Introduction Anne Donadey L'Esprit Créateur, Volume 48, Number 4, Winter 2008, pp. 1-4 (Article) Published by Johns Hopkins University Press
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Introduction Anne Donadey L'Esprit Créateur, Volume 48, Number 4, Winter 2008, pp. 1-4 (Article) Published by Johns Hopkins University Press DOI: https://doi.org/10.1353/esp.0.0034 For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/256353 Access provided at 5 Apr 2020 05:53 GMT with no institutional affiliation
Introduction Anne Donadey D ANS SON ARTICLE POUR CE NUMÉRO spécial, Françoise Lion- net nous rappelle le titre de la thèse d’Assia Djebar, qui contient les termes « Quarante ans d’un parcours ». Je suis tentée de paraphraser aujourd’hui « Cinquante ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-2007 ». Cinquante ans déjà qu’Assia Djebar nous ouvre des horizons littéraires, philosophiques, et sociaux toujours nouveaux, et qui reviennent pourtant aussi à des soucis constants et réitérés—la place des femmes dans la société, le passage violent du colonialisme à la période de postindépendance, le rôle de l’écriture devant le silence. Cinquante ans d’un parcours : parcours—terme choisi par Assia Djebar, qui nous renvoie à son commentaire dans L’Amour, la fantasia : « J’écris, dit Michaux, pour me parcourir » « devant des voyeurs qui ricanent »1. Parcourir et se parcourir—le mouvement du flâneur auquel Françoise Lionnet associe ici Baudelaire et Djebar—c’est la possibilité de déambuler dans les rues, de circuler, de parcourir l’espace, qui permet à Assia Djebar la venue à l’écriture et renforce le lien qu’elle fait souvent entre mouvement des jambes en marche et mouvement de la main qui écrit. Écriture en mouvement, depuis 1957, date de la Bataille d’Alger. Écriture qui circule, s’insère, effleure et touche un lectorat de plus en plus nombreux et varié. Écriture qui circule aussi à travers les multiples publications qui tentent de s’approcher d’elle, de faire un bout de chemin avec elle. Écriture qui met d’autres textes en mouvement—de plus en plus nombreux, et qui se nourrit d’autres textes, intertextes, intratextes, qu’elle fait circuler inlassablement. La voix et l’écriture, nous dit-elle, circulent. Écriture dynamique, désir d’écriture qui à son tour fait se lever d’autres désirs d’écriture, voix et corps palimpsestes, mélanges de langues sur plusieurs siècles. L’écriture cache et révèle à la fois, et l’écriture d’Assia Djebar est ce lieu rare où l’expression de la sexualité féminine se déploie tout en pudeur, en dire et en non-dire, en poésie pure. « Me parcourir par le désir de l’ennemi d’hier, celui dont j’ai volé la langue... », « dans la langue de l’adversaire d’hier », dans « la langue adverse », gageure et « danger permanent de déflagration » (Djebar, L’Amour 241-43), nous dit-elle dans sa méditation sur la langue, l’histoire, et l’identité, L’Amour, la fantasia, texte charnière pour la compréhension de l’œuvre tout entière. Dans un texte datant de 1996, « Anamnèse... », repris dans Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar nous dit : « Écrire pour courir » et parle de l’écriture en français comme d’un autre type de fantasia : « une écriture de © L’Esprit Créateur, Vol. 48, No. 4 (2008), pp. 1–4
L’ESPRIT CRÉATEUR coursière (quelle monture ?) »2. La langue française se fait jument, monture à chevaucher, à guider. Plus loin, c’est la narration orale qui se fait cavale (« tant de narrations cabrées—cavales se précipitant ou fugueuses reculant ») et la langue française qui risque de la figer ou de la statufier (Djebar, Ces voix 147). Il s’agit finalement d’une fantasia d’un autre ordre, où le cavalier chevauchant devient cavalière et où l’acte d’écrire en français, acte où le corps est plus ou moins immobile, se transmue en course de chevaux : « Ainsi, je me vois [...] chevaucher une langue à diriger, quelquefois à flatter, comme une cavale rétive... » (Djebar, Ces voix 150). Alchimiste du verbe, comme le précise ici Mireille Calle-Gruber à la suite de Michel Butor, Assia Djebar doit donc trouver manière d’inclure ces voix (féminines) multiples à l’intérieur de son projet. Elle se sert pour cela de la tactique cinématographique du contre- point, qu’elle qualifie dans La Femme sans sépulture de « voix chevauchées »3. Corp(u)s et voix en mouvement, dans la dialectique de l’amour et de la fantasia, comme l’a bien montré Martine Fernandes4 : telle est l’essence de l’écriture, de l’épure, djebarienne. Les essais critiques rassemblés pour ce numéro spécial suivent et accom- pagnent le mouvement du corpus djebarien, eux aussi écrits en plusieurs langues, français ou anglais, développant des concepts qui se font écho et s’ajoutant au palimpseste djebarien de voix chevauchées. En ouverture, Mireille Calle-Gruber présente L’Amour, la fantasia comme marquant la césure entre les deux périodes de l’œuvre d’Assia Djebar. Pour Mireille Calle- Gruber, la césure représente le trope djebarien par excellence : elle ponctue et donne son rythme, son souffle, sa cadence, à l’écriture, donnant à voir le raccord, le métissage, la greffe, mais aussi la coupure, la mort, et l’exil de l’écriture. Deux textes se focalisent sur la conception des liens entre histoire, auto- biographie et fiction chez Assia Djebar. H. Adlai Murdoch développe des parallèles entre l’algérianité de l’œuvre d’Assia Djebar et le concept d’an- tillanité créé par l’auteur et théoricien martiniquais Édouard Glissant. L’algérianité chez Assia Djebar est un concept identitaire ouvert et pluriel, que ce soit au niveau linguistique, ethnique, ou sexuel. Veronika Thiel analyse en détail les diverses stratégies formelles de ré-écriture de l’histoire employées par Assia Djebar dans L’Amour, la fantasia pour subvertir le point de vue des archives coloniales françaises. Les deux textes suivants se concentrent sur les langues du désir chez Assia Djebar. L’étude de Muriel Walker sur la francographie (plutôt que francophonie) djebarienne analyse en quoi consiste la spécificité de son écriture littéraire et démontre que l’« aphasie amoureuse » que déplore la narratrice-auteur (Djebar, L’Amour 142) est le moteur de son écriture. Guilan Siassi illustre 2 WINTER 2008
ANNE DONADEY comment Assia Djebar, dans L’Amour, la fantasia, reconfigure la notion du foyer toujours hors d’atteinte comme source d’énergie érotique et structure du désir. Les deux essais suivants développent la lecture psychanalytique de l’œuvre d’Assia Djebar ébauchée par Guilan Siassi. Rita Faulkner démontre comment le processus psychanalytique d’anamnèse rend particulièrement bien compte des projets littéraires d’Assia Djebar et de l’auteure égyptienne Nawal El Saadawi, et Anne Donadey développe une interprétation du roman La Femme sans sépulture basée sur les théories d’introjection et d’incorpora- tion de Nicolas Abraham et Maria Torok. Ces essais s’inscrivent dans un mouvement récent de réhabilitation de la psychanalyse pour les études post- coloniales. Carine Bourget et Françoise Lionnet se plongent toutes deux dans les différentes versions de certains textes djebariens. Carine Bourget examine en détail la réédition de Femmes d’Alger dans leur appartement et démontre que le pessimisme djebarien s’est accru entre 1980 et 2002. Elle revient également sur l’analyse qu’Assia Djebar fait des peintures de Delacroix et Picasso, se penchant sur les diverses représentations de la servante noire chez ces trois auteurs. L’influence de la peinture de Delacroix continue de résonner aujourd’hui, comme en témoigne l’illustration de couverture, un détail du célèbre « No to Torture » datant de 1983 de l’artiste plastique algérienne Houria Niati, basée au Royaume-Uni. Comme l’avaient fait Veronika Thiel et Guilan Siassi à partir de L’Amour, la fantasia, Françoise Lionnet développe les liens entre l’esthétique et le/la politique chez Assia Djebar à partir d’une comparaison entre sa thèse de doctorat et sa version publiée, Ces voix qui m’assiègent. Comme Mireille Calle-Gruber et Anne Donadey, Carine Bourget et Françoise Lionnet insistent toutes deux sur le rapport fondateur que l’écri- ture djebarienne entretient avec le deuil et la mort. En guise de conclusion, à partir d’un parallèle métaphorique entre exercice physique (corps en mouvement) et de style, effort corporel et travail littéraire, Beïda Chikhi établit la cohérence architecturale, musicale, et intertextuelle de ce que Mireille Calle-Gruber appelle le « Grand Œuvre » djebarien, du premier au dernier livre. Le numéro spécial ne se clôt pas, il s’ouvre sur l’envol final du tout dernier roman autobiographique d’Assia Djebar5. En avant- première pour le public anglophone, la postface de ce livre est traduite avec brio par Farida Abu-Haidar. Comme il convient, Assia Djebar a donc le dernier mot. San Diego State University VOL. 48, NO. 4 3
L’ESPRIT CRÉATEUR Notes Je remercie Assia Djebar de nous avoir permis d’inclure une traduction de la postface de son dernier livre dans ce volume et Kimberly E. Bryant pour le soin qu’elle a apporté au formatage des articles. 1. Assia Djebar, L’Amour, la fantasia (Paris: J-C Lattès, 1985), 242-43, 204. 2. Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent: en marge de ma francophonie (Paris: Albin Michel, 1999), 138. 3. Assia Djebar, La Femme sans sépulture (Paris: Albin Michel, 2002), 16. Pour une étude de l’utilisation du contrepoint dans le cinéma et les textes de Djebar, voir Anne Donadey, Recasting Postcolonialism: Women Writing Between Worlds (Portsmouth, N.H.: Heinemann, 2001), 51-62. 4. Martine Fernandes, “La Guerre des sexes,” in Les Écrivaines francophones en liberté: Farida Belghoul, Maryse Condé, Assia Djebar, Calixthe Beyala. Écritures de l’hybridité postcoloniale et métaphores cognitives (Paris: L’Harmattan, 2007), 189-203. 5. Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père (Paris: Fayard, 2007). 4 WINTER 2008
Vous pouvez aussi lire