L'ADN, un polymère modèle - De la physique à la biologie

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L'ADN, un polymère modèle - De la physique à la biologie
De la physique à la biologie

L’ADN, un polymère modèle
Traditionnellement, les cours de physique statistique modélisent un polymère sous la forme d’une
chaîne dont la configuration est celle d’une marche aléatoire (chaîne librement jointe). On montre
ainsi la nature entropique de l’élasticité d’un polymère. Depuis peu, ce modèle n’est plus
uniquement une vue de l’esprit : les expérimentateurs ont réussi à attraper un polymère par
chacune de ses extrémités et à mesurer la force nécessaire pour l’étirer. Il s’agit non pas de
n’importe quel polymère, mais de l’ADN. Ces expériences ne nous renseignent pas uniquement sur
l’élasticité entropique, elles révèlent également des transitions structurelles intrinsèques à la
molécule d’ADN, de sa forme classique en double hélice droite vers des structures plus exotiques.

         epuis     quelques    années    le comportement d’une molécule             molécule d’ADN au microscope,

D        l’ADN fait l’objet d’un inté-
         rêt croissant de la part des
physiciens, non pas pour ses aspects
                                         d’ADN, même longue de 20 à
                                         30 µm, est proche de celui d’un po-
                                         lymère idéal, dominé par l’entropie
                                                                                    chose jamais faite avec un quelcon-
                                                                                    que polymère synthétique. De fait,
                                                                                    les premières études sur l’ADN en
biologiques, mais comme modèle           de la chaîne. La probabilité d’inter-      tant que polymère utilisèrent cette
expérimental du comportement sta-        action des maillons de l’ADN est en        possibilité de visualiser une molé-
tistique d’un polymère idéal.            effet si faible que les interactions di-   cule pour étudier son comportement
   Tout comme le nylon, le polysty-      tes de volume exclu sont négligea-         dynamique en électrophorèse ou en
rène ou tout autre polymère synthé-      bles.                                      écoulement, dans une solution, un
tique, l’ADN est en effet une               Non seulement l’ADN est un              gel ou un enchevêtrement d’autres
macromolécule très longue (l’ADN         exemple de polymère très intéres-          molécules d’ADN. Par la suite, la
d’un chromosome humain fait              sant d’un point de vue théorique,          possibilité de greffer l’ADN sur de
typiquement quelques centimètres)        mais il possède, d’un point de vue         nombreuses surfaces et le dévelop-
composé de maillons ou monomères         expérimental, des qualités sans équi-      pement de techniques de microma-
élémentaires : Adénine (A), Thy-         valent parmi les polymères synthé-         nipulation (pinces optiques, microfi-
mine (T), Guanine (G) et Cytosine        tiques. Tout d’abord, il présente une      bres, billes magnétiques, etc.) ont
(C), disposés régulièrement le long      finesse de distribution de masse mo-       permis les premières mesures
d’une chaîne sucre-phosphate. En         léculaire inégalée, puisque l’ADN          d’élasticité sur une seule molécule
fait, l’ADN est constitué de deux        d’une souche particulière (virale,         d’ADN, d’abord dans son régime
polymères complémentaires enrou-         bactérienne, etc.) est constitué de        entropique puis dans un régime
lés pour former la fameuse double-       molécules rigoureusement identi-           d’extension plastique jusqu’à la rup-
hélice de Watson-Crick et maintenus      ques à la paire de base prés. Ainsi,       ture de la molécule.
solidaires par des liaisons hydro-       nous travaillons sur de l’ADN du              On ne peut parler des propriétés
gène entre paires de bases (A-T,         bactériophage k (un virus), qui pos-       physiques de l’ADN sans mention-
G-C) (voir encadré 1). C’est cette       sède exactement 48 502 paires de           ner leur relation avec ses propriétés
structure en double hélice qui rend      bases (pbs), soit une longueur de          biologiques. En particulier, l’ADN
l’ADN beaucoup plus rigide qu’un         16.4 µm. Ensuite, il existe autour de      étant une double hélice « main
polymère synthétique, 100 fois plus      l’ADN une technologie chimique et          droite », le degré de sur- ou de
environ que le polyéthylène. Ainsi,      biochimique très développée. Il est        sous-enroulement de la molécule est
la probabilité que deux parties          ainsi possible de couper la molécule       étroitement relié à sa structure tridi-
d’une molécule d’ADN soient en           en des sites précis, de lui greffer un     mensionnelle et à ses fonctions (ré-
contact est faible. En conséquence,      grand nombre de groupements fonc-          plication, transcription, régulation).
                                         tionnels, de l’ancrer à un grand           Cette hélicité est très importante,
                                         nombre de surfaces de nature diffé-        puisque la double hélice effectue un
                                         rente, de raccorder ensemble plu-          tour tous les 10,5 paires de bases.
                                         sieurs molécules d’ADN, etc.               Quelques tours de plus ou de moins
–   Institut   CURIE
–   ESPCI                                   Par ailleurs, un très grand nombre      imposés à la molécule ont un effet
–   ENS                                  de molécules fluorescentes ont été         déterminant sur la forme de celle-ci.
–   Institut   PASTEUR                   développées, qui s’intercalent dans        Un changement de torsion de la mo-
–   IBPC                                 l’ADN. Cela permet de voir une             lécule conduit principalement aux

                                                                                                                       111
Encadré 1

                                          LA MOLÉCULE D’ADN

  L’acide désoxyribonucléique (ADN) est un polymère formé        deux facteurs s’opposent à la répulsion électrostatique entre
  d’un enchaînement de nucléotides constitués chacun d’un        les groupements phosphates (porteurs de charge négative) et,
  sucre (le désoxyribose), d’un groupement phosphate et d’une    dans des conditions physiologiques, empêchent la séparation
  base (Adénine : A, Thymine : T, Guanine : G, Cytosine : C)     spontanée des brins.
  (figure a). L’ADN existe normalement en forme de double        La rotation entre deux paires de bases successives est
  brin, qui permet aux bases de chaque brin de s’apparier en     d’environ 36° et, ainsi, la double hélice fait un tour complet
  formant des paires Adenine-Thymine et Guanine-Cytosine.        environ toutes les dix paires de bases. Puisque les jonctions
  Ainsi, les deux brins de la molécule portent des copies        entre un sucre et les groupements phosphates adjacents se font
  complémentaires du même message génétique. Les deux brins      d’une manière asymétrique (aux sites C5′ et C3′), chaque brin
  de l’ADN s’enroulent pour former la fameuse double hélice      phosphodiester a un sens (conventionnellement pris dans la
  découverte par Watson et Crick (figure b).                     direction 5′ → 3′. Au sein de la double hélice, les deux brins
  La molécule de l’ADN est stabilisée à la fois par              sont orientés d’une manière antiparallèle. La conformation
  l’appariement des bases, à travers la formation de liaisons    des brins phosphodiester est décrite par un total de sept
  hydrogène, et par l’empilement des bases le long de l’axe de   angles dièdres ~ a, b, c, d, e, f, v ! pour chaque nucléotide et
  la molécule, à travers des interactions Van der Waals. Ces     par le plissement de son sucre (figure a).

           Figure a - Structure chimique d’un brin de l’ADN.     Figure b - Conformation de double hélice de l’ADN dans sa conforma-
                                                                 tion usuelle (ADN-B) (Rouge : le brin phosphodiester, bleu : Guanine,
                                                                 jaune : Cytosine).

112
De la physique à la biologie

entortillements de l’axe de la double             RELAXATION DE LA MOLÉCULE D’ADN                        périence, très simple, consiste à ob-
hélice (writhe chez les Anglo-                                                                           server et à quantifier par microsco-
Saxons) et aux structures plectonè-                  Pour étudier l’élasticité de                        pie de fluorescence la relaxation
mes ou solénoïdales. Les plectonè-                l’ADN, une approche consiste à ob-                     d’une molécule unique, préalable-
mes sont ces structures torsadées,                server directement par microscopie                     ment étirée par un écoulement dans
qui se forment bien souvent sur les               de fluorescence la conformation                        un tube capillaire. On a ainsi une il-
cordons téléphoniques. Comme on                   adoptée par une molécule unique                        lustration très directe de « l’élasti-
peut facilement l’imaginer, leur                  (préalablement marquée à l’aide                        cité entropique », puisqu’on voit la
existence modifie l’élasticité du                 d’un intercalant fluorescent) sous                     molécule retrouver spontanément
polymère.                                         l’action d’une sollicitation externe.                  une conformation compacte en « pe-
                                                  Ainsi, Perkins et al. ont récemment                    lote statistique » au sein d’un fluide
   Dans cet article, nous voudrions               étudié l’étirement d’une molécule                      en repos (voir figure 1), selon une
montrer l’apport important réalisé à              d’ADN attachée par une de ses ex-                      loi qui est en bon accord avec la des-
l’heure actuelle par les techniques               trémités à une bille de latex de di-                   cription théorique de cette élasticité.
fines de la physique dans l’étude                 mension micronique, cette dernière
des propriétés élastiques et plasti-              étant déplacée à vitesse uniforme
ques de l’ADN. Nous décrirons                     dans un fluide à l’aide d’un laser fo-                 MESURE DIRECTE DE FORCE
successivement la dynamique de                    calisé formant une « pince opti-                       SUR UNE MOLÉCULE
relaxation d’une molécule après éti-              que ». C’est dans ce cas la friction
rement et ses propriétés élastiques et            du solvant sur l’ADN qui le dé-                           Les premières mesures des pro-
plastiques avec ou sans torsion.                  forme, et on a ainsi accès à ses                       priétés mécaniques d’un ADN dou-
                                                  propriétés hydrodynamiques. Ces                        ble brin unique dans le régime en-
                                                  auteurs ont également étudié la re-                    tropique ont été réalisées par le
                                                  laxation des molécules après l’arrêt                   groupe de C. Bustamante, à l’Uni-
                                                  de la sollicitation. Pour ce dernier                   versité d’Oregon. Cette expérience
                                                  type d’études, cependant, il est pré-                  utilisait une combinaison de forces
                                                  férable de s’affranchir de la pré-                     hydrodynamiques et magnétiques
                                                  sence des pinces optiques, qui peu-                    exercées sur une bille magnétique
                                                  vent perturber la relaxation, comme                    fixée a l’extrémité d’un brin d’ADN
                                                  cela a été fait très récemment à                       lui même relié par son autre extré-
                                                  l’Institut Curie : le principe de l’ex-                mité à une lamelle de microscope.

Figure 1 - Relaxation d’une molécule d’ADN
initialement étirée dans un écoulement. La mo-
lécule est rendue visible grâce à une molécule
intercalante fluorescente. Durant ce régime
transitoire, la molécule retrouve sa configura-   Figure 2 - Dispositif de mesure de force utilisant une micro-fibre. Celle-ci est une fibre optique (ver-
tion en pelote statistique (le temps entre deux   ticale), les déplacements de son extrémité sont mesurés par un capteur de position. Une micro-pipette
clichés est de 3 secondes).                       (horizontale) permet d’attraper la bille et de tirer sur la molécule d’ADN.

                                                                                                                                                     113
La bille est donc soumise à trois                                                             Cette technique présente une grande
forces : une force hydrodynamique                                                             sensibilité dans les faibles forces;
créée par un écoulement, une force                                                            par ailleurs, elle ne demande pas
magnétique créée en plaçant la bille                                                          d’établir un contact physique avec
dans un gradient de champ magnéti-                                                            la bille analysée, il est ainsi possible
que et la force due à l’élasticité de                                                         de faire tourner l’aimant, ce qui fait
l’ADN. Pour une valeur donnée de                                                              tourner la bille et permet d’enrouler
l’écoulement et du gradient de                                                                la molécule d’ADN sur elle-même.
champ magnétique, la bille adopte                                                             Évidemment, les attaches de la mo-
une position d’équilibre qui annule                                                           lécule d’ADN à la bille et au subs-
la résultante des trois forces aux-                                                           trat ont été spécialement préparées
quelles elle est soumise. En faisant                                                          pour empêcher la molécule de tour-
varier à la fois les composantes ma-                                                          ner sur elle-même.
gnétiques et hydrodynamiques, la
                                         Figure 3 - Dispositif de mesure de force par         Élasticité entropique d’une
bille adopte une succession de posi-     mouvement brownien. L’aimant placé au-dessus
tions d’équilibre à partir desquelles                                                         molécule d’ADN
                                         de l’échantillon permet de tirer et de faire tour-
on peut remonter à un diagramme          ner la bille magnétique. Les fluctuations brow-         S. Smith et al. ont mesuré l’élas-
                                         niennes de la bille permettent de mesurer la ri-
force-extension. Ces expériences né-     gidité du petit pendule magnétique que               ticité d’une seule molécule d’ADN
cessitent un certain nombre de cali-     constitue la bille attachée par la molécule          double brin et simple brin. Leurs ré-
brations (pour chaque type de for-       d’ADN.
                                                                                              sultats expérimentaux ont montré
ces) qui s’avèrent très délicates en                                                          que, si la fonction de Langevin (voir
particulier à cause des interactions                                                          encadré 2) décrivait bien les résul-
avec les parois. Néanmoins, elles                                                             tats à basse force, seul le modèle du
ont une extraordinaire sensibilité       Mesure par mouvement brownien.                       ver était en excellent accord quelle
dans le domaine des très faibles for-    A l’ENS, en collaboration avec                       que soit la force, comme on peut le
ces (forces inférieures au piconew-      l’Institut Pasteur, nous avons déve-                 voir sur la figure 4.
ton).                                    loppé une mesure de force
                                         utilisant l’analyse du mouvement
   Depuis, plusieurs groupes ont dé-     brownien et permettant également
veloppé des techniques différentes       de faire varier la superhélicité de la
pour améliorer la mesure de ces          molécule. Comme dans les expé-
forces :                                 riences réalisées par C. Bustamante,
                                         l’échantillon est constitué d’une
Capteur utilisant une micro-fibre.
                                         molécule d’ADN reliant un substrat
A l’Institut Curie a été développé un
                                         plan à une micro-bille paramagnéti-
capteur de force basé sur une fibre
                                         que de 2.8 µm de diamètre. Un
de verre très mince associée à un
                                         aimant placé au-dessus de l’échan-
capteur de déplacement pour fabri-
                                         tillon permet d’exercer une force sur
quer un nano-dynamomètre. Pour
                                         la bille, qui se comporte ainsi
mesurer l’élasticité d’une molécule
                                         comme un pendule (inversé). Cette
d’ADN, il ne reste plus qu’à accro-
                                         force varie de façon importante (de
cher une extrémité de cette molé-
                                         0,006 pN à 100 pN) lorsque l’ai-                     Figure 4 - Comparaison entre une courbe de
cule à la fibre et son autre extrémité                                                        force expérimentale réalisée sur une molécule
                                         mant est éloigné ou rapproché
à une micro−bille. On attrape alors                                                           d’ADN et les prédictions théoriques du modèle
                                         de l’échantillon. Pour déterminer                    marche aléatoire et du modèle du ver.
la bille avec une pipette et on tire
                                         cette force, le mouvement brownien
sur la bille. En enregistrant les dé-
                                         de la bille est analysé par un
placements de la fibre au cours de
                                         traitement d’image en temps réel.                    ADN à forte extension
l’étirement, on obtient la courbe de
                                         Le carré de l’amplitude des fluc-
force d’une molécule. La fibre doit                   2
avoir une rigidité très faible (de       tuations dx dans une direction                          Que se passe-t-il lorsque l’on tire
   −3       −4                           perpendiculaire à la force est inver-                plus fort ? C’est à cette question que
10 à 10 N/m). Cela est réalisé
                                         sement proportionnel à la raideur                    P. Cluzel et al. et Smith et al. ont
en réduisant par attaque chimique le
                                         k = F/l du pendule magnétique                        apporté une réponse récemment :
diamètre de celle-ci à environ           1 kdx2 = 1 k T. En déterminant la
10 µm. La gamme de forces actuel-                                                             dans un premier temps, les liaisons
                                         2          2 b
lement accessibles avec un tel dis-      longueur l de ce pendule optique-                    atomiques se déforment de façon
positif expérimental est de 1 à          ment il est possible de mesurer la                   élastique et la molécule s’allonge li-
1 000 pN.                                force F appliquée sur la molécule.                   néairement avec la force comme un

114
De la physique à la biologie

  Encadré 2

         LE MODÈLE DE LA CHAÎNE LIBREMENT JOINTE

  Une macromolécule comporte en général de très nombreux              indépendants soumis à un champ. Comme dans le cas du
  degrés de liberté conformationnels, liés aux potentiels de          système paramagnétique, l’orientation des chaînons est
  flexion et de rotation affectant les liaisons qui composent le      contrecarrée par l’agitation thermique. L’allongement du
  squelette et aux interactions avec le solvant. Cela rend une        polymère en fonction de la force appliquée suit donc une
  étude rigoureuse de l’élasticité a priori diffıcile.                fonction de Langevin. L’énergie qu’il faut comparer à kb T
  Heureusement, pour des macromolécules assez longues, les            n’est autre que le travail de la force sur la longueur d’un
  propriétés à grande échelle convergent vers un comportement         maillon b soit Fb.
  unique dit « universel », et la complexité des potentiels locaux
  peut être oubliée au profit d’un petit nombre de paramètres
  phénoménologiques. On peut appréhender l’essentiel de ces                                  S D S
                                                                                < RN > = L+ Fb = L coth Fb −
                                                                                            kb T
                                                                                                             kb T
                                                                                                       kb T Fb           D             (1)
  propriétés à l’aide de quelques modèles simplifiés qui peuvent
                                                                      En fait, l’approximation impliquant que chaque monomère
  être décrits analytiquement par les méthodes de la physique
                                                                      peut prendre n’importe quelle direction par rapport à ses
  statistique.
                                                                      voisins immédiats n’est pas toujours vérifiée pour les
  Le modèle le plus simple est celui de la chaîne librement           polymères réels. Kuhn a introduit une longueur effective de
  jointe : il s’agit d’une succession de segments rigides             maillon b qui est égale à deux fois la distance au-delà de
  (baptisés « monomères ») reliés par leurs extrémités avec une       laquelle les corrélations orientationelles disparaissent entre
  entière liberté de rotation de l’un par rapport à l’autre et sans   deux monomères (nommée aussi longueur de persistance n).
  autre interaction. Si on numérote séquentiellement les points       Pour décrire une chaîne réelle par le modèle de la chaîne
  de liaison de 0 à N, la conformation, en l’absence de force         librement jointe, il faut donc remplacer la longueur du
  extérieure, peut être représentée par une « marche au               monomère par la longueur de Kuhn b et leur nombre par
  hasard » : le système ne met en jeu aucune enthalpie, et toutes     Neff = L/b (où L est la longueur totale du polymère).
  les conformations possibles, construites en donnant
  successivement à chaque segment une orientation au hasard,          Aux faibles forces on a un comportement de type hookéen.
  sont équiprobables. Dans un bain thermique, une telle chaîne        L’allongement est donné par < RN > = FNeff b/3kb T. Il tend
  est cependant porteuse d’une élasticité de nature purement          vers L pour une force F infinie.
  entropique. Le nombre de configurations de la chaîne, porté         Le modèle de la chaîne librement jointe n’est pas très réaliste
  en fonction de la longueur effective séparant ses deux              puisqu’il permet à deux maillons de se trouver au même
  extrémités < RN > , présente une forme gaussienne centrée en        endroit (absence des interactions dites de volume exclu) et il
  zéro (c’est pourquoi on appelle souvent cette marche aléatoire      ne prend pas en compte la courbure du polymère à une
  non perturbée « chaîne gaussienne » ou « chaîne idéale »).          échelle plus petite que celle de la longueur de persistance n.
  Dès que l’on sépare les deux extrémités de la chaîne,               Dans le cas de l’ADN, les interactions dites de volume exclu
  l’entropie est réduite et il faut appliquer une force pour          sont négligeables pour des molécules de quelques dizaines de
  compenser cette perte d’entropie.                                   kilo-bases. Il existe un second modèle dit de la « chaîne à
  Le modèle de la chaîne librement jointe va nous permettre de        longueur de persistance » ou « modèle du ver » (« wormlike
  calculer l’allongement du polymère en fonction de la force          chain » en anglais) qui est plus adapté : on représente la
  exercée. Les forces opposées agissant sur chaque extrémité du       macromolécule comme un fil de longueur fixe L présentant une
  polymère sont appliquées sur chaque maillon de la chaîne, qui       énergie de flexion en plus de son entropie. La résolution
  se retrouve ainsi sous l’effet d’un couple cherchant à              exacte de ce modèle est possible, le résultat est donné dans la
  l’orienter dans la direction de la force. L’indépendance des        figure 4. L’allure qualitative est la même que celle de la
  maillons fait que la chaîne sous contrainte se comporte de la       fonction de Langevin mais le comportement à haute force
  même manière qu’une assemblée de moments magnétiques                diffère de façon notable.

simple ressort. Mais pour une valeur            eu pour une force inférieure à                Cette transition de structure est
de ≈ 70 pN la molécule s’allonge                70 pN. Ce plateau révèle l’existence          complètement abolie si on réalise la
brutalement de 60 %, comme on                   d’une transition de structure de              même expérience en présence de
peut le voir sur la figure 5. Pour des          l’ADN lorsque son extension dé-               bromure d’éthidium, un agent inter-
forces encore plus grandes, la molé-            passe la longueur habituellement re-          calant qui par son insertion entre les
cule retrouve un comportement élas-             connue comme correspondant à                  paires de bases déroule et allonge la
tique analogue à celui qu’elle avait            l’extension normale (3,4 Å/bp).               double hélice.

                                                                                                                                         115
Figure 6 - Augmentation de la longueur de la
                                                double hélice de l’ADN par réduction de son
                                                diamètre et par déroulement.
Figure 5 - Diagramme force-extension d’une
molécule d’ADN. Le plateau montre l’existence
d’une transition de structure. Une nouvelle
forme de l’ADN, qui correspond à une surex-
tension de la molécule, apparaît au début du    champ de force paramétrisé spécifi-
plateau et se développe quand on parcourt
celui-ci, jusqu’à remplacer complètement la     quement pour les acides nucléiques,
forme « classique » d’ADN-B.                    et mime la présence de l’eau et des
                                                contre-ions à travers une fonction
                                                                                               Figure 7 - Trois façons d’étirer la double hé-
                                                diélectrique et en tenant compte de            lice de l’ADN : par les extrémités 3′, par les ex-
                                                l’écrantage de la charge des groupe-           trémités 5′ et par les deux extrémités d’un seul
MODÉLISATION DE L’ÉTIREMENT                                                                    brin.
                                                ments phosphates.
DE LA DOUBLE HÉLICE DE L’ADN
                                                   Ces études ont montré que
                                                l’ADN se déforme d’une manière                    Ainsi, quand on étire l’ADN par
   Pour comprendre ce qui se passe              différente suivant les extrémités des          les extrémités 3′, l’hélice s’allonge
quand on étire la double hélice de              brins, qui sont étirées. Ce fait de-           principalement par un déroulement
l’ADN, il faut d’abord tenir compte             vient compréhensible si on consi-              et les paires de bases se séparent le
de son enroulement. Du fait de la               dère la figure 7 : l’étirement des             long de l’axe de la molécule. Ce
rotation d’environ 36° entre les pai-           deux extrémités 3′ (voir encadré 1),           processus implique une perte d’em-
res de bases, la longueur du brin               ou celui des deux extrémités 5′,               pilement entre les bases, qui peut
phosphodiester qui relie deux bases             auront tous les deux tendance à in-            être partiellement compensée par la
successives (environ 7 Å) est à peu             cliner les paires de bases, mais dans          formation de liaisons hydrogène en-
près deux fois plus grande que la               des directions opposées. Si, encore,           tre les paires de bases successives.
distance qui sépare les paires de ba-           on étire les deux extrémités d’un              Pendant l’étirement, les bases res-
ses le long de l’axe de la double hé-           seul brin (ou les deux extrémités              tent à peu près perpendiculaires à
lice (3.4 Å). Ainsi, il est possible de         des deux brins), il n’y aura pas de            l’axe et la conformation finale res-
rallonger l’ADN par environ un fac-             tendance vers l’inclinaison. La mo-            semble à un ruban plat avec les pai-
teur deux, soit en réduisant son dia-           délisation permet de raffiner cette            res de bases au centre et les bords
mètre, soit en réduisant son enroule-           vue schématique. Nous avons si-                formés par les brins phosphodiester
ment (figure 6). Pour atteindre la              mulé l’étirement des ADN polymé-               (figure 8). Au-delà d’une extension
limite d’extension de l’ADN avant               riques ayant des séquences simples             de 2.1 fois la longueur initiale de la
cassure (environ 1.8 fois), il faut             et répétitives, tels que le poly-              molécule, les brins ne peuvent plus
donc invoquer un de ces deux mé-                (dG-dC).poly(dG-dC) ou le poly-                s’allonger et les liaisons hydrogène
canismes, couplé à des étirements               (dA-dT).poly(dA-dT). Les résultats             des paires de bases cèdent. Quand
relativement limités au sein de cha-            démontrent, en premier lieu, que la            on étire l’ADN par les deux extré-
que brin phosphodiester.                        rotation main droite de la double              mités 5′, la déformation de la dou-
   Pour mieux comprendre les chan-              hélice implique qu’une inclinaison             ble hélice induit principalement une
gements de conformation liés à                  positive (rotation dans le sens in-            réduction de diamètre, obtenu à tra-
l’étirement de l’ADN, une étude par             verse des aiguilles d’une montre               vers une forte inclinaison négative
modélisation moléculaire a été ef-              dans la figure 7) ouvre les sillons            des bases. Cette déformation rap-
fectuée ; elle nous a permis de trou-           alors qu’une inclinaison négative les          proche les deux brins phosphodies-
ver la structure la plus stable de la           referme. Deuxièmement, les incli-              ter sur le côté petit sillon de la mo-
molécule en fonction de sa longueur             naisons très positives sont contrain-          lécule et expose les bases côté
et de sa séquence de bases. Cette               tes par un couplage avec l’angle               grand sillon (figure 8). Elle conduit
modélisation tient compte de l’éner-            glycosidique dont le changement                également à une perte graduelle des
gie interne du polymère grâce à un              déstabilise les nucléotides C et T.            liaisons hydrogène formant les pai-

116
De la physique à la biologie

res de bases, et, comme dans le                      Du point de vue énergétique, l’étire-             d’autres protéines qui sont capables
cas de l’étirement 3′3′, les paires                  ment 5′5′, qui permet de mieux                    d’étirer localement la double hélice
sont complètement rompues au-delà                    conserver l’empilement entre les                  d’ADN.
d’une extension d’environ 2.1. Fina-                 bases, semble être moins difficile
lement, quand on étire les deux ex-                  que l’étirement 3′3′. L’étirement
                                                                                                       SUPERHÉLICITÉ DE L’ADN
trémités d’un brin (ou des deux                      5′3′ conduit généralement aussi à
brins simultanément) la conforma-                    une conformation de type 5′5′, bien
tion finale ressemble soit à la                      que pour certaines séquences, par                    Que se passe-t-il si l’on tord une
conformation 5′5′, soit à la confor-                 exemple, le poly(dA-dC).poly(dG-                  molécule d’ADN ? Comme dans le
mation 3′3′, en fonction de la sé-                   dT), la forme 3′3′ soit préférée.                 cas du cordon téléphonique, on s’at-
quence de bases. Quelle que soit la                                                                    tend à ce qu’il se forme des boucles
façon d’étirer l’ADN, la modélisa-                      Ces résultats peuvent être impor-              entortillées et donc que la rigidité
tion indique que l’extension du po-                  tants pour comprendre certains phé-               globale de la molécule augmente.
lymère est principalement associée                   nomènes de reconnaissance d’acides                C’est précisément ce qui est ob-
au repositionnement relatif des brins                nucléiques, l’allongement dû à la                 servé, comme on peut le voir sur la
de la double hélice plutôt qu’aux                    transition se révélant très voisin de             figure 9, où l’on mesure l’allonge-
changements de conformation in-                      celui qu’induit une protéine de                   ment de la molécule soumise à une
terne.                                               recombinaison recA ainsi que                      force constante en fonction de la
                                                                                                       torsion appliquée r (= nombre de
                                                                                                       tours appliqués/nombre de tours na-
                                                                                                       turel de la double hélice). L’exten-
                                                                                                       sion de molécule d’ADN est maxi-
                                                                                                       male lorsque le sur-enroulement est
                                                                                                       nul. A petite force (0,1 pN), la mo-
                                                                                                       lécule se raccourcit de façon symé-
                                                                                                       trique avec r. La sensibilité de la
                                                                                                       molécule à la torsion est très impor-
                                                                                                       tante puisque avec 100 tours soit
                                                                                                       2 % de sur-enroulement, l’extension
                                                                                                       de la molécule est réduite à 0. A
                                                                                                       force moyenne (0,8 pN), une dissy-
                                                                                                       métrie apparaît, la molécule ne
                                                                                                       change plus de longueur lorsqu’elle
                                                                                                       est sous-enroulée. A haute force
                                                                                                       (8 pN), la molécule est quasiment
                                                                                                       insensible à la torsion.

Figure 8 - La conformation de l’ADN étiré à 2.1 fois sa longueur normale : (a) étirement des deux      Figure 9 - Extension relative d’une molécule
extrémités 3′, (b) étirement des deux extrémités 5′. (Séquence : poly(dA-dT).poly(dG-dC), rouge : le   d’ADN en fonction du sur-enroulement ~ r ! à
brin phosphodiester, violet : Adenine, vert : Ihymine).                                                force constante (dans 10mM PB).

                                                                                                                                               117
Comme notre expérience quoti-              faibles peut modifier localement sa         récente de Yin et al. (1995) : dans
dienne avec des cordons de télé-              structure pour réduire la contrainte        cette expérience de transcription,
phone nous le suggère, une molé-              de torsion. Ces expériences sont par        l’ARN polymérase est absorbé sur
cule d’ADN sur- (ou sous) enroulée            ailleurs en très bon accord avec une        une surface et l’ADN en train d’être
est plus rigide que relaxée. Ici aussi        théorie récente due à J. Marko et           transcrit a une extrémité accrochée à
la sensibilité de la molécule à la tor-       E. Siggia des universités de Rock-          une bille de polystyrène. A l’aide
sion est très importante puisque              feller et de Cornell. Cette théorie         d’un piège optique, on peut attraper
avec seulement 50 tours soit 1 % de           décrit l’ADN comme un fil, caracté-         et bloquer la bille. L’ADN est ainsi
sur-enroulement, la rigidité effective        risé par des modules de flexion et          tenu « par la queue ». On peut ainsi
de la molécule est augmentée de               de torsion, en équilibre thermodyna-        mesurer la tension de « tirage » né-
≈ 50 %. La dissymétrie entre r posi-          mique avec la solution environ-             cessaire pour bloquer la polymérisa-
tif et négatif apparaît ici lorsque la        nante. Les transitions brusques ob-
                                                                                          tion et avoir une idée de la force dé-
force de traction atteint 0.4 pN :            servées dans nos expériences sont
                                                                                          veloppée par la polymérase au cours
l’ADN sous-enroulé se rallonge                bien décrites par les différences
brusquement. Cet allongement s’ef-            d’énergie entre la forme B de               de son déplacement le long de
fectue toujours à une force de                l’ADN et ses autres structures. Nous        l’ADN.
0.4 pN, indépendamment du degré               disposons donc d’un système expé-
d’enroulement de la molécule. Cette           rimental dont la compréhension
brusque transition reflète sans doute         théorique va nous permettre d’abor-
la formation de régions (bulles)              der des problèmes plus complexes,           POUR EN SAVOIR PLUS
d’ADN dénaturé dans la structure              tels que l’interaction de l’ADN avec
en double hélice standard (dite               certaines protéines et en particulier
forme B). Ces bulles absorbent le             avec les gyrases responsables de la            Smith (S.B.), Finzi (L.) et Busta-
déficit d’enroulement et permettent           relaxation des contraintes torsion-            mante (C.), Direct mechanical measu-
donc la relaxation torsionnelle du            nelles dans l’ADN lors de la trans-            rements of the elasticity of single
reste de la molécule. A des forces            cription et de la réplication de la            DNA molecules by using magnetic
élevées (au-delà du piconewton),              molécule.                                      beads. Science, 258, 1122–1126, 1992.
l’extension de la molécule est simi-             L’ensemble des résultats présen-            Cluzel (P.), Lebrun (A.), Heller (C.),
laire à celle d’un ADN relaxé.                tés ici montre le rôle potentiel               Lavery (R.), Viovy (J.L.), Chatenay
   On observe un comportement                 considérable que peuvent jouer les             (D.) et Caron (F.), DNA : An extensi-
qualitativement similaire pour une            propriétés plastiques de l’ADN. Il y           ble molecule Science ; 271, 792-794,
molécule d’ADN sur-enroulée, mais             a fort à parier que dans les dix an-           (1996).
à une force plus élevée. La molé-             nées à venir, des percées importan-            Strick (T.R.), Allemand (J.–F.), Ben-
cule d’ADN étant chirale, on s’at-            tes vont être faites dans ce domaine.          simon (D.), Bensimon (A.) et Cro-
tend bien à des différences quantita-         Un aspect sera très certainement de            quette (V.), The Elasticity of a Single
tives suivant qu’on l’enroule dans le         bien comprendre le rôle physique de            Supercoiled DNA Molecule. Science
sens de la double hélice (sur-                la superhélicité dans des phénomè-             in press.
enroule) ou en sens inverse. Ainsi, à         nes cellulaires aussi importants que
                                                                                             Smith (S.B.), Cui (Y.) et Bustamante
partir d’une force critique d’environ         l’initiation de la transcription ou le
                                                                                             (C.), Overstretching B-DNA : The
3 pN, la molécule sur-enroulée se             démarrage de la réplication (forma-
                                                                                             Elastic Response of Individual Double
rallonge brusquement. Comme pré-              tion d’œil de réplication ou d’insta-
                                                                                             Stranded and Single Stranded DNA
cédemment cette transition reflète la         bilité dans la double hélice) mais
                                                                                             Molecules. Science, 271, 795–799,
présence de bulles qui absorbent              aussi le rôle de cette extensibilité
                                                                                             1996.
l’excès de sur-enroulement, peut              dans la formation de structure
être par la formation d’ADN-D (une            d’ADN plus complexe que la dou-                Marko (J.F.) et Siggia (E.D.), Phys.
forme plus enroulée que la forme B            ble hélice.                                    Rev. E52, 2912 (1995).
naturelle) ou par dénaturation par-              Un autre aspect important dans la           Yin (H.) et al., Science, 270, 1653
tielle de la molécule.                        mécanique cellulaire réside aussi              (1995).
   Ces expériences montrent qu’une            dans les interactions entre protéines          Lebrun (A.) et Lavery (R.), Nucleic
molécule d’ADN enroulée et sou-               et ADN. Quelques belles expérien-              Acid Res. Modelling extreme stret-
mise à des tractions relativement             ces ont déjà été faites comme celle            ching of DNA 24, 2260-2267 (1996).

      Article proposé par : D. Chatenay, PH. Cluzel, Ch. Heller, J.L. Viovy, J-F. Alle-
      mand, D. Bensimon, F. Caron, V. Croquette, T. Strick, A. Bensimon, R. Lavery et
      A. Lebrun

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