Qu'est-ce qu'un mythe en politique ? - Quelques remarques sur l'histoire d'une relation ambiguë - OpenEdition Journals

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                           13 | 2020
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Qu’est-ce qu’un mythe en politique ?
Quelques remarques sur l’histoire d’une relation ambiguë

Sara Minelli

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/trajectoires/5156
ISSN : 1961-9057

Éditeur
CIERA - Centre interdisciplinaire d'études et de recherches sur l'Allemagne

Référence électronique
Sara Minelli, « Qu’est-ce qu’un mythe en politique ? », Trajectoires [En ligne], 13 | 2020, mis en ligne le
30 mars 2020, consulté le 01 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/trajectoires/5156

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Qu’est-ce qu’un mythe en politique ?   1

    Qu’est-ce qu’un mythe en
    politique ?
    Quelques remarques sur l’histoire d’une relation ambiguë

    Sara Minelli

1   C’est là la « prophétie scientifique » des Réflexions sur la violence selon les intellectuels
    du cercle munichois de l’entre-deux-guerres que Thomas Mann dépeint dans le Docteur
    Faustus. Le livre qu’ils discutent, publié par Georges Sorel en 1908, aurait selon eux saisi
    l’esprit de l’époque et indiqué la tournure que prendrait la politique au 20 e siècle.
    Désormais, affirment-ils, la politique est déterminée par des mythes élaborés pour les
    masses, afin de mettre en mouvement les énergies politiques. Les personnages eux-
    mêmes ont une passion particulière pour les mythes qui inquiète fortement le
    narrateur Serenus Zeitblom. L’un cherche à montrer la concordance entre la géologie,
    la paléontologie et les légendes primitives, l’autre, critique littéraire, veut réécrire
    l’histoire de la littérature à partir de la lignée (Stamm) à laquelle appartiennent les
    écrivains, enfin, un troisième, un poète exalté prenant la pose de Napoléon, décrit son
    rêve d’un monde soumis à l’esprit par des guerres sanglantes (Mann, 1965 : 482 sq.).
2   Dans ce chapitre du roman écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et publié en 1947,
    le mythe prend donc plusieurs visages. Les intellectuels réunis dans le salon munichois
    considèrent la parole humaine, de la légende à la littérature, comme l’expression
    directe et fidèle de la nature. Il est, selon eux, légitime de déduire des sciences de la
    nature et de l’origine physique de l’écrivain, ce qu’écrit ce dernier. Dans les discours
    fiévreux du poète-Napoléon, la frontière entre poésie et réel est également poreuse,
    mais dans l’autre sens, puisque, dans ses visions littéraires, il fait des plans pour
    conquérir le monde – et pas seulement avec des mots. Dans la « prophétie » de Sorel,
    enfin, les mythes sont des fictions qui acquièrent le statut de « réalités dynamiques »
    parce qu’elles sont crues par les masses et qu’elles déterminent leur comportement
    politique. Tout cela, dirait Serenus Zeitblom – qui, en dépit de son prénom, n’est pas
    serein en une telle compagnie – , témoigne de la victoire des fantaisies et des fables sur
    la recherche de la vérité et sur la science.

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3   Dans l’entre-deux-guerres, le terme de “mythe” connaît en Allemagne surtout, mais
    aussi en Europe en général, une inflation fulgurante, et plus seulement dans les
    séminaires de philologie. C’est à cette époque qu’il acquiert un statut politique et que
    l’on commence à parler de “mythe politique”. Il est repris alors par les idéologues
    nationaux-socialistes et connaît aussi une certaine propagation parmi les discours des
    fascistes en Italie. Mais de quel mythe s’agit-il ? Est-il question du mythe en tant
    qu’expression de la nature ou bien comme invention du poète capable de modeler le
    réel ? Ou encore désigne-t-on par là une image mobilisant les masses, une sorte de « foi
    formant la communauté (gemeinschaftsbildender Glaube) » (Mann, 1965 : 487), qui ne peut
    porter qu’à la dictature et à la violence, selon ce qu’en dit Serenus Zeitblom ? Le texte
    de Thomas Mann présente l’intérêt de mettre en relief les contours des sens multiples
    qu’assume le mythe à cette époque.
4   Les différentes significations du terme de “mythe” sont élaborées dans des contextes
    très divers, mais se superposent souvent quand elles sont mobilisées par les discours de
    la droite extrême et des fascismes dans l’entre-deux-guerres. On peut distinguer deux
    élaborations majeures du sens de “mythe”, reprises ensuite par les discours des
    fascismes, l’une tendant à le naturaliser, l’autre proposant une construction à même de
    mobiliser les masses. Vues de plus près, les deux conceptions ne s’excluent pas, non
    seulement dans la pratique, mais aussi dans la théorie.

    Des « antiquaires tournés vers l’avenir » : le mythe
    contre l’histoire
5   Il existe une tradition intellectuelle allemande de discours sur le mythe qui atteint son
    paroxysme dans les années 1920-1930 (Ziolowski : 1970), mais qui débute au moins au
    siècle précédent avec les écrits des romantiques. Le terme de tradition peut tromper,
    car le discours n’a pas d’unité organique, les approches sont multiples. Comme le
    remarque Jean Starobinski (Starobinski 1989 : 200), on peut toutefois y lire une
    tendance commune, identifiable dans la “sacralisation” du mythe. Au 18 e siècle, le
    mythe était encore fable, c’est-à-dire une histoire plaisante qui faisait souvent office de
    matériau pour l’expression artistique, la satire ou la critique de la religion révélée. Au
    tournant du siècle, le mythe n’est plus considéré comme pur ornement profane, il
    devient le sacré par excellence.
6   Chez les auteurs romantiques, il signifie la reconquête de la plénitude perdue, la
    réintégration collective de l’unité, le retour à une vérité plus ancienne. Alors que dans
    le programme des premiers romantiques la mythologie intervenait pour associer
    l’imagination créatrice à la raison analytique, devenue trop aride dans la modernité
    désenchantée, les romantiques de Heidelberg2 se replongent dans les mythologies
    anciennes afin de retrouver la source perdue de la vérité. Au sein de ces milieux
    intellectuels, le mythe acquiert une importance et une signification inédites. Des
    auteurs du romantisme de Heidelberg, comme Friedrich Creuzer ou Joseph Görres,
    s’opposent alors à l’interprétation rationaliste du mythe, qui prévalait dans les milieux
    scientifiques. Pour ces derniers, le récit mythique devait être reconduit à
    l’amplification d’événements historiques, à l’interprétation de phénomènes naturels ou
    au simple jeu de l’imagination. Pour les romantiques, il était l’expression même de la
    nature, qui ne pouvait se traduire qu’imparfaitement dans le langage humain. Le
    symbole, écrit Friedrich Creuzer, « est un rayon qui atteint directement notre regard

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    du fond obscur de l’être et de la pensée et traverse notre essence entière », et le mythe
    en est la déclinaison discursive. Selon ces auteurs romantiques, la nature s’exprime
    dans le mythe, mais celui-ci est à son tour transmis au sein d’une communauté, il est le
    langage d’un peuple, du « peuple-nature » tel que l’avait pensé Herder. Joseph Görres
    écrit ainsi que le mythe énonce « la constellation céleste dans laquelle la nation fut
    accueillie et naquit » et indique « la mesure de génie et de force qui fut impartie par le
    destin »3 à celle-ci (cité par Bäumler, 1926 : XCX ). Le mythe est donc l’expression de
    l’essence du peuple et, par là, de son avenir.
7   Bien qu’étant transmis au sein de l’histoire, le mythe est en dernière instance
    anhistorique et il constitue, selon cette conception, la caution de l’identité d’un peuple
    à travers les siècles. Par conséquent, il en définit aussi le destin. C’est cette idée que
    reprennent, au début des années 1920, certains intellectuels de droite, qu’on a coutume
    d’associer à la « révolution conservatrice »4. L’un de ceux-ci est Alfred Bäumler, qui
    n’est peut-être pas le plus connu, mais qui incarne le mieux ce passage de la conception
    romantique du mythe, à laquelle il dédie plusieurs ouvrages, à son utilisation politique,
    qui se reflète dans son adhésion au national-socialisme et sa collaboration étroite avec
    Alfred Rosenberg. Dans un livre consacré à l’œuvre de Johann Jakob Bachofen, qu’il
    considère comme le dernier des romantiques de Heidelberg5, Bäumler écrit que le
    mythe, en tant que « monde originaire qui précède l’histoire », contient tout le futur
    d’un peuple, puisqu’il en contient le destin (Bäumler, 1926 : XCI). Selon la formulation
    d’Ernst Bloch6 (1962 : 324), cette conception du mythe serait celle d’un « antiquaire
    tourné vers l’avenir ». L’antiquaire cherche sous la couche poussiéreuse du passé le
    plus enfoui ce qui est « originaire » parce qu’il y trouve la détermination du futur, qui
    est ce qui lui importe vraiment.

    « Le Mythe du 20e siècle »
8   Victor Klemperer, philologue juif, qui a étudié de près le langage du Troisième Reich
    dont il était entouré, écrit dans ses carnets qu’aucun livre ne l’a jamais « sonné »
    comme le Mythe du 20e siècle d’Alfred Rosenberg. Non pas parce qu’il s’agirait d’une
    lecture exceptionnellement profonde, difficile à comprendre ou moralement
    émouvante, mais parce que la police nazie lui frappa la tête pendant plusieurs minutes
    avec ce volume, qu’un juif n’avait pas le droit de posséder (Klemperer 1996 : 37). La
    situation décrite est très expressive et rend avec précision ce qu’a été cet ouvrage
    indigeste, publié dès 1930, qui contenait tous les éléments de l’idéologie nationale-
    socialiste : un ouvrage de propagande-au-marteau et de violence envers quiconque
    n’appartient pas à la « race ». Selon Rosenberg, l’époque était mûre pour la renaissance
    du « mythe du sang », ce « mythe du 20e siècle » qui n’était pas une invention récente
    mais la redécouverte d’une « réalité » oubliée. Avec la Première Guerre mondiale, écrit-
    il, il est devenu évident que la force créatrice de mythe « de l’âme de la race nordique
    est tout aussi vivante dans les cœurs du paysan et du plus simple ouvrier que chez les
    Germains lorsqu’ils franchirent les Alpes » (Rosenberg, 1930 : 700) 7. En 1934, Rosenberg
    est nommé « Beauftragter des Führers für die Überwachung der gesamten geistigen
    und weltanschaulichen Schulung und Erziehung der NSDAP », c’est-à-dire qu’il est
    chargé de contrôler l’éducation du parti national-socialiste en ce qui concerne les
    matières spirituelles et la « vision du monde », une fonction créée sur mesure pour lui.

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9    La naturalisation du mythe entreprise par les romantiques fournit à la propagande
     agressive du national-socialisme une conception compatible avec son discours
     idéologique et ses fins politiques8. Le mythe n’est plus l’essence du peuple, mais devient
     « âme de la race ». Le paléozoologue décrit par Thomas Mann, qui cherche dans le
     mythe les traces de la nature, laisse la place au critique littéraire qui juge les œuvres à
     partir de la lignée, peut-être de l’origine raciale, de l’écrivain. Mais si le mythe exprime
     l’âme de la race, il en détermine aussi l’avenir, il en contient in nuce le destin. Si seul
     l’écrivain de “bonne race” peut écrire une œuvre importante, si seule une “race forte”
     est riche de mythes, alors dans la vitalité de ces derniers se trouve déjà inscrite la durée
     de la race. La naturalisation du mythe comporte donc un gain non négligeable pour les
     fins de propagande, un expédient bien connu de toutes les idéologies qui servent à la
     consolidation des rapports de domination : si le destin est déjà inscrit dans l’origine, à
     quoi bon essayer de faire autrement ? Il ne reste plus qu’à accepter l’état des choses.

     Sorel et le mythe comme moyen d’action
10   Lorsque, dans le Docteur Faustus, les auteurs, conquis par la vision du mythe mûrie dans
     le romantisme tardif et reprise par les conservateurs de l’entre-deux-guerres, sont
     confrontés au mythe comme instrument politique, c’est toutefois le nom de Sorel qui
     fait surface. La conception du publiciste français a pourtant bien peu en commun avec
     celle du romantisme. Loin d’être une expression de la nature ou de contenir le destin
     d’une race, le mythe sorélien est une construction avec un but précis : conduire les
     masses à l’action.
11   Lorsqu’il écrit ses Réflexions sur la violence, Sorel ne s’occupe certainement pas de
     mythologie grecque, gauloise ou germanique, mais il s’intéresse au mouvement du
     syndicalisme révolutionnaire en France. Par « mythe social », il désigne la grève
     générale, qu’il considère moins comme une stratégie politique que comme une
     « organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui
     correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme
     contre la société moderne » (Sorel, 1972 : 84). Pour introduire la notion de mythe social,
     Sorel se fonde sur l’observation psychologique selon laquelle il est nécessaire
     d’imaginer l’action avant d’agir. Cette exigence vaut d’autant plus pour « les hommes
     qui participent à des grands mouvements sociaux », qui « se représentent leur action
     prochaine sous forme d’images de batailles assurant le triomphe de leur cause » – le
     christianisme primitif, la Réforme protestante, la Révolution française et le mouvement
     de Giuseppe Mazzini sont les phénomènes historiques cités en exemple (Sorel,
     1972 : 19-20). Sorel propose d’appeler ces images des « mythes ». Selon cette définition,
     les mythes sont la forme spécifique de l’image qui précède l ’action, ils sont « des
     constructions d’un avenir indéterminé dans les temps […] qui donnent un aspect de
     pleine réalité à des espoirs d’action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la
     volonté » (Sorel, 1972 : 82).
12   Sorel cherche donc à identifier les énergies qui, dans les mouvements de masse qui
     caractérisent le 19e puis le 20e siècle, portent les individus à combattre en sacrifiant
     leur tranquillité personnelle. Cette énergie provient selon lui de ce qu’il nomme
     “mythe”, une construction imagée en mesure d’éveiller de fortes émotions. Ces
     « réalités dynamiques », dans les termes de Serenus Zeitblom, n’ont pas besoin d’être
     vraies, elles ne prétendent pas nécessairement reproduire une origine à l’orée de

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     l’histoire. Même si elles peuvent reprendre des exemples du passé, elles ne contiennent
     aucun destin, mais seulement un état futur pour lequel il faut encore lutter.
13   Bien que Thomas Mann le présente comme un auteur important dans le Munich de
     l’entre-deux-guerres, la théorie de Sorel n’était pas, en réalité, très discutée en
     Allemagne. Mis à part la mention de Carl Schmitt dans son livre Die geschichtliche Lage
     des heutigen Parlamentarismus de 1923, on ne peut citer que la biographie écrite par
     Michael Freund en 1932, au titre parlant de Georges Sorel. Der revolutionäre
     Konservatismus. C’est surtout en Italie que Sorel fut lu et repris, par des auteurs comme
     Sergio Panunzio ou Paolo Orano, ce qui était facilité par ses contacts personnels et ses
     prises de position dans les journaux italiens9. Si l’on voulait forcer un peu le trait, la
     mise en évidence des deux contextes d’élaboration de la notion de mythe pourrait nous
     amener à affirmer que chaque régime politique a la conception du mythe qu’il mérite.
     Pour le nazisme, un mythe archaïsant, puisqu’il « couve et révère le passé, lieu sacré de
     l’origine » (Chapoutot, 2008 : 2) ; pour le fascisme, le mythe « au sens sorélien », un
     « mythe d’action pour le futur » (Gentile, 2002 : 298). Tandis que la théorie nazie du
     mythe exalte la soumission aux lois de la nature, de la race, du destin inscrit dans le
     passé immémorial, la théorie fasciste du mythe soutient une politique volontariste,
     l’apologie de la technique et de la modernité.
14   Toutefois, les deux conceptions du mythe se rejoignent, et d’une manière plus
     systématique que celle mise en scène par Thomas Mann. Serenus Zeitblom est effrayé
     par l’exaltation de la bourgeoisie intellectuelle pour les mythes du passé, qui l’a portée,
     selon lui, à rejeter les normes de la raison. Cela l’a rendue incapable de saisir le danger
     représenté par la propagation de l’irrationalité en politique, par les « mythes sociaux ».
     Le passage du Docteur Faustus distingue ainsi les mythes des intellectuels et ceux des
     masses, qui sont associés par une commune irrationalité, mais de qualité différente.
     D’une part, le passe-temps coupable d’une caste qui associe au passé ses rêves de
     grandeurs, de l’autre, le « sacrificium intellectus » auquel doit être prêt qui veut
     participer à la communauté (Mann, 1965 : 487).
15   Le mythe romantique apparaît ainsi comme le produit d’une lubie, une passion
     contingente, et donc passagère, d’une classe qui a perdu ses repères, le mythe sorélien
     au contraire, comme la « foi » nécessaire à la formation de la communauté. Mais c’est
     justement ici que les deux discours se recouvrent, non plus de manière contingente,
     mais parce qu’ils se rejoignent. En effet, la conception du mythe de Sorel contient une
     certaine oscillation entre l’idée d’une construction et le retour de la nature sous les
     apparences de l’instinct. Le mythe, selon Sorel, est un concentré des « tendances les
     plus fortes d’un peuple, d’un parti ou d’une classe », lesquelles « se présentent à l’esprit
     avec l’insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie » (Sorel, 1972 : 82). La
     formule de Sorel est un jeu d’équilibriste, entre l’interprétation qui lit le mythe comme
     produit naturel, instinctif, et celle qui en fait une construction, de même que les partis
     et les classes, et certainement aussi les peuples, ne sont pas des formations naturelles
     mais contingentes et historiques. La première compréhension rend possible un
     discours sur le « mythe » qui unit l’idée de l’expression naturelle d’un peuple, d’une
     race, à un volontarisme politique tourné vers le futur.
16   Les deux significations majeures qu’assume le mythe dans ses utilisations politiques,
     naturalisation d’une part, construction de l’autre, se conjuguent ainsi parfois dans les
     discours de l’époque. Chez Carl Schmitt, qui discute les thèses de Sorel dans un court
     écrit de 1923, le discours de la race en relation au mythe réapparaît, mais avec d’autres

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     termes. Dans ce texte, Schmitt affirme que si le mythe de la lutte des classes peut avoir
     eu son importance, le mythe national est bien plus efficace, parce qu’il répondrait aux
     représentations « plus naturelles de race et d’origine », et de « la langue, la tradition, la
     conscience d’une culture et d’une formation communes, la conscience d’une
     communauté de destin, une sensibilité à l’être-différent en soi » 10 (Schmitt, 1926 : 88).

     Le mythe et les masses
17   Même lorsque le mythe n’est pas considéré une expression de la nature, mais une
     construction humaine, pour comprendre comment et pourquoi les images mythiques
     sont efficaces au sein des masses, il est souvent fait recours à des explications à partir
     de la “nature”. Les représentations liées à la race et l’origine seraient « plus naturelles »
     selon Carl Schmitt. Même lorsque la notion de race n’apparaît pas, c’est la nature des
     masses qui offre une justification implicite. Dans le Docteur Faustus, on lit qu’à « l’ère
     des masses », il ne sera plus possible de faire de la politique qu’à travers des images et
     des fables et qu’ainsi, pour participer à la communauté, il faudra faire le sacrifice de la
     raison.
18   L’explication qui pointe l’irrationalité de masses a une longue tradition. L’ouvrage de
     Sorel n’est pas exempt de l’influence évidente des théories de Gustave Le Bon. Ce
     dernier est l’auteur d’une célèbre Psychologie des foules, publiée en 1895, où l’on trouve la
     conception d’“idées-images” qui présentent un certain air de famille avec le “tableau
     d’ensemble” sorélien. Les foules, affirme Le Bon, sont irrationnelles, émotionnelles,
     violentes et prêtes à suivre n’importe quel meneur, elles sont facilement influençables
     par des images et susceptibles de tomber sous l’emprise de toute sorte d’illusion. Elles
     succomberont au premier venu qui sait manier les images, elles produiront un
     dictateur après l’autre et ne pourront qu’être le foyer d’une violence sans fin. La
     naturalisation du mythe “à la Sorel” advient donc moins par la détermination de
     l’essence d’un « peuple » que par le présupposé de l’essence de la « foule-masse » 11. Le
     mythe fonctionne, selon cette interprétation, parce que les masses sont naturellement
     irrationnelles. Toutefois, la spontanéité du mythe dont parle Sorel peut aussi signifier
     autre chose.
19   Lorsque l’auteur français écrit son livre, d’abord paru sous forme d’articles en Italie, il
     cherche à comprendre le mouvement du syndicalisme révolutionnaire. Le mythe de la
     grève générale dont il parle est le résultat d’une activité politique, très concrètement
     de réunions et de discussions au sein des groupes syndicalistes. Il n’est certes pas
     question d’un programme d’avenir qu’il s’agirait d’appliquer, mais de la cristallisation
     d’aspirations et de désirs, l’expression de la volonté. Ces désirs, cette volonté, d’où
     viennent-ils ? Non pas d’une supposée nature des masses, mais des conditions
     politiques et sociales des « masses populaires » (Sorel, 1972 : 25). Sorel avait ainsi une
     autre réponse pour expliquer l’efficacité des mythes sociaux : la lutte des classes.
     Toutefois, sa conceptualisation reste ambiguë, et il reste encore à comprendre si et
     comment il est possible de passer des conditions matérielles des masses à la production
     d’images qui expriment des désirs, des émotions, une volonté, d’une part, et à
     l’adhésion des masses à de telles images, d’autre part. Quelle est la relation entre les
     conditions sociales et les désirs, entre les désirs et les mythes ? C’est la question à
     laquelle il faut tâcher de répondre si l’on ne veut pas se résigner à l’équation, que l’on

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trouve chez Thomas Mann et qui est encore aujourd’hui proposée, selon laquelle la
politique des masses égale l’irrationalité de la politique, et donc la barbarie.

BIBLIOGRAPHIE
Bäumler, Alfred (1926) : Bachofen der Mythologe der Romantik, Introduction à J. J. Bachofen, Der
Mythus von Orient und Occident, Munich.

Bloch, Ernst (1962) : Erbschaft dieser Zeit [1935], Francfort/M.

Breuer, Stefan (1995) : Anatomie der konservativen Revolution, Darmstadt.

Chapoutot, Johann (2008) : Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris.

Creuzer, Freidrich (1821), Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen, vol. 1,
§35.

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Gentile, Emilio (2002) : Fascismo. Storia e interpretazione, Bari.

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Mann, Thomas (1965) : Doktor Faustus [1947], Francfort/M.

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Mohler, Arnim (1950) : Die konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch, Graz.

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Gestaltenkämpfe unserer Zeit, Munich.

Schmitt, Carl (1926) : Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus [1923], Berlin.

Sorel, Georges (1972) : Réflexions sur la violence, Paris.

Williamson, George S. (2004): The Longing for Myth in Germany. Religion and Aesthetic Culture from
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Ziolkowski, Theodor (1970) : Der Hunger nach dem Mythos. Zur seelischen Gastronomie der
Deutschen in den Zwanzigern Jahren, in : R. Grimm, J. Hermand (dir.), Die sogenannten Zwanziger
Jahre, Berlin, p. 169-202.

NOTES
2. On considère faisant partie du romantisme de Heidelberg, ou romantisme tardif, des auteurs
comme les frères Grimm, Brentano, Arnim, Görres et Creuzer.
3. Nous traduisons.
4. L’expression est entrée dans l’histoire des idées avec la thèse d’Arnim Mohler (1950) : Die
konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch, Graz. L’auteur désigne toute une
nébuleuse de courants culturels et politiques qui anticipent le national-socialisme, sans toutefois
y être assimilables. Ce regroupement et l’oxymoron « révolution conservatrice » ont toutefois été

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critiqués parce qu’il n’existerait pas de caractères communs entre les auteurs désignés et que
l’expression se révélerait être une tentative de « blanchir » des idéologies qui, en partie,
confluèrent avec le national-socialisme. Cf. Breuer, Stefan (1995) : Anatomie der konservativen
Revolution, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt.
5. Bien que Bachofen ait vécu à Bâle une génération après les auteurs du « romantisme de
Heidelberg », son œuvre est considérée par Bäumler comme l’aboutissement de la nouvelle
interprétation du mythe élaborée à Heidelberg.
6. Ernst Bloch se réfère ici à Oswald Spengler, mais il indique cette même attitude envers
l’histoire.
7. Nous traduisons. « […] in den Herzen der einfachsten Bauern und des schlichtesten Arbeiters
[war] die alte mythenschaffende Kraft der nordischen Rassenseele ebenso lebendig, wie in den
Germanen als sie einst über die Alpen zogen ».
8. Comme l’écrit G. S. Williamson dans son livre The Longing for Myth in Germany, la pensée
mythique ne peut pas être tenue “responsable” de la victoire nazie, mais elle a fourni une
manière de penser l’art, la religion et la nation qui put être facilement reprise par l’idéologie
national-socialiste. Cf. Williamson, George S. (2004) : The Longing for Myth in Germany. Religion and
Aesthetic Culture from Romanticism to Nietzsche, Chicago, p. 293.
9. Notamment dans le Corriere della Sera, Il resto del Carlino, Il Giornale d’Italia, grâce à son amitié
avec Mario Missiroli. Le philosophe italien Benedetto Croce avait, dès 1909, préfacé la traduction
des Réflexions. En Allemagne, il est traduit en 1928 par Ludwig Oppenheimer. Cf. De Grazia,
Victoria et Sergio Luzzatto (2003) : Dizionario del fascismo, Torino, p. 652.
10. Nous traduisons. » […] die mehr naturhaften Vorstellungen von Rasse und Abstammung […] ;
dann Sprache, Tradition, Bewußtsein (sic) gemeinsamer Kultur und Bildung, Bewußtsein einer
Schicksalsgemeinschaft, eine Empfindlichkeit für das Verschiedensein an sich ».
11. La distinction entre la foule, plus passagère, et la masse, comme entité politique des
modernes sociétés de masse, ne se trouve pas chez les auteurs cités et n’est pas ici déterminante.
En allemand, le livre de Le Bon est traduit par Psychologie der Massen.

RÉSUMÉS
Au début du 20e siècle, en Allemagne surtout, mais en Europe en général, le “mythe” est sur
toutes les bouches. D’abord un terme technique des études philologiques, il devient par la suite
une notion politique. Les régimes fascistes européens en font large usage. Ce “retour du mythe”
est interprété par les uns comme une régression, par les autres comme une renaissance. Mais
qu’est-ce donc que ce “mythe” qui revient ou qui apparaît sur la scène politique ? En prenant un
passage du Docteur Faustus de Thomas Mann à témoin, il s’agit de dégager deux sens majeurs du
“mythe” dans ses usages politiques et d’en reconstruire les origines intellectuelles. D’une part, le
mythe désigne l’expression de l’essence supposée du peuple, de l’autre, il renvoie à une
construction d’images censée mobiliser les masses. Il ne s’agit pas pour autant de deux
conceptions inconciliables, elles semblent bien plutôt être secrètement solidaires.

Zu Beginn des 20. Jahrhunderts, vor allem in Deutschland, aber auch in Europa im Allgemeinen,
ist der “Mythos” in aller Munde. Aus einem Fachbegriff der Philologie wird er zu einem
politischen Begriff. Die faschistischen Regime in Europa machen davon Gebrauch. Diese
“Rückkehr zum Mythos” ist, für die einen, ein Rückfall in die Barbarei, für die anderen, eine

Trajectoires, 13 | 2020
Qu’est-ce qu’un mythe en politique ?   9

Wiedergeburt. Was genau ist dieser “Mythos”, der zurückkommt oder auf der politischen Szene
auftaucht ? Anhand einer Passage aus Thomas Manns Doktor Faustus werde ich zwei wichtige
Bedeutungen von “Mythos” hervorheben und ihre geistigen Ursprünge darstellen. Einerseits
bezieht sich der Begriff auf den Ausdruck der “Essenz des Volkes”, andererseits auf eine
Bildkonstruktion, die die Massen mobilisieren soll. Dies sind jedoch nicht zwei unvereinbare
Konzepte, sie scheinen viel mehr insgeheim voneinander abhängig zu sein.

INDEX
Index géographique : France, Allemagne, Italie
Index chronologique : 19e siècle, 20e siècle, entre-deux-guerres
Schlüsselwörter : Faschismus, Mythos, SOREL Georges, Moderne, Massen
Mots-clés : fascisme, mythe, SOREL Georges, modernité, masses

AUTEUR
SARA MINELLI
Études politiques, doctorante, EHESS/CMB/CAU Kiel, saraminelli55@gmail.com

Trajectoires, 13 | 2020
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