SCIENCE, LAICITE ET SOCIETE

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                        SCIENCE, LAICITE ET SOCIETE

Intervention de Jacques TESTART au Colloque Penser librement aujourd’hui.
Valence 14, 15 et 16 avril 2005.

  Avertissement : ce texte ne parle pas du foulard au laboratoire. Il entend dans « laïcité » une
  condition de la liberté, et dans « science » (qu’il faut lire « technoscience ») un risque d’aliénation.
  Bien sûr, la science n’est pas que cela et ses contributions positives à la culture et au bien-être sont
  indéniables. Mais, pour répondre au titre d’intervention qui m’a été proposé, j’ai estimé pertinent
  d’explorer un peu sa face cachée, le dogme du progrès immaculé.

  L’histoire des sciences a connu des théories heureuses mais aussi bien des martyres, et elle les doit
  pour l’essentiel aux exigences posées par les religions afin que leurs dogmes ne soient pas contredits.
  On sait qu’il s’agit essentiellement des dogmes de la religion catholique mais n’est ce pas seulement
  parce que celle-ci était triomphante au moment de l’irruption de la science moderne ? Quel autre
  pouvoir que la Sainte Inquisition aurait eu les moyens de bâillonner Galilée et de brûler Giordano
  Bruno. Fort heureusement le développement scientifique s’est accompagné de celui de la démocratie
  dans les pays industrialisés, et Charles Darwin fut épargné. Mais, si les religions n’ont plus le pouvoir
  d’éliminer les savants impies et les théories sacrilèges, elles se réfugient souvent dans l’interdit imposé
  à leurs ouailles ou même à des populations entières. Ainsi, dans de nombreux Etats des USA, l’église
  réformée exige t-elle, encore au troisième millénaire,que l’enseignement de la théorie de l’évolution ne
  soit pas privilégié par rapport au récit biblique. Ainsi l’enseignement de la physique est-il amputé de la
  théorie du big-bang dans nombre de pays où la religion musulmane est officielle. Ainsi l’Eglise
  catholique continue t-elle de s’opposer partout à la contraception ou à la procréation assistée. Et on ne
  saurait négliger le fait que l’islam ou le judaïsme persistent à proclamer des normes obligatoires, en
  particulier alimentaires, dont les fondements n’ont aucune justification rationnelle.
  Mais l’histoire du lyssenkisme et de la pseudo hérédité des caractères acquis, en URSS, montre que les
  religions ne sont pas les seuls pouvoirs revendiquant un contrôle sur la science et ses productions. En

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fait, toute puissance instituée cherche soit à nier soit à instrumentaliser la science, tant celle-ci
influence puissamment la vie spirituelle et matérielle des citoyens. Il en va ainsi du « socialisme
scientifique »autant que des « commissions scientifiques » dont s’affublent la plupart des partis
politiques. Pierre Thuillier s’inquiétait de cette récupération: «le racisme offre un exemple typique de
colonisation par la science de problèmes qui ne relèvent pas d’elle. On pourrait imaginer la même
chose pour le sexisme : selon les réponses scientifiques, qui peuvent évoluer dans le temps, on serait
pour ou contre la place des femmes dans la société … ». Pourtant, les pouvoirs politiques européens
ont choisi de reconnaître dans la science la source privilégiée des vérités et des richesses dés que la
proclamation des Etats laïques a émancipé la connaissance et la maîtrise du monde de la tutelle
oppressante des idéologies irrationnelles. Mais il n’en résulte pas automatiquement que la science
serait devenue cette référence irréprochable dont devaient rêver les savants d’antan, en particulier
qu’elle serait neutre et universelle. En témoigne la rigidité dont ont fait preuve ces dernières années les
notables de l’institution scientifique à l’égard de propositions littéralement révolutionnaires. Comme
par exemple pour la théorie, encore non démontrée, de Jacques Benveniste sur « la mémoire de
l’eau »(Michel Schiff, Un cas de censure dans la science,Albin Michel,1994) ou celle, depuis ornée
d’un prix Nobel, de Prusiner sur les particules prions. N’est-ce pas le fait d’une idéologie, voire d’une
idéologie religieuse, que d’institutionaliser les vérités du moment comme des vérités immuables, de les
faire défendre par des prêtres intouchables, gardiens du Grand Livre de la Science, et de refouler
violemment toute idée nouvelle si elle oblige à corriger les dogmes ?Serge Latouche montre bien que
le progrès est une représentation « auto-évidente »et qu’alors « son émergence ne peut être racontée
que sur le mode du triomphe d’une vérité lumineuse éternelle,déjà là mais cachée et bloquée par les
ténèbres »(la mégamachine, Ed.La Découverte,2004).

Il reste que l’état de la science à chaque moment est insuffisant pour expliquer des situations
complexes et prévoir leur dénouement. L’incertitude des prévisions les plus péremptoires est
démontrée par l’analyse dite« scientifique » des situations à risque puisque les conclusions des experts
sont qualifiées d’ « optimistes » ou « pessimistes » plutôt que « vraies » ou « fausses ». C’est le retour
du subjectif qui vient clore l’objectivité proclamée de la méthode scientifique. Les optimistes ont pour
eux un argument imparable : le pire n’est pas démontré tant qu’il n’est pas arrivé (et s’il s’agit
vraiment du pire, il ne sera pas démontrable après coup, faute d’analystes…). Aussi, tandis que « la
maison brûle », peut-on continuer d’aggraver les choses tout en stigmatisant les « obscurantistes »,
ceux qui au nom d’un principe de précaution frileux ont l’audace de vouloir maîtriser les
développements de la technoscience. Pourtant cette maîtrise politique de la maîtrise technique, se
trouve justifiée par le fait que, comme le dit Paul Virilio « la technoscience est un détournement

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majeur du savoir ». Dans le monde incertain que nous avons construit, l’optimisme ne devrait pas être
considéré comme une valeur positive, seulement comme un relent puéril de la croyance permettant de
justifier la politique de l’autruche pour masquer une attitude suicidaire. La distance qui va de
l’optimisme au pessimisme en matière de devenir technique et de prévision des catastrophes mesure
l’incompétence des expertises et l’incertitude définitive (mais croissante) à laquelle nous sommes
condamnés.

En matière de risque induit par l’homme,une affirmation clôt toute velléité d’intelligence : « on n’a pas
le choix »…Elle fait    supposer que l’humanité ne serait pas libre de son destin, comme on l’a
longtemps fait croire en ces temps obscurantistes où des puissances d’essence divine tenaient les
hommes en main. Quand un ministre de la Recherche se montre réticent face au principe de précaution
au nom des « intérêts propres de la science »,il laisse croire à des activités humaines dont l’intérêt
serait supérieur à celui des humains eux-mêmes. A ceux qui imaginent que le réacteur nucléaire Iter ou
les plantes génétiquement modifiées (PGM) démontrent que l’époque est à la « maîtrise », on peut
opposer que de tels artifices, dont les promesses sont toujours à venir, s’inscrivent au contraire dans la
vieille croyance(Les utopies technologiques :alibi politique,infantilisation du citoyen ou lendemains
qui chantent,Global Chance 20,février 2005). Et c’est certainement la mystique du progrès et la
croyance en la providence qui permettent à ceux qui y trouvent intérêt de s’entêter avec bonne
conscience, et aux autres de ne pas réellement leur résister : les gens subissent l’absurdité des
décisions, ou de l’absence de décision, parce qu’ils veulent croire que le progrès est forcément bon et
bien,que le pire n’est jamais certain, qu’on découvrira des parades, que « la science trouve toujours le
moyen de réparer ses erreurs », etc . Une telle disposition à la croyance ne vaut plus guère aujourd’hui
que pour la science, tragique négation du triomphe annoncé de la rigueur grâce à la connaissance
scientifique !

A côté du souci criminel de soutenir la compétitivité (des entreprises, des labos, de la région, de l’Etat
…), en courant plus vite que le voisin vers le précipice commun, une raison moins triviale mais tout
aussi misérable explique la passivité des populations : l’humanité ne peut pas perdre là où elle affirme
le progrès technologique. Il s’agit d’une conception magique de l’évolution, laissant croire que, parmi
les espèces animales, la nôtre serait la seule capable de changer le monde (ce qui est un fait réel), mais
aussi de maîtriser les changements qu’elle y induit (ce qui reste à démontrer). L’homme ne serait pas
seulement la bête la plus performante à ce jour, il serait la créature aboutie, conception religieuse du
monde, de ses créations et de son architecte supposé. L’homme est-il capable de résoudre tous les
problèmes qu’il se pose ? Est-il à la hauteur de ses ambitions de maîtrise ? Répondre affirmativement

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serait reconnaître une volonté créatrice         supra humaine,hypothèse qui,d’ordinaire,heurte les
scientifiques. Répondre par la négative,ou au moins par le doute,c’est se donner des chances d’agir
avec précaution,par humilité.

C’est peut-être dans le domaine de la génétique que la croyance en une puissance mystérieuse et
bienveillante est la plus manifeste. Selon deux sociologues américaines « Tout comme la notion d’âme
au sein du christianisme a fourni le concept archétypal permettant de comprendre la personne et la
persistance du moi , l’ADN a pris, dans la culture de masse, l’apparence d’une entité semblable à
l’âme, ou bien d’un objet d’adoration, saint et immortel, ou encore d’un domaine interdit » (D. Nelkin
et S. Lindee, La mystique de l’ADN, Belin 1998). Il en résulte que les champs d’application des
connaissances génétiques sont eux-mêmes des lieux de mystification, tant pour la thérapie génique que
pour les PGM. Ainsi le Téléthon peut recueillir en un jour 100 millions d’euros (équivalent au budget
annuel de fonctionnement de la recherche médicale française) en laissant croire que la guérison des
myopathies n’est qu’une question de moyens financiers. Quant aux cultures de PGM , qui présentent
des risques encore mal analysés pour l’environnement,pour la santé publique ou pour l’ économie, et
n’apportent à ce jour aucun avantage pour les consommateurs,elles sont imposées aux sociétés
humaines sous prétexte que leurs avantages arriveront ,inéluctablement. Le pari que « ça va marcher »
relève d’une attitude dont la conclusion ,toujours optimiste ,précède la démonstration, c’est-à-dire
d’une attitude non scientifique. En 2000,le Premier ministre socialiste déclarait ,à propos des cellules-
souches embryonnaires : « Grâce aux cellules de l’espérance (…) les enfants immobiles pourront enfin
se déplacer,des hommes et des femmes brisés pourront enfin se redresser… » Et,pourquoi pas,
multiplier les pains…La prescience ne précède pas la science, elle découle de démarches intellectuelles
qui échappent à la rationalité. C’est pourquoi il est navrant d’entendre des chercheurs énumérer les
promesses des PGM comme s’il s’agissait de faits déjà constatés, et intriguer, avec le soutien actif des
industriels, pour imposer une situation irréversible dont les risques ne sont pas sérieusement
considérés. Mais il serait trop facile de faire porter seulement aux implications économiques de la
technoscience la calotte de la mystique génétique : certes les possesseurs de start-up en biotechnologie
défendent des intérêts personnels en osant ces paris mais ils ne sont pas seuls à promettre des miracles,
et des démarches analogues accompagnent les développements de l’industrie nucléaire ou des
nanotechnologies par exemple. Etre optimiste cela ne devrait pas autoriser à nier l’effet qu’ont les
activités humaines sur les changements climatiques, tout au plus à espérer que la température moyenne
augmentera de deux degrés plutôt que de cinq ou six au cours de ce siècle, une option qui obligerait
cependant aux mêmes mesures de précaution que l’option « pessimiste ». De même pour la
dissémination des transgènes dans la nature ou la pollution radioactive à partir de l’industrie nucléaire :

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ce ne sont pas ces phénomènes ,raisonnablement inéluctables, mais seulement le temps nécessaire pour
qu’ils deviennent insupportables qui devrait faire débat entre optimistes et pessimistes. Ce que
recouvre la discrimination arbitraire entre ces deux positions subjectives, c’est la foi qui laisse croire
aux optimistes que le pire ne peut pas arriver, parce qu’on trouvera une parade encore inimaginable.
Ici le scientifique ,soumis au catéchisme de la technoscience, choisit, sans le dire, la prophétie contre la
rigueur. La plus haute instance scientifique, l’Académie des sciences, s’est trompée par optimisme sur
tous les risques d’atteinte à la santé depuis vingt ans : sur l’amiante, sur la dioxine, sur la vache folle,
sans parler des PGM. A chaque fois, l’Académie a vanté l’innovation et condamné l’obscurantisme en
déclamant qu’ « on ne peut pas arrêter le progrès de la science ». Le « progrès de la science » n’est pas
nécessairement celui de l’homme, sauf à accepter que notre destin soit régulé par les intérêts de
l’industrie et de la Bourse. L’association Attac a eu raison de demander un débat parlementaire sur les
éventuels conflits d’intérêts à l’Académie(demande évidemment restée sans suite), mais les
incantations réitérées des académiciens contre « l’obscurantisme », même en l’absence d’arguments
scientifiques, révèlent qu’il s’agit aussi de conflits idéologiques. Ce n’est pas la mise en marché de la
science qui a provoqué son dogmatisme missionnaire, plutôt l’inverse, et l’affaire en devient plus
grave. Non seulement parce que la science est devenue en toute impunité la source technique
d’artifices potentiellement dangereux mais aussi parce que ce pouvoir-faire révèle et consolide la
dimension idéologique de l’activité scientifique : la croyance érigée en connaissance exacte et
approfondie. Il n’est donc pas exagéré de considérer que certains aspects de la science demeurent
d’essence religieuse, ce qui s’accorde mal avec la rationalité revendiquée. Selon l’attitude de la science
officielle,,qu’on peut qualifier de magique voire de mystique, tout sera expliqué tôt ou tard et cette
explication sera celle de la réalité entière, les zones d’ombre et les contradictions étant toutes
surmontables. De ce point de vue on notera la place privilégiée qu’occupent les scientifiques croyants
en Dieu (ils existent, j’en ai rencontré) dans la croyance à la science toute puissante. Ceux-là sont
parmi les plus dévots au scientisme, comme pour se faire pardonner leur intimité avec l’irrationnel. Ou
alors c’est leur mentalité inamovible de croyant qui les pousse à adorer le religieux qu’ils devinent en
la science s’ils la croient toute-puissante ?

Michel Onfray, philosophe autoinstitué porte-parole de l’athéisme, entend soutenir « tout ce qui, de
près ou de loin, contribue à la mise au point des techniques indispensables à l’activation de la
médecine postmoderne : ectogenèse, clonage, sélection du sexe, transgénie »(Fééries anatomiques,
Grasset, 2003). Il s’oppose ainsi à « l’option technophobe » en arguant que « la science en tant que
telle est neutre ». Pour parvenir à cette certitude il lui faut cependant affirmer des contre-vérités
(« l’énergie nucléaire n’a jamais causé aucun mort … » hormis Hiroshima et autres bourdes qu’on ne

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pourrait attribuer qu’au « délire militaire ») et faire prendre des vessies pour des lanternes comme dans
la succession de ces deux propositions où l’hypothèse devient certitude : « La révolution transgénique
permet d’envisager des nouvelles façons de soigner : elles éviteront grâce aux médecines prédictives,
le déclenchement des maladies … » Personnellement, je comprends le combat d’Onfray pour définir
un « corps déchristianisé donc post-chrétien, ouvragé par l’artifice, libre et structuré par une énergie
vitaliste » mais je vois dans ce projet deux difficultés. D’abord ne pas nier les dimensions culturelles
décrites par l’anthropologie et qui démontrent que l’homme est déjà « ouvragé par l’artifice ». Ensuite,
ne pas tomber dans la fascination technophile, substitut facile et souvent misérable aux mythes qu’on
croit combattre.

C’est dans le domaine de la bioéthique que se poursuit, à tous les niveaux de la société, un dialogue
public entre les représentants officiels des religions et les porte-parole de la science officielle. Cet
agencement des rôles donne à croire que les quatre religions « représentatives » en France sont les
partenaires nécessaires et suffisants de la « science » pour définir le bien humain. François Mitterrand
avait peut-être senti la faille (ou alors ce n’était qu’un trait d’humour ?) en instituant un Comité
National d’Ethique (1983) comportant les représentants de cinq « courants de pensée » : catholique,
protestant, juif, musulman, et … libre penseur ou marxiste. Ce faisant il honorait la laïcité en
déconnectant la philosophie rationaliste du métier scientifique, et aussi la justice en posant qu’on ne
peut pas être juge et partie comme il arrive aux experts scientifiques quand ils sont aussi producteurs
de techniques. Depuis lors,il y eut, en France plus qu’ailleurs ,d’abondants débats pour choisir
d’assumer ou de différer chaque nouvelle proposition de la biomédecine. Les scientifiques allèrent au
delà de leurs compétences en voulant définir le moment où commence la personne humaine et
s’empêtrèrent dans des chicanes embryologiques, là où le Vatican affirmait tranquillement que la
personne est présente dès la fécondation. …
Pendant longtemps le droit à réaliser des recherches sur l’embryon humain fut sujet à controverses
acharnées alors même qu’il n’existait aucune proposition crédible de recherche nécessitant des
embryons humains (l’embryon mode d’emploi,Libération,23 février 1999). Comme évoqué plus haut,
des scientifiques catholiques montèrent au créneau pour poser les « nécessités de la science » au dessus
des arguties de leur propre religion . Il est cocasse de constater que la définition supposée scientifique
d’un « préembryon » humain (jusqu’au quatorzième jour) n’a aucun équivalent chez l‘animal, les
mêmes embryologistes nommant « embryon » l’œuf juste fécondé de leurs souris de laboratoire…
C’est qu’il fallait bien délimiter une période où exercer librement la recherche et la médecine en
instrumentalisant le conceptus humain! Des médecins avaient aussi exigé que le recours à un donneur
de sperme soit obligatoirement anonyme,et avaient justifié glorieusement cette mesure en honorant

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l’amour paternel au dessus et au delà du lignage génétique. Mais quand arriva la technologie du don
d’ovule, dont la réalisation pratique implique une donneuse de connaissance, les mêmes professionnels
s’empressèrent de renier les vertus de l’anonymat. Puis on se mit à débattre du clonage thérapeutique,
les scientifiques demandeurs omettant de signaler que cette technologie n’avait pas fait ses preuves
chez l’animal malgré l’exigence éthique d’une telle expérimentation préalable.

Inquiets d’une harmonisation éthique européenne,on voit aujourd’hui des praticiens de l’AMP
stigmatiser toute législation pouvant affecter leurs pratiques, en laissant entendre que le droit n’est
qu’une sécrétion du Vatican ,et proposer des solutions « objectives » pour résister au tourisme médical
vers des pays plus permissifs : il s’agirait simplement d’établir l’acceptation éthique à partir des
réalités scientifiques, telles qu’elles sont publiées dans les revues scientifiques. Toujours l’autorité du
Livre !

  Comment justifier qu’ en bioéthique il n’existe pas de « principes »(ou seulement de repères
dans les rêves ou les valeurs) contrairement à ce qui est arrivé pour les Droits de l’homme par
exemple ? On peut par exemple s’étonner que les considérations éthiques soient
provisoires,inscrites dans l’époque ,comme dans l’expression fréquente « il est recommandé de
…. dans l’état actuel des connaissances et des techniques », une attitude qu’on a heureusement
tranché quand il s’agit des Droits de l’homme Pourquoi un interdit définitif à l’esclavage et
seulement des mesures provisoires (ou rien du tout) contre l’artificialisation de l’humain ,ou
contre l’eugénisme consensuel ? S’il est admis que toute règle bioéthique sera révisée par le
savoir-faire technique, l’éthique n’est plus qu’une morale du destin. En même temps il faut
craindre le projet d’homogénéisation qui peut aussi être un projet d’hégémonie culturelle. Alors,
plutôt que philosopher vainement sur des croyances irréconciliables, on pourrait peut-être
s’accorder sur des actions réelles : peu importe ,par exemple, la définition accordée à l’embryon
par les uns ou les autres, ce qui importe c’est l’usage de l’embryon. Et donc un certain « usage de
l’humanité » puisque la seule définition indiscutable de l’embryon c’est qu’il est la forme que
nous avons tous pris au début .Peut-être serait-il aussi possible de réaliser un accord international
sur l’exigence d’expériences animales concluantes avant d’autoriser toute innovation impliquant
un être humain(A la recherche du cobaye idéal ,Le Monde diplomatique,juillet 1990). Ce pré-
requis devrait permettre d’établir la faisabilité,l’intérêt et l’innocuité d’une nouvelle technologie,
et d’éviter de l’imposer d’emblée au nom de la croyance au progrès (ça va marcher !), laquelle
recouvre souvent des intérêts liés au marché. Bien sûr l’élaboration éthique,et pas seulement
technique,devrait s’accélérer dès qu’est réalisée la démonstration du possible.

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Si on souhaite une réglementation commune pour toutes les nations, ou au moins pour l’Europe,
il faut faire vite car il y a de bonnes raisons de croire que les divergences vont s’accroître (déjà
les pays d’Asie, dans leur grande variété, quittent le concert éthique des Nations) et que les
accords pourront difficilement      interdire ce qui est déjà réalisé quelque part et présenté
comme « avantage acquis »: une évidente irréversibilité des acquis prospère sur l’éthique
informelle,malgré ce que prétendent les praticiens favorables aux paradis éthiques .

Il importe surtout de ne pas se tromper d’enjeu. Le clonage reproductif restera une pratique
artisanale au regard de la sélection humaine que va permettre le DPI et qui relève d’un
totalitarisme mou(Des hommes probables :de la procréation aléatoire à la reproduction
normative, Le Seuil,1999). On ne peut alors considérer comme de véritables garde-fous
l’interdiction formelle de l’eugénisme (compris comme résultant d’une volonté autoritaire), ou
l’obligation du consentement des géniteurs(qui seront aussi les demandeurs).Puisque la
technique répond à (ou sécrète) une demande consensuelle de garantie sur le« produit-
enfant »,c’est seulement en cultivant l’altérité,en montrant l’irréalisme des désirs de perfection et
les illusions d’une« maîtrise » biologique de l’humain, qu’on pourrait résister aux séductions de
l’enfant artificiel. Une telle attitude n ‘est pas celle de l’éthique utilitariste,victorieuse surtout
parce qu’elle impose le credo de progrès miraculeux et illimités.

Ces quelques exemples montrent comment les scientifiques échappent à la rationalité quand c’est
nécessaire, la nécessité étant parfois idéologique (voir l’exigence de recherche sur l’embryon).
Dans ces conditions on peut regretter que le Comité National d’Ethique n’ait jamais compté un
psychanalyste parmi ses 40 membres (dont plus de 70 % sont scientifiques ou médecins) … Mais
je voudrais surtout souligner les difficultés que j’ai rencontrées pour tenir un discours rationnel
qui échappe autant aux dogmes religieux qu’à l’idéologie scientiste. A propos, par exemple du
diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), capable de conduire à une société eugénique, j’ai
été suspecté d’être un « agent du Vatican » parce que je m’opposais à l’établissement de
pratiques normatives tendant à établir une hiérarchie dans l’humanité. La bioéthique peine à
reconnaître un partenaire pourtant très représentatif des sociétés contemporaines : l’humaniste
laïque. Aujourd’hui une bioéthique d’inspiration scientiste s’oppose victorieusement à des
bioéthiques d’inspirations traditionnelles, en court-circuitant l’étape de l’élaboration de
principes, parce qu’ils risqueraient de figer une situation contraire à la dynamique des capacités
d’action. Alors la bioéthique devient soluble dans le temps comme elle l’est déjà dans l’espace

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(d’où le « tourisme médical ») et dans la casuistique (depuis une concession motivée jusqu’à la
généralisation d’une pratique). Je tiens que c’est la croyance qu’un monde forcément meilleur va
advenir grâce à la science qui empêche de s’interroger et de définir cet humanisme laïque qui
manque à la bioéthique.

En fait, il existe plusieurs façons de faire flirter la science avec l’irrationnel. Celle déjà évoquée
revient à déifier le savoir, pourtant production humaine, et donc à magnifier le pouvoir de son
auteur, l’homme. Pour les scientistes, tout se passe comme si la créature humaine était
l’aboutissement de la création puisque c’est seulement la perfection de l’homme qui peut justifier
que tout sera forcément connu et maîtrisé, hypothèse nécessaire à l’optimisme. Une autre attitude
considère l’homme comme l’animal le mieux réussi à ce jour mais refuse de croire que
l’évolution fut capable de créer un être compétent pour résoudre tous les problèmes, y compris
ceux dont il est la cause. D’où une grande humilité, favorable à une démarche scientifique au
long cours mais génératrice d’angoisse dans les moments où les enjeux s’exacerbent. Comme par
exemple quand,      son pauvre savoir ayant orienté les manœuvres les plus rationnelles, le
chercheur est en attente du verdict : le résultat souhaité sera t-il obtenu ? Le chercheur, qui se
sait alors apprenti plutôt que sorcier, peut se laisser aller à des rites superstitieux, comme par
réminiscence des temps d’avant l’invention de Dieu, avec l’humilité du chaman devant les forces
obscures. J’ai évoqué cet échappement à l’orthodoxie scientifique (l’œuf transparent,
Flammarion,1984) et je présume que c’est par pudeur que mes collègues n’en parlent pas.
Pourtant, ce sentiment de relative impuissance est sans conséquence sur la réalité de la recherche
et surtout sur son impact dans la société, alors que le sentiment de toute puissance est un des
moteurs des changements technologiques. Enfin, il faut évoquer ici le rôle de l’intuition dans la
science. C’est en faisant intervenir leur intuition qu’on peut demander à des personnes, certes
préalablement armées du savoir disponible, de donner un avis dans les situations d’incertitude
qui découlent des avancées rapides de la technoscience (l’intelligence scientifique en partage,Le
Monde diplomatique,février 2005). L’intuition est présente chez le scientifique, comme chez tout
le monde, et elle s’y trouve heureusement tolérée car c’est elle qui oriente vers telle direction
plutôt qu’une autre quand la raison seule rend le choix indécidable. Il y a certainement de
mauvaises intuitions et on se souvient mieux de celles qui menèrent aux bonnes pistes, mais
l’existence même de ces dépassements de l’intelligence par le discernement enseigne qu’il est
des façons variées de connaître le monde.

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Les quelques considérations qui précédent montrent que la science n’est pas cette construction
seulement rationnelle qu’on a idéalisée. Outil forgé par l’homme, elle témoigne de son savoir-
faire et de ses carences et n’œuvre à la libération de l’espèce que si on sait contenir sa démesure.
Un ethnologue écrivait récemment « parce que le modernisme ne peut pas tout expliquer il y a
tout à coup des opportunités pour de nouvelles croyances. L’homme mesure les limites opposées
de sa civilisation, sa part de puissance mais aussi d’impuissance » (F.R. Zacot, Libération, 13
Janvier 2005). C’est peut-être ce qui explique qu’une astrologue ait pu soutenir une thèse en
Sorbonne : si Elisabeth Tessier a ainsi reçu une reconnaissance universitaire, c’est que les
promesses de la science authentique avaient été exagérées. Les rationalistes courroucés qui se
sont alors indignés aurait dû s’interroger sur les utopies qu’ils ont entretenues pendant quelques
décennies, de la fin du cancer à la thérapie génique en passant par l’abondance énergétique : les
utopies technologiques ont un coût, celui de la fabrication d’une croyance scientifique et de sa
confusion avec les autres croyances. Lors des Assises nationales de la recherche de Janvier 1982,
le Ministre de la Recherche, J.P. Chevènement, proposa de « faire reculer certains préjugés
contre la science et la technologie, tenir en lisière les mouvements antiscience »… Et il englobait
sous ce dernier terme aussi bien les cartomanciennes que les écologistes. Or, vingt ans plus tard,
les préoccupations écologistes se trouvent validées et font l’objet de rapports alarmants par la
science officielle. Notons que c’est au moment du Sommet de Rio(1992)sur le « développement
durable »que des scientifiques éminents,dont de nombreux prix Nobel ont lancé « l’Appel
d’Heidelberg »contre « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès
scientifique et industriel et nuit au développement économique et social »…Il est courant aussi
de proclamer que la population ne croît plus en la science. Pourtant,s’il est exact que de récentes
catastrophes (sang contaminé,vache folle, Tchernobyl, Bhopal, amiante, etc…) ont échaudé nos
concitoyens ,ils restent largement en attente des progrès technologiques,et si les jeunes hésitent
à choisir des études scientifiques c’est surtout parce qu’ils savent les difficultés grandissantes
pour accéder aux métiers de la recherche. On notera aussi que c’est au moment du Sommet de
Rio sur le « développement durable »(1992)que des scientifiques éminents,dont de nombreux
prix Nobel,ont lancé « l’Appel d’Heidelberg »contre « l’émergence d’une idéologie irrationnelle
qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et
social »…

On dit que « la science va plus vite que l’éthique » pour signifier en réalité que la technoscience
devance et domine les choix de société. Il en va de l’intérêt des industriels et de nombreux
chercheurs de mettre au point et de diffuser des innovations susceptibles d’occuper des parts de

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marché et cette motivation compétitive explique la mutation de la science en technoscience
.Mais on aurait pu s’attendre à une résistance des gens quand la science, force d’émancipation,
dérive ainsi vers la production d’artifices dont beaucoup posent des problèmes plus importants
que ceux qu’ils résolvent. Comme l’a montré Jacques Ellul (Le système technicien,Calmann-
Levy,1977) « les lois de la science et de la technique sont placées au dessus de celles de l’Etat,le
peuple et ses représentants étant alors largement dépossédés de leur pouvoir ». En fait le
scientisme n’est pas l’apanage des scientifiques, c’est une idéologie largement partagée dans la
société, surtout depuis que le besoin de croyance manque de propositions crédibles dans les
champs de la religion ou de la politique. La promesse mystique du Paradis et celle militante des
lendemains qui chantent se sont essoufflés tandis qu’avançait le Progrès dans la soutane neuve
de la rationalité. N’ayant pas d’autres saints à qui se vouer, les citoyens modernes se sont mis en
attente des productions de la technoscience, sans même imaginer qu’ils pourraient exiger de
choisir ce que les chercheurs vont mettre au point en leur nom. Là est le premier pas à franchir :
puisque technoscience il y a, il faut oser penser qu’on peut la mettre en démocratie, comme toute
activité humaine. Comme le dit J.M. Levy-Leblond « Si l’Eglise jadis condamna Galilée, elle n’a
plus maintenant à craindre de ses successeurs qu’une certaine concurrence … Convenons qu’une
nouvelle laïcisation de notre rapport au savoir devrait permettre de prendre un certain recul par
rapport à tous les dogmatismes d’aujourd’hui ».La laïcité est le « principe de séparation de la
société civile et de la société religieuse, l’Etat n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Eglises
aucun pouvoir politique » (Il est savoureux de constater que le dictionnaire Robert illustre cette
définition par une citation d’Ernest Renan, prêtre aspirant devenu scientiste extrême …). Si on
s’accorde à identifier dans la science un « système de croyances et de pratiques impliquant des
relations avec un principe supérieur, et propre à un groupe social » (définition, par Robert, du
mot « religion ») on comprend mieux la proposition de Levy-Leblond pour une « laïcisation de
notre rapport au savoir ».

Récemment, Bertrand Hervieu, ancien Président de l’INRA déclarait que « le processus de
désacralisation, la fin des absolus transcendentaux et le chemin de la reconstruction de la science
dans une société démocratique et laïque ne sont pas accomplis » (Agrobiosciences, septembre
2004). Dans cette direction on peut exiger des chercheurs une attitude plus humble et soucieuse
du bien public. C’est ce que nous avions proposé avec le Manifeste « Maîtriser la Science » (Le
Monde, 19 Mars 1988), et c’est aussi le sens du « Serment des savants » proposé par Michel
Serres en 1997. Mais, de même que la laïcité ne s’est pas imposée seulement par la mise au pas
des ecclésiastiques, ce n’est pas seulement de l’attitude des chercheurs que dépend la

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désacralisation de la science. Là comme ailleurs le maître-mot est démocratie. Jacques Ellul
évoquait    le   totalitarisme   de    la   technique     qui   nous     fait    entrer   dans   une
logique « technophage »dont on ne peut plus sortir et il craignait qu’une dictature mondiale ne
finisse par constituer « le seul moyen pour permettre à la technique son plein essor et pour
résoudre les prodigieuses difficultés qu’elle accumule ». Récemment des pistes ont été ouvertes
pour que les choix scientifiques n’échappent plus aux citoyens et pour que les développements
technologiques soient conformes aux besoins exprimés par la société (Note de la Fondation
Sciences Citoyennes, FSC, Octobre 2004, http://sciencescitoyennes.org .Si on veut sortir du
piège du « progrès » qui confisque la démocratie scientifique grâce au paravent d’une science
mythique,il faudra bien soumettre les technosciences aux obligations communes des activités
humaines : transparence,débat public,contre-expertise,rationalité des choix, etc. Il reste à aider la
société à rompre avec le mythe du Progrès hérité des Lumières qui l’empêche de penser que,
même vis-à-vis de la science et de ses productions, les hommes pourraient être libres et égaux.

                                                                                www.laicite-laligue.org

                                                                                                  12
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