L'AVENIR DES OCÉANS AIRES MARINES PROTÉGÉES - FRANCE - La presse magazine
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SUPPLÉMENT RÉALISÉ EN COLLABORATION AVEC L’AGENCE DES AIRES MARINES PROTÉGÉES
FRANCE
AIRES
MARINES
PROTÉGÉES
L’AVENIR
DES OCÉANS
NGFRMER_0001 1 23/08/13 14:54Photos : W. Bra d b erry – R. Ca rey/Shu tterstoc k
w .i m p a c 3 .o rg
ww
Ressources, climat, bien-être : notre avenir dépend de la santé des océans.
Objectif : multiplier par cinq la surface d’aires marines protégées d’ici 2020.
Impac3.indd 1 30/08/2013 15:18:30SOMMAIRE
« Ces gens ont un tel respect pour la
mangrove que, malgré leur pauvreté,
ils ne la surexploitent pas. »
page 36
XAVIER DESMIER
Dans les Sundarbans, ces filets capturent les alevins de crevettes destinés à l’élevage.
05 Actus 28 Haïdar El Ali
Océan Atlantique, océan Pacifique, océan Bien avant de devenir ministre de la Pêche
Indien : le point sur des aires marines protégées du Sénégal, il a créé en 2002 la toute première
à travers le monde. aire marine protégée au cœur du delta du Saloum.
08 Méditerranée : vers une renaissance 30 Les Florida Keys : un paradis en péril
de la biodiversité Le sanctuaire marin américain abrite des
Le navire scientifique Alcyone est retourné sur récifs coralliens exceptionnels. Et attire à la fois
les traces du commandant Cousteau, dans les des scientifiques et des touristes. Pour le meilleur
aires marines protégées. Celles-ci prouvent et parfois pour le pire.
que l’écosystème est capable de se régénérer.
34 L’Iroise au naturel
18 Mers nourricières Interview de Philippe Le Niliot, adjoint au directeur
Les océans sont menacés, mais pourquoi devons- du Parc naturel marin d’Iroise.
nous mieux les préserver ? Quels « services » nous
rendent-ils ? Infographie. 36 Sundarbans : une mangrove
en équilibre précaire
20 Le « dernier océan » sera-t-il protégé ? Au Bangladesh, cet écosystème de marais
En Antarctique, des scientifiques luttent pour la maritime constitue un immense milieu protecteur
protection de la mer de Ross, considérée comme et nourricier. Mais, malgré les mesures de soutien
l’ultime écosystème marin intact de la planète. dont il bénéficie, sa survie est menacée.
NGEHSMER_SOMMAIRE.indd 3 03/09/13 13:36ÉDITO
Des raisons d’espérer « L’eau, aussi fluide
que notre esprit…
Quand le commandant Cousteau commença à plonger mère de toute vie,
en Méditerranée, près de Marseille, dans les années 1940, garante fragile de
il n’imaginait pas que la moitié des récifs coralliens, des notre survie. »
mangroves et des herbiers sous-marins qui font la richesse – J.-Y. Cousteau
des eaux tropicales était vouée à disparaître en quelques
décennies. Les grands bancs de thons,
les requins et les nuages étincelants
de petits poissons argentés sem-
blaient inépuisables. Mais depuis,
dans le monde entier, les populations
de nombreux animaux marins ont
TYRONE TURNER / NATIONAL GEOGRAPHIC STOCK
chuté de 90 %. Certains ont entière-
ment disparu. Il a suffi d’un instant, à
l’échelle géologique, pour rayer des
pans vitaux du cœur bleu de notre
planète, que la vie avait mis 4 milliards
d’années à façonner. Désormais, nous
le savons : l’océan est vaste, résilient,
mais pas indestructible.
Ambassadrice d’Impac3 et exploratrice
Il y a néanmoins de nombreuses raisons de rester de la National Geographic Society, Sylvia
Earle a dirigé plus de 100 expéditions et
optimiste, à commencer par les technologies accumulé 7 000 heures de plongée au
qui nous ont permis des découvertes inouïes quant à notre service des océans.
propre place au sein des systèmes biologiques. Plus de
90 % des océans restent inexplorés, en profondeur, sous
leur partie éclairée. Nous en savons assez pour mesurer
à quel point l’océan régit le fonctionnement de la planète :
il régule le climat et les échanges chimiques à grande
échelle, en générant de l’oxygène et en piégeant du
dioxyde de carbone. Comme tous les êtres vivants, nous
sommes finalement des créatures marines, reliées à
l’océan par chaque bouffée d’oxygène, par chaque goutte
d’eau que nous buvons. La principale ressource que En couverture
Dans une calanque des îles du Frioul, un
nous devons à l’océan, c’est notre propre survie. pisciculteur prélève dans sa ferme des
daurades royales certifiées biologiques.
SYLVIA EARLE Photo : Frédéric Larrey/Biosphoto
4 national ge o graphic
NGFRMER_0004 4 23/08/13 15:00ACTUS
Par Joséphine Lefevre
OCÉAN ATLANTIQUE
L’aire du large La création de l’Aire
marine protégée (AMP) de Charlie-Gibbs était un pari risqué.
Avant sa concrétisation en 2010, on la disait même impossi-
ble. Pourquoi ? Parce que la zone n’appartient à personne.
Ou plutôt à tout le monde. Située au milieu de l’Atlantique
Nord, cette aire de 325 000 km2 se trouve dans les eaux
internationales. Un contexte particulier, propice aux
difficultés lorsqu’il s’agit d’établir une réglementation et un
accord communs. Finalement, l’AMP Charlie-Gibbs a pu
voir le jour grâce à la convention OSPAR pour la protection
de l’Atlantique Nord-Est, qui regroupe quinze gouvernements
des côtes et îles occidentales d’Europe. Son objectif :
protéger les ressources naturelles uniques et la biodiversité
particulièrement riche qui se trouvent dans la zone
dénommée Charlie-Gibbs. Ici se situe une gigantesque
De la famille
fracture dans la dorsale Nord-Atlantique, avec des reliefs
des Borostomias,
ce poisson doté sous-marins vertigineux : les fonds descendent jusqu’à
d’un appendice 4 500 m et les monts sous-marins culminent entre 700 m et
bioluminescent 800 m de profondeur. Ici aussi se rencontrent les eaux polaires
et celles du Sud. Les chercheurs espèrent mieux comprendre
DAVID SHALE
vit entre 300 m
et 2 600 m la répartition et la structure des populations des abysses.
de profondeur.
a i re ma ri ne 5
NGFRMER_0005 5 23/08/13 14:57ACTUS
BRIAN J. SKERRY / NATIONAL GEOGRAPHIC STOCK
OCÉAN PACIFIQUE sous-marine exceptionnelle. seront aussi exclus des zones
Une aire géante
Mais cette aire géante est de pêche. Ces reliefs abritent
également victime de la un grand nombre d’espèces
aux Phœnix surpêche, de la pêche illégale
et de la dégradation de ses
endémiques, propres à cet
habitat. Toutefois, sur les
monts marins. Afin d’intensifier 30 000 monts sous-marins qui
Classée au patrimoine mondial sa protection, un plan de existeraient dans le monde,
de l’Unesco, l’Aire marine gestion de quatre ans a été seuls environ 150 d’entre eux
protégée des îles Phœnix lancé en 2010, en accord avec ont été explorés. De par leurs
(APIP), dans l’archipel des l’Unesco. Dans un premier ressources halieutiques, ces
Kiribati, au beau milieu de temps, l’APIP a fermé à la pêche monts sont tout aussi impor-
l’océan Pacifique, est l’une des 3,12 % de sa surface. Une zone tants écologiquement qu’écono-
plus grandes au monde. Avec essentiellement centrée sur miquement. Aux Kiribati, le
ses 408 250 km2 (quasiment les habitats menacés (lagunes, maintien des populations de
la taille de la Californie !), elle récifs coralliens…). Certains thons dépend surtout de la
dispose d’une biodiversité de ses 14 monts sous-marins préservation de ces milieux.
OCÉAN INDIEN
Acte de naissance
En avril dernier, les îles du Prince-Édouard, en
Afrique du Sud, sont venues gonfler le nombre
d’aires marines protégées dans le monde. Pour la
ministre sud-africaine de l’Eau et de l’Environnement,
Edna Molewa, « cette nouvelle AMP contribuera
à l’engagement national et international de l’Afrique
PETER RYAN / FITZ PATRICK INSTITUTE
du Sud envers la protection de la biodiversité ».
Situées à près de 1 800 km à l’est du continent africain,
ces deux îles inhabitées sont un lieu de reproduction
pour les phoques, les manchots, les albatros et les
pétrels. Leur classement vise aussi à rétablir la
population de légine australe, un poisson succulent
des eaux antarctiques souvent braconné.
6 national ge o graphic
NGFRMER_0006 6 23/08/13 14:57OCÉAN ATLANTIQUE
Le chaînon
manquant
Le personnel du Parc national
de Monte León (Argentine) se
battait depuis des années pour
la création d’une aire marine
protégée, au large de leur
réserve : « L’un ne fonctionne pas
sans l’autre. Toute une chaîne
alimentaire lie les environne-
ments marins et terrestres »,
explique Alejandro Valenzuela,
un des employés du parc. Cette
cause a été entendue en 2012 et
640 km2 de mer se sont ajoutés
aux 620 km2 de terre qu’englobe
le parc. Depuis, le suivi des
populations est régulier. « Nous
nous intéressons de près aux
manchots de Magellan, note
Alejandro Valenzuela, car ils sont
un élément charnière de la chaîne
JEFF ROTMAN
alimentaire. En se nourrissant
des poissons, ils en régulent la
population. » Dans cette affaire,
OCÉAN PACIFIQUE Au cœur des îles Cocos,
même l’homme trouve son
Les abysses à
au large du Costa Rica,
compte, puisque les pumas,
se trouve un concentré de
autre espèce protégée du parc, se
rassasient avec les manchots et
sont moins tentés de s’attaquer
portée de tous technologie au service
de la science. Long de 6 m
et large de 3 m, avec une
aux troupeaux de moutons qui sphère acrylique offrant une vision à 360° : DeepSee est
évoluent aux alentours du Parc un submersible unique en son genre. Armé de caméras très
national de Monte León. haute définition et d’un bras articulé, le sous-marin permet
de conduire des observations et des échantillonnages
réguliers au cœur de l’aire marine protégée, jusqu’à 475 m
de profondeur. Pour en faire profiter les scientifiques en mal
de financement, ses exploitants ont trouvé une solution
originale : « Certaines recherches sont basées sur la
participation et le sponsoring des touristes qui, depuis 2005,
peuvent s’offrir ce voyage », explique Avi Klapfer, p-dg du
groupe Undersea Hunter qui exploite l’engin. L’université du
Costa Rica peut utiliser gratuitement DeepSee pour ses
ROBERTO CINTI
recherches scientifiques dans l’AMP des îles Cocos. De leur
côté, deux touristes (en plus du pilote) peuvent découvrir
les abîmes de l’aire marine à chaque plongée.
a i res ma ri nes protégées 7
NGFRMER_0007 7 23/08/13 14:57MÉDITERRANÉE
VERS UNE RENAISSANCE DE LA
BIODIVERSITÉ ? Quand les écosystèmes ne sont plus soumis
au stress environnemental causé par l’activité humaine,
leur reconstitution est presque toujours possible.
Les réserves marines de la Mare nostrum prouvent, en seulement
quelques dizaines d’années, que la mer peut être sauvée.
DE EVA VAN DEN BERG
PHOTOGRAPHIES DE ENRIC SALA
8
NGFRMER_0008 8 23/08/13 15:09Dans les eaux de Ses Rates, un des îlots du Parc national maritime et terrestre
de l’archipel de Cabrera, dans les îles Baléares, une dorade grise (Spondyliosoma
cantharus) nage au-dessus du fond marin rocheux à la recherche d’algues et
d’invertébrés dont elle se nourrit.
NGFRMER_0009 9 23/08/13 15:09La girelle paon (Thalassoma pavo) est extrêmement active pendant la journée et se repose au coucher
du soleil. Ce banc de poissons se nourrit dans les profondeurs de S’Espardell, îlot proche de Formentera
(îles Baléares), capturant de petits mollusques ainsi que des crustacées et des échinodermes.
N
otre mer est ancienne. Sur son rivage Ces constats n’ont rien de nouveau ; bien au
le plus oriental, elle a vu, il y a plus de contraire. Depuis des années, la communauté
3 000 ans, les Phéniciens apprendre scientifique met en garde contre la pression
à construire des bateaux capables de excessive que l’homme exerce sur ses ressources
naviguer en haute mer et partir et ses écosystèmes. Il y a un demi-siècle, le
explorer des rivages et territoires commandant Jacques-Yves Cousteau, le célèbre
inconnus. Les Grecs et les Romains océanographe, explorateur, inventeur et plon-
l’appelaient « la mer au milieu des terres ». Les geur français disparu en 1997, avait déjà tiré la
Arabes, eux, l’ont baptisée « la mer inter- sonnette d’alarme. Après des années de plon-
médiaire ». À cheval sur trois continents, son gées dans des eaux qui exerçaient une grande
littoral – îles comprises – s’étire sur 46 000 km, fascination sur lui, il a commencé à déceler de
et près de 130 millions de personnes peuplent graves problèmes écologiques qui l’ont conduit
actuellement ses rives. Ce chiffre s’élève à à prendre fermement position en faveur de
500 millions si l’on compte tous les habitants des mesures de protection.
pays entourant le bassin. Si souvent appelée En 2010, pour commémorer le centenaire de
« berceau des civilisations », la Méditerranée a la naissance du plongeur, le navire océanogra-
exercé pendant des milliers d’années – et exerce phique Alcyone – vaisseau amiral de la Cousteau
encore – une influence déterminante sur ceux Society depuis le naufrage accidentel de la
qui vivent sur les terres baignées par ses eaux. Calypso, en 1996 – a quitté son port d’attache de
Des millions d’individus survivent grâce aux Concarneau pour rejoindre celui de Marseille.
ressources qu’ils en tirent, mais le développe- Objectif de sa mission : retourner sur quelques-
ment démographique et industriel de la ving- uns des sites méditerranéens où cet homme aux
taine de pays concernés a entraîné la multiples casquettes avait tourné des films sous-
surexploitation de notre mer intérieure. marins extraordinaires dès les années 1940.
10 nat ional ge o graphic
NGFRMER_0010 10 23/08/13 15:09Dans la Réserve marine de Scandola, à l’ouest de la Corse, près de 200 mesures de protection ont
favorisé le développement d’abondantes colonies de corail rouge sain (Corallium rubrum). L’espèce
est exploitée depuis l’Antiquité, mais sa population est exceptionnelle ici.
À bord de l’Alcyone, un équipage de premier eux, la surexploitation, la destruction de l’habi-
ordre : Pierre-Yves Cousteau, le fils cadet du tat, la contamination, l’augmentation de la
commandant, une équipe composée de réali- température de surface de la mer due au réchauf-
sateurs et de caméramen de la chaîne National fement climatique, ainsi que l’arrivée d’une flopée
Geographic, et Enric Sala, écologiste marin et d’espèces invasives. Nous en avons dénombré
explorateur de National Geographic. Leur plus de 600 à ce jour ! » La plupart d’entre elles
mission : réexaminer les habitats marins filmés arrivent par le canal de Suez, transportées dans
par Cousteau soixante-cinq ans auparavant, l’eau de ballast qui sert à stabiliser les navires.
tourner de nouveaux films et comparer le « Parmi elles, deux méduses, Mnemiopsis leidyi
monde sous-marin actuel avec celui d’hier. Le et Rhopilema nomadica, deux espèces invasives
résultat a servi à formuler des propositions très nuisibles, ajoute-t-elle. Dans certaines
concrètes pour protéger la santé des écosys- régions de la Méditerranée orientale, en Israël
tèmes de la mer Méditerranée sur le long terme. par exemple, elles endommagent gravement les
Et ceux-ci en ont bien besoin ! écosystèmes et nuisent à la pêche. » Un ensemble
de facteurs qui esquissent un scénario écolo-
les conclusions d’une étude effectuée par des gique inquiétant, non durable, et qui menace un
chercheurs du Conseil supérieur de la recherche grand nombre d’espèces.
scientifique (CSIC), de l’Institut des sciences de « Quand Jacques-Yves Cousteau a commencé
la mer, à Barcelone, ont montré que la biodiver- à plonger dans ces eaux, il y a plus de soixante
sité marine de la Méditerranée était l’une des ans, il a vu des fonds marins intacts, avec des
plus menacées du monde. « De nombreux pro- forêts d’algues et de posidonies en bonne santé,
blèmes mettent en péril les organismes qui où les grands poissons abondaient, fait remar-
vivent sous ses eaux, explique Marta Coll, bio- quer Enric Sala, directeur scientifique de l’ex-
logiste marine et coordinatrice de l’étude. Parmi pédition. Aujourd’hui, ces forêts et prairies
a i res ma ri nes protégées 11
NGFRMER_0011 11 23/08/13 15:09NGFRMER_0012 12 23/08/13 15:09
Lors d’une plongée, Pierre-Yves Cousteau prend des notes en observant les
fonds marins de Cabrera. À côté de lui, un énorme mérou surgit d’une cavité
dans la roche. Appartenant à une espèce solitaire, il semble perturbé par la
présence des membres de National Geographic.
NGFRMER_0013 13 23/08/13 15:09DAVE MCALONEY
L’Alcylone (ici, au mouillage en Corse) est équipé de ses deux turbovoiles de 10 m de haut et de 21 m2
de surface exposée. Ce système de propulsion innovant a été mis au point par Cousteau et son équipe
dans les années 1980. Il permet une économie de 35 % de carburant.
sous-marines sont fortement dégradées et sou- faire. « Il faudrait qu’au moins 10 % de la
vent recouvertes d’une couche muqueuse d’al- Méditerranée soit sous protection, et cela ne
gues et de bactéries filamenteuses. » Lorsqu’il y a suffirait même pas : la communauté scientifique
beaucoup de matières organiques en suspension, recommande d’atteindre 20 %. »
les algues se propagent, étouffant les herbiers de
posidonies jusqu’à ce que ceux-ci disparaissent en 2012, 677 aires marines et côtières protégées
et, avec eux, toutes les espèces qu’ils abritent. méditerranéennes étaient recensées, avec une
Un grand nombre de zones non protégées sont surface en augmentation de 7 % par rapport à
ainsi devenues de vastes étendues arides. Rien n’y 2008. Leur progression est notamment suivie
rappelle la biodiversité filmée par Cousteau. par le réseau MedPAN (Mediterranean
Dans les zones protégées, en revanche, la biodi- Protected Areas Network, qui représente des
versité a pu se reconstituer. Pour Pierre-Yves gestionnaires d’AMP de dix-huit pays), et par les
Cousteau, plonger en Méditerranée a été une vingt et un pays signataires de la Convention de
expérience extraordinaire. « Les aires marines Barcelone, dédiée à la protection du milieu
bien gérées sont des oasis de vie dans une mer marin en Méditerranée. La plupart des AMP de
en train de mourir, souligne-t-il. Nous devrions la Grande Bleue se concentrent près des côtes.
être reconnaissants envers ceux qui, il y a dix, Pour équilibrer leur distribution, la Convention
vingt ou trente ans, ont décidé de protéger ces de Barcelone encourage aussi depuis 1999 la
zones : elles sont à présent un modèle de ce que création d ’aires spécialement protégées
la vie sous-marine était à l’époque. » (ASPIM) en mer ouverte (voir carte p 16), impli-
Bien que la Mare nostrum soit l’une des mers quant une coopération transfrontalière.
les plus riches en biodiversité au monde, « seuls Dans la même optique, Enric Sala et Frédéric
4,6 % de ses eaux sont protégés », souligne Enric Briand, directeur général de la Commission
Sala, qui confirme qu’il reste encore beaucoup à internationale pour l’exploration scientifique de
14 nat ional ge o graphic
NGFRMER_0014 14 23/08/13 15:09Les algues filamenteuses ont proliféré massivement et étouffé un herbier de posidonies à Punta
de la Gavina, sur l’île de Formentera (Baléares). Une contamination organique – due notamment
au rejet des eaux fécales – est très certainement à l’origine de la propagation de ces algues.
Il faudrait qu’au moins fonds marins sont pauvres, à Scandola il est
manifeste qu’après des années de protection les
10 % de la Méditerranée espèces se sont reconstituées et l’écosystème est
stable, se réjouit Enric Sala. Les colonies de
soit sous protection. La corail rouge, les araignées de mer et les forêts
d’algues brunes sont quelques-unes des espèces
communauté scientifique les plus emblématiques. »
recommande même 20 %. Quand une zone marine est protégée, l’éco-
système est progressivement recolonisé. « Les
espèces qui se reconstituent les premières sont
la mer Méditerranée (CIESM), proposaient, dès celles qui croissent le plus vite. Elles ont une
2010, la création de huit parcs marins interna- espérance de vie plus courte et un taux de repro-
tionaux (dits « parcs de la paix »). « Les zones duction élevé. En revanche, les grands préda-
concernées comprennent des aires côtières et teurs croissent lentement et peuvent vivre
des eaux internationales, ce qui permettrait une jusqu’à 50 ans, de sorte que la reconstitution est
gestion et une protection harmonisées d’habi- à plus long terme », explique Enric Sala. Au
tats marins interconnectés », s’enthousiasme début, les espèces deviennent plus abondantes.
Frédéric Briand. L’instauration de ces parcs Mais quand les populations de prédateurs
préserverait 15 % de la Méditerranée. atteignent leur apogée, celles de leurs proies
L’Alcyone a mis le cap sur la Réserve naturelle tendent à diminuer. « Dans la mer, il se produit
de Scandola, créée en 1975 sur la côte ouest de la même chose que sur terre, où des populations
la Corse et inscrite sur la liste du patrimoine de prédateurs stables comme les lions ou les
mondial de l’Unesco, avec le Parc naturel régio- loups régulent les effectifs de leurs proies, et
nal de Corse, en 1983. « Alors qu’à Marseille les l’écosystème est plus sain », ajoute-t-il.
a i res ma ri nes protégées 15
NGFRMER_0015 15 23/08/13 15:09FRANCE
SLOVENIE
CROATIE
BOSNIE-
HERZEG.
Mer
Ligurienne ITALIE
MONTE-
Golfe Rés. de
NEGRO
du Lion Scandola Mer
Îles Medes CORSE Adriatique
Mer ALBANIE
des Baléares
ESPAGNE SARDAIGNE Mer
Tyrrhénienne
GRECE Mer
Île de Cabrera Égée TURQUIE
Île d’Espardell BASSIN
Détroit Mer
Île de Formentera OCCIDENTAL
de Sicile SICILE Ionienne
Mer Détroit
d’Alborán de Messine
Mer de Crète
MALTE CRETE SYRIE
ALGERIE
Détroit
de Gibraltar BASSIN ORIENTAL CHYPRE
Mer LIBAN
TUNISIE de Libye Mer
du Levant
MAROC
Golfe
de Syrte
LIBYE
EGYPTE
ISRAEL
0 300 km
Aire spécialement protégée d'importance méditerranéenne Aire prioritaire de conservation en mer ouverte,
au titre de la Convention de Barcelone (ASPIM) où la création de nouvelles ASPIM est encouragée
Lieux visités par l’Alcyone
Autres aires marines protégées identifiées par le réseau MedPAN (2012) :
Sources des données :
AMP nationale - ASPIM : UICN, WWF, CAR/ASP
- AMP de Méditerranée : base de données MAPAMED, MedPAN - CAR/ASP, 2012
Réseau Natura 2000 - Aires prioritaires de conservation : PNUE – PAM CAR/ASP, 2010 (S. Requena)
En 2012, la Méditerranée comptait 677 aires marines protégées. Depuis 2008, leur surface totale a
augmenté de 7 %. La création de nouvelles AMP et la nécessaire mise en réseau de certaines d’entre
elles se poursuit, avec une attention particulière à la mer ouverte, encore peu protégée.
Ayant quitté Scandola, l’Alcyone a vogué vers des réserves. Certains réclament même l’exten-
l’Espagne pour gagner les îles Medes, puis les sion des réserves, conscients que, sans de telles
Baléares, avec une première escale dans la mesures, leurs enfants ne pourront continuer ce
réserve S’Espardell, à Formentera, et à Cabrera, métier. En outre, ces espaces sont une source de
un parc national. Partout, la reconstitution des revenus. « Dans les îles Medes, par exemple,
espèces a été spectaculaire. On y trouve souvent grâce au tourisme, une réserve d’une surface de
de grands mérous, d’abondantes colonies de 1 km2 à peine peut générer un revenu de six mil-
gorgones, de splendides herbiers de posidonies lions d’euros : vingt fois plus que celui de la
et d’innombrables autres espèces qui abon- pêche. Sans parler du nombre d’emplois créés
daient jadis dans toute la Méditerranée et sont pour répondre aux besoins des touristes qui
aujourd’hui confinées dans ces petits refuges. viennent observer là ce que l’on ne peut prati-
« La protection des écosystèmes marins est quement plus voir ailleurs en Méditerranée. »
désormais une nécessité, autant qu’un “busi- L’utilité des réserves marines a été prouvée
ness” où tout le monde est gagnant, insiste Enric sous tous ses aspects. Cette conviction doit
Sala. Quelques années après la création d’une maintenant atteindre l’ensemble de la société afin
réserve marine, les effectifs de poissons sont tels que les centres de décision agissent en consé-
qu’un certain nombre d’adultes, de juvéniles et quence. Si les Romains ont inventé le nom Mare
de larves franchissent les limites de la zone pro- nostrum quand, à l’apogée de leur splendeur, ils
tégée et vont gonfler les populations environ- régnaient sur tout le Bassin méditerranéen, il est
nantes de poissons d’intérêt commercial. Ils temps de nous le réapproprier. Non pas à des fins
sont particulièrement bénéfiques à la pêche d’exploitation illimitée, mais en harmonie avec
artisanale, la seule forme que l’on puisse actuel- les objectifs d’un nouveau millénaire, qui exigent
lement considérer comme durable. » De l’avis que nous procédions à des changements considé-
du biologiste, les pêcheurs comprennent l’utilité rables à l’échelle planétaire. j
16 national ge o graphic CONCEPTION CARTE : AGENCE DES AIRES MARITIMES PROTÉGÉES/HUGUES PIOLET POUR NATIONAL GEOGRAPHIC
NGFRMER_0016 16 23/08/13 15:09Réserves naturelles corses : 0 25 km
Scandola et les bouches de Bonifacio
ORéserve
de Scandola
À l’ouest de la Corse, la Réserve naturelle de Scandola a été créée en 1975 et
CORSE
inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1983. Cette partie du
Ajaccio
Parc naturel régional de Corse occupe une presqu’île constituée d’impression-
nantes roches magmatiques. Quantité d’oiseaux marins nichent à terre ; sous
l’eau, une grande variété de crustacés (araignée de mer, Maja squinado, en bas)
et de poissons tels que le lieu, le denti, le corb, le rouget et la murène (Muraena
Bouches O
helena, ci-contre) bénéficient d’un écosystème où les algues, les herbiers de de Bonifacio
posidonies et les colonies de corail abondent.
Entre Corse et Sardaigne, le Parc marin internatio-
nal des bouches de Bonifacio regroupe l’Office de
l’environnement de la Corse, gestionnaire de la
Réserve naturelle des bouches de Bonifacio, la plus
grande de France métropolitaine, et le Parc national
de l’archipel de La Maddalena (Italie). Sur ce terri-
toire de plus de 1 000 km², plus de 2 700 espèces
(dont près de 320 sont protégées), ont été recen-
sées. Ce premier parc marin international est
l’aboutissement de plus de trente ans d’efforts de
protection d’un patrimoine naturel unique.
a i res ma ri nes protégées 17
NGFRMER_0017 17 23/08/13 15:09Mers
INFOGRAPHIE
Oiseaux
marins
nourricières
Les océans sont précieux à plus d’un titre.
Pour que les générations futures continuent
d’en profiter, les aires marines protégées
Cétacés
constituent des outils efficaces.
Illustration d’Antoine Levesque
P
Poissons ourquoi vouloir préserver la faune, la flore et le bon
état des océans ? Pour le plaisir et le bien-être qu’ils
nous procurent, bien sûr, mais aussi pour l’ensemble
de biens et services qu’ils nous rendent. Les scientifiques
Récifs se sont rendu compte qu’il était vain de vouloir protéger
coralliens
Mollusques une espèce isolée sans préserver le reste de son écosystème
– son habitat et les espèces qu’elle consomme notamment.
Une aire marine protégée (AMP) est ainsi un espace choisi
pour sa richesse et sa diversité en espèces. Elle bénéficie d’un
niveau de protection variable, tenant compte des nécessités
du milieu et des compromis trouvés entre les différents usa-
gers (pêcheurs, professionnels du tourisme…). En France,
Algues Plancton il existe 15 catégories d’AMP. Aujourd’hui, les Etats tentent
de les constituer en réseaux, voire de les coupler avec des
espaces terrestres protégés, afin d’améliorer leur efficacité.
Espèces
des abysses
QUELS BÉNÉFICES NOUS APPORTE 5
LA BIODIVERSITÉ MARINE ?
6
Les services fournis par les
écosystèmes côtiers constituent
une valeur annuelle de 1 600 mil-
liards d’euros. Les poissons et
les mollusques représentent une
part conséquente de l’alimen-
tation humaine. Les cétacés, les
récifs coralliens et les oiseaux
marins génèrent une importante
économie touristique (en 2012,
le tourisme sur la Grande Barrière
de corail a produit 4 milliards QUELLES SONT LES MENACES
d’euros). Les algues entrent dans QUI PÈSENT SUR LES OCÉANS ?
la composition de cosmétiques On pense souvent aux marées noires, mais la pollution
et d’aliments, tandis que le tellurique (d’origine terrestre et véhiculée par les cours
phytoplancton produit un tiers de d’eau et les canalisations) constitue la principale source
notre oxygène. Certains micro- de pollution marine. Cette contamination atteint les
organismes des abysses sont poissons qui, en bout de chaîne alimentaire, finissent dans
utilisés dans nos lessives, dans les nos assiettes. Par ailleurs, selon la FAO (Organisation des
crèmes à bronzer et dans le Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), deux tiers
diagnostic de maladies génétiques. des espèces sont surexploitées dans le monde.
18 national ge o graphic
NGFRMER_0018 18 23/08/13 16:54230 000 SCIENCE
C’est le nombre
d’espèces
marines décrites
scientifiquement 29%
à ce jour. Un
million d’autres
seraient encore
inconnues.
12%
5,4 millions TRAVAIL
C’est le nombre
d’emplois liés 3%
à la mer dans
l’Union euro-
péenne en 2012
(il y avait 93 000
pêcheurs en
France en 2010). 71%
20-30 % CLIMAT
C’est la part de
CO2 émis par
Part de la surface du
globe occupée par la
Part protégée des terres
émergées/Proportion
l’homme qui est terre/par la mer. protégée des océans.
absorbée par les
océans chaque LES ESPACES PROTÉGÉS
année. Un taux Le globe est recouvert à 71 % par les mers et les océans.
en baisse avec le Pourtant, moins de 3 % de leur surface sont protégés.
réchauffement. L’objectif international est d’atteindre 10 % en 2020. Ce
SOURCES : WORLD REGISTER OF MARINE SPECIES - RAPPORT réseau d’aires marines protégées permettrait de mieux
FINAL DE LA CROISSANCE BLEUE, COMMISSION EUROPÉENNE
ET MINISTÈRE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE - INSU/CNRS connaître et gérer le milieu par des pratiques respectueuses.
4 3
2
1
1 Pollution tellurique (engrais, pesticides…)
2 Surexploitation des côtes
3 Surpêche
4 Plastiques flottants
5 Dégazages, marées noires
6 Déchets de pêche
SOURCE : UNESCO
NGFRMER_0019 19 23/08/13 16:54Le
« DERNIER OCÉAN »
SERA-T-IL
PROTÉGÉ ?
En Antarctique, la mer
de Ross est considérée
comme l’écosystème
marin le mieux préservé
de la planète. Toutefois,
elle est aujourd’hui
menacée par la pêche
industrielle. Des
scientifiques luttent
pour sa protection.
Gelée une grande partie de l’année, la mer
de Ross est un refuge pour les organismes
cryophiles, qui se développent dans les milieux
froids. Les scientifiques cherchent à comprendre
comment ils survivent à des températures
auxquelles, normalement, la plupart des proces-
sus biologiques s’arrêtent.
20
NGFRMER_0020 20 23/08/13 15:04NGFRMER_0021 21 23/08/13 15:04
22 nat ional ge o graphic MARCO GROB NGFRMER_0022 22 23/08/13 15:04
Les manchots empereurs se nourrissent
de krill, de poissons et de calmars, une
nourriture abondante en mer de Ross.
Pour faciliter la pêche, les colonies s’ins-
tallent toujours à proximité de polynies,
des zones toujours libres de glace.
a i re ma ri ne 23
NGFRMER_0023 23 23/08/13 15:04DE LUCIA SIMION
PHOTOGRAPHIES DE PAUL NICKLEN
D
u sommet du Melbourne, un volcan
de 2 732 m d’altitude, le regard se perd ZONE 7 0°S
Cap Adare AGRANDIE
sur la surface de la mer de Ross. Tout Cap Hallett
T er r e Pôle Sud
n’y est que bleu, vif et intense, émaillé
Vi ctor i a ANTARCTIQUE
AN TARCTIQUE
T
de blocs de banquise, de glaciers Edmonson Point
Mont Melbourne
majestueux et de rivages enneigés. Cap Washington
Baie de Terra Nova 7 5°S
Nous sommes en Antarctique. En ce Île de Beaufort Mer de Ross
Monts
Mont Erebus
matin limpide de l’été austral, la mer, décou- Botany
Île de Ross
verte en 1841 par l’explorateur anglais James Bay Île Black
Tra
Clark Ross, est éblouissante. Au pied du Terre
8 0°S
nsa
Iceshelf Marie Byrd
Byr d
B
Melbourne se trouvent le cap Washington et la nt de Ross
banquise, sur laquelle se forme chaque année ar
ct
Zones
une des deux plus grandes colonies de man-
iq
spécialement ue
protégées de s
chots empereurs du continent. En mai dernier, l’Antarctique 0 250 km
toute la zone du cap Washington (280 km2) a été
classée « zone spécialement protégée » (ASPA),
avec un accès strictement réglementé. Au centre des intérêts, la légine antarctique.
Au-delà, la mer de Ross forme une vaste Un gros poisson (il peut atteindre 100 kg et 2 m
échancrure du sixième continent : elle s’étend de long) à la chair blanche et fondante, vendu
du cap Adare, au nord de la terre Victoria, particulièrement cher sur le marché américain
jusqu’aux abords de la terre Marie Byrd, au sud- et asiatique. Rien qu’en Nouvelle-Zélande, la
ouest (voir carte). Comme l’a révélé une étude pêche autorisée représente un chiffre d’affaires
publiée par la revue Science en 2008, elle consti- annuel d’environ 15 millions d’euros.
tue l’écosystème océanique le mieux préservé
de la planète. Le dernier océan épargné par la l’espèce fascine aussi les biologistes. Car
pollution et la surpêche. Lors du printemps aus- Dissostichus mawsoni vit entre 500 et 2 200 m de
tral, la poussée phytoplanctonique est si consi- profondeur, dans une eau à - 1,87 °C. Pour sur-
dérable qu’on la mesure depuis l’espace. Cette vivre à de telles conditions, il produit des pro-
zone abrite également des espèces charisma- téines antigel, sa flottabilité est neutre grâce à
tiques : un quart des manchots empereurs de d’importantes réserves de graisse, et son cœur
l’Antarctique se reproduit ici, ainsi que trois mil- ne bat que six fois par minute. Pour frayer, les
lions de manchots Adélie (38 % de la population légines migreraient au nord de la mer de Ross.
mondiale). Des prédateurs comme l’orque, le Œufs et larves seraient ensuite emportés vers le
léopard des mers, le calmar colossal, la baleine sud par des courants. Cependant, aucune larve
de Minke, la bérardie d’Arnoux (un cétacé qui n’a jamais été observée et, si l’on sait que ce pois-
peut atteindre 12 m de long), pas moins de cinq son n’atteint sa maturité sexuelle qu’entre 13 et
espèces de phoques et près de cent espèces de 17 ans et qu’il peut vivre jusqu’à 48 ans, son
poissons – dont plus de la moitié est issue d’un cycle de vie demeure assez mystérieux.
ancêtre commun – peuplent ces eaux. Mais la Il y a quarante ans, les chercheurs capturaient
mer de Ross est aussi splendide que fragile. En 500 légines par saison, les marquaient et les relâ-
cause : la pêche industrielle qui accroît sa pression chaient. Aujourd’hui, ils reviennent bredouilles.
et menace l’équilibre de l’écosystème. L’objet de leur étude a quasiment disparu. La
24 national ge o graphic CARTE : HUGUES PIOLET POUR NATIONAL GEOGRAPHIC
NGFRMER_0024 24 27/08/13 10:19La mesure de l’épaisseur de la banquise fait partie des études menées à cap Washington
(ci-dessus). La légine antarctique (ci-dessous) est examinée notamment pour son éton-
nante capacité à fabriquer des protéines antigel. Celle-ci a été capturée, conservée en
aquarium, avant qu’on lui prélève du sang et des tissus et qu’on la rende à la mer.
CHRIS CHENG / UNIVERSITY OF ILLINOIS
a i res ma ri nes protégées 25
NGFRMER_0025 25 27/08/13 10:19Pour les scientifiques,
il y a urgence. Outre la légine,
l’ensemble de l’écosystème
pâtit déjà de l’exploitation
de la mer de Ross.
pêche industrielle n’a débuté qu’en 1996.
Aujourd’hui, vingt-deux palangriers de sept
pays (Corée du Sud, Grande-Bretagne, Espagne,
Nouvelle-Zélande, Norvège, Russie, Ukraine)
sont autorisés par la Convention sur la conser-
vation des ressources marines vivantes de
l’Antarctique (CCAMLR) à travailler durant
l’été austral. Les ONG s’alarment du quota
annuel : 3 000 tonnes, soit environ 100 000 cap-
tures, sans compter la pêche illicite. Une quantité
basée sur l’évaluation de la biomasse réalisée par
les pêcheries elles-mêmes !
Pour y remédier, un nouveau secteur de cette
partie de l’océan Austral pourrait obtenir le
statut d’aire marine protégée (AMP). La déci-
sion, attendue en octobre prochain, lors de leur
réunion annuelle, dépend des vingt-cinq Etats
membres de la CCAMLR, dont l’objectif est de
préserver la vie marine sur le continent blanc.
les négociations sur les limites de cette nou-
velle AMP (ainsi que sur celles de l’Est
Antarctique) s’annoncent animées. La Nouvelle-
Zélande et les Etats-Unis veulent maintenir leur
activité économique liée à la légine. Ils pro-
posent de créer « la plus grande AMP de la pla-
nète », qui exclut toutefois les meilleures zones constitués du plateau et du talus continental
de pêche. Des scientifiques, eux, ne l’entendent (l’escarpement qui relie le plateau à la plaine
pas ainsi. « La mer de Ross est un laboratoire abyssale). Avec interdiction de pêcher.
extraordinaire et précieux, qui nous permet de En juillet dernier, en Allemagne, la réunion
mesurer la dynamique d’un océan ainsi que les spéciale de la CCAMLR s’est soldée par un
effets du changement climatique, sans la super- échec : la Russie et l’Ukraine considèrent que les
position d’autres formes d’activité humaine », projets de création d’AMP ne sont pas définis
explique David Ainley, biologiste américain qui, juridiquement. «L’enjeu économique est très
depuis quarante ans, étudie l’écologie de cette important, il s’agit d’une décision politique»,
mer et plaide la cause de cet éden blanc, notam- explique Philippe Koubbi, écologue marin et
ment dans le documentaire «The last ocean». représentant scientifique français à la CCAMLR.
L’homme a aussi fédéré plusieurs dizaines de ses Pour les scientifiques, il y a urgence. Outre la
pairs afin d’obtenir le classement en AMP du légine, tout l’écosystème pâtit déjà de cette
secteur le plus riche en biodiversité : 650 000 km2 exploitation. Chercheuse au centre d’écologie
26 nat ional ge o graphic
NGFRMER_0026 26 27/08/13 10:19LUCIA SIMION
Le cap Adare sépare la mer de Ross (à
fonctionnelle et évolutive de Montpellier et l’est) de l’océan Austral (à l’ouest). Camp
membre de l’équipe de David Ainley, Amélie de base durant les premières expéditions
Lescroël a participé à six expéditions en mer de en Antarctique, il abrite une grande
Ross. Elle a observé un déclin des populations colonie de manchots Adélie et a été classé
d’orques, prédateurs de la légine antarctique. en aire spécialement protégée (ASPA).
« Une bascule vers un changement d’état de cet
écosystème est déjà évident, s’alarme-t-elle. Cela de calandres augmentent avec la population de
va réduire sa résilience vis-à-vis du changement manchots Adélie, déréglant l’harmonie et
climatique. » La colonie de cap Crozier, sur l’île l’équilibre de l’écosystème.
de Ross, compte à elle seule 500 000 manchots Quel sera le destin de ce « dernier océan » du
Adélie. Une « ville des manchots » qui bout du monde ? Si l’esprit de collaboration du
consomme de considérables quantités de krill Traité sur l’Antarctique l’emporte, l’issue pour-
et de calandre antarctique, un poisson prisé par rait être positive. Mais tous le savent, la bataille
la légine. Puisque celle-ci devient rare, les stocks promet d’être longue et très difficile. j
a i res ma ri nes protégées 27
NGFRMER_0027 27 23/08/13 15:04De Bernadette Gilbertas
Photographie Jean-François Hellio / Nicolas Van Ingen
Haïdar El Ali
Un poisson-pilote au Sénégal
L
’océan lui est apparu pour la première fois au débouché
d’une rue de Dakar, si lumineux que, du haut de ses
8 ans, le petit Haïdar El Ali en a été subjugué. « Happé
par sa présence, je n’ai cessé de vouloir le retrouver », raconte
l’écologiste, devenu ministre de l’Environnement puis ministre de
la Pêche du Sénégal. Il apprend seul à nager, préfère « l’enseignement
de la nature à celui de l’école », plonge et plonge encore.
Tour à tour chasseur d’épaves, technicien sur devenu en 1990 une incontournable association
des chantiers sous-marins, moniteur, Haïdar de protection de la nature. Sa vie pour « réveiller
débarque à l’Océanium, club de plongée daka- les consciences » se transforme en combat. Il
rois dont il prend les rênes en 1988. Pour cet arraisonne l’Orient Flowers, bateau chargé de
homme-poisson, capable de se repérer au son et produits toxiques amarré à Dakar, obtient de
aux infimes mouvements du courant, lié à la mer haute lutte un décret imposant le repos biolo-
par une relation mystique, tout en elle n’est que gique (l’interdiction de pêche pendant un cer-
plaisir et beauté. Jusqu’à ce fameux jour où il tain temps) d’un mollusque, le yet, dénonce les
assiste à une pêche à l’explosif. techniques illégales de pêche, les filets aux
« Sous l’eau, j’ai vu les poissons déchiquetés mailles trop fines, plonge lui-même pour arra-
et, en surface, l’innocence des pêcheurs. J’ai cher ceux qui sont restés accrochés au fond…
décidé de prendre les armes de la parole et de En 2002, il crée l’Aire marine communautaire
l’image pour protéger la mer muette. » Caméra protégée (AMCP) du Bamboung, la toute pre-
au poing, il filme les fonds marins. Ses images mière du Sénégal, au cœur du delta du Saloum.
servent d’outils de sensibilisation à l’Océanium, Dans un pays où la pêche, premier secteur
28 nationa l ge o graphic
NGEHSMER_HAIDAR.indd 28 03/09/13 13:38Haïdar El Ali a passé des années à la tête de l’association
dakaroise Océanium. Il y a orchestré notamment la
économique, fait vivre 650 000 personnes, il plantation de milliers d’hectares de mangrove. Après avoir
devenait urgent de répondre à la préoccupation été ministre de l’Environnement du Sénégal (2012), il est
aujourd’hui celui de la Pêche et des Affaires maritimes.
des pêcheurs artisanaux n’arrivant plus à nour-
rir leur famille du fait de la raréfaction des réussie ? « Le choix du site, l’implication des
prises. Deux années de palabres et de sensibili- populations comme facteurs de stabilité, l’éco-
sation ont motivé les villageois à prendre leur tourisme pour sa pérennité, et la beauté du
destin en main. Aujourd’hui, l’AMCP du lieu ! », répond Haïdar El Ali.
Bamboung a gagné son autonomie par la mise À l’Environnement, il a cherché à multiplier
en place d’un campement écotouristique, et les les aires marines - véritables assurances-vie pour
ressources biologiques du chenal d’eau salée – le l’Afrique - et a créé, au sein du ministère, la
bolong – ont été multipliées par deux. L’aire de Direction des AMCP. Nommé en septembre à la
Bamboung est un exemple à suivre pour les Pêche, il devrait se concentrer sur une gestion
quatre autres AMCP du Sénégal et les deux aires durable de l’activité. Et s’il venait à quitter le gou-
de patrimoine autochtones et communautaires vernement? « Je continuerais mon combat en mer
prévues en Casamance. Les secrets d’une AMCP et sur terre. Ministre un jour, écolo toujours ! » j
a i res ma ri nes protégées 29
NGEHSMER_HAIDAR.indd 29 03/09/13 13:38Dans les Florida Keys, les bateaux doivent obligatoirement
s’amarrer aux bouées. Ils évitent ainsi d’endommager
les superbes formations coralliennes avec leurs ancres.
30 nat ional ge o graphic
NGFRMER_0030 30 23/08/13 15:00LES FLORIDA KEYS
UN PARADIS
EN PÉRIL
Splendide sanctuaire marin américain,
les Florida Keys abritent des récifs
coralliens exceptionnels. Et attirent à la
fois des scientifiques et des touristes.
Ce qui ne les met pas à l’abri du danger.
FLORIDE Miami
Golfe du
Mexique
P.N. de
Parc national Biscayne
des Everglades
ETATS-
TA
UNIS FLORIDE Overseas
Highway
ZONE
Key Largo
AGRANDIE Islamorada
S
Y OCÉAN
Marathon E
K
Big Pine Key ATLANTIQUE
D A
O R I
F L Sanctuaire
Key West national marin des 0 25 km
Florida Keys
CARTE : HUGUES PIOLET POUR NATIONAL GEOGRAPHIC
NGFRMER_0031 31 23/08/13 15:00De Hélène Crié-Wiesner
Photographies de Stephen Frink
D ommage pour l’exotisme :
pour rejoindre les Florida Keys, il faut utiliser la
route. Mais quelle route ! Les 1 700 îles et îlots de
l’archipel sont reliés par l’Overseas Highway, qui
franchit quarante-deux ponts, dont un de 7 km.
Du sud de Miami à Key West, pendant 200 km,
vous roulerez sur l’eau, ou presque. Une eau pro-
de soustraire à l’exploitation et la navigation
commerciale un espace aussi stratégique, à la
limite du Golfe du Mexique et de l’Atlantique.
Dès les années 1970, les scientifiques avaient
prévenu que les coraux caribéens se détérioraient.
Par petits bouts, des zones des Keys sont entrées
dans le réseau de l’ONMS. Mais l’intensification
tégée, un parc naturel liquide : le Florida Keys des forages pétroliers et gaziers des années 1980
National Marine Sanctuary. ainsi que des naufrages catastrophiques ont
En contrebas de la route, vous apercevrez des accéléré la détérioration de la qualité des eaux.
dauphins bondir, des tortues géantes alanguies Les coraux s’affaiblissaient toujours. Il fallait
sur les hauts fonds, des bancs de poissons mor- élargir la zone de protection. L’agence fédérale
dorés nager, et des oiseaux plonger. Mais vous en charge des océans et de l’atmosphère, la
verrez aussi des bateaux de pêche hérissés de NOAA, dont dépend l’ONMS, se vit confier la
harpons sportifs, une forêt mouvante de kite- tutelle du large des Florida Keys.
surfs, des yachts luxueux et les canots à moteur Des mesures ont alors été prises : interdiction
des tour-opérateurs transportant des hordes de des forages et des activités ayant un impact sur
plongeurs vers la barrière de corail. Vous réali- les fonds, restriction de la navigation des gros
serez que le mot « sanctuaire » a peut-être une navires, limitation drastique de la manipulation
signification plus vaste que ce à quoi vous vous des coraux. Il a ensuite fallu près de dix ans de
attendiez en venant aux Keys. discussions entre scientifiques et acteurs locaux
Le sanctuaire marin des Florida Keys s’étend pour s’entendre sur une charte de gestion, régu-
sur 10 000 km2 autour des îles. Créé en 1990, il lièrement actualisée en fonction des impératifs
fait partie de l’Office national des sanctuaires économiques et écologiques du moment.
marins (ONMS), la structure administrative S’il n’a pas été question de limiter le tourisme,
américaine regroupant les eaux protégées des d’interdire les embarcations motorisées ou la
Etats-Unis. Doté du plus vaste espace maritime pêche sportive, certaines mesures d’abord consi-
mondial, le pays a commencé en 1966 à se doter dérées comme coercitives ont fait leurs preuves.
de lois et de réglementations protégeant certaines Notamment le système de bouées, qui pullulent
zones marines et lacustres. Aujourd’hui, l’Office dans la zone protégée et permettent de localiser
compte 14 sanctuaires couvrant 440 298 km2 les coraux, les récifs artificiels, les épaves, et les
dans l’Atlantique, le Pacifique et les Grands Lacs. réserves écologiques spécifiques. Les bateaux s’y
La troisième plus grande barrière de corail du amarrent sans avoir à jeter l’ancre.
monde se situe à quelques encablures des Florida Les milliers de professionnels d’un tourisme
Keys. Sans elle, jamais le congrès des Etats-Unis florissant, qui avaient pu craindre une mise sous
et le gouvernement de Floride n’auraient accepté tutelle écologique de leur outil de travail, sont
32 nat ional ge o graphic
NGFRMER_0032 32 23/08/13 15:00Vous pouvez aussi lire