurs frontières à la circulation aux politiques d’austérité (dont l’axe des capitaux (investissements industriels central était la baisse du coût du travail) et financiers). Avantage supplémentaire : initiées en Grande-Bretagne (élection avec « l’universalisation de la démocratie Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 81
INTERNATIONAL occidentale » et la libéralisation des continuent de déchirer de nombreux échanges internationaux, viendra la paix, pays et régions de la planète. La Banque puisque, comme Montesquieu l’a écrit : mondiale en attribue les causes à la « C’est presque une règle générale (…) « mauvaise gouvernance » (absence de que partout où il y a du commerce, il y a démocratie, corruption, etc.) des pays des mœurs douces [… et que] l’effet natu- concernés ou encore à leur « non-entrée rel du commerce est de porter à la paix » dans la mondialisation ». En réalité, on (Montesquieu, 1748). La fin de l’histoire, observe que de nombreux conflits armés, c’est également la fin de la géopolitique. dont les « guerres pour les ressources » Ces analyses produites à la fin du qui continuent de sévir en 2020 en siècle dernier dominent pendant près de Afrique subsaharienne, sont connectés deux décennies. Peu importe si de nom- par de nombreux canaux à la production breux signaux qui démentent cet opti- et la consommation ainsi qu’aux places misme s’accumulent peu après avoir été financières des pays développés. En sorte émis. On peut citer : que ces guerres sont une composante de - les crises financières (de la dette pu- la « mondialisation » telle qu’elle existe blique, des taux de change) qui frappent réellement (Serfati, 2001) ; successivement toutes les régions de - enfin, il n’est pas nécessaire de la planète, provoquant des dommages s’étendre sur l’insoutenabilité écologique sociaux considérables : la crise asia- d’un modèle de croissance que la théorie tique (1997), la crise brésilienne et économique dominante prétend générali- russe (1998), la crise argentine (2000). ser à l’ensemble de la planète. L’éclatement de la « bulle Internet » aux La période de prétendue « mondiali- États-Unis (2000) n’est surmonté que par sation heureuse », censée mettre fin aux l’injection massive de liquidités par la rivalités géopolitiques, se clôt à la fin de Banque centrale américaine, facilitant la décennie 2000. Une nouvelle conjonc- l’euphorie des marchés financiers et pré- ture historique émerge : elle est le produit parant le séisme financier de 2008 ; de changements massifs dans la situa- - l’augmentation considérable des tion économique internationale (crise inégalités de revenus et patrimoines qui financière de 2008 dont il est clair que n’est même plus contestée aujourd’hui ses effets négatifs ne sont pas terminés) par les institutions internationales. Dans ainsi que dans les rapports géopolitiques les pays développés, un gigantesque écart (hégémonie contestée des États-Unis en s’est creusé entre les « 1 % » et le reste raison de leur enlisement en Irak, retour de la population. Mais selon Branko de la Russie et ascension de la Chine). Milanovic (2012), longtemps économiste Enfin, les effets des politiques d’ajuste- à la Banque mondiale, les inégalités aug- ment et la contestation de régimes auto- mentent également entre les pays, démen- ritaires au Maghreb et au Moyen-Orient tant les théories de la « convergence éco- déclenchent des mouvements populaires nomique » et du « rattrapage » des pays (les « printemps arabes ») qui accélèrent qui accepteraient les programmes d’ajus- des bouleversements majeurs. tement et d’ouverture (le « consensus de Cette nouvelle conjoncture historique Washington ») ; – qu’on appellera le « moment 2008 » – - la permanence des guerres qui, se traduit par un resserrement des liens au cours de cette « fin de l’histoire », entre économie et géopolitique sur le plan 82 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES mondial et provoque des changements ne doit pas faire de discrimination entre considérables dans les échanges écono- ses partenaires commerciaux ; il ne doit miques internationaux. pas non plus faire de discrimination entre ses propres produits, services et ressor- Les politiques commerciales tissants et ceux des autres pays 4 ». Plus protectionnistes se renforcent 3 précisément, les économistes hostiles au Depuis la crise financière de 2008, protectionnisme déclarent que la discri- alors que les marchés financiers pros- mination se produit lorsque des gouver- pèrent au prix d’un endettement gigan- nements agissent en faveur d’entreprises tesque des gouvernements, des entre- nationales et au détriment d’entreprises prises et dans une moindre mesure des concurrentes étrangères (Evenett, 2019). ménages, l’économie mondiale se trouve Ainsi que le montre le graphique 1, dans une situation fragile, avec plus de le nombre de mesures ainsi qualifiées la moitié des secteurs industriels caracté- de discriminatoires qui sont adoptées risés par des surcapacités de production dans le monde quadruple quasiment mondiales qui grèvent le taux de renta- entre 2009 et 2019. En 2019, environ bilité des entreprises (Williams et al., 1 290 nouvelles mesures commerciales 2017). sont prises dans le monde et selon le très La faible croissance des marchés libéral think tank Global Trade Alert, mondiaux attise la concurrence entre plus de 70 % des échanges internatio- les entreprises pour la conquête ou sim- naux sont soumis à des « distorsions » de plement la préservation de marchés. Les concurrence (Evenett, 2019). Les grands gouvernements des pays développés pays regroupés au sein du G20 sont sans protègent leurs entreprises en érigeant surprise les principaux acteurs de cette des barrières à l’entrée sur leur marché croissance du protectionnisme. national. Dès 2009, les mesures prises La gamme des mesures protection- dans ce sens se multiplient. Les mesures nistes sur les biens s’élargit progressi- de libéralisation des échanges adoptées vement et les « barrières non tarifaires » par les membres de l’OMC continuent (c’est-à-dire hors droits de douane) se d’augmenter au cours de cette décennie, multiplient depuis quelques années. mais celles qui les restreignent explosent Cette catégorie imprécise inclut les ré- littéralement. glementations administratives de type Les mesures discriminatoires sont sanitaire et environnemental, les aides particulièrement choyées. Bien qu’un et subventions publiques, les procédures des principes de l’OMC soit le traitement de commandes publiques, les incitations non discriminatoire dans le commerce à la localisation des investissements, international, il n’existe pas de défini- etc. De 2009 à 2017, l’augmentation des tion unanimement acceptée. L’OMC droits de douane ne représente que 20 % énonce ce principe général : « Un pays de l’augmentation des nouvelles mesures 3. La politique commerciale désigne l’ensemble des mesures prises par un État afin d’agir sur ses flux d’exportations et d’importations de biens et services avec les autres pays. Au sens large, on peut aujourd’hui y inclure les politiques conduites en matière d’investissements sortant du pays ou y entrant. 4. « Ce que nous défendons », site Internet de l’OMC, https://www.wto.org/french/thewto_f/ whatis_f/what_stand_for_f.htm. Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 83
INTERNATIONAL Graphique 1. Nombre de mesures jugées discriminatoires prises par les gouvernements dans les échanges commerciaux (2009-2019) Source : Global Trade Alert database. protectionnistes, 80 % de celle-ci étant nationales, etc., est largement utilisée attribuables aux barrières non tarifaires 5. par les gouvernements. Dans le contexte Sur ce plan, la situation qui prévaut de la mondialisation contemporaine, aujourd’hui est plus proche de celle qui les gouvernements sont invités à inté- existait avant 1914 et qui est prolon- grer plus étroitement l’idée que l’« éco- nomie est devenu le principal vecteur gée dans l’entre-deux-guerres, que de de l’influence politique » (Bouyala- la conjoncture qui domine au cours des Imbert, 2017). En réalité, c’est déjà le cas sept décennies qui suivent la Seconde avant 1914, car « les connexions entre Guerre mondiale. Comme il y a un les mouvements du capital (…) et les siècle, les gouvernements interviennent évènements politiques et diplomatiques activement pour protéger leurs marchés avant 1914 sont nombreuses et impor- nationaux tout en soutenant leurs grands tantes » (Feis, 1930). Et comme il y a un groupes afin qu’ils se développent sur siècle, il convient d’ajouter, selon un rap- les marchés étrangers. La « diplomatie port remis au président de la République, économique » qui vise à faciliter l’accès que la diplomatie consiste aujourd’hui aux marchés étrangers, à influencer les dans sa « capacité à préparer le cadre poli- normes sur les réglementations inter- tique et juridique de l’action militaire 6 ». 5. L. Kinzius, A. Sandkamp, E. Yalcin, « Global trade protection and the role of non‑tariff barriers », Vox, September 16, 2019, https://voxeu.org/article/global-trade-protection-and-role-non-tariff- barriers. 6. Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, DICoD, Paris, octobre, p. 56, https:// bit.ly/2RWb0QW. 84 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES Les efforts des gouvernements les plus soutien croissant apporté par les tenants puissants pour faire face à la concur- du libéralisme économique à leurs cham- rence économique peuvent également pions nationaux de haute technologie, et s’appuyer sur des outils traditionnels en plus comme un moyen de combattre d’embargos et de sanctions économiques, le modèle chinois de marché d’État » parfois assortis de pressions militaires. (Dhawan, Heading, 2019). Ce comportement évoque la « diploma- Le cas de la France peut être présenté tie de la canonnière » qui est mise en ici en raison de la forte tradition d’inter- œuvre avant 1914 pour contraindre les vention publique dans la politique indus- pays endettés de la périphérie du capita- trielle. Depuis le début des années 2000, lisme à s’acquitter de leur dette. L’arme la prise de contrôle répétée d’entreprises militaire est utilisée dans 40 % des cas françaises dans les activités stratégiques de non-paiement entre 1870 et 1914 par des groupes étrangers a pour réponse (Mitchener, Weidenmier, 2005). Enfin, le renforcement de l’arsenal législatif et au-delà de ces moyens officiels reven- réglementaire. Les mesures prises ins- diqués par les gouvernements, les tra- taurent une obligation d’autorisation ditionnelles méthodes d’intelligence préalable délivrée par le gouvernement à économique trouvent un vigoureux sti- l’acquisition par un investisseur étranger mulant grâce aux technologies de l’infor- d’une entreprise française active dans les mation (cyberintelligence), ainsi que les secteurs stratégiques. révélations des lanceurs d’alerte nous le Le décret du 30 décembre 2005 (gou- rappellent périodiquement. vernement Villepin) est rédigé après l’ac- Les « entreprises stratégiques » : quisition d’entreprises présentes dans des qu’en pensent les organisations domaines stratégiques (en 2002, la prise syndicales françaises ? de contrôle de Gemplus, un leader mon- Les gouvernements des pays déve- dial dans les cartes à puces, par un fonds loppés mettent en œuvre des politiques d’investissement américain TGP, ou encore industrielles et technologiques de soutien la vente de Cegelec, spécialiste d’ingé- aux « champions nationaux », désormais nierie électrique par Alstom). Le décret qualifiés d’« entreprises stratégiques » du 14 mai 2014 (« décret Montebourg ») qui sont généralement des grands fait suite à la vente du secteur énergie groupes internationalisés. Car l’hori- d’Alstom au groupe américain General zon mondial de leur stratégie n’empêche Electric (GE). La préparation de la loi pas ces grands groupes de maintenir des Pacte (22 mai 2019) est annoncée par liens puissants avec leur territoire d’ori- le Premier ministre lors d’une visite gine et les élites gouvernementales, d’y sur un site de L’Oréal, dans le contexte puiser des ressources technologiques et d’une éventuelle augmentation par financières importantes et d’y employer Nestlé de sa participation dans le capital une partie significative de leurs salariés 7. du groupe français de produits cosmé- Ceci déconcerte les experts des cabinets tiques. Le décret Montebourg augmente de conseil dont deux d’entre eux écrivent le nombre de secteurs concernés par le que « ce qui semble nouveau est le décret Villepin et l’étend aux biens et 7. L’importance de l’ancrage national pour les grands groupes français est analysée dans Serfati, Sauviat (2018). Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 85
INTERNATIONAL technologies à double usage militaire et au défi de la transition écologique, ce civil, à l’approvisionnement en eau, à l’ex- qui fait d’Alstom une entreprise straté- ploitation des réseaux et des services de gique. Le groupe STX (ex-chantiers de transport, aux communications électro- l’Atlantique) racheté par le groupe italien niques, et à la protection de la santé Fincantieri, est stratégique pour un pays publique. La loi « Pacte » ajoute les qui possède la deuxième « zone écono- systèmes d’information, la recherche- mique exclusive » maritime du monde. développement dans les technologies Ils observent également que pour Alcatel, de la cybersécurité, l’intelligence artifi- excepté pour sa filiale de câbles sous- cielle. Elle énonce l’objectif de « Protéger marins (ASN), la stratégie initiée par nos entreprises stratégiques » (section 4), son P-DG, Serge Tchuruk, d’« entreprise sans que la nature de ces entreprises soit sans usine » ( fabless) « aujourd’hui, c’est définie. Waterloo morne plaine » (CFDT Nokia- France). À l’inverse, une entreprise stra- La prise de contrôle récente par des tégique est selon eux une entreprise qui groupes étrangers de grands groupes structure une filière performante et riche français (Alcatel, Alstom, STX) conduit en emplois. à une réflexion sur l’efficacité de ces dispositifs réglementaires. Une commis- Les représentants du personnel sion d’enquête de l’Assemblée nationale de STX regrettent que seule la division produit un volumineux rapport sur le militaire (qui produira le prochain porte- devenir de ces groupes qui, depuis les avions) – dont les marges sont bien plus années 1950, sont des « fleurons indus- élevées que dans l’activité civile – fasse l’objet de l’attention de l’État, alors que triels nationaux », selon le terme utilisé la production de paquebots et les éner- par Marleix et Kasbarian (2018). Tous ces gies maritimes devraient également être groupes sont en effet directement impli- considérées comme stratégiques, c’est- qués dans des activités de défense et/ou à-dire avoir un « rôle structurant, éco- des activités considérées comme « straté- nomique et social » (CFE-CGC STX). giques ». Or, les résultats des prises de Toutes les organisations syndicales contrôle sont jugés très sévèrement, en mettent au premier plan d’une « entre- particulier en raison des importantes sup- prise stratégique » un contrôle strict des pressions d’emplois. Les représentants engagements en termes d’emplois des des organisations syndicales représen- entreprises acquéreuses, puisque dans tatives au sein de ces groupes sont audi- la quasi-totalité des rachats de groupes tionnés par les parlementaires et un bref français (voir le cas spectaculaire de GE compte-rendu en est donné ici 8. dans Alstom), les engagements ne Il leur est en particulier demandé de sont pas respectés, au premier chef en définir une « entreprise stratégique ». termes de volumes d’investissements et Tous observent que la notion va bien au- de nombre d’emplois créés. Les organi- delà de la défense (dont le nucléaire). Une sations syndicales soulignent que si la entreprise hydroélectrique est stratégique maîtrise de hautes performances techno- parce qu’elle appartient au secteur de logiques est souvent « stratégique », la l’énergie. Le ferroviaire pourra répondre qualification de la main-d’œuvre, fondée 8. Selon les entreprises, les représentants auditionnés appartenaient à la CFDT, CFE-CGC, CGT et FO. 86 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES sur des savoirs intergénérationnels, l’est étant fondée sur l’échec des autres solu- tout autant : « Un savoir-faire d’un siècle tions (CGT Alstom, FO STX). La créa- peut être perdu en deux ans ». Certaines tion d’une société coopérative de produc- délocalisations d’activités contribuent tion (SCOP) associant les « collectivités à cette perte (CGT-Alcatel). De plus, le territoriales, les salariés, les citoyens et maintien des activités de recherche et des groupes industriels » est également développement (R&D) en France, large- évoquée (CFDT STIX). ment subventionné par le crédit d’impôt recherche, ne suffit pas à conserver ces Il serait sans doute intéressant de compétences si les activités de produc- comparer le positionnement des syndi- tion et de services commerciaux liés aux cats français à celui de leurs homologues produits ne sont pas maintenues. européens et américains, confrontés à Les représentants des syndicats re- des enjeux similaires. Ainsi, l’augmen- fusent l’exclusion d’investisseurs étran- tation régulière du nombre d’acquisitions gers du capital des entreprises straté- de PME, principalement dans l’ingénie- giques. Ainsi, les groupes chinois ne rie mécanique et l’automobile par des doivent pas être exclus a priori, mais groupes chinois, conduit les syndicats faire l’objet d’une analyse de leur straté- allemands à faire réaliser une enquête sur gie, de leur niveau technologique : « Une leurs effets. L’enquête conclut que globa- filière industrielle peut se monter aussi lement, les prises de contrôle par les ca- bien avec des Chinois qu’avec des Amé- pitaux chinois ne remettent pas en cause ricains ou des Français » (CGT Alstom). le modèle de relations sociales fondé sur D’autres préconisent une solution euro- la codétermination et les accords collec- péenne, « un Airbus du ferroviaire » tifs. La prise de contrôle par des groupes (CFDT Alstom). « L’important n’est pas chinois ne s’est pas traduite par la perte l’identité de l’actionnaire ni sa nationa- de capacités technologiques des firmes lité mais sa stratégie, les moyens qu’il rachetées, puisque les budgets dédiés à y consacre et les conséquences sociales l’innovation augmentent (Mueller, 2019). et économiques de sa politique » (CFE- CGC STYX). Toutes les organisations Aux États-Unis, certains considèrent syndicales observent que plusieurs ac- que les mesures protectionnistes prises quisitions de « fleurons nationaux » ont par l’administration Trump (voir infra) été facilitées par les directions françaises « continuent de soutenir les grandes des groupes concernés, et souvent avec entreprises américaines, pas les salariés un contrôle défaillant de l’État, pourtant américains » 9. Ceci semble confirmé par présent au conseil d’administration. le fait que, prenant prétexte de l’impor- Quels sont les moyens de contrôle qui tance pour la sécurité nationale du Dé- peuvent remédier à la carence actuelle partement de la Défense, l’administration des pouvoirs publics ? américaine prépare un projet qui exclu- Certains proposent la nationalisation rait 750 000 de ses salariés des négocia- des entreprises concernées, cette position tions collectives 10… 9. R. Reich, « American firms aren’t beholden to America – but that’s news to Trump »¸ The Guardian, January 11, 2020, https://bit.ly/2VKMpAN. 10. https://www.govexec.com/management/2020/02/secret-white-house-memo-could-end-unioni- zation-pentagon/162981. Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 87
INTERNATIONAL seules les entreprises et les marchés de Le poids de la géopolitique sur l’économie mondiale la défense stricto sensu étant protégés. Il faut attendre les accords du Gatt en Le positionnement des pays dans l’es- 1947 pour que les gouvernements soient pace mondial résulte d’une combinaison autorisés à exclure du commerce inter- de ses performances économiques et de national les échanges de biens pouvant sa puissance politico-militaire. C’est mettre en péril la sécurité nationale (ar- dans ce cadre qu’il faut comprendre la ticle 21). Cette clause, insérée dans les mobilisation croissante de la « sécurité mêmes termes au sein de la charte de nationale » comme outil de politique l’OMC (1994), est très importante car commerciale. Les États-Unis, en parti- elle donne à chaque État-membre un pou- culier depuis l’élection de Donald Trump voir discrétionnaire sur ce qu’il consi- en 2016, mènent l’offensive sur ce terrain dère relever de ses « intérêts essentiels contre la Chine mais également contre de sécurité » 11. Ceci rend donc difficile l’Allemagne, aiguisant ainsi les rivalités la contestation d’une mesure adossée à transatlantiques. Les États-membres de l’article 21 par les États qui estiment que l’UE – en premier lieu l’Allemagne et la leurs entreprises sont victimes de dis- France – ne partagent pas la même vision crimination. Très peu de plaintes dépo- du rôle de la sécurité nationale par rap- sées pour ce motif sont d’ailleurs jugées port à leur positionnement dans l’espace recevables. économique mondial. Au cours de la période 1948-2011, les États-membres font un usage modéré de La sécurité nationale, cette clause, avec seulement six plaintes arme protectionniste absolue ? enregistrées (Alford, 2011). Il en va de Adam Smith, défenseur convaincu même dans les premières années d’exis- des bienfaits du marché capitaliste et du tence de l’OMC. En effet, au cours de commerce international, considère néan- la décennie 1990, le dynamisme des moins que des lois conçues pour protéger échanges commerciaux internationaux la sécurité nationale sont indispensables. limite les pressions concurrentielles sur Il justifie ainsi l’interdiction faite aux les entreprises et dispense les gouverne- bateaux hollandais de commercer avec ments d’avoir recours à cette « arme de les colonies britanniques au motif que le dissuasion massive ». monopole de l’Angleterre « permettait de La situation change radicalement à maintenir le taux du profit de ses entre- partir de la fin des années 2000. L’invo- prises à un degré plus élevé que celui où cation de la sécurité nationale à des fins il se serait tenu naturellement si le com- de politique économique constitue une merce avec les colonies anglaises eût été des innovations contemporaines et elle laissé libre à toutes les nations » (Smith, prend une place centrale après la dispa- 1776). rition de l’URSS et l’accélération de l’ou- Toutefois, l’impératif de sécurité natio- verture économique internationale. La nale reste longtemps marginalisé dans notion de sécurité nationale prend pro- les relations économiques internationales, gressivement la place de celle de défense 11. Voir article 3 : « Les dispositions du présent Code n’empêchent pas un État-membre “de prendre les mesures qu’il estime nécessaires (…) ii) à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité” » (OECD, 2019a). 88 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES – bien que celle-ci n’ait pas disparu, car L’OCDE distingue trois générations elle est censée mieux rendre compte des de mesures qui élargissent notablement nouvelles menaces qui viennent désor- le contrôle des fusions-acquisitions trans- mais d’acteurs étatiques et non étatiques, frontalières. D’abord, les gouvernements ciblent des infrastructures militaires et établissent traditionnellement un plafond civiles, et s’appuient sur des instruments au montant de capital qu’un investisseur militaires mais également économiques. étranger peut acquérir. De plus, en cas Les mesures protectionnistes sur les d’acquisition d’une entreprise de défense, biens et services, dont la croissance a été ils gardent dans l’entreprise une « action décrite, sont donc complétées par le re- en or » (golden share) qui leur donne un droit de véto au conseil d’administration cours plus fréquent à la sécurité nationale de l’entreprise. Ensuite, dans les der- comme moyen de contrôle des flux d’in- nières années, selon l’OCDE, l’utilisation vestissements qui forment un élément de « concepts abstraits tels que ceux de majeur de la dynamique de mondialisa- “sécurité nationale” » (OECD, 2019b) tion de l’économie. Les grands groupes permet aux gouvernements d’élargir le mondiaux, dont un petit nombre réalise contrôle des secteurs d’activité bien au- l’essentiel des flux d’investissements di- delà de la défense. Les investissements rects à l’étranger (IDE), structurent ainsi étrangers dans les infrastructures cri- leurs chaînes de valeur mondiales et ren- tiques telles que les aéroports, les télé- forcent considérablement leur influence communications, les équipements de vis-à-vis des autres firmes et des pays vidéo-surveillance, ou encore le contrôle dépendants. Or, le Code de libéralisation des activités de recherche menées en col- des mouvements de capitaux de l’OCDE laboration avec des laboratoires étrangers (OECD, 2019a) permet aux gouverne- sont plus fréquemment surveillés par les ments, dans son article 3 (« ordre public gouvernements. Enfin, plus récemment, et sécurité), d’invoquer, comme la charte les gouvernements mettent en place des de l’OMC, la protection de ses « intérêts mesures de surveillance postérieures à essentiels de sécurité », mais également l’acquisition d’entreprises nationales par la protection de la santé publique et de des capitaux étrangers. La gestion des in- la morale pour s’opposer à l’entrée de frastructures critiques par les opérateurs capitaux étrangers sur leurs territoires. étrangers est ainsi renforcée. Puisqu’une majeure partie des IDE a lieu Selon l’OCDE, ces générations de sous la forme d’acquisitions de firmes mesures correspondent à l’évolution des nationales par des firmes étrangères 12 , types de menaces. Les craintes tradition- de nombreux gouvernements utilisent nelles d’espionnage et de sabotage sont depuis quelques années l’article 3 du renforcées par celles portant sur le rôle Code de l’OCDE pour élargir considéra- essentiel des infrastructures critiques blement la liste des restrictions à l’acqui- et les risques d’interruption dans leur sition de leurs « champions nationaux ». fonctionnement. Enfin, la concentration 12. En 2018, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) annonce que les IDE réalisés sous forme de fusions-acquisitions ont atteint 816 milliards de dollars (750 milliards d’euros), alors que les IDE réalisés sous forme de constructions de nou- velles capacités de production (greenfield investments) ont atteint 981 milliards de dollars, soit 901 milliards d’euros (UNCTAD, 2019a). Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 89
INTERNATIONAL accrue dans les secteurs où le « vain- international » (weaponisation of trade) queur prend tout » (the winner takes all) (Harding, Harding, 2017), de la fin de tels que ceux aujourd’hui dominés par la séparation entre la « politique étran- les Gafam (Google, Amazon, Facebook, gère “majeure” qui porte sur la sécu- Apple et Microsoft) ou dans les produits rité nationale, et “secondaire” relative tels que les « terres rares » (métaux in- aux questions telles que les droits de dispensables pour produire des biens douanes » (high and low foreign policy) high tech) fait craindre que les rachats (Dawar, 2018). Ou encore de l’émergence d’entreprises nationales aboutissent à une de « guerres hybrides » (hybrid warfare) situation de dépendance absolue vis-à-vis dont l’objectif est d’affaiblir les capacités d’un seul fournisseur. économiques d’un pays concurrent 13. En 2018, plus de 70 % des IDE mon- Les États-Unis mènent l’offensive... diaux sont soumis à des procédures de contrôle, une proportion qui a presque Ce sont évidemment les pays les plus doublé par rapport à celle existant au puissants qui font le plus d’efforts pour cours des années 1990 (OECD, 2019b). mobiliser dans l’espace mondial leurs Plus précisément, selon la Conférence capacités économiques et leur influence des Nations unies sur le commerce et géopolitique. À commencer par les États- le développement (Cnuced), les IDE qui Unis dont le statut mondial, bien que sont bloqués par les gouvernements re- contesté, leur permet de maintenir un présentent 11,6 % des IDE totaux en 2018 rapport de force asymétrique. Dans la (UNCTAD, 2019b). À cette proportion mise en œuvre de ces politiques indus- non négligeable, il faudrait ajouter les trielles et commerciales qui associent nombreux cas recensés par la Cnuced plus fortement la compétition écono- dans lesquels les acquéreurs potentiels mique et la sécurité nationale, l’admi- renoncent volontairement au dernier mo- nistration Trump se montre particuliè- ment par crainte d’un refus des autorités rement agressive. Elle s’appuie toutefois du pays d’accueil (UNCTAD, 2019). Et sur une longue tradition et des dispositifs les animateurs des réflexions du Forum législatifs qui datent de la guerre froide. de Davos s’inquiètent : « Les chaînes Le 26 juin 1947, le Président Harry d’approvisionnement mondiales, qui S. Truman signe le National Security étaient depuis la fin de la guerre froide Act qui consacre la notion de « Natio- les emblèmes de la globalisation, sont nal Security ». Le Trade Expansion Act désormais un terrain privilégié pour les voté en 1962, adopté quelques mois après affrontements géoéconomiques » (World que l’URSS a envoyé un homme dans Economic Forum, 2016). l’espace 14, dispose dans sa section 232 Les chercheurs ne sont pas en manque que les États-Unis sont en droit d’impo- d’imagination pour décrire le rappro- ser des droits de douane et autres taxes chement étroit entre compétition éco- dès lors qu’ils considèrent après enquête nomique et rivalités géopolitiques. Ils que certaines importations menacent leur parlent de « militarisation du commerce sécurité nationale. 13. S. Tait, « Hybrid warfare: the new face of global competition », Financial Times, October 14, 2019, https://www.ft.com/content/ffe7771e-e5bb-11e9-9743-db5a370481bc. 14. Il a été utilisé 26 fois avant la présidence de Donald Trump, avec 16 conclusions négatives et 6 mesures préconisées par le Président, principalement dans le secteur du pétrole. 90 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
LA SÉCURITÉ NATIONALE S’INVITE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES L’activation de ce dispositif dépasse entreprises dont elles estiment qu’elles largement le cas des productions mili- menacent leur sécurité nationale. La pra- taires, la loi disposant que certaines pro- tique des sanctions économiques (fortes ductions destinées aux marchés civils amendes, saisies de biens, embargo, etc.) sont indispensables pour la mise au point en tant qu’instrument de la politique de systèmes d’armes. L’administration étrangère et de sécurité nationale leur Trump va encore plus loin puisque le do- confère un pouvoir régalien que les autres cument de stratégie de sécurité nationale pays peuvent plus rarement utiliser 16. présenté en 2017 affirme que « la sécurité Les conflits les plus spectaculaires op- économique contribue à la sécurité natio- posent les États-Unis à la Chine. Indice nale » 15. Cette formule vague confirme du resserrement des enjeux économiques le caractère discrétionnaire de l’usage de et géopolitiques, l’interdépendance éco- cette loi. Dès lors, pour la première fois nomique croissante entre les deux pays dans l’utilisation de la section 232 de la va de pair avec la caractérisation de loi de 1962, l’administration Trump met « concurrent stratégique » donnée par la en avant que « le retard pris par les pro- doctrine de sécurité nationale des États- ducteurs américains d’automobiles dans Unis présentée en 2017 17. Cette situation leurs dépenses de R&D diminue leur ca- pose de redoutables difficultés aux théo- pacité d’innovation et menace d’affaiblir ries économiques dominantes pour les- notre sécurité nationale ». Sur cette base, quelles l’interdépendance accrue entre les Donald Trump décide une forte augmen- pays diminue les risques de conflits mili- tation des droits de douane sur les impor- taires (la « mondialisation heureuse »). tations de véhicules et composants auto- Il suffit pourtant de regarder à nouveau mobiles en mai 2019, après ceux adoptés vers le XIXe siècle pour observer que les sur l’acier et l’aluminium en février 2018. fortes relations économiques (marchan- Au total, en 2019, le niveau moyen des dises et investissements) existant entre taxes douanières américaines est presque les pays européens ne les empêchent pas de mener une course à la militarisation le double de celui de 2017 (Allianz, Euler qui se termine en guerre mondiale. Hermes Economic Research, 2018), une augmentation similaire à celle observée … et aggravent les rivalités au plus fort de la crise de 1929. transatlantiques Les États-Unis, en plus d’une utilisa- Le conflit entre les États-Unis et la tion très extensive de la menace contre Chine est très médiatisé. Or, le dur- leur « sécurité nationale », disposent de cissement de la concurrence est éga- la capacité unique d’imposer des règles lement visible dans les relations entre extraterritoriales à des personnes ou des les États-Unis et leurs alliés, révélant 15. Voir également l’entretien réalisé avec Peter Navarro, conseiller économique de Donald Trump et directeur de l’Office of Trade and Manufacturing Policy (OTMP) « Economic Security as National Security: A Discussion with Dr. Peter Navarro », CSIS, November 13, 2018, https:// www.csis.org/analysis/economic-security-national-security-discussion-dr-peter-navarro. 16. De plus, une fois condamnée à une amende, l’entreprise est soumise à un système de sur- veillance (monitoring) et le monitor, chargé de vérifier la mise en œuvre des engagements pris par cette dernière, remet pendant trois ans un rapport annuel au Département de la Justice américain. 17. Summary of the 2018 National Security Strategy of the United States of America, Washington DC, December, https://bit.ly/2KjcrEH. Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020 91
INTERNATIONAL que la participation au même bloc géo- constructeurs allemands par l’Agence de politique ne suffit plus. Au début de cette protection de l’environnement… un fait décennie 2010, les négociations entre documenté plusieurs années auparavant les États-Unis et l’UE sur le Partenariat par des ONG européennes. Ces mesures transatlantique sur l’investissement et protectionnistes prises par les États-Unis le commerce (PTIC) semblent ouvrir la prennent forme en même temps que les voie à une consolidation du « bloc trans- tentatives du Département américain de atlantique ». Les défenseurs de ce traité, la Justice d’imposer à la Deutsche Bank gouvernements et entreprises espèrent une amende de 8 milliards de dollars ainsi voir la réalisation d’un « Otan éco- (7,4 milliards d’euros), rappelant celle nomique » ; les organisations syndicales qu’il impose à BNP Paribas en 2014 et les ONG craignent que le PTIC mette (9 milliards de dollars, soit 6,5 milliards en place un grand marché transatlantique d’euros à l’époque). qui livrerait les droits sociaux et la pro- tection de l’environnement aux « maîtres L’émergence géopolitique de l’UE du monde » (les entreprises multi- contrariée par les divergences nationales). Il est pourtant prévisible que entre États-membres les nombreux obstacles à surmonter entre Plusieurs facteurs incitent l’UE, les partenaires et la mobilisation des syn- dont l’intégration a principalement été dicats et des ONG contre ce traité mettent réalisée dans les domaines économique fin aux négociations (Serfati, 2015). et financier, à renforcer ses capacités Depuis son élection en 2016, Donald d’influence géopolitique. On peut citer Trump prend des mesures protection- le durcissement de la concurrence éco- nistes contre les produits européens, nomique, l’influence géoéconomique qui visent en réalité essentiellement croissante de la Chine, mais également l’Allemagne, dont les excédents commer- l’emploi par l’administration américaine ciaux avec les États-Unis sont importants des mesures économiques, politico- (60 milliards de dollars, soit 55 milliards économiques (sanctions à l’encontre des d’euros en 2019) quoique bien pâles en entreprises en relation avec l’Iran) et de comparaison de ceux accumulés par la pressions politico-militaires exercées Chine vis-à-vis des États-Unis (350 mil- en particulier contre l’Allemagne (cri- liards de dollars, soit 322 milliards d’euros en 2019). L’administration amé- tique de la politique migratoire d’Angela ricaine combat avec force le projet russe Merkel, qualifiée par Donald Trump de pipeline de gaz naturel Nord Stream 2 de « folle politique », exigence que au sein duquel les entreprises allemandes l’Allemagne augmente significative- sont très présentes et qui doit se raccor- ment sa contribution financière à l’Otan, der au réseau Nord Stream 1 qui passe etc.) 18. Il faut toutefois noter que les par la Baltique. La cible principale est principaux pays européens – y compris cependant l’industrie automobile alle- la Grande-Bretagne – n’ont pas à ce jour mande, qui est déjà à l’origine de l’arrêt cédé aux pressions qu’ils subissent de des négociations du PTIC en raison de la part de l’administration Trump qui la « révélation » du « Dieselgate » des souhaite que l’accès au marché de la 5G 18. G. Chazan, « How Germany became Donald Trump’s European punchbag », The Financial Times, August 2, 2018, https://www.ft.com/content/8f87c03c-93dc-11e8-b67b-b8205561c3fe. 92 Chronique internationale de l'IRES - n° 169-170 - mars-juin 2020
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