Juan Ramón Jiménez - Vie et oeuvre d'un Prix Nobel - Culture, le magazine culturel de l ...

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Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège

Juan Ramón Jiménez

Juan Ramón Jiménez - Vie et œuvre d'un Prix Nobel
L'œuvre juanramonienne s'est construite sur plus d'un demi-siècle, suivant au départ des chemins déjà tracés
pour rapidement trouver sa propre voie. Emprunter les sentiers battus par le poète de Moguer, c'est d'abord
admirer une vie entièrement dédiée à la poésie. Juan Ramón Jiménez est certainement l'un des plus grands
poètes espagnols de tous les temps mais il est aussi un auteur international récompensé pour son œuvre par
un Prix Nobel de Littérature en 1956. Revenir sur le panorama dépeint par l'immensité de son œuvre revient
à essayer de comprendre l'idéal d'un homme qui n'eut qu'une seule vocation : travailler le mot et trouver sa
récompense dans l'encre jetée.

       1
La vie
Juan Ramón Jiménez naît le 23 décembre 1881 à Moguer, petite ville de la province de Huelva, Andalousie.
Il étudie le droit à l'Université de Séville et développe une passion pour la peinture. En 1900, il se rend à
Madrid, répondant à l'invitation de deux maîtres du modernismo, Rubén Darío et Villaespesa. Il publie alors
ses deux premiers volumes dont les titres sont suggérés par Darío et un autre grand auteur de l'époque,
Ramón del Valle-Inclán : respectivement Almas de violeta et Ninfeas. Juan Ramón rentre la même année à

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Moguer auprès de son père mourant. Des maladies nerveuses vont affaiblir son état de santé : il vivra alors
dans différentes cliniques, avant de s'installer dans la maison du docteur Simarro à Madrid. Il revient plus tard
à Moguer où il vit reclus entre 1905 et 1912. Il décide enfin de retrouver la capitale espagnole où il loge cette
fois à la très fameuse Résidence des Étudiants pendant trois ans.

En 1916 - année décisive pour le poète - Juan Ramón embarque pour New York, où il se marie avec Zenobia
Camprubí Aymar, épouse et collaboratrice fidèle tout au long de sa vie. De 1917 à 1936, il habite à Madrid
jusqu'au déclenchement de la guerre civile qui ravagera son pays tant aimé. Juan Ramón est donc contraint,
comme beaucoup de ses compatriotes, à l'exil. Le poète restera peu de temps à Porto Rico avant de résider
presque trois ans à La Havane pour finalement s'installer aux États-Unis en 1939. Il vit d'abord en Floride,
ensuite à Washington de 1942 à 1951. Durant cette période, Juan Ramón est professeur et conférencier dans
les universités de Miami, de Duke et du Maryland. En 1948, un voyage en Argentine lui permet de retrouver
sa langue natale, autre expérience vitale pour le poète qui aura, comme son voyage de 1916, de grandes
répercussions sur son œuvre.

Le poète passe ses dernières années à Porto Rico, donnant toujours quelques cours à l'Université. Il meurt
le 29 mai 1958, deux ans après la disparition de sa femme, Zenobia, morte en 1956, l'année où Juan Ramón
reçoit le Prix Nobel de Littérature.

L'œuvre poétique
La vie de Juan Ramón Jiménez ne fait qu'un avec son œuvre. En effet, on peut dire qu'il vit grâce et pour la
poésie. Comme déjà mentionné, son travail s'étend sur plus de cinquante années, entre le mouvement littéraire
du modernismo jusqu'aux écoles de l'avant-garde. Juan Ramón décrit sa relation avec la poésie comme celle
qui unit deux amants, une histoire d'amour éternelle et passionnée qui lui donne autant qu'elle lui prend. Le
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poète n'a donc qu'une passion, une seule vocation : « Amour et poésie chaque jour » .

Une autre caractéristique de l'auteur est son besoin de solitude. Il reste à l'écart du monde qui l'entoure tout
en y laissant sa marque indélébile. Juan Ramón influence des groupes littéraires et des écoles sans en faire
partie. Il vit dans une réclusion volontaire avec sa femme, se barricade dans un monde qu'il juge propice
à l'écriture et la réflexion. Néanmoins, ses amis viennent le voir de temps à autre et il reste au courant de
l'actualité littéraire. Il est aussi fondateur de différentes revues et journaux de poésie. Entre 1917 et 1936, il est
l'un des écrivains les plus influents pour les nouvelles générations et son empreinte continuera de marquer
la poésie espagnole tout au long du siècle. Il existe donc un véritable engouement pour la poésie de Juan
Ramón ainsi qu'une reconnaissance par ses pairs, comme Pedro Salinas qui voit en lui un véritable poète
« authentique » (cité par Gaos 1983 : 20) au même titre que San Juan de la Cruz ou Goethe.

La critique, suivant en cela les indications données par Juan Ramón lui-même, classe l'œuvre du poète
en trois étapes distinctes qui, cependant, ne peuvent être totalement dissociées l'une de l'autre. En effet,
l'auteur considère son travail comme une « Œuvre », un tout soumis à un processus de remise en question
et d'évolution permanentes.

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    L'étape « sensitive » englobe deux groupes d'œuvres. Le premier se développe entre 1900 - son arrivée à
    Madrid - et 1907. Durant cette période qui correspond, plus ou moins, à ce qui a été appelé « modernismo
    intimista », Juan Ramón écrit très fructueusement sept livres : Rimas, Almas de violeta, Ninfeas, Arias
    tristes, Jardines lejanos, Pastorales y Baladas de primavera, tous en versification traditionnelle. Ses
    poèmes sont des « romances de rima asonante » qui revisitent les grands thèmes romantiques tels que
    la mélancolie, la solitude, la mort ou encore la fuite du temps. Le deuxième groupe, écrit entre 1908
    et 1915, correspond à une phase purement « modernista » à l'exemple de recueils comme Elegías, La
    soledad sonora, Poemas mágicos y dolientes y Sonetos espirituales. La poésie de cette époque est
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    pleine de couleurs et d'images. Le vers le plus fréquemment utilisé est l'« alejandrino » et les thèmes
    abordés coïncident, dans l'ensemble, avec ceux du premier groupe. Selon la critique, l'étape sensitive
    s'achève avec le recueil Estío, de 1915. Ce livre marque en effet la transition vers une poésie plus sobre
    et succincte ; Juan Ramón revient au vers octosyllabique et se sépare déjà des tendances littéraires de
    l'époque.

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  La deuxième étape, dite « intellectuelle », rassemble les écrits composés entre 1916 et 1936. Cet
  ensemble de volumes débute avec le recueil considéré comme la plaque tournante et certainement l'axe
  central de l'œuvre poétique de Juan Ramón : Diario de un poeta recién casado (traduit en français
  en 2009 : Journal d'un poète jeune marié) . C'est avec ce livre que l'auteur s'écarte définitivement du
  mouvement « modernista ». Plus d'anecdotes : le lexique est épuré, la poésie brève, contenue dans
  l'émotion, dense dans ses concepts. Le mot d'ordre est pureté. Les vers qui jaillissent de la plume du
  poète doivent être travaillés jusqu'à ce qu'ils se retrouvent nus, prêts à dévoiler toute leur beauté et leur
  complexité. De plus, Juan Ramón se met à employer le vers libre et commence à écrire des poèmes en
  prose. Entre 1918 et 1923, il compose Eternidades - un autre livre fondamental - Piedra y cielo, Poesía et
  Belleza, recueils au travers desquels le poète poursuit sa méditation dans une langue qui tend toujours
  un peu plus vers la pureté. L'œuvre écrite de 1923 à 1936 est rassemblée dans La estación total, publié
  en 1946. Avec cette compilation, Juan Ramón atteint le point culminant de l'étape intellectuelle, poussé
  par le désir de posséder la beauté dans son ensemble, absolument.
• La dernière étape est appelée « suffisante » ou « véritable » et correspond à l'exil du poète. Le recueil En el
  otro costado reprend les poèmes écrits entre 1936 et 1942. Ces textes forment un ensemble de réflexions
  et d'introspections qui marquent un nouvel échelon dans la complexité de l'œuvre juanramonienne. Le
  travail produit durant les années 1948 et 1949 est regroupé dans le dernier livre du poète : Dios deseado
  y deseante, dont la très célèbre première partie est intitulée « Animal de fondo ». Le mysticisme se mêle à
  la méditation dans un désir toujours plus fort d'atteindre, via l'écriture, l'essence des choses. Juan Ramón
  n'utilise plus que le vers libre, seul capable d'exprimer une langue aussi pure qu'hermétique. C'est le cas
  dans le poème intitulé « Intelijencia dame... », traduit par Bernard Sesé :

    ¡Intelijencia, dame                                    Intelligence, donne-moi
    el nombre exacto de las cosas!                         le nom exact des choses !

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       ... Que mi palabra sea                                  ... Que ma parole soit
       la cosa misma,                                          la chose même,
       creada por mi alma nuevamente.                          créée par mon âme à nouveau.
       Que por mí vayan todos                                  Que par moi aillent tous
       los que no las conocen, a las cosas;                    Ceux qui ne les connaissent, aux choses ;
       que por mí vayan todos                                  que par moi aillent tous ceux
       los que ya las olvidan, a las cosas;                    qui déjà les oublient, aux choses ;
       que por mí vayan todos                                  que par moi aillent tous ceux,
       los mismos que las aman, a las cosas...                 les mêmes, qui les aiment, aux choses...
       ¡Intelijencia, dame                                     Intelligence, donne-moi
       el nombre exacto; y tuyo,                               le nom exact, et tien,
       y suyo, y mío, de las cosas!                            et sien, et mien, des choses !
       (Jiménez 2000: 20)

1
    Cet article s'inspire en grande partie de l'introduction de Vicente Gaos à l'Antolojía Poética.
2
    « Amor y poesía cada día. » (cité dans Gaos 1983: 19)
3
    L' « alejandrino » espagnol comporte quatorze syllabes.

Si Juan Ramón lui-même découpe son œuvre en étapes qui soulignent les différents changements de son
écriture, il la pense aussi en termes de continuité. En effet, cette continuité ne s'oppose en rien à l'idée de
transformation constante, laquelle touche principalement à la forme, alors que le fond - le but et les thèmes
récurrents de son œuvre - reste bien souvent inchangé. Ceci renvoie à la conception même que l'auteur a de
l'écriture : le travail perpétuel du mot. Il faut donc voir aussi à travers ces différents découpages, une « œuvre
en marche » (Ibid : 24), une unité.

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Ce changement dans la continuité est retracé par l'auteur dans un de ses poèmes les plus célèbres tiré du
recueil Eternidades, aussi traduit par Sesé :

 Vino, primero, pura,                                          Elle vint, d'abord, pure,
 vestida de inocencia.                                         vêtue d'innocence.
 Y la amé como un niño.                                        Et je l'aimais comme un enfant.

 Luego se fue vistiendo                                        Puis elle revêtit
 de no sé qué ropajes.                                         je ne sais quels atours.
 Y la fui odiando, sin saberlo.                                À mon insu, je la haïs.

 Llegó a ser une reina,                                        Et elle devint une reine
 fastuosa de tesoros...                                        aux trésors fastueux...
 ¡Qué iracundia de yel y sin sentido!                          Quelle ire de fiel insensée !

 ... Mas se fue desnudando.                                    ... Mais elle alla se dénudant
 Y yo le sonreía.                                              Et moi je lui souriais.

 Se quedó con la túnica                                        Vêtue seule de la tunique
 de su inocencia antigua.                                      de son ancienne innocence
 Creí de nuevo en ella.                                        et de nouveau je crus en elle

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 Y se quitó la túnica,                                         Et elle enleva sa tunique,
 y apareció desnuda toda...                                    et elle apparut toute nue...
 ¡Oh pasión de mi vida, poesía                                 Ô passion de ma vie, poésie
 desnuda, mía para siempre!                                    nue, mienne pour toujours !

 (Jiménez 2000: 22)

La poésie d'abord pure, s'orne peu à peu des atours du modernismo dont Juan Ramón finit par se détourner
alors que son écriture retrouve son innocence et sa pureté premières. L'écriture doit être nue complètement,
essentielle, épurée par le travail constant du poète sur le mot.

Il convient à présent de signaler que peu de recueils de Juan Ramón ont été traduits en français. Néanmoins,
certains traducteurs se sont déjà attardés sur le travail du poète. Ainsi, Bernard Sesé a traduit Sonetos
espirituales - Sonnets spirituels - en 1989, Piedra y cielo - Pierre et ciel - en 1990, Estío - Eté - en 1997,
Eternidades - Eternités - en 2000, Poesía - Poésie en vers - en 2002 et Belleza - Beauté - en 2005. Plus
récemment encore, il faut signaler la traduction de Diario de un poeta recién casado - Journal d'un poète jeune
marié - par Victor Martinez en 2008 et la traduction en 2009 de la très célèbre œuvre en prose Platero y yo -
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Platero et moi - par Claude Couffon . Cependant, la tâche reste immense et bien d'autres traductions seront
nécessaires pour faire découvrir ce Prix Nobel de Littérature au public francophone.

Héritage
La vie de Juan Ramón Jiménez est indissociable de son unique vocation : la poésie. Emprunter les chemins
qu'il a parcourus nous permet de redécouvrir la vie d'un passionné qui a su allier, par un travail constant,
la pureté du langage à la complexité de la réflexion. La littérature espagnole a été influencée par ses écrits
pendant plus d'un demi-siècle et encore aujourd'hui, son empreinte reste bien visible dans le paysage littéraire.
Comme le dit Valbuena Pratt, historien de la littérature espagnole : « Contrairement à Rubén Darío, qui marque
l'apothéose d'une époque révolue [...] Juan Ramón présente un grand style qui sert de modèle à une nouvelle
génération [...] Juan Ramón est, par conséquent, le maitre des poètes et non pas le maitre des disciples. » (Ibid.
trad. personnelle)

                                                                                                Antoine Dechêne
                                                                                                     Février 2011

                                          e
Antoine Dechêne est étudiant en 2 Master Langues et littératures modernes.

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Bibliographie
Gaos, V. (1983): Introducción a: Jiménez, J.R.: Antolojía poética, Madrid: Cátedra (Letras hispánicas, 19).
Jiménez, J. R. (1983): Antolojía poética, ed. V. Gaos, Madrid: Cátedra (Letras hispánicas, 19).
- (1987): Selección de poemas, ed. G. Azam, Madrid: Castalia (Clásicos Castalia, 158).
- (1998): Diario de un poeta reciencasado, ed. M. P. Predmore, Madrid: Cátedra (Letras hispánicas, 439).

En traduction :
Fleuves qui s'en vont, trad. Claude Couffon (édition bilingue), José Corti, 1980
Espace, trad. Gilbert Azam (édition bilingue), José Corti, 1988
Pierre et Ciel, trad. Bernard Sesé (édition bilingue), José Corti, 1990
Été, trad. Bernard Sesé (édition bilingue) José Corti, 1997
Éternités, trad. B. Sesé, José Corti, 2000
Poésie en vers, trad. B. Sesé, 2002
Beauté, trad. Bernard Sesé, José Corti, 2005
Journal d'un poète jeune marié, trad et préface de Victor Martinez, La Nerthe, 2009

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    Claude Couffon avait déjà traduit Platero et moi en 1956.

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