L'écrivain comme journaliste sportif (ou vice versa) : The sportswriter de Richard Ford - Érudit

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Études littéraires

Études

L’écrivain comme journaliste sportif (ou vice versa) : The
sportswriter de Richard Ford
Renald Bérubé

Volume 28, Number 2, automne 1995                                                 Article abstract
Savoirs de la littérature américaine contemporaine                                A promising young writer turned sports journalist twelve years ago, Frank
                                                                                  Bascombe, who grew up in the Southern U. S., is both the narrator and main
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501123ar                                      character of Richard Ford's The Sportswriter (1986). The narrative action of the
DOI: https://doi.org/10.7202/501123ar                                             novel spans a mere threc days, from Good Friday to Easter Sunday in April
                                                                                  1984. While the whole novel is written in the present tense, its composition
                                                                                  occupies the interval between those three days in April and the following
See table of contents
                                                                                  September. A minimalist on a grand scale, Bascombe keeps asking himself
                                                                                  questions about writing and communication : why has he chosen a
                                                                                  sportswriting, instead of a literary, career ? That question in turn leads to two
Publisher(s)                                                                      further queries: why does he always write in the present tense, and why does
                                                                                  he focus on the meticulous description of day-to-day facts when the stuff of
Département des littératures de l'Université Laval
                                                                                  sports and sportswriting is the spectacular and the nostalgic ?

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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Bérubé, R. (1995). L’écrivain comme journaliste sportif (ou vice versa) : The
sportswriter de Richard Ford. Études littéraires, 28(2), 81–94.
https://doi.org/10.7202/501123ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1995 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                                (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                                 Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                 promote and disseminate research.
                                                                                 https://www.erudit.org/en/
L'ÉCRIVAIN COMME
    JOURNALISTE SPORTIF
        (OU VICE VERSA)
                      THE SPORTSWRITER
                      DE RICHARD FORD
                                      Renald Bérubé

                            Why, you might ask, would a man give up a promising literary career — there
                            were some good notices — to become a sportswriter ?
                            It's a good question. For now let me say only this : if sportswriting teaches you
                            anything, and there is much truth to it as well as plenty of lies, it is that for your
                            life to be worth anything you must sooner or later face the possibility of terrible,
                            searing regret. Though you must also manage to avoid it or your life will be
                            ruined.
                            I believe I hâve done thèse two things. Faced down regret. Avoided ruin. And I
                            am still hère to tell about it (Richard Ford, 1986, p. 4 ! ).

Pour Gérald Tougas                                       Sportswriter de Richard Ford. Donc, vous
                                                         dites-vous, et même si votre corpus est
Incipit                                                  bien court et votre lecture bien jeune : ro-
                                                         man homodiégétique, autodiégétique en
   « My name is Frank Bascombe. I am a                   fait, vous l'apprenez à mesure qu'avance
sportswriter ». Ainsi commence, en un bref               votre lecture, le je narrateur, Frank Bas-
paragraphe d'une ligne faite de deux cour-               combe, étant bel et bien le personnage
tes phrases, le copieux roman intitulé The               principal du roman. Même, vous dites-vous

       1 La traduction française du roman de Ford, par Brice Matthieussent, est intitulée Un week-end dans
le Michigan et a d'abord été publiée chez Payot, Paris, 1990, avant de l'être en poche, au Seuil, dans la

                         Études Littéraires Volume 28 N° 2 Automne 1995
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 28 N° 2 AUTOMNE 1995

encore, votre lecture se poursuivant tou-                     glais : Bascombe est bel et bien un writer,
jours : roman / récit autobiographique, si                    d'une catégorie particulière. Si l'auteur Ri-
l'on doit faire appel aux catégories définies                 chard Ford est un novelist, le narrateur de
par Philippe Lejeune dans le Pacte auto-                      son roman est un sportswriter. D'ores et
biographique (1975, p. 14-15) : Frank                         déjà, à la lecture des deux courtes phrases
Bascombe fait le point, raconte, avec mi-                     constituant le premier paragraphe, on se
nutie et par le détail, l'itinéraire qui a été                dit qu'il y a de fortes chances que des ques-
le sien depuis le début de sa vie jusqu'à                     tions touchant l'écriture se trouvent au
ses trente-neuf ans, tout en affirmant bien                   cœur de ce roman ; de fortes chances que
clairement, au début du chapitre 2 : « Ail                    celui-ci s'interroge sur diverses attitudes
we really want is to get to the point where                   face à l'écriture et nous présente la sienne,
the past can explain nothing about us and                     son art romanesque, sa poétique, de ma-
we can get on with life. » (« Notre désir le                  nière explicite ou simplement par sa ma-
plus fort, c'est de réussir à ce que le passé                 nière même d'écrire. Nous nous trouvons
n'explique plus rien de nous, et à pouvoir                    au seuil d'un fort roman dont le narrateur
vivre ainsi », 1986, p. 36.)                                  est un writer, un sportswriter, le titre de
    Après s'être présenté comme personne                      ce roman et son premier paragraphe
et comme narrateur, Frank Bascombe iden-                      s'étant chargés de nous le dire deux fois
tifie son métier : « I am a sportswriter ». Le                plutôt qu'une.
roman que nous allons lire est l'œuvre d'un                       La page et demie suivant ces deux pre-
journaliste sportif : pas d'un romancier de                   mières phrases, page qui contient les pa-
métier, pas d'un écrivain, mais de quel-                      ragraphes que nous avons placés en épi-
qu'un dont l'écriture, une écriture, est tout                 graphe, ne va certes pas émousser nos
de même le métier. D'autant plus que jour-                    réactions / réflexions premières : Frank
naliste sportif se dit sportswriter en an-                    Bascombe nous apprend que, journaliste

collection « Points ». Dans le titre qu'elle s'est donné comme dans certains passages du roman où il est nom-
mément question de sports pratiqués surtout en Amérique du Nord, la traduction française du roman de Ford
pourrait être l'objet de plusieurs questions. Nous n'en noterons ici que deux : la perte du mot writer dans
l'intitulé français du roman de Ford, et le fait que cet intitulé semble s'inscrire dans une tendance française à
placer des noms de lieux américains dans les titres des traductions françaises de romans américains. Ainsi,
Whatever Happened to Gloomy Gus of the Chicago Bears de Robert Coover est devenu Une enfance en
Illinois, A Gathering ofOldMen d'Ernest J. Gaines est devenu Colère en Louisiane, et Continental Drifî de
Russell Banks a d'abord été traduit par Terminus Floride. Voici la traduction française de l'extrait donné en
épigraphe :
         Comment, me demanderez-vous, un homme peut-il renoncer à une carrière littéraire prometteuse —
mon livre a suscité quelques critiques élogieuses — pour devenir journaliste sportif ?
         C'est une bonne question. Pour l'instant, je dirai seulement ceci : si le journalisme sportif vous apprend
une chose — il enseigne beaucoup de vérités et démasque bon nombre de mensonges —, c'est que pour que
la vie ait une valeur il faut tôt ou tard s'exposer à un regret terrible, déchirant. Mais il faut aussi s'arranger pour
l'éviter, sinon votre vie en sera irrémédiablement brisée (1990, p. 10).
         Cet article n'a pas la traduction pour objet, mais il ne peut non plus négliger cette question. Dans le
corps du texte d'un article écrit en français, il citera surtout la traduction française du roman de Ford, afin de
mieux assurer la continuité de sa lecture. Dans le cas des citations plus longues placées en retrait, il donnera
les citations et en anglais et en français, se permettant même de poser des questions à la traduction, a l'occa-
sion. L'instance lectorale, lisant les citations plus longues dans les deux langues, ne pourra pas ne pas se poser
des questions, nous semble-t-il.

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L'ÉCRIVAIN COMME JOURNALISTE SPORTIF (OU VICE VERSA)...

 sportif depuis douze ans, il avait, juste        ter, sur sa manière d'être aussi. Dans ce
avant de se mettre à la pratique de ce mé-        contexte, comment alors ne pas tenir
tier, fait paraître un recueil de nouvelles       compte, en lisant son récit, d'une remar-
(intitulé Blue Autumri) qui avait reçu            que comme la suivante :
« quelques critiques élogieuses » et qu'il
                                                     If there's another thing that sportswriting teaches
avait « vendu très cher [...] à un produc-           you, it is that there are no transcendent thèmes
teur de cinéma » ; qu'ensuite il avait « écrit       in life. In ail cases things are hère and they're over,
la moitié d'un bref roman » (intitulé Tan-           and that has to be enough. The other view is a lie
                                                     of literature and the libéral arts, which is why I
ger), « fourré » ce roman inachevé « dans
                                                     did not succeed as a teacher, and another reason
un tiroir, dont il n'est pas ressorti depuis,        I put my novel away in the drawer and hâve not
et où je compte bien le laisser ». Bascombe          taken it out (1986, p. 16). / Si le journalisme spor-
                                                     tif vous apprend une autre vérité, c'est bien que
avait alors vingt-six ans ; c'est à ce moment-
                                                     les idées transcendantes n'existent pas dans la vie.
là que « le rédacteur en chef d'un presti-           Quoi qu'il arrive, les choses sont là, puis elles
gieux magazine sportif new-yorkais m'a               s'achèvent, et il faut s'en contenter. L'autre con-
proposé un emploi de journaliste sportif ».          ception de la vie est un mensonge de la littéra-
                                                     ture et des beaux-arts, ce qui explique mon échec
Bascombe a accepté, bien sûr, quitte à se            dans l'enseignement, et en partie pourquoi j'ai mis
poser, douze ans plus tard (comme au                 mon roman dans un tiroir d'où je ne l'ai pas res-
cours des douze années écoulées) et au               sorti (1990, p. 27).
seuil de la quarantaine — Bascombe aura
                                                     Ou encore de ce passage dans lequel il
trente-neuf ans dans le cours du roman —,
la question que nous avons placée en épi-         discute brièvement d'un poème de Théo-
graphe : pourquoi ce choix ? L'important          dore Roethke (1908-1963) avec son ex-
pour nous, dans l'embryon (qui, lecture           épouse :
faite du roman, peut aussi apparaître               "I thought you'd know it," I say in a congenial
comme un « résumé ») de réponse à cette             voice.
                                                    "I shouldn't really say I don't like it," X says coldly.
question que fournit Bascombe en ce dé-             "I just don't believe it, is ail."
but du roman, se trouve sans doute dans             It is a poem about letting the everyday make you
la dernière phrase de l'épigraphe : « And I         happy — insects, shadows, the color of a woman's
                                                    hair — something else I hâve some strong beliefs
am still hère to tell about it. » (« Et je suis     about.
toujours là pour en parler. ») Douze ans            "When I read it, I always think it's me talking,"
après, Frank Bascombe est toujours là pour          I say (1986, p. 19). /
                                                    — J'étais sûr que tu le connaîtrais, dis-je d'une
parler du choix qui a été le sien, c'est-à-
                                                    voix aimable.
dire pour le raconter, « to tell », le writer,      — Je ne devrais pas dire que je ne l'aime pas, ré-
quel que soit son genre d'écriture, étant           pond froidement X. Simplement, je n'y crois pas,
un teller, quelqu'un qui raconte à l'écrit          voilà tout.
                                                    Ce poème évoque les petits bonheurs quoti-
plutôt qu'oralement. Douze ans après son            diens — ceux qu'on doit aux insectes, aux om-
choix, le sportswriter Frank Bascombe se            bres, à la couleur des cheveux d'une femme —,
raconte ; ce faisant, il renoue avec sa             encore une chose qui me tient à cœur.
                                                    — Chaque fois que je le lis, j'ai l'impression que
« promising literary career ». Mais on se           c'est moi qui parle, dis-je (1990, p. 30).
doute bien que sa pratique d'écriture, de-
puis ces douze ans, n'a pas été sans laisser         Comment dire, de la manière la plus
des traces profondes sur sa façon de racon-       succincte possible ? Le narrateur / journa-

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 28 N° 2 AUTOMNE 1995

liste sportif et le lecteur de poésie / ex-               que) comme les autres ; à quoi servirait-il
auteur littéraire entretiennent des idées                 de l'identifier autrement que par le biais
pour le moins apparentées qui témoignent                  de divers événements ?
d'une pratique critique, d'une poétique et                   Détail explicite par ailleurs : les trois
d'un art romanesque 2 . D'une manière de                  jours, du 20 au 22 avril, nous mènent du
vivre aussi, de toute évidence, tous ces élé-             vendredi saint au dimanche de Pâques, le
ments étant, pour Bascombe, intimement                    week-end des treize chapitres est donc
liés. Et tel sera, pour ce lecteur / critique             celui de la Passion et de la Résurrection,
du récit du narrateur Bascombe créé par                   pour être encore plus précis. Or l'action
le romancier Richard Ford, le parcours que                du roman, en ce vendredi saint à cinq heu-
voudra suivre la narration de lecture qui                 res du matin, commence dans le cimetière
suit.                                                     situé juste derrière le domicile de Bas-
                                                          combe : le narrateur attend son ex-épouse
Diégèse                                                   pour rendre hommage avec elle à leur fils
                                                          aîné Ralph qui célébrerait son treizième
   Fort roman de presque cinq cents pa-                   anniversaire de naissance (1990, p. 11),
ges dans sa version française publiée chez                mais qui est décédé voilà quatre ans (1990,
Payot, The Sportswriter est divisé en treize              p. 279). De la part d'un narrateur qui a
chapitres suivis d'une sorte de bref épilo-               « grandi dans le Sud » (1990, p. 22), cette
gue (un peu plus de douze pages) intitulé                 scène d'ouverture dans un cimetière n'a
« The End ». L'action des treize chapitres                pas de quoi surprendre, le roman du Sud
commence à « cinq heures du matin en ce                   situant souvent là des moments importants
vendredi [...] 20 avril » (1990,p. 11) et se              de l'action ; sauf qu'il ne s'agit pas ici de
termine tard le dimanche soir suivant. Au                 célébrer la geste héroïque ou désespérée
moment de l'épilogue, « nous sommes                       de quelque ancêtre mort de préférence à
maintenant en septembre » (1990, p. 481)                  l'occasion de la guerre de Sécession, mais
de la même année. Bascombe étant « né                     de célébrer la naissance d'un fils — d'un
en 1945 » (1990, p. 37) et célébrant son                  descendant, non d'un ancêtre — mort trop
trente-neuvième anniversaire de naissance                 jeune. De même, la mort de ce fils, dont
quelques jours après la fin du chapitre 13,               l'anniversaire de naissance tombe cette
les trois jours d'avril des treize chapitres              année le jour du vendredi saint, n'a sauvé
et le septembre de l'épilogue se situent                  personne, il n'a pas ressuscité. Il faut at-
donc en 1984, bien que cette année ne soit                tendre l'avant-dernière page du roman
pas explicitement mentionnée au cours de                  avant que le narrateur n'écrive bien pro-
l'œuvre. 1984, même si on devait l'écrire                 saïquement, en reparlant de ce fils : « J'ai
en caractères italiques, n'est après tout                 alors compris que mon propre deuil était
qu'un présent, qu'une année (romanes-                     terminé [...]. La douleur, la vraie douleur,

        2 Pour bien situer la place qu'occupe le roman de Ford dans le débat écriture littéraire / écriture
sportive dans la littérature américaine, il vaut la peine de lire l'excellente étude que Christian K. Messenger
consacre à The Sportswriter dans son ouvrage Sport and the Spirit of Play in Contemporary American
Fiction, New York, Columbia University Press, 1990, p. 239-244.

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L'ÉCRIVAIN COMME JOURNALISTE SPORTIF (OU VICEVERSA)...

 est relativement brève, mais le deuil dure         rement bien en compagnie de ce person-
 parfois longtemps » (1990, p. 490) ; « [...]       nage.
 les choses sont là, puis elles s'achèvent              Que se passe-t-il ? disions-nous. Si résu-
 [...]». Et tant pis pour la célébration de         mer s'avère toujours une aventure pé-
 gestes héroïques ou fantasques passés              rilleuse, une aventure analytique déguisée
 qu'on ne cesse de rappeler ; quant à la ré-        où partiel et partial deviennent subtile-
 surrection rappelée par le jour de Pâques,         ment ou effrontément synonymes, elle l'est
 il n'en est toujours qu'un seul exemple            particulièrement dans le cas d'un roman
 connu, et pour qui y croit.                        comme The Sportswriter qm tient tout
    Or, que se passe-t-il durant les trois jours    entier dans l'agencement et la somme de
du week-end pascal de 1984 ? Que se                 ses constatations et faits minimaux bana-
passe-t-il en ces treize chapitres qui              lement quotidiens. Nous dirons donc
s'ouvrent sur le treizième anniversaire de          d'abord, factualiste / literalist, que les cha-
naissance du fils aîné décédé et qui se dé-         pitres 1 à 5 se déroulent le vendredi saint,
roulent sur 480 pages ? On aura aisément            les chapitres 6 à 8 le samedi saint et les
deviné, étant donné la brièveté du temps            chapitres 9 à 13 le dimanche de Pâques.
du récit en regard de l'ampleur du texte,           Après la rencontre au cimetière avec son
que les notations détaillées et les consta-         ex-épouse, Bascombe va quitter, pour le
tations y abondent : Richard Ford, qui « a          week-end pascal, le New Jersey dont il ha-
longtemps été l'ami de Raymond Carver »             bite une ville de banlieue, pour la ville de
(Matthieussent, p. 95), est souvent associé         Détroit (Michigan) où il doit interviewer,
aux écrivains minimalistes dont Carver a            pour en « faire un portrait » (1990, p. 207)
été le père, le modèle et peut-être l'unique        / « an update » (1986, p. 155), un ex-joueur
représentant exemplaire. Car là où Carver           de football, Herb Wallagher, dorénavant
écrit des textes brefs mettant en scène des         condamné, à la suite d'un accident, à se
faits minimaux de la vie la plus quoti-             déplacer en fauteuil roulant. Mais ce
dienne, Ford, dans The Sportswriter en              voyage n'a pas qu'un caractère profession-
tout cas, se révèle en quelque sorte un             nel ; « mon attente est accrue par le fait que
minimaliste grand format. N'empêche que             j'emmène avec moi ma nouvelle amie,
cette phrase du narrateur, décrivant un             Vicki Arcenault » (1990, p. 13). Et l'entre-
personnage (le père de sa nouvelle amie)            vue et le week-end amoureux attendu tour-
qu'il vient de rencontrer : « He is a man           neront plutôt mal. Le mauvais temps qui
completely without a subtext, a literalist          sévit à Détroit s'ajoutant aux autres désap-
of the first order » (1986, p. 274) / « C'est       pointements, Bascombe et son amie sont
un homme dénué de toute ambiguïté, un               de retour au New Jersey le samedi soir (fin
factualiste de premier ordre » (1990,               du chapitre 7, au milieu du roman; le
p. 362) décrit parfaitement tout à la fois          « week-end dans le Michigan » constitue
l'attitude et l'esthétique recherchées par          donc un épisode plutôt bref de celui-ci).
Bascombe. Et sans doute vaut-il la peine            Une mauvaise surprise attend Bascombe à
de souligner que, même si leur rencontre            son retour chez lui : une connaissance du
est brève et ne se déroule pas dans les             vague Club des divorcés dont il fait partie,
meilleures conditions, il se sent particuliè-       Walter Luckett, entreprend de lui raconter

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ÉTUDES LITTÉRAIRES              VOLUME 2 8 N° 2          AUTOMNE 1 9 9 5

longuement sa vie (malheureuse). Le len-                      veillant mais à cause de l'existence elle-même, du
                                                              destin, de la pression du présent (1990, p. 36).
demain, jour de Pâques, le dîner dans la
famille Arcenault, que Bascombe rencon-                        Quelques analepses (« inévitables » ?),
tre pour la première fois, se termine abrup-               malgré (ou à cause ?) de « la pression du
tement : un coup de téléphone annonce à                    présent » : le récit de l'enfance avec des
Bascombe le suicide de Luckett — etVicki                   parents la plupart du temps on the road,
gifle Bascombe au moment de son départ.                    même s'ils sont « originaires de ITowa ru-
À la fin du chapitre 13, le narrateur se re-               ral » (1990, p. 37), celui de l'adolescence
trouve dans les bureaux du magazine pour                   qui mène à un engagement (bref, pour des
lequel il travaille, après s'être disputé avec             raisons de santé) volontaire dans les Mari-
son ex-épouse.                                             nes au moment de la guerre du Vietnam,
   À l'occasion de la narration de ces faits               puis aux études dans le Michigan, à l'écri-
se déroulant dans le temps du récit, quel-                 ture et à la rencontre avec celle qui est
ques analepses interviennent, même si                      dorénavant nommée X, c'est-à-dire l'ex-
Bascombe avoue sans ambages les détes-                     épouse. Le récit aussi du bref passage du
ter :                                                      narrateur dans l'enseignement de la litté-
                                                           rature, au « Berkshire Collège dans le
  Whose history can ever reveal very much ? In my
  viewAmericans put too much emphasis on their
                                                           Massachussets » (1990, p. 286), un an après
  pasts as a way of defining themselves, which can         la mort du fils aîné ; bref séjour qui sera,
  be death-dealing. I know I'm always heartsick in         dans une large mesure, responsable du di-
  novels (sometimes I skip thèse parts altogether ;        vorce du couple Bascombe : « Mais vers la
  sometimes I close the book and never pick it up
  again) when the novelist makes his clanking,             fin de notre mariage, je me suis perdu dans
  obligatory trip into the Davy Jones locker of the        une espèce de rêve » (1990, p. 18), le rêve
  past. Most pasts, let's face it, aren't very dramatic    consistant peut-être précisément en le dé-
  subjects [...]
                                                           sir de nier « la pression du présent » : « Cer-
  My own history I think of as a postcard with
  changing scènes on one side but no particular or         tains matins, au réveil, mes yeux se po-
  mémorable messages on the back.You can get               saient sur X qui respirait endormie près de
  detached from your beginnings, as we ail know,           moi, et je ne la reconnaissais pas ! Je ne
  and not by any malevolent designs, just by life
  itself, fate, the tug of the ever-present (1986,
                                                           savais même plus quelle ville j'habitais,
  p. 26). /                                                quel âge j'avais [...] » (ibid.).
  Quelle biographie est vraiment révélatrice ? Selon           On retourne au présent du week-end
  moi, les Américains mettent trop l'accent sur leur       pascal : à la fin du chapitre 13, alors qu'il
  passé pour se définir, et cette attitude est parfois
  mortelle. Je sais que je suis toujours écœuré dans
                                                           se trouve dans les bureaux de son maga-
  les romans (tantôt je saute ces passages ; tantôt je     zine, Bascombe rencontre la jeune Cathe-
  ferme le livre pour ne plus jamais le rouvrir) lors-     rine Flaherty, « en stage ici pour le prin-
  que l'auteur se lance dans une digression pesante
                                                           temps » (1990, p. 470). Il écrira plus tard,
  et inévitable à travers le passé de son héros. Rares
  sont les vies qui présentent le moindre intérêt dra-     au sujet de cette rencontre et de ses sui-
  matique, il faut bien le dire [...].                     tes : « Je ne pense pas que notre liaison
  Je considère ma propre vie comme une carte pos-          durera. Je suis trop âgé pour elle ; elle est
  tale : d'un côté, des paysages, et, de l'autre aucun
  message significatif ou mémorable. On peut s'af-
                                                           trop intelligente pour moi » (1990, p. 487).
  franchir de ses débuts dans la vie, nous le savons       Il n'a pas oublié son âge, bien au contraire,
  tous, et non à cause d'un quelconque projet mal-         car il ne rêve pas. L'aventure amoureuse

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L'ÉCRIVAIN COMME JOURNALISTE SPORTIF (OU VICE VERSA}...

peut survenir en dépit des différences, jus-        le moment de la narration, quand donc au
tement parce que celles-ci sont reconnues           juste Frank Bascombe, sportswriter, écrit-
dès le début, si bien que, dans ce « plus           il, vu les présents respectifs de l'incipit et
tard », le narrateur transmet à Catherine           de l'épilogue, le récit The Sportswriter ?
des sujets d'articles sportifs que lui-même         Puisque quatre mois séparent les deux
ne saurait écrire (1990, p. 483-484).               moments, alors que le présent demeure
    Mais ce « plus tard » que nous souli-           fidèle à lui-même, comment donc, septem-
gnons volontairement, lecteur factualiste           bre ayant pris le relais d'avril et la Floride
(literalist), ne va pas sans soulever quel-         celui du New Jersey, écrire toujours au
ques questions d'ordre chronologique                présent du temps et du lieu ? Vous relisez
puisque la rencontre entre Bascombe et la           alors, sachant qu'un lecteur averti (atten-
jeune Flaherty se déroule tout à la fin du          tif, entraîné) en vaut à tout le moins deux,
chapitre 13, tout à la fin des trois jours du
                                                    c'est-à-dire que, selon la Grande Sauterelle
week-end pascal : depuis quel moment,
                                                    du roman Volkswagen Blues de Jacques
quel « plus tard », le narrateur peut-il alors
                                                    Poulin, « qui n'a pas relu n'a pas lu »
nous parler d'elle et de son aventure avec
                                                    (Poulin, p. 258). Vous relisez alors ce pas-
elle ? Ce roman, c'est ici qu'il faut se le rap-
                                                    sage de l'épilogue intitulé « The End » :
peler, se termine sur un épilogue disant
que « nous sommes maintenant en septem-               I realize I hâve told ail this because unbeknownst
bre », quatre mois après le week-end qui,             to me, on that Thursday those months ago, I
                                                      awoke with a feeling, a stirring, that any number
pour une (très) brève moitié, se déroule
                                                      of things were going to change and be settled and
dans le Michigan.                                     corne to an end soon, and I might hâve something
                                                      to tell that would be important and even
Temps                                                 interesting. And now I am at the point of not
                                                      knowing the outcome of things once again, a
                                                      frame of mind that pleases me. I sensé that I hâve
    Le roman The Sportswriter est écrit au            faced up to a great empty moment in life but
présent : «Je m'appelle Frank Bascombe.               without suffering the usual terrible regret —
                                                      which is, after ail, the way I began to describe
Je suis journaliste sportif», avons-nous lu           this (1986, p. 369). /
au présent en incipit ; « Je suis trop âgé            Je me rends compte que j'ai raconté tout cela
pour elle ; elle est trop intelligente pour           parce que, à mon insu, en ce jeudi matin [jeudi
moi », venons-nous de lire au présent dans            saint ?], il y a des mois, je me suis levé avec la
                                                      conviction irraisonnée qu'un certain nombre de
l'épilogue, quatre mois plus tard, alors que          choses allaient changer dans ma vie, être réglées,
le narrateur se trouve en Floride, ayant              toucher à leur terme, et que j'aurais bientôt à ra-
« pris un congé de durée indéterminée »               conter quelque chose d'important, voire d'inté-
                                                      ressant. Aujourd'hui, je suis sur le point d'entre-
(1990, p. 482) auprès du magazine qui                 voir à nouveau une issue [c'est bien cela que dit
l'emploie. Même les analepses contenues               l'original ?], et c'est un état d'esprit qui me plaît.
dans le roman sont écrites depuis le pré-             J'ai la sensation d'avoir affronté un grand moment
                                                      de vide, mais sans souffrir de l'habituel regret dé-
sent : « Je me rappelle que mon père jouait           chirant — c'est après tout ainsi que j'ai entamé
au golf » (1990, p. 37) ; ce qui oblige l'ins-        ce récit (1990, p. 483).
tance lectorale (comment pourrrait-il en
être autrement ?) à se poser l'« inévitable »          « Et je suis toujours là pour en parler »,
question suivante : quel est donc au juste          écrivait le narrateur en entamant son récit.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES       VOLUME 28 N° 2 AUTOMNE 1995

Puisqu'il n'a pu être écrit au moment où dien ni faulknérien ; là où Faulkner a ten-
les événements se déroulaient, durant le dance à retarder d'un jour la narration d'un
week-end pascal, The Sportswriter l'a été événement afin de pouvoir le raconter au
entre la fin du chapitre 13 et l'épilogue, passé, Bascombe / Ford, puisque tous les
alors que le narrateur achève son récit et deux viennent du Sud, raconte sans cesse
nous renvoie au début de celui-ci comme au présent. Quand nous lisons, à la troi-
pour boucler la boucle. Le présent de sième phrase du roman : « [...] j'habite ici
l'écriture se situe quelque part entre avril au 19 Hoving Road, à Haddam, New Jer-
et septembre, en Floride, quand Bascombe sey » (1990, p. 9), nous lisons une affirma-
achève, plus de douze ans après la paru- tion que nous savons fausse une fois la lec-
tion de son recueil de nouvelles, son récit ture du roman achevée, car Bascombe a
à l'intitulé sportif.                         écrit cette ligne en Floride et il n'a « pas la
    Pour employer des métaphores sporti- moindre idée » (1990, p. 489) quant à sa-
ves, je dirai que le présent continu conti- voir s'il retournera vivre à Haddam, pas
nuel de The Sportswriter induit que cha- plus qu'il ne sait s'il reprendra son métier
que match représente un nouveau match, de sportswriter (1990, p. 490). Mais elle
qu'à chaque match suffit sa peine ou sa est juste dans la mesure où elle traduit une
réussite, que tel lancer qui a déjoué le gar- attitude : vivre sous « la pression du pré-
dien de but (Bascombe nous pardonnera sent », qui commande en quelque sorte
cette image, lui qui n'apprécie guère le une esthétique : écrire au présent, puisque
hockey : 1990, p. 64, 404, 466, ni le Ca- l'être est fait de la succession de ses diffé-
nada où il se joue surtout : 1990, p. 159) rents présents (plutôt que de la somme
est dorénavant un lancer passé ( ! ). C'est faulknérienne de son passé).
le lancer qui arrive qui importe, et tant        Si légèrement que ce soit, quelque
mieux si le lancer qui vous a déjoué vous     chose  change (a changé ?) entre la fin du
a appris une ou deux choses qui vont vous     chapitre  13 et l'épilogue : « Je ressens les
aider à bloquer le prochain : pas de « re- choses différemment, un peu comme un
gret déchirant », accepter comme « a frame personnage à la fin d'une nouvelle bien
of mind that pleases me » le fait « of not menée » (1990, p. 484) ; bien sûr, puisque
knowing the outcome of things » plutôt. la narrateur termine son long récit, son
Parlant du regard porté sur lui par son ex- premier texte littéraire achevé depuis Blue
épouse originaire du Michigan, Bascombe Autumn, le lointain recueil de nouvelles,
le Sudiste écrivait au début de son récit : et puisque son présent automnal floridien
« Elle attribuait mon comportement au fait lui a permis de faire le point sur ses pré-
que je n'avais pas très bien connu mes pa- sents antérieurs. Ainsi, Frank découvre
rents [...], que j'avais grandi dans le Sud, avec plaisir des Bascombe en Floride, « une
une région pleine de traîtres, de gens se- famille formidable et moderne » (1990,
crets et fourbes [...]. Elle explique tout p. 485). Et lui, journaliste sportif qui
cela par l'issue de la guerre civile » (1990, n'aimait pas que le sport soit lu comme
p. 22). « Mais je ne suis pas un martyr du une métaphore de la vie (1990, p. 169),
passé » (1990, p. 394), insiste-t-il. Bas- affirme dorénavant, au vu de telle situation
combe, de toute évidence, n'est ni freu- sportive : «Je pourrais tirer de ce micro-

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L'ÉCRIVAIN COMME JOURNALISTE SPORTIF (OU VICE VERSA)...

cosme un bon article d'intérêt humain »                   gner » (1990, p. 288-289). Or, les collègues
(1990, p. 483). En tout cas, il aura regroupé             universitaires de l'écrivain / journaliste
en un impressionnant microcosme les évé-                  sportif Bascombe se révèlent, lors des soi-
nements du week-end pascal de cet année-                  rées et des réceptions, des sportifs « refou-
là.                                                       lés », les fils d'une nation de baseballeurs
                                                          frustrés, pour reprendre à peu près l'ex-
Sport                                                     pression du romancier James T. Farrell3 :

                                                             My colleagues, I should say, were ail fiercely
    Tout au long de The Sportswriter, en                     interested in sports, especially baseball, and could
filigrane ou de manière explicite, les ex-                   carry on informative brass-tacks conversations
périences de writer puis de sportswriter                     about how statistics lie, hitting zones and who
                                                             the great all-time bench managers had been — bull
de Bascombe sont mises en parallèle sinon
                                                             sessions that could last half an evening. They often
confrontées l'une à l'autre. Par exemple,                    knew much more than I did and wanted to talk
lors de discussions entre le narrateur et                    for hours about exotic rule applications, who
« Bert Brisker, qui a autrefois travaillé                    covers what on a double-steal, and the "perso-
                                                             nalities" of bail parks. They would often alter their
comme journaliste sportif pour le maga-                      own English or urban accents to a vaguely
zine avant de devenir critique littéraire                    southern, "athletic" accent and then talk that way
dans un hebdomadaire chic » (1990, p. 63),                   for hours, which also happened at Haddam cock-
                                                             tail parties. I even had some confide wistfully that
ou lors de discussions souhaitées avec le                    they wished they^d done what I did [...] (1986,
même Brisker (1990, p. 455) qui a donc                       p. 219). /
suivi, saluts à l'oxymore, une voie paral-                   Tous mes collègues étaient des passionnés de
                                                             sport, surtout du base-bail ; ils se lançaient dans
lèle inverse à celle de Bascombe. Parmi
                                                             d'interminables conversations sur les statistiques,
toutes les « rencontres » écriture littéraire                les stratégies, les noms des plus grands directeurs
/ écriture sportive, nous retiendrons deux                   sportifs, et ces débats duraient parfois la moitié
moments du récit où sport et littérature,                    d'une soirée. Ils savaient souvent beaucoup plus
                                                             de choses que moi, ils mouraient d'envie de par-
par le biais d'une attitude des praticiens                   ler pendant des heures de certains cas limites, de
littéraires, sont mis en rapport, ce qui nous                techniques originales, ou de la « personnalité » des
conduira à étudier le propre de l'attitude                   stades de base-bail. Ils troquaient alors leur accent
                                                             citadin ou anglais contre un accent « sportif », qui
du sportif (de l'athlète) selon Bascombe.                    fleurait bon le Sud, et se lançaient dans des expli-
   Le premier se situe en analepse, se dé-                   cations interminables. Il y en a même eu certains
                                                             pour me confier d'un air rêveur qu'ils regrettaient
roulant sur le campus universitaire où
                                                             de ne pas avoir fait comme moi [...] (1990,
Bascombe a accepté d'enseigner ; pour y                      p. 291).
découvrir « un certain nombre de sombres
ismes » (1990, p. 301), pour y découvrir                      Après les universitaires qui enseignent la
aussi « que j'étais autant fait pour l'ensei-             littérature, les auteurs littéraires eux-mêmes,
gnement qu'un canard pour le patin à                      dont parle Bascombe alors qu'il se trouve
glace, car malgré mes efforts les plus achar-             dans les bureaux de son magazine le sou-
nés je n'avais strictement rien à ensei-                  de Pâques, expriment le même regret :

        3 Cité par Harold Seymour, Baseball : The C Iden Age, New York, Oxford University Press, 1989,
p. 4. Faut-il rappeler que le romancier de la célèbre tri! ;ie Lonigan est aussi l'auteur de My Baseball Diary ?

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ÉTUDES LITTÉRAIRES                 VOLUME 28 N° 2 AUTOMNE 1995

   Plenty of times Fve seen writers, famous novelists           cation d'un « article de commande » por-
   and essayists, even poets, with names you'd
   recognize and whose work I admire, drift through
                                                                tant sur un « ancien footballeur » qu'il
   thèse offices on one high-priced assignment or               n'avait transformé « ni en méchant ni en
   other. I hâve seen the anxious, weaselly lonely              héros » (1990, p. 58), sujet sportif premier
   looks in their eyes, seen them sit at the desk we
                                                                que réitère la raison professionnelle de son
   give them in a far cubicle, put their feet up and
   start at once to talk in loud, jokey, bluff, inviting        séjour au Michigan. Quel est donc, selon
   voices, trying like everything to feel like members          Bascombe, l'attrait de la pratique sportive,
   of the staff, holding court, acting like good guys,          du langage sportif ? Si l'on doit résumer,
   ready to give advice or offer opinions on anything
   anybody wants to know. In other words, having                simplement ceci : les athlètes jouent dans
   the Urne of their lives (1986, p. 354). /                    le présent du match qu'ils disputent,
   J'ai très souvent vu des écrivains, des romanciers           s'abandonnent à leur jeu en toute transpa-
   ou des essayistes célèbres, voire des poètes, dont
   vous connaissez le nom et dont j'admire les livres,          rence :
   entrer dans ces bureaux pour travailler sur un ar-
   ticle de commande payé rubis sur l'ongle. J'ai sur-            Athlètes, by and large, are people who are happy
                                                                  to let their actions speak for them, happy to be
   pris leur regard inquiet, fureteur ; je les ai vus s'ins-
                                                                  what they do. As a resuit, when you talk to an
   taller à une table dans un coin, poser les pieds
                                                                  athlète [...] he's never likely to feel the least bit
   dessus, et tout de suite se mettre à parler d'une
                                                                  divided, or alienated, or one ounce of existential
   voix sonore, séduisante et bluffeuse, essayant
                                                                  dread. [...] In fact, athlètes at the height of their
   coûte que coûte de s'intégrer à l'équipe du jour-
                                                                  powers make literalness into a mystery ail its own
   nal, tenant leur cour, jouant les braves types, prêts
                                                                  simply by becoming absorbed in what they're
   à dispenser leurs conseils ou leurs avis sur tous              doing.
   les sujets qu'on voudra bien leur soumettre. Autre-            Years of athletic training teach this ; the necessity
   ment dit, je les ai vus passer un sacré bon mo-                of relinquishing doubt and ambiguity and self-
   ment (1990, p. 463).                                           inquiry in favor of a pleasant, self-championing
                                                                  one-dimensionality which has instant rewards in
    De quoi donner raison à Farrell et vous                       sports.
faire même songer, ainsi que Bascombe le                          [...] I admire that quality more than almost any
                                                                  other I can think of. He knows what makes him
suggère, à des noms célèbres ou connus :                          happy, what makes him mad, and what to do
à des romanciers comme Ernest Hemin-                              about each. In this way he is a true adult (1986,
gway et Norman Mailer bien sûr, mais aussi                        p. 62-64). /
                                                                  Presque tous les sportifs sont heureux de laisser
à des essayistes comme Doris Kearns et                            leurs actes parler à leur place, heureux d'être ce
George F. Will, même à des poètes comme                           qu'ils font. Moyennant quoi, lorsque vous bavar-
Donald Hall et Marianne Moore. L'un des                           dez avec un sportif [...], il ne se sentira presque
                                                                  jamais divisé, ni aliéné, ni sujet à la moindre an-
rares à avoir suivi le parcours qui est le                        goisse existentielle. [...] En fait, les sportifs au
sien, Bascombe n'est pas seul à aimer le                          sommet de leur forme transforment l'évidence en
sport parmi la gent littéraire. De même que                       mystère, tout simplement en s'absorbant complè-
                                                                  tement dans ce qu'ils font.
les athlètes jouent pour (plusieurs d'entre)                      Des années d'entraînement à la compétition vous
nous et réalisent nos rêves, il écrit pour                        apprennent cela ; la nécessité de renoncer au
nombre de professeurs de littérature et                           doute, à l'ambiguïté, à l'introspection en faveur
                                                                  d'une unidimensionnalité agréable et combative
d'auteurs célèbres. Et Bascombe, sans re-
                                                                  dont on est aussitôt récompensé par ses résultats
gret contrairement à certains littéraires, sait                   sportifs. [...]
de quoi il parle : après avoir publié un re-                      [...] J'admire cette qualité plus que presque toute
cueil de nouvelles qui a eu un certain                            autre. Le sportif sait ce qui le rend heureux, ce
                                                                  qui le met en rogne, et quoi faire dans les deux
succès, il a lui-même entrepris sa propre                         cas. Ainsi, c'est un adulte authentique (1990, p. 88-
carrière de journaliste à la suite de la publi-                   89).

                                                           90
L'ÉCRIVAIN COMME JOURNALISTE SPORTIF (OU VICE VERSA}...

    L'athlète vit au présent de ses actes sur             p. 90) ; et elle est professionnelle de golf,
l'aire du jeu, s'entraîne à y arriver. Et parce           dorénavant ! En quelque sorte, elle était
qu'il s'absorbe ainsi totalement dans ce                  déjà sportive alors qu'il n'en était toujours
qu'il fait, il transforme « l'évidence en mys-            qu'à l'apprentissage du métier.) et celui de
tère ». Leçon à tirer de cette attitude pour              son séjour dans l'enseignement effectué
le journaliste sportif minimaliste :                      alors que cette attitude le « dominait com-
                                                          plètement [...] même s'il essayait de la
    And for that reason I sometimes tell less than
                                                          dépasser » (1990, p. 289). Le milieu univer-
    I know, and for my money the boys in my racket
    make a mistake with in-depth interviews.              sitaire n'aidera pas Bascombe, car « les pro-
    [-.]                                                  fesseurs   ont une fâcheuse tendance à re-
    If ail this makes it seem that being a sportswriter   garder toujours de l'autre côté, quitte à en
    is at best a superficial business, that's because it
    is. And it is not for that reason a bad profession at
                                                          subir les pires conséquences » (ibid.).
    ail. Nor am I, I will admit, altogether imperfectly   Beaux   paradoxes : ceux qui regardent de
    suited for it (1986, p. 65). /                        l'autre côté sont fascinés par le journaliste
    Voilà pourquoi j'en dis moins que je n'en sais, et    sportif au moment même où ce dernier est
    selon moi les journalistes qui affectionnent les
    entretiens en profondeur commettent une erreur.       dominé complètement par l'attitude qui
    [•••]                                                 caractérise les professeurs. Et quand il es-
    Si cela donne l'impression que le journalisme spor-   saie de dépasser cette attitude pour éviter
    tif est au mieux un métier superficiel, c'est tout
    bonnement parce que c'est vrai. Mais il ne s'agit
                                                          d'« en subir les pires conséquences », sans
    pas pour autant d'une mauvaise profession. Et         doute formule-t-il sciemment ce que res-
    puis, je l'avoue volontiers, elle me va comme un      sentent furtivement ceux qui lui avouent
    gant (1990, p. 91).
                                                          regretter « de ne pas avoir fait comme lui ».
    Superficiel : Bascombe vise à être un Si, selon son expression qu'il souligne,
« factualiste (Jiteralist) de premier ordre », Bascombe n'avait « rien à enseigner », c'est
qui laisse parler les actes dans les détails parce qu'il ne vise qu'à raconter :«[...] je
de leur exécution, par les détails de l'écri- n'avais strictement rien à enseigner [.../
ture qui les représente. Ce « superficiel » Je leur racontais des anecdotes [...] »
est l'antithèse de l'« aller voir derrière les (ibid).
émotions » qui est « l'une des raisons pour                  Mais l'ascèse factualiste, c'est-à-dire voir
lesquelles j'ai arrêté d'écrire. J'envisageais simplement, puis raconter les choses, les
toujours d'autres manières de réagir à ce gestes, les faits, le présent —, la lisse sur-
que j'écrivais, ou bien d'autres voix que face révélatrice, l'évidence tranformée en
j'aurais pu m'approprier » (1990, p. 90). À mystère —, n'est pas une attitude facile à
la fin, l'« aller voir derrière les émotions », conquérir ni à conserver. D'autant plus
autre version du « mensonge de la littéra- que, pourrait-on dire, Bascombe a un lourd
ture et des beaux-arts » (1990, p. 27) dont passé ; alors qu'il était encore à l'école, il
Bascombe a déjà parlé, explique tout à la n'est arrivé à rien dans la pratique du
fois que ce dernier ait cessé d'écrire des baseball parce que, écrit-il aujourd'hui, « Je
textes littéraires, l'échec de son mariage me voyais toujours de l'extérieur, effec-
(« X était toujours d'une limpidité absolue. tuant les gestes qu'on me demandait de
Elle méritait une confiance aveugle, elle faire » (1990, p. 40). Il n'arrivait pas à coïn-
résistait à la nuance et au doute » (1990, cider avec lui-même, à atteindre ce que le

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ÉTUDES LITTÉRAIRES       VOLUME 28 N° 2 AUTOMNE 1995

writer Bascombe, décrivant « le vrai travail     renoncé à « l'idée du héros » (1990,
de l'écrivain », appelle, en soulignant aussi    p. 371), n'est certes pas de ceux qui
cette appellation, la nécessité d'une «fu-       croient en découvrir dans tous les matches
sion complète avec la vision de l'écri-          joués dans tous les stades, pour ne pas dire
vain » (1990, p. 90). Voir, et voir encore,      à tous les coins de rues. Il n'est pas de ceux
et donner forme à ses regards : le sens ne       qui en rajoutent : il vise à raconter simple-
se trouve pas de l'autre côté ; il se dégage     ment, à faire coïncider son récit et ce que
des regards, de l'insistance et de la préci-     voit son regard. Paradoxe du Sportswriter:
sion du regard « entraîné », et de la qualité    le monde spectaculaire du sport devient,
du récit que les relate, les raconte. Il faut    pour son narrateur, l'occasion de dénon-
ajouter encore ceci : s'il n'a pas connu de      cer le goût américain (occidental ?) sans
succès au baseball dans son enfance, Bas-        cesse à la hausse pour le spectaculaire, l'hé-
combe n'en aura pas davantage dans la            roïque, le tragique, le sensationnel — pour
partie de croquet qu'il dispute à Vicki le       le « mensonge romanesque ». Il est un ton
jour de Pâques, partie de croquet durant         Frank Bascombe qui est aussi un ton, une
laquelle (saurait-il en être autrement ?) est    voix propre à l'ensemble de l'oeuvre de
évoqué Alice au pays des merveilles              Richard Ford, ainsi qu'on dit par exemple
(1990, p. 339). « L'autre côté » (du miroir)     d'un orchestre qu'il a un son. Et cette voix,
rôde, séduisant. Ainsi que rôde alors, mais      ce son redit toujours, en bémol plutôt
Bascombe ne le sait pas encore, le suicide       qu'en dièse : « ne nous énervons pas,
spectaculaire de Walter Luckett, malchan-        n'exagérons rien, ne nous laissons pas
ceux malgré le début de son patronyme,           emporter, voyons les choses telles qu'el-
qui n'a pu se réconcilier avec lui-même.         les sont et nous-mêmes ainsi que nous som-
                                                 mes ». Cette voix, dont le « superficiel qui
Voix                                             lui va comme un gant » et dont certains
                                                 pourraient se gausser, sous-entend de fait
   Le monde du sport est peut-être, surtout      une exigence de discipline et de maîtrise
depuis l'avènement de la télévision, l'un        que seule peut souligner adéquatement la
des plus spectaculaires qui soient. Votre        figure de l'oxymore. L'atmosphère, le ton
lecture de Sportswriter ayant déteint, vous      Richard Ford est fait de détente tendue, de
sentez le besoin d'une nuance bascom-            continuité temporaire, de bonheurs ou de
bienne : la pratique sportive est en soi         malheurs contenus. Dans un univers mé-
spectaculaire ; le monde du spectacle té-        diatisé et informatisé où il est devenu si
lévisé, étant donné ses besoins commer-          facile de se créer, voire même de se faire
ciaux, n'a jamais hésité à en rajouter.          créer une image de soi qui réponde à ce
Quitte à ce que le spectacle télévisuel          qui est attendu de vous, plutôt que de vous
prenne le pas sur le match sportif télévisé      permettre de coïncider avec vous-même,
et pratique alors le mensonge ainsi que le       surtout si ce vous-même ne parle pas le
décrit / décrie Bascombe, en remette, n'hé-      langage des voix dominantes et auto-offi-
sitant pas à décrire le match et à l'inter-      cialisées par le pouvoir qui est le leur,
préter en le poussant vers de multiples          Bascombe / Ford ou vice versa ose(nt) sou-
« autres côtés ». Car Bascombe, s'il n'a pas     tenir les vertus du présent et de la surface

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L'ECRIVAIN COMME JOURNALISTE SPORTIF (OU VICE VERSA)...

sans apprêts, celles aussi du regard ano-                  appareil de télévision qu'il le fera : « Il a
nyme, quotidien mais entraîné (oxy-                        fixé le fusil [...] sur son poste de télévi-
more ?), qui cherche à leur rendre justice,                sion et a bricolé la télécommande pour ap-
à traduire le mystère à force de montrer                   puyer sur la détente du fusil » (1990,
l'évidence.                                                p. 382).
   Dans cette optique, Walter Luckett est                      Ce « You lose control by degrees / Nous
bien à plaindre, qui se fait un drame de son               perdons le contrôle peu à peu », assez sem-
aventure homosexuelle d'un soir et qui n'a                 blable à la dérive du héros de Tanger, le
personne, dans un monde où régnent                         roman inachevé de Bascombe : « un ancien
pourtant les moyens de communication les                   Marine qui avait déserté pendant la guerre
plus sophistiqués, à qui se raconter. Mal-                 et qui errait d'un continent à l'autre à la
gré les conseils de Bascombe, Walter                       recherche de sa conception de l'histoire ;
Luckett dramatisera ; il écrit au narrateur,               tout cela était raconté [...] en flashbacks »
avant de s'enlever la vie :                                (1990, p. 55), ce « Nous perdons... » est
                                                           aux antipodes de l'art du récit selon Bas-
   I woke up today with the clearest idea of what I
   need to do. I am absolutely certain about it. Write     combe. La vie du narrateur ne s'explique
   a novel ! [...]                                         pas par l'histoire du Sud, il ne figure pas
   What I wrote was : " Eddie Grimes waked up on           parmi ceux qui ont « le nez creux pour re-
   Easter morning and heard the train whistle far
   away in a forgotten suburban station. His very first
                                                           pérer l'échec » (1990, p. 277). Son long
   thought of the day was, 'You lose control by            entraînement comme sportswriter lui a
   degrees.' " That seemed Hke a hell of a good first      appris les vertus de « la répétition de ges-
   Une. Eddie Grimes is me. It's a novel about me          tes fort similaires » (1990, p. 58), la néces-
   [...]. But it's hard to get that down and translated
   into the novel form, I see. [...]                       sité de la simple et humble maîtrise des
   Maybe a good way to start a novel is with a sui-        circonstances et des gestes les plus quoti-
   cide note (1986, p. 349). /                             diens. C'est bien Richard Ford lui-même
   Ce matin, au réveil, j'ai eu une idée très claire de
                                                           qui écrit dans la préface de son antholo-
   ce que je devais faire. J'en suis absolument sûr. Je
   vais écrire un roman. [...]                             gie de la nouvelle américaine (préface dans
   Voici ce que j'ai écrit : " Eddie Grimes s'est ré-      laquelle, mine de rien, en bémol, il fait la
   veillé le matin de Pâques et a entendu le train sif-    preuve de sa connaissance intime de tou-
   fler au loin dans une gare de banlieue anonyme.
   Sa première pensée a été : 'Nous perdons le con-
                                                           tes les tendances les plus actuelles de la
   trôle peu à peu.' " Ça m'a semblé être un début         littérature contemporaine et des ismes l'ac-
   du tonnerre. Eddy Grimes, c'est moi. C'est un ro-       compagnant) :
   man sur moi [...]. Mais j'ai un mal de chien à for-
   muler tout ça dans le cadre d'un roman. [...]              I myself prefer to think that long before stories
   Une bonne entrée en matière pour un roman, c'est           can be reflections of life — Windows, mirrors,
   sans doute une lettre avant un suicide (1990,              exponents, commentaries upon an âge — they
   p. 456457).                                                are, again as [Irish writer Frank] O'Connor put it,
                                                              pièces of artistic organization. Or they are, as the
   Luckett reviendra de cette dernière                        novelist William Gass wrote, « wonderful devices
                                                              for controlling the speed of the mind, for resting
idée, ne la trouvant « pas vraiment fruc-                     it after a hard climb ». In other words they are
tueuse d'un point de vue romanesque »                         words — and pauses and noises and rhythms and
(ibid), mais il se suicidera après avoir écrit                more (1992, p. XVI-XV1I).

une lettre. Et c'est par l'intermédiaire de                   La littérature ne peut donner que ce
la boîte à images sensationnelles, par son                 qu'elle a, ne peut être que ce qu'elle fait :

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