L'ARMEE ALGERIENNE FACE A LA DESINFORMATION

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L’ARMEE ALGERIENNE
FACE A LA DESINFORMATION
Khaled Nezzar
Mohamed Maarfia

L'ARMEE ALGERIENNE
ET LE POUVOIR POLITIQUE
3 - La montée des périls
Des calculs étroits de pouvoir donnèrent à la mouvance Islamiste, y
compris ceux qui parlaient ouvertement de guerre sainte, le loisir de
prospérer en toute sécurité. Le souci de trouver un contrepoids au
mouvement berbériste et au PAGS, accusés d’être à l’origine des
troubles, amènera les conseillers de Chadli Bendjedid à préconiser une
alliance de fait avec les fondamentalistes (certains responsables du FLN y
seront pour beaucoup).
L’envoi de centaines de jeunes en Afghanistan pour prendre part au
djihad, le fut avec la complicité des autorités.
Les instituts Islamiques, les séminaires consacrés à la pensée Islamique,
les prêches à la télévision de l’imam Ghazali (cet intégriste qui mangeait
et buvait à la table du président de la République, consacrera un darss
(cours théologique) intitulé « El istichhad », c’est-à-dire le martyre, le
sacrifice, les armes à la main, du croyant, le jour même où avait été
annoncée la mort de Bouïali, le chef du premier groupe Islamiste armé
abattu par les services de sécurité), contribueront à l’expansion de
l’Islamisme.
Les lignes de forces qui ont produit la résultante de la crise sont les
errements idéologiques d’où tout part, d’où tout survient : l’échec à
construire un Etat fort, la ruine économique et le refus des gouvernants
d’assumer leurs responsabilités et de se retirer avant l’irréparable.
Le chômage qui frappe de plein fouet une partie de la population, les
jeunes surtout, du fait de l’arrêt des investissements et de la destruction
délibérée du tissu industriel créé par Houari Boumediene, le désarroi de
dizaines de milliers de diplômés arabophones qui ne trouveront pas de
débouchés dans une administration dominée par les francophones
contribuent à renforcer puissamment la base des fondamentalistes.
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Personne, ni au parti ni à la présidence, ne se rendait compte de la lente et
efficace mainmise des intégristes sur des pans entiers de la société. Les
militants Islamistes qui commençaient à afficher leur accoutrement furent
combattus d’abord par la dérision : « Ridiculisez-les ! » fut le mot
d’ordre. C’était arrêter la crue de l’oued en lui criant « vilaine, va ! »
Bientôt le pouvoir découvrira à qui il a affaire… Les quolibets qui étaient
censés provoquer le ridicule et, par ricochet, l’éclaircissement de leurs
rangs, élargirent et cimentèrent leur foule. Bientôt leur nombre augmenta
sans susciter en rien l’inquiétude des autorités.
Observant avec rigueur les convenances extérieures, ne se permettant
jamais de mots frivoles ou de comportements légers, donnant à l’acte
d’exister un sens et faisant de leur idéal un sacerdoce, ils répandaient les
slogans simplistes de leurs maîtres à penser et obtenaient, autour d’eux,
d’innombrables et sincères engagements.
Alger était devenu un conglomérat de bidonvilles. Les lois réductrices de
la clochardisation moulaient chaque année davantage la jeunesse à son
moule universel.
Doctes, inventifs, solidaires, tour à tour censeurs pleins de sévérité ou
âmes charitables, ils étaient attentifs aux malheurs de ceux qu’ils
voulaient embrigader. Leur action faite de moralisation et de charité
édifia les incrédules. L’exemple de leur comportement provoquait dans
chaque cage d’escalier - hier puant le cannabis - le miracle de l’année.
Les jeunes désœuvrés abandonnaient leur vie dissolue, gagnaient leur
rédemption et entraient dans la confrérie.
Le peuple ne connaissait de ses maux que l’effet, le symptôme, ils lui en
révélèrent les causes. L’outrance de leur verbe, le caractère provocateur
de leur attitude à l’égard d’un pouvoir, d’abord indifférent puis craintif,
produisirent dans l’attitude des jeunes une révolution importante : le
mépris de l’Etat. Forts de la considération du petit peuple, ils se postèrent
aux points de convergence des fidèles : les mosquées. D’abord au milieu
du rang puis sans coup férir sur le minbar. Le discours insipide des imams
officiels fut étouffé par un prêche enflammé qui flattait des amours
propres. Le prône mua en prêches et les prêches en diatribes. Le
sentiment de la foule était complexe, ils greffèrent dans son âme réceptive
des semences délétères. La somme de leurs théorèmes produisit
insensiblement les certitudes hermétiques du fanatique.
Nous ne pouvions pas, nous militaires - tenus depuis la restructuration,
dans les limites que nous imposaient les règlements - intervenir
directement sur le terrain sauf que nous ne manquâmes jamais, et de
diverses façons, d’avertir et de mettre en garde contre cet embrigadement
insidieux de la jeunesse, et contre toutes les infractions à la loi dont se

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rendaient coupables les intégristes et qui leur permettaient de tisser leur
toile où s’empêtraient, chaque jour, un peu plus, des pans entiers de la
société.
Le pouvoir crut régler le problème en appliquant l’arithmétique là où il
fallait mettre en œuvre des mesures de prise en charge efficace de ceux
qui se sentaient abandonnés. Il eut recours, manu militari, à une opération
de réduction des bidonvilles d’Alger par le déplacement de milliers de
familles vers « leurs mechtas d’origine ». La brutalité et la mauvaise
préparation de ces déplacements de populations marqueront les esprits et
donneront, lorsque le temps viendra, leur caractère dévastateur aux
émeutes.
Mitterrand, à défaut de refaire l’histoire, pouvait défaire l’Algérie. Il
trouva en Chadli Bendjedid et A. Brahimi, d’abord, en Mouloud
Hamrouche ensuite, les complices irresponsables de sa manipulation
algérienne. Il faut écouter Mitterrand face aux questions d’El Kabach ou
lire ses réponses à Pierre Péan pour prendre la mesure du personnage :
retors, faussement naïf, nostalgique de ce qui aurait pu être et qui n’a pas
été. La décennie 80 est l’ère mitterrandienne. Le monarque, accompli par
l’expérience, disposant des moyens de l’Etat, revisita les vieilles travées
pour contraindre, par la manipulation, les événements à servir ses
rancunes, après avoir poussé depuis le début de la décennie quatre-vingts,
sans cesse, l’Algérie à la dépense pour en faire une chasse gardée
économique, quitte à l’endetter pour mieux l’assujettir et aliéner sa
décision politique. (François Mitterrand savait très bien que la
banqueroute attendait à bref terme le régime de Bendjedid. La meilleure
preuve, c’est que la décision et le texte qui instauraient le visa pour les
citoyens algériens désireux de se rendre en France étaient prés avant
même que la crise financière ne s’abattent sur l’Algérie. L’Algérien
« fauché » sera désormais persona non grata en France). Lorsque la crise
financière s’installa, consulté par Bendjedid, F. Mitterrand conseillera
l’ouverture économique et l’ouverture démocratique. Il demandera au
président algérien d’aller loin et d’aller vite.
Le conseil ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd…
La nouvelle démarche, entreprise dans la précipitation, et baptisée
Tafatouh, consista à se délester des charges et des obligations sociales
dont bénéficiait la population. La nouvelle politique d’austérité, sevrage
brutal, et sans explication, frappera de plein fouet les revenus modestes.
L’inflation accélérée qui en découla précipita des couches entières de la
population dans la détresse et détruisit les classes moyennes qui avaient
jusque-là assuré la stabilité de la société. « L’ouverture » mise en œuvre
dans la précipitation et le désordre rendra inéluctable la révolte.

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L’ANP se restructure
Au moment de cette inexorable montée des périls, à la veille d’octobre
1988, qu’en était-il exactement de l’ANP ? Allait-elle se trouver, elle
aussi, prise dans la même spirale de déliquescence que connaissaient les
autres institutions du pays.
C’est en 1984 que l’état-major de l’ANP a été créé et c’est à partir de
cette date également qu’ont été mis sur pied les commandements des
forces avec des structures organiques propres et avec une répartition des
missions et des tâches mieux définies, notamment dans les fonctions
d’organisation, de préparation, d’emploi et enfin de gestion et
d’administration.
Cette nouvelle configuration permettait à l’armée de préserver sa
cohésion et de n’intervenir que lorsque les intérêts fondamentaux de la
nation étaient menacés.
L’effort de modernisation et de mécanisation des unités était devenu
systématique depuis les années 1976/77. Les moyens de combat étaient
devenus mobiles et plus performants. A partir des années 1980, les
différentes composantes : terre, air, mer avaient été dotées de systèmes
d’armes nouveaux et de toute une panoplie d’équipements
d’accompagnement idoines.
La modernisation avait concerné en premier lieu l’organisation - sans
laquelle aucun canevas n’est maîtrisable - ainsi que la formation et
l’entraînement.
La restructuration d’un ensemble militaire dont l’organisation est devenue
inapte par rapport à un environnement donné a pour finalité d’obtenir, en
l’articulant différemment, la meilleure adéquation possible entre son
organigramme, ses moyens, sa doctrine et ses nouvelles missions.
Nommé en 1987 au commandement des forces terrestres, je bénéficiais
déjà d’une expérience théorique et surtout pratique acquise après une
longue présence sur le terrain qui m’autorisa à m’adresser au chef d’état-
major, Abdallah Belhouchet et au président de la République et à me faire
écouter d’eux. Mes conclusions, qui retinrent l’attention, étaient que
l’ANP ne pouvait plus se satisfaire de l’ancienne projection spatiale des
unités et d’un commandement décentralisé au niveau régional. Cette
atomisation, ce bris, cette désarticulation de la verticalité du
commandement, avaient été jadis voulus ainsi pour des raisons
d’hégémonie politique. Houari Boumediene était guidé par le souci de
pouvoir, à tout instant, s’adresser directement à n’importe quel chef de
région sans passer par les échelons normalement compétents à recevoir et
à répercuter les ordres de l’autorité politique. Cette façon de faire, si elle

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pouvait se justifier à un moment où il n’existait ni ministre de la Défense
en titre, ni chef d’état-major, ne pouvait plus être valable dès lors que
l’ANP prétendait calquer son organisation sur le modèle des armées
modernes.
La réorganisation portera essentiellement sur la centralisation des
commandements au niveau du chef d’état-major et sur la création de
grands ensembles capables de mener des actions opérationnelles
combinées grâce à des capacités de manœuvre accrues, des chaînes de
commandement huilées et des systèmes de communication appropriés.
Bien sûr, cela s’est concrétisé avec les précautions que requiert
l’importance du problème en ménageant le plus possible des compagnons
d’armes moins pourvus sur le plan des connaissances techniques, qui
seront amenés par la force des choses, soit à céder leur place, soit à se
désister de leurs prérogatives. L’imbrication du politique et du militaire
était telle que cela ne fut pas toujours chose aisée.
Six mois de contacts et d’explications furent nécessaires pour convaincre
la majorité des personnes concernées. Les plus réticents furent ceux qui
voyaient dans cette évolution la fin de leurs privilèges. La conviction que
ce travail était nécessaire ne m’offrait aucun autre choix que de continuer.
Le seul risque était de remettre le tablier en cas d’obstacles venant de plus
haut. Ma conviction me permit de réussir mon pari, non sans peine. J’y
gagnai des inimitiés qui continuent de temps en temps à refaire surface.
L’unité du commandement a eu pour effet immédiat et positif une
monolithisation des différents états-majors, une homogénéisation des
méthodes d’approche des problèmes selon des schémas modernes et
efficaces, elle a facilité la création des grands ensembles et a contribué à
briser définitivement "les fiefs" régionaux qui s’étaient constitués pendant
deux décennies. Ne parlait-on pas alors du « bey » de Constantine ou du
« proconsul » d’Oran ? Cette unité du commandement permettra à l’ANP,
grâce à la ré-exhumation et à la revivification des valeurs qui avaient
galvanisé l’ALN, de garder à l’esprit qu’elle n’était pas seulement la
sentinelle vigilante de l’intégrité territoriale, mais également la garante de
la pérennité de l’Etat républicain attaché à la modernité.
La présence d’un état-major doté de tous les attributs du commandement
permettra à l’ANP de faire face efficacement aux désordres que connaîtra
le pays à partir de la deuxième moitié de l’année 1988. Il est important de
garder à l’esprit que cette restructuration de l’armée ne signifiait
nullement une professionnalisation au sens où on l’entend aujourd’hui. La
ressource humaine de l’ANP restait plus que jamais populaire. Le projet
de base de Houari Boumediene demeurait valable, c’est-à-dire une armée
dont le noyau essentiel était constitué par les paysans, les ouvriers et les

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étudiants, amélioré, dès 1971, par des contingents plus affinés provenant
des différentes écoles et universités du pays. La loi portant code du
Service National faisait obligation à chaque Algérien, sorti frais émoulu
de l’école, d’accomplir deux années consécutives sous l’uniforme,
souvent dans des formations exécutant des travaux d’utilité publique
(construction de villages agricoles, routes, ouvrages d’art, reboisement,
etc.).
Ce devoir patriotique auquel était astreint tout jeune Algérien au sortir de
l’adolescence était un facteur de cohésion et d’unité. La connaissance de
l’autre, la fraternité des armes, la confrontation aux mêmes rudesses de la
vie de garnison et des contraintes diverses qui rythment la vie du soldat,
étaient un moule qui nivelait les différences et gommait les extrêmes.
Cet ancrage populaire (j’y reviendrai encore une fois), sans cesse
renouvelé et renforcé au gré de l’appel des contingents de conscrits, a
indéniablement sauvé l’ANP au moment où les chefs intégristes et leurs
alliés ou sponsors se rendront compte de l’impossibilité de prendre le
pouvoir sans renverser au préalable l’obstacle qu’elle constituait et qu’ils
feront tout pour l’abattre.
L’apport de Chadli Bendjedid à la restructuration et à la modernisation de
l’armée a été primordial. Il n’avait pas, à l’instar de Houari Boumediene,
des raisons de craindre une quelconque insubordination. Pour avoir passé
une grande partie de sa vie d’homme sous l’uniforme, il « sentait »
l’armée de l’intérieur. Il connaissait mieux que quiconque ses
insuffisances, ses faiblesses et ses besoins. Houari Boumediene l’utilisait
et la tenait en même temps en laisse ; la laisse des grades, de la dispersion
des unités - au sens géographique et structurel du terme -, l’élimination de
ses rangs, d’une façon ou d’une autre, de tout officier qui s’aviserait de
regarder hors des œillères qu’il avait façonnées de sa main, opaques et
placées serré.
Chadli Bendjedid mettra sa signature au bas de décisions qui lui coûteront
beaucoup mais il le fera parce qu’il jugera qu’elles étaient de l’intérêt
bien compris de l’institution. La mise à la retraite de compagnons
d’armes, y compris ceux qui le portèrent au pouvoir, ne fut pas facile à la
leurs signifier. Le projet de restructuration de l’armée - le mien - pour
lequel il opta, avait été combattu par des personnes très proches de lui. Il
le choisira malgré tous les avis contraires, avis appuyés par des arguments
techniques séduisants.
L’armée de l’ère bendjedidienne était-elle au pouvoir ? En aucune façon !
Elle avait porté Bendjedid à la magistrature suprême, il est vrai, mais la
politique du pays ne se décidait pas à l’état-major de l’ANP, elle se
décidait à la présidence de la République et au Gouvernement.

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L’intervention déterminante de l’institution militaire au moment de la
mise en place des pouvoirs civils procède d’un souci de préserver coûte
que coûte la cohésion de l’armée.
Houari Boumediene, comme Chadli Bendjedid, ont tout fait pour
dépolitiser l’armée et pour la tenir éloignée des centres de la décision
politique.
Plus tard, la présence en force des représentants de l’ANP dans le Conseil
de la Révolution, dans le Bureau Politique et dans le Comité Central du
parti unique n’ont été que des faire-valoir dissuasifs du pouvoir en place.
Chadli a poursuivit avec constance la dépolitisation de l’armée en lui
permettant de se professionnaliser et de s’équiper. C’est-à-dire de
« s’occuper de ses oignons ». Il n’aura de cesse qu’une fois l’armée
eloignée aux sens propre et figuré du terme. Lorsque les événements
d’Octobre éclateront, l’unité la plus proche de la Capitale se trouvait à
Djelfa. C’est ainsi qu’elle ne pourra pas intervenir immédiatement pour
empêcher les troubles de s’étendre. La dépolitisation de l’armée cessera
d’être un blanc-seing octroyé au pouvoir pour le meilleur et pour le pire
par l’institution, muette et disciplinée, dès que les intérêts fondamentaux
de la nation seront en danger.
                                L’explosion
Le discours de Chadli du 20 septembre 1988, (lazem echaâb entaâna
yet’herek !( (il faut que notre peuple bouge !) sera le coup d’envoi officiel
de l’opération « vox populi », destinée, à l’instar de ce qui s’était passé en
Chine Populaire au milieu des années soixante lors de la révolution
culturelle, à abattre « les caciques » et à ébranler les chasses gardées pour
le ressourcement et la refonte du système. Tout était « ficelé » pour faire
passer les réformes devant le Comité Central. Le slogan du président sera
entendu et de quelle manière !…
Le mauvais coup avait été minutieusement préparé. L’évacuation d’Alger
par l’ANP, peu de temps auparavant, était une mesure qui s’insérait dans
le canevas du couple Bendjedid-Hamrouche. Le Président, en personne,
l’avait imposée. Il avait poussé le « perfectionnisme » jusqu’à ordonner la
fermeture pure et simple d’ateliers de confection de treillis ou de
chaussures implantés avenue de l’ALN.
Mostefa Cheloufi, secrétaire général du Ministère de la Défense
Nationale, désirant avoir le temps de trouver d’autres locaux, reçut un
ultimatum : « mela ma tabaqech ? » (alors, tu refuses d’obéir ?).
Abasourdi, il dut s’exécuter. Bendjedid me boudera, parce qu’il m’avait
soupçonné de traîner les pieds pour délocaliser un simple dépôt de
munitions positionné à Boufarik, alors que je lui cherchais, tout

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simplement, un autre point de chute offrant les garanties de sécurité
qu’exigeait un matériel de cette nature.
Ghazi Hidouci, dont, hélas, je citerai souvent le nom, l’âme damnée de
Mouloud Hamrouche, reconnaît que lui et ses complices ont organisé et
déclenché les manifestations d’octobre 1988. Voilà ce qu’il en dit lui-
même, lorsqu’il est venu témoigner pour Habib Souaïdia le 4 juillet 2002
au Tribunal correctionnel de Paris : « Nous sommes arrivés au
Gouvernement à la veille d’octobre 1988, tous les nouveaux partis
politiques (c’était l’occasion pour eux de mesurer leur force) avaient
décidé de manifester le 5 octobre 1988 en masse.
Monsieur G. Hidouci ment grossièrement en affirmant cela. A la veille du
5 octobre 88, c’était encore le règne du parti unique. Les nouveaux partis
dont il parle n’existaient pas. Mais continuons encore à citer monsieur
Hidouci : Nous avons fait sortir des communiqués du ministère de
l’Intérieur disant qu’il libérait la police et que les manifestants devaient
prendre la responsabilité des accidents qui se produiraient pendant les
manifestations, celles du 1er octobre 1988 n’ont donné lieu à aucun
incident.
Nous n’avons pas, pendant toute la période de notre Gouvernement, fait
appel à d’autres forces qu’à celles de la police normale.
Bien sûr, en octobre 1988, il y a eu beaucoup de dépassements, il y a eu
des morts, des tortures et une des grandes leçons d’octobre 1988 a été la
création des comités contre la torture en Algérie, et un peu ce courant qui
disait « Plus jamais ça ! » Il y a eu cette période de violence entre le 5 et
le 10 octobre 1988. »
Le détonateur est de peu d’effets si le terreau n’est pas explosif. Octobre
1988, avant d’être la conséquence de la manipulation d’une discrète
"cinquième colonne", était avant tout le résultat de la mauvaise gestion,
de l’incompétence, en un mot de la faillite !
On ne tire pas impunément le lion assoupi, par la queue. Alger brûla.
L’insurrection qui commença à 10 h précises avec une parfaite
synchronisation, s’étendit aux cités populaires, ainsi qu’aux quartiers
résidentiels. Les villes algériennes s’embrasèrent les unes après les autres.
C’était le séisme dévastateur. Le diable de l’émeute n’était plus
maîtrisable, il se retournait contre les apprentis sorciers qui l’avaient fait
sortir de sa boîte.
Ce qui donne sa solidité à un système politique, c’est la cohérence de sa
doctrine et l’adhésion de la population. Celui de Bendjedid, fondé sur
l’artifice idéologique et isolé de la population, reposant uniquement sur

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des appareils aux pieds d’argile, s’était effondré comme un château de
cartes.
Seules les structures corporalisées et hiérarchisées de l’Etat avaient
résisté. Les institutions administratives, le parti unique et ses
organisations de masse avaient volé en éclat au cours des six jours de
désordre.
Chadli décréta l’état de siège. L’armée que l’on avait éloignée à dessein
de la capitale fut rappelée d’urgence pour rétablir l’ordre. Le général A.
Belhouchet et moi-même, à l’époque sous-chef de l’état-major,
l’administrerons. Dans la soirée même du 5 octobre, j’ordonnais à la
brigade blindée de Djelfa, la plus proche, de faire mouvement sur Alger
et je fis venir également les unités para-commandos de Biskra ainsi que
celles de l’infanterie prélevées sur le dispositif opérationnel face à
l’Ouest. La priorité était de protéger les vies des personnes et de préserver
les édifices publics.
Ce fut pour nous, officiers, sous-officiers et djounoud de l’ANP un
véritable cataclysme. Par la faute d’un pouvoir civil incompétent et
irresponsable, nous étions placés devant un dilemme tragique : nous
poster face aux jeunes qui criaient leur colère et peut-être faire usage des
armes, ou voir le pays sombrer dans le chaos. Les Islamistes, et à leur tête
Ali Belhadj, qui prirent la responsabilité d’organiser des manifestations
non autorisées contribuèrent à porter à son paroxysme la colère des foules
qui s’étaient emparées de la rue. L’armée fut dans l’obligation, la mort
dans l’âme, d’ouvrir le feu sur une population dont elle était issue.
Entraînés à notre corps défendant à « essuyer les plâtres », nous dûmes
intervenir avec les moyens dont nous disposions et dans les plus
mauvaises conditions.
A propos du système policier, dont la vocation est la répression, sait-on
qu’à la veille des événements d’octobre 1988, l’ensemble du corps
d’intervention de la gendarmerie ne comprenait, en tout et pour tout, que
13.000 hommes pour tout le territoire national ?
Au même moment, le Maroc et la Tunisie alignaient des effectifs
beaucoup plus importants !
Au plus fort des désordres, le général Ben-Abbès Ghezaïl, chef de la
gendarmerie nationale, dut faire appel au général Abdelmalek Guenaïzia
qui commandait l’aviation afin qu’il mette à sa disposition un « C130 »
pour faire venir d’Oran une unité de gendarmes qui intervint le même
jour à Alger, à Annaba et à Oran !
Le but, en faisant pénétrer des engins dans Alger, était d’essayer de tarir
les manifestations par simple saturation.

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Les jeunes militaires fatigués, par plusieurs jours d’insomnie et de qui-
vive, entourés de vacarme et d’hostilité, entraînés pour le combat et non
pour le rétablissement de l’ordre comme le policier ou le gendarme, iIs
sont livrés à la seule initiative des chefs des petites fractions. Le bris de la
chaîne de commandement devenait un impératif compte tenu du milieu (
grande localité). L’enquête diligentée après le drame de Bab-el-Oued
survenu à la place de la DGSN établira que les premiers coups de feu
étaient venus des rangs d’un groupe de militants intégristes de Takfir oul-
hijra infiltrés dans les rangs des manifestants.
En ce qui concerne les tirs de la place des Trois horloges, qui firent
plusieurs blessés, une petite unité de para-commandos prise en tenaille,
débordée, submergée, craignant pour sa vie et la sûreté de ses véhicules,
dut faire usage des armes en tirant dans les jambes. Il n’y eut aucun tué à
la place des Trois horloges. L’ouverture du feu par les parachutistes,
après des avertissements lancés par mégaphone, et après des tirs de
sommation feront neuf blessés, évacués immédiatement par les militaires
eux-mêmes vers le CHU de Bab-el-Oued.
Ce qui avait failli arriver à El Biar, quarante-huit heures auparavant,
avait-il fait craindre le pire à l’officier responsable de l’unité ? A El Biar,
un char bourré de carburant et d’obus avait échappé par miracle à
l’explosion. Cernés et accablés de jets de cocktails « molotov », les
jeunes tankistes avaient réussi à se mettre hors de portée de leurs
assiégeants au prix de deux victimes, hélas ! le geste héroïque du
commandant de la brigade mécanisée qui parvint à saisir, malgré
l’embarras de la tourelle, dans le giron de ses avant-bras et de son buste,
l’engin incendiaire et à le rejeter à l’extérieur a permis d’éviter une
catastrophe. On n’ose imaginer les conséquences de l’explosion d’un char
au milieu de la foule ! Cet officier garde encore les séquelles des graves
brûlures que lui occasionna le mélange infernal.
Les incidents de la place des Trois Horloges provoquèrent le reflux des
manifestants vers la place où se trouve le siège de la Direction de la
police nationale, le désordre qui s’en- suivit, et la provocation de tireurs
noyés dans la foule, provoqueront l’irréparable… Pour tout le territoire
national on comptera, hélas, cent soixante-neuf morts. Le chiffre sera
multiplié par cinq par une rumeur malveillante.
J’aurais voulu que Chadli Bendjedid et ses conseillers puissent écouter
comme nous les explications des djounoud qui avaient dû tirer pour se
dégager. J’aurais voulu voir Chadli à la télévision, non pas seul, mais
entouré des manipulateurs, des apprentis sorciers qui avaient fait octobre
88, afin que les Algériens gardent en mémoire les visages de leurs
véritables bourreaux.

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L’armée rétablit le calme
L’action de l’ANP, menée en application des ordres du chef de l’Etat,
ministre de la Défense nationale et exécutée dans la précipitation, avec
des moyens inadaptés, ne pouvait, dans un contexte d’émeutes et de
surenchères Islamistes, permettre à l’ANP de s’en sortir complètement
indemne. L’ANP s’en souviendra… Lorsque les événements de Kabylie
seront à leur paroxysme en 2002, l’armée n’est pas intervenue contre la
population.
Au-delà de l’approche événementielle des événements d’octobre, la leçon
que nous en avons tiré, nous militaires, était l’irruption irréversible des
masses populaires sur le devant de la scène politique dans un
extraordinaire bouillonnement. Cette irruption s’exprimera par la création
d’innombrables associations politiques et autres, par la création de
dizaines de journaux. Une démocratie débridée et brouillonne, avec du
bon et du moins bon, se mettait en place. Les pulsions profondes de la
société algérienne se révélaient et s’entrechoquaient sous le couvert de
formules alléchantes : « La culture », « l’Islam », euphémismes pudiques
qui recouvraient, selon les uns ou les autres, des « Moi, je suis … »
péremptoires, puissants et hérissés comme des redoutes et qui finiront
bientôt par éructer, selon les tempéraments, des mots violents ou des
rafales de kalachnikov.
La tectonique du système politique constituée de plaques hétérogènes
instables et soumises à des mouvements contradictoires, s’était fissurée
puissamment lors du séisme d’octobre 1988. Les plissements qui s’étaient
fait jour dans la chaleur et le bouillonnement de la secousse originelle
marquaient désormais le paysage politique algérien.
L’ouverture sur le pluripartisme et ses conséquences, les libertés
d’opinion et d’expression étaient la reconnaissance constitutionnalisée
d’un état des lieux transformé : la fin du postulat de la légitimité
révolutionnaire dont s’étaient prévalues les différentes équipes qui
avaient gouverné l’Algérie pour imposer leur conception du pouvoir.
La Constitution de 1989 marquait ce passage de l’ère de l’idéologisme à
celle que l’on prétendait désormais fondée sur la souveraineté du peuple.
Le binôme FLN-ANP qui avait jusque là fonctionné et constitué le radier
général de l’Etat-nation n’était plus valable dans le nouveau contexte
politique.
C’était pour nous militaires l’occasion de nous retirer du FLN. Le retrait
fut d’abord abordé par le Secrétaire général du ministère de la Défense et
moi-même en ma qualité de chef d’état-major général de l’ANP. Les
discussions furent élargies à d’autres officiers. Le projet de retrait de
l’ANP du parti unique fut présenté au président de la République qui
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l’avalisa et le porta à la connaissance du public à travers un communiqué
du ministère de la Défense.
L’armée ne s’était pas retirée du FLN pour se claquemurer derrière les
portails de ses casernes. Ce qui se passait autour d’elle était tellement
inquiétant qu’elle fut contrainte de demeurer attentive et vigilante pour
éviter au pays, agité d’intenses soubresauts, de pâtir gravement des
démarches suicidaires où l’engageaient les égoïsmes, les bas calculs et les
incompétences de la quasi-totalité de sa classe politique.
Mais l’armée abordait le nouveau contexte - marqué par une dynamique
de changement qui risquait d’échapper à tout contrôle - avec d’autres
atouts.
La restructuration était déjà bien engagée. La centralisation du
commandement au niveau de l’état-major général était un fait
irréversible. Les Commandants de région ne disposaient plus de la
responsabilité opérationnelle sur les unités placées sur leur territoire. Les
formations éparses étaient, ou dissoutes, ou rassemblées dans de grandes
unités. Le code portant travaux d’intérêt public était supprimé et les
éléments dits du "service national" n’existaient déjà plus.
Cette nouvelle configuration permettait à l’armée de préserver sa
cohésion et de n’intervenir que lorsque les intérêts fondamentaux de la
nation étaient menacés.
Que serait-il arrivé si, à la veille de l’interruption du processus électoral,
un autre Bendjedid, moins respectueux de l’unité de l’armée et de
l’intérêt du pays, avait eu la possibilité de s’adresser directement à
quelques Chefs de région encore dans la plénitude de leurs prérogatives
pour les appeler à lui obéir en dehors de leur hiérarchie ? C’eût été
assurément la discorde dans les rangs.
L’armée sujette à l’instrumentalisation par des acteurs soucieux de gains
immédiats aurait perdu de vue sa mission essentielle d’être au-dessus des
partis pour suivre, éclatée et désemparée, quelque aventurier de la
politique.
D’autres, plus tard, étrangers à tout ce qui avait été fait pour concrétiser et
parfaire l’unité de commandement de l’armée, gage de sa force et de sa
cohésion, prétendront passer outre. Ils ne le pourront pas.
L’armée avait rétabli le calme. Les clameurs s’étaient tues. On pouvait, la
tête froide, dresser un bilan, tirer des enseignements. La seule solution
que commandaient le courage politique, l’éthique et la décence, paraissait
être la démission du président de la République. Nous le pensâmes et
nous le fîmes savoir à Chadli Bendjedid par des canaux discrets mais
adéquats. Au sein même du Gouvernement, un ministre, ancien haut

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responsable dans l’ANP, osa en parler en plein conseil. Le groupe dit des
« 18 » l’exigea. Bendjedid donna d’abord l’impression d’avoir compris le
message de la population, des personnalités nationales et de l’armée. La
tragédie sanglante avait brisé ses ressorts intérieurs. Son apparition
publique le 10 octobre le montra profondément bouleversé. Je témoigne
qu’il voulait, alors, sincèrement se retirer. Les grands du sérail l’en
dissuadèrent. Il choisit de rester à son poste pour mener à terme un
nouveau projet : « L’ouverture démocratique » Mais il n’était plus le
même, son assurance l’avait abandonné. Il avait découvert en entendant le
grondement de la foule sous ses fenêtres que les courtisans, sur lesquels il
s’était si longtemps reposé, lui avaient menti. Leur laideur et leur
médiocrité lui firent considérer désormais comme suspect chaque mot de
leur discours. N’étant pas en mesure, par lui-même, de juger de l’utile, de
l’important ou de l’accessoire, il abandonnait le matin sa résolution de la
veille. Affreuse situation que celle de ce président qui, après avoir
appliqué les recettes des « experts », se résout, en désespoir de cause, à
prêter l’oreille aux charlatans.
Prochaine partie : Le temps des réformateurs.

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