Martyrs politiques et pratiques discursives - Introduction - Presses Universitaires de Rennes
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Introduction Martyrs politiques et pratiques discursives (xe-xvie siècle) Maïté Billoré Dans le monde actuel où, contrairement au Moyen Âge, les sphères politiques et religieuses sont autonomes, parler de « martyr politique » ne nous choque pas et l’on emploie le mot « martyr » dans des contextes variés, pour désigner aussi bien des hommes et des femmes tombés pour des motifs religieux que morts pour venger une injustice ou défendre une ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr cause, qu’elle soit nationale, communautaire ou ethnique. Le même vocable est aussi employé pour évoquer toute sorte de victimes innocentes ayant eu à subir un traitement indigne. Le martyr est donc à la fois, dans nos sociétés contemporaines, celui que l’on peut admirer pour son comporte- Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) ment d’abnégation qui tend à l’héroïsme et celui qu’il faut plaindre pour la misère de sa condition. On pourrait toutefois se demander si la formule de « martyr politique » n’est pas un abus de langage puisque, dans sa défini- tion initiale, le martyr est une notion fondamentalement religieuse. Elle définit un individu qui va jusqu’à sacrifier sa vie en témoignage de sa foi. L’origine grecque du terme μάρτυς / mártus, signifie « témoin ». Cet acte a donc un sens théologique : la norma passionis ou « impérative souffrance » qui s’impose à quiconque se reconnaît dans le Christ et désire suivre son exemple 1. Il a aussi une fonction apologétique, car la souffrance du martyr sert de véhicule à la révélation 2, et lorsque la parole est interdite, par exemple, ou ne suffit plus, le témoignage passe par les gestes du martyr : ses larmes, ses mains au ciel et l’effusion de son sang : « le martyr s’empare ainsi d’un espace ou d’une arène symbolique où il déploie un autre moyen de faire passer sa vérité 3 ». Enfin, il crée une communauté réunie par le 1. L’expression norma passionis, « la règle qui consiste à souffrir » provient des Acta de saint Ennemond, évêque de Lyon et martyr († 662), AASS Sept., vol. VII, éd. C. Suyskens et al., Anvers, 1760, p. 744-746, ici § 6, p. 745. Il s’agit de la règle qui s’impose au chrétien de suivre l’exemple du Christ souffrant. Je remercie M.-C. Isaïa pour cette référence. 2. La Première Épître de Pierre pour les Églises d’Asie (I Pierre, 2, 19-21) ne dit pas autre chose. 3. I. Fernandès, Le sang et l’encre : John Foxe (1517-1587) et l’écriture du martyre protestant anglais, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 374. 13
MAÏTÉ BILLORÉ culte du saint martyrisé, ce qui contribue au renforcement de la cohésion de l’Église. Pourtant, la sécularisation de la notion est ancienne, probablement parce que de tout temps le martyre se confond avec des enjeux politiques. Dans l’Antiquité, autour de la figure des premiers chrétiens, ce sont bien deux logiques éminemment politiques qui s’affrontent. D’un côté celle de l’auto- rité légale qui condamne, utilise le spectacle du supplice pour exprimer sa capacité à faire respecter l’ordre impérial et sa détermination à être obéi, de l’autre celle du chrétien qui en persistant dans ses choix, en endurant des violences mortifères, commet un acte de désobéissance civique : il refuse le contrat social proposé par le magistrat au nom de son dévouement à une autorité qu’il juge supérieure, celle-là même qui est ignorée et combattue dans l’Empire. Selon la formule de David El Kenz, sa mort débouche sur « une geste de la subversion 4 ». Agonistique par excellence, son acte fait grandir la cause qu’il défend, du moins la fait-il connaître et galvanisent ceux qui la partagent. Le martyr donne à voir le camp des opprimés et celui des persécuteurs. La souffrance et la mort jouent contre celui ou ceux qui sont alors considérés comme des bourreaux. Il s’agit bien d’une dénon- ciation politique. Témoin de Dieu, mais aussi témoin de l’injustice d’un ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr pouvoir abusif, le martyr chrétien qui perd la vie au nom de la foi qu’il refuse d’abjurer, n’en est donc pas moins, par essence, un martyr politique. Par ailleurs, nous pouvons noter que dès la fin de l’Antiquité encore, des éléments de réflexion théologique favorisent le glissement du concept de martyr dans la sphère politique. Saint Augustin (354-430), qui s’interroge Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) sur la grâce divine et la possible accessibilité de tous au martyre, souligne que la mort violente n’est ni une condition nécessaire, ni suffisante car « ce n’est pas la peine qui fait les vrais martyrs mais la cause 5 ». De même, Césaire d’Arles († 542) adaptant le concept à un contexte historique sans persécution, propose un nouvel idéal – un martyre spirituel basé sur l’inté- riorisation des valeurs chrétiennes – et rejette l’obligation de mourir pour la foi même si cette mort n’est pas exclue 6. C’est aussi l’idée de Grégoire le Grand († 604) qui, dans ses Dialogues, distingue deux types de martyre : le martyre de sang (in aperta passione) et le martyre intérieur (in occulta animi virtute) qui implique l’humilité, la maîtrise des passions, la pratique 4. D. El Kenz, Les bûchers du roi. La culture protestante des martyrs (1523-1572), Seyssel, Champ Vallon, 1997, p. 3. Les chrétiens menacent par leurs discours la stabilité de l’État. Ils enfreignent la loi romaine parce qu’ils prétendent posséder La vérité – une vérité différente de celle communément admise dans l’Empire – et reconnaissent une autre souveraineté que celle de l’Empereur. Pourtant ils n’ont jamais remis publiquement en cause le régime politique romain, même au moment des grandes persécutions. 5. « Martyres veros non faciat poena sed causa », Augustin d’Hippone, Epistolae, PL 33, lettre 89, § 2, col. 310. Voir aussi Id., Sermones ad populum, PL 38, sermon 275, col. 1254 ; sermon 327, col. 1451. 6. G. Blennemann, « Martyre et prédication : adaptations d’un modèle hagiographique dans les sermons de Césaire d’Arles », in M.-C. Isaïa et Th. Granier (dir.), Normes et hagiographie dans l’Occident latin (vie-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2014, p. 253-273, ici p. 263. 14
INTRODUCTION de l’ascèse : « même s’il manque une persécution à l’extérieur, le mérite du martyre se trouve dans l’occulte, quand la virtus prête à la passion, brûle dans l’âme […] même celui qui n’est pas mort dans la persécution boit le calice du Seigneur 7 ». Il en découlera toute une série de débats autour du modèle auquel doit correspondre le martyr chrétien et, durant tout le Moyen Âge, la question récurrente : un « martyr » doit-il nécessairement correspondre au modèle classique du genre et mourir « pour témoigner de sa foi » ? Si beaucoup continuent à le penser – saint Thomas d’Aquin par exemple –, l’Église reconnaît déjà comme saints, au xiie siècle, des hommes morts pour d’autres causes, à l’instar de Thomas Becket, reconnu martyr en 1174 « pour Dieu, pour la défense de la justice et de la liberté de l’Église 8 ». La cause de Thomas s’écarte certes peu de la sphère religieuse, car il s’agit de défendre les valeurs évangéliques et l’institution, mais elle représente aussi, plus largement, la défense du droit acquis face à un pouvoir abusif ; de quoi aller plus loin… Si, en cette fin de xiie siècle, les instances religieuses restent réticentes à cette idée et s’évertuent à reconvertir en saints présen- tables les victimes politiques qui leur sont proposées pour une éventuelle canonisation, les fidèles, en revanche, franchissent le pas et n’hésitent pas à célébrer, voire vénérer, des hommes et des femmes qui ne sont pas officiel- ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr lement portés sur les autels. Pour la population, la mise à mort violente d’un défenseur de la justice et du droit appelle l’image modèle du martyr, même si la cause n’est pas en lien avec la foi ou l’Église. Il existe donc des martyrs « hors la foi », qui sont des dissidents politiques, des rebelles, des leaders ou des simples acteurs de mouvements d’opposition. Ils sont appelés Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) traîtres par ceux qui ne reconnaissent pas la légitimité de leur action et par les autorités auxquelles ils s’opposent. Le martyr politique : de la rumeur au discours Le martyr politique apparaît dans un contexte particulier : celui de la confrontation avec les autorités, quand la mort d’un homme, sa souffrance physique ou psychologique, sont perçues comme anormales ou exces- sives par une partie du corps social. Il faut que les évènements créent une émotion populaire, éveillent une colère face au pouvoir persécuteur et qu’une empathie pour la victime, un sentiment d’admiration, se mue en vénération voire en dévotion. Le processus est identique à celui qui a marqué les temps les plus anciens de la tradition martyriale où l’initiative appartenait au populus christianus. 7. Grégoire le Grand, Dialogues, PL 77, chap. xxvi, col. 281, trad. I. Heullant-Donat, Ch. Castelnau de l’Étoile, « Le martyre : état des lieux », in M. Belissa et M. Cottret (dir.), Le martyr(e). Moyen Âge, temps modernes, Paris, Kimé, 2010, n. 9, p. 21-22. Même idée chez Isidore de Séville († 636), Étymologies, PL. 82, livre VII, chap. 11,4, col. 290. 8. Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J. B. M. Roze, Paris, E. Rouveyre, 1902, p. 113. 15
MAÏTÉ BILLORÉ Ce sont donc, tout d’abord, les bruits autour de la mort de la victime politique qui font émerger l’image du martyr. Ainsi, en 1075, après l’échec d’une conspiration aristocratique hostile à Guillaume le Conquérant, la population apprend avec effroi les mesures prises à l’encontre des révoltés, notamment trois des plus grands barons d’Angleterre et l’exécution de l’un d’entre eux, le comte de Northumbrie 9. Le moine normand Orderic Vital qui relate les évènements écrit : « à leur réveil, les citoyens ayant appris cet évènement par la rumeur publique furent profondément affligés et les hommes comme les femmes jetèrent de grands cris sur la catastrophe 10 ». La rumeur, plus ou moins précise, dramatise l’évènement. Elle a tendance à exacerber l’horreur et à stimuler la peur et frappe de stupeur. Elle joue sur la sensibilité de chacun, fragilise, rend réceptif. Le bruit qui se répand sur la dureté et le caractère inique du supplice infligé suscite la pitié et, basculant dans le registre religieux, celle-ci se mue en piété 11, notamment quand se multiplient les récits de miracles survenus sur la tombe de la victime ou le lieu de son exécution. La rumeur joue donc un rôle essentiel dans la réputa- tion de « martyr » que l’on attribue à un homme alors même qu’aucune institution n’a encore revendiqué ou instrumentalisé sa mémoire 12. Mais il faut souligner que cette rumeur peut aussi être une fausse rumeur d’emblée ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr construite à des fins politiques et destinée à manipuler les foules. Dans tous les cas, le murmure populaire se trouve rapidement contrôlé, relayé par un discours visant à promouvoir la figure de la victime. Il n’y a pas de martyr politique sans cette construction discursive politiquement engagée. La figure du martyr hors la foi, à l’instar du martyr chrétien, n’est Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) ni une donnée brute ni le produit d’une perception immédiate, mais le fruit d’une interprétation. En suivant David El Kenz, nous pouvons dire qu’il s’agit d’« une représentation culturelle 13 », qui passe par des sources variées : des poèmes, des chansons, des hymnes, des récits littéraires ou à tendance hagiographique, des représentations figurées ou des monuments funéraires et mémoriels. Les auteurs prétendent largement qu’ils ne font que relayer la vox populi pour éviter d’être accusés d’inventer des histoires de leur propre autorité – par exemple lorsqu’ils relatent des miracles – mais ce sont évidemment eux qui, de leur propre chef ou pour servir les élites voire le pouvoir, sont le plus souvent à l’origine de la « fabrique » du martyr politique. 9. M. Billoré, « La monarchie anglo-normande face à la conspiration. La révolte des Earls de 1075 », in C. Leveleux-Teixeira et B. Ribémont (dir.), Le crime de l’ombre. Complots, conspirations et conjurations au Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 2010, p. 41-62. 10. O rderic Vital, The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. M. Chibnall, Oxford, Clarendon Press, 1999 (1969), vol. II, livre IV, p. 314. 11. A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431). Recherche sur les mentalités religieuses médiévales, Rome, EFR, 2014 (1981), p. 178. 12. G. Philippart, « L’hagiographie, histoire sainte des “amis de Dieu” », in G. Philippart (dir.), Hagiographies, vol. IV, Turnhout, Brepols, 2006, p. 33. 13. D. El Kenz, Les bûchers du roi, op. cit., p. 14. 16
INTRODUCTION Ces sources, attardons-nous un instant sur elles, puisent largement dans le vieux fonds de la culture occidentale : elles recourent à des topoï bien ancrés dans les mentalités et véhiculés par des œuvres qui rencontrent parfois un succès extraordinaire comme La légende dorée de Jacques de Voragine 14. Le supplice et l’effusio sanguinis y jouent un rôle prépondé- rant et ce d’autant plus que la société médiévale est fascinée par le corps souffrant (corpus dolens) que le discours chrétien a sublimé, depuis des siècles, à travers les récits de la Passion du Christ. Le modèle du martyr chrétien, dont les os sont « disloqués jusqu’à ce que la moelle en sorte 15 » ou dont les plaies permettent de voir « palpiter le foie 16 », doit lui-même beaucoup à l’héritage hellénistique et biblique. Au héros de la mythologie homérique, il emprunte la bravoure qui l’élève au-dessus du commun, lui confère l’honneur et lui assure une notoriété que sa mort exceptionnelle ne fait que renforcer 17. Son engagement, il le doit au philosophe persécuté de l’époque hellénistique. Socrate, condamné à la peine capitale pour impiété mais surtout désobéissance civique, incarne cette figure archétypale qui pose aussi la question de la liberté d’expression face au pouvoir 18. Au nom de la « parrhésia » nombreux sont ceux qui ont été persécutés et que leurs disciples ont érigés en modèles. Les martyrs ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr alexandrins sont de ceux-là (Isidore, Appien par exemple) poursuivis et condamnés pour avoir dénoncé la tyrannie d’un pouvoir irrespectueux des libertés des cités et pour avoir revendiqué un modèle de bon gouvernement. L’éthique stoïcienne a également influencé la figure du martyr, en particu- lier l’image du sage qui demeure, jusqu’au bout, maître de la situation face Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) à une mort qu’il refuse de fuir ; elle est pour lui un choix assumé (choix de plein gré ou authairétos 19). Si la figure du martyr doit beaucoup à ces modèles, elle renvoie égale- ment aux écrits juifs qui relatent la révolte des Maccabées en Judée. Ils mettent en scène des personnages d’exception, des guerriers tels Judas, Jonathan ou Simon, tous décrits comme des héros nationaux : « acceptant 14. Rédigé au milieu du xiiie siècle, cet ouvrage, qui relate la vie d’environ 150 saints ou martyrs chrétiens et quelques épisodes de la vie du Christ ou de la Vierge, est un véritable best-seller qui a inspiré de nombreux prédicateurs et hagiographes. Son succès est attesté par les centaines de manuscrits parvenus jusqu’à nous : textes en latin mais aussi textes traduits dans toutes les langues vernaculaires de la chrétienté dès le xive siècle. À propos de sa diffusion : Legenda aurea. Sept siècles de diffusion, Montréal-Paris, Cahiers d’études médiévales, Cahier spécial 2, 1986. De nombreuses études portent sur son contenu, en particulier l’incontournable livre d’A. Boureau, La légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine, Paris, éd. Cerf, 1984. 15. Jacques de Voragine, La légende dorée, op. cit., martyre de sainte Julienne, p. 305. 16. Martyre de saint Vincent, ibid., p. 203. 17. Même si contrairement au héros antique, il ne meurt pas d’une « belle mort » (kalòs thánatos). J.-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », in G. Gnoli et J.-P. Vernant (dir.), La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Paris, éd. Maison des sciences de l’homme, 1991 (1982), p. 45-76. 18. M.-Fr. Baslez, Les persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2007, p. 24. 19. Ainsi Socrate dans la scène finale du Phédon. Platon, Phédon, dans Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, Paris, Rey, 1846, vol. I, p. 315, 321. 17
MAÏTÉ BILLORÉ généreusement de combattre pour Israël 20 ». Ces modèles se rapprochent des héros de la mythologie grecque mais les normes se trouvent pour une large part inversées car, ensanglantés, écorchés, mutilés et démembrés, ils périssent de ce que la culture grecque considère comme une mort infamante (une « male mort »). Ce sont donc des héros d’un genre nouveau : des « athlètes 21 » au corps ravagé qui sont allés au bout d’eux-mêmes, constants dans l’adversité, pour mener à terme un combat contre l’injustice. À l’instar du philosophe persécuté, le martyr juif incarne la lutte contre le pouvoir abusif, en l’occurrence, vers le milieu de iie siècle avant J.-C., celui des souverains Séleucos IV Philopator et Antiochos Épiphane. Ainsi, le prêtre Mattathias et ses fils Judas et Eléazar notamment, refusent de se plier aux rites qu’on tente de leur imposer, « préférant une mort glorieuse à une existence infâme 22 ». Ce faisant, ils s’érigent en défenseurs de la liberté de pensée, de paroles et d’action, un idéal pour lequel ils sont prêts à tout endurer. Tous ces modèles ancestraux transmis par la tradition hagiographique fondent des normes très largement assimilées par une population pétrie de culture chrétienne. Dans le processus de « fabrique » du martyr politique, le recours à ces normes rend performatif le discours, et c’est important, ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr car il ne s’agit pas seulement d’assurer la publicité de certains évènements (en l’occurrence la mort violente d’un individu), il s’agit de parvenir à influencer l’opinion, la convaincre de la justice d’une cause ou, à l’inverse, de la nature perverse et malfaisante d’un prince. Ces textes et ces images jouent sur ce qui est connu et aisément reconnu comme injuste, mauvais Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) ou tyrannique. Ce sont des instruments de « propagande », utilisés par des groupes, des factions, voire le pouvoir lui-même ; des instruments de manipulation. Ils servent aussi de vecteurs à la mémoire – une mémoire sélective et reconstruite – en même temps que d’outils de commémoration. Profil du martyr politique Partant de ces discours, est-il possible de définir le profil du martyr politique, tel qu’il s’esquisse au Moyen Âge et dans les premiers siècles de la modernité ? Quelques généralités peuvent être avancées à partir d’exemples bien connus, qui seront affinées et complétées par les contributions qui suivent. Le martyr politique est très souvent un personnage charismatique et plutôt en vue dans la société ; un membre de l’aristocratie ou du haut-clergé qui, à l’occasion d’une période de trouble (conflit de succession, révolte aristocratique, guerre civile) s’impose et devient le porte-étendard d’une 20. I Macc 3,2-3. 21. 4 Macc, 17,15. 22. 2 Macc, 6, 19. 18
INTRODUCTION cause qui l’oppose au détenteur du pouvoir. Simon de Montfort incarne ce profil, dans un contexte de lutte de l’aristocratie face aux dérives autocra- tiques du pouvoir Plantagenêt, lui qui a obtenu la ratification des Provisions d’Oxford (1258) et qui a mené la révolte des barons contre le roi Henri III (1261). Pour son poids politique et son engagement, les membres de l’aris- tocratie l’admirent et se reconnaissent en lui ; il est une sorte de référent identitaire, en même temps qu’un compagnon de lutte. Des ecclésiastiques peuvent aussi correspondre à ce modèle d’homme influent, refusant d’entrer dans le jeu royal ou dans celui des princes territoriaux quand leur politique est jugée trop oppressive. Ces hommes de Dieu s’inscrivent tout autant dans les luttes politiques de leur temps que dans les problématiques liées à la vie religieuse. Ils émergent à des moments de forte tension entre les pouvoirs laïcs d’une part, le Saint-Siège ou les pouvoirs ecclésiastiques locaux d’autre part. Ils sacrifient leur vie à la défense des biens et des droits du clergé, à la défense de l’autonomie du spirituel face au temporel et dénoncent, plus généralement, une politique invasive, voire tyrannique. Ils sont, à l’instar de Thomas Becket, l’archevêque de Canterbury, des martyrs de l’Église, le plus souvent reconnus par elle et canonisés. Mais l’âpreté de leur confron- tation avec les autorités temporelles et l’implication de celles-ci dans leur ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr mort en fait d’incontestables martyrs politiques. Au début du xiiie siècle, l’évêque de Saint-Brieuc, Guillaume Pinchon († 1234) par exemple, est la victime du duc de Bretagne Pierre Ier Mauclerc qui l’exile pour avoir dénoncé les empiètements du duc lui-même et de plusieurs de ses vassaux sur le domaine épiscopal et s’être insurgé contre des prélèvements de taxes Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) abusifs 23. De même, en Angleterre, l’évêque de Hereford, Thomas de Cantilupe († 1282) a maille à partir avec l’aristocratie des marches galloises, en particulier le colérique Gilbert de Clare, « comte rouge » de Gloucester ; le roi des Gallois Llewellyn, et Roger, le seigneur de Clifford 24. Le prélat est malmené car il dénonce ouvertement les violences et les usurpations perpé- trées par ces seigneurs laïcs, les défie en justice pour récupérer les biens de l’Église et ose même les menacer d’excommunication et soumettre Clifford à une pénitence publique mémorable pour avoir volé du bétail, maltraité les hommes du domaine épiscopal et incendié quelques fermes 25. Thomas ne meurt toutefois pas d’une mort violente infligée par ses puissants ennemis laïcs, son tourment vient de l’excommunication injuste que lui inflige son métropolitain, John Peckham, avec lequel il est aussi en conflit. Les martyrs politiques présentent deux profils différents : ce sont soit des suppliciés qui versent leur sang pour une cause, soit des souffre-passion à 23. Vita de S. Guilielmo episcopo Brioci in Britannia Armorica, AASS Iulii, vol. VII, p. 122-127. 24. R. Strange, The Life of St. Thomas of Hereford, Londres, Burns & Oates, 1879 (1674), en parti- culier p. 104-110. 25. Roger de Clifford est condamné à traverser la cathédrale jusqu’à l’autel, tête et pieds nus, en tenue de pénitent, pour y recevoir le bâton des mains de l’évêque, ibid., p. 110. 19
MAÏTÉ BILLORÉ l’image de Job, un personnage biblique bien connu, car largement popula- risé par les sermons des ecclésiastiques, en particulier des frères mineurs. Au modèle du martyr sanguinolent correspond la figure de Simon de Montfort, blessé mortellement au cou par une lance et affreusement mutilé 26. De nombreuses sources relatent les détails de son supplice : ses bras et ses jambes sont détachés de son buste, coupés en morceaux et envoyés à ses ennemis ; ses testicules sont suspendus de chaque côté de son nez, et sa tête, ainsi ornée et juchée sur une pique, est apportée en trophée à la femme de Roger Mortimer, son plus terrible ennemi 27. Ce sont, enfin, les derniers restes de sa dépouille, abandonnés sur place, qui subissent des outrages : réunis par les moines d’Evesham et déposés dans l’église abbatiale, ils sont déterrés sur ordre du roi quelques mois plus tard et ensevelis, cette fois, hors de tout lieu saint 28. L’archevêque de Canterbury Thomas Becket relève aussi de cette catégorie de martyr. Jacques de Voragine décrit ainsi sa mort dans la cathédrale, devant l’autel : « Sa tête vénérable tombe sous le glaive des impies, la couronne de son chef est coupée, sa cervelle jaillit sur le pavé de l’église 29 » (voir annexe, fig. 1). Quant au modèle du souffre-passion, il s’applique à tous ceux que l’on estime injustement persécutés, victimes d’atteinte à la fama, d’entrave à la ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr liberté, contraints à l’isolement ou à l’exil, tel Pierre II de Poitiers qui, au début du xiie siècle, subit les rigueurs du duc Guillaume IX d’Aquitaine, pour un différend au sujet de la politique matrimoniale de ce dernier. Une épitaphe gravée en son honneur en témoigne : Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) « L’arrestation, les chaînes, les menaces, la ruine de ses domaines n’ont jamais pu fléchir ce pasteur, non plus que sa rigueur. Au contraire, plus résolu encore à l’approche de la mort, il ne délia rien de ce qu’il avait légiti- mement lié et de ce qui devait rester lié 30 », c’est-à-dire le mariage légitime de Guillaume avec Philippa de Toulouse, principal objet de la confrontation entre le duc et le prélat. Dans ce modèle du souffre-douleur, se trouvent même des souverains, traités de manière 26. M. Billoré, « Le corps outragé d’Evesham. À propos de la mort du comte Simon de Montfort (4 août 1265) », in L. Bodiou, V. Mehl et M. Soria (dir.), Corps outragés, corps ravagés de l’Anti- quité au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2011, p. 473-488. 27. William Rishanger, Chronica Willelmi Rishanger, éd. H. T. Riley, Willelmi Rishanger Chronica et Annales 1259-1307, Londres, Longman, 1865, p. 1-230, ici p. 35-37 ; « Annales monasterii de Waverleia (1-1291) », Annales monastici, éd. H. R. Luard, Londres, Longman, 1865, vol. II, p. 129-411, ici p. 365 ; « Annales monasterii de Oseneia (1016-1347) », Annales monastici, 1869, vol. IV, p. 171-172 ; Thomas Wykes, « Chronicon vulgo dictum chronicon Thomae Wykes (1066- 1289) », ibid., p. 174-175 ; « Chronica majorum et vicecomitum Londoniarum, 1183-1274 », éd. Th. Stapleton, in De antiquis legibus liber, Londres, Sumptibus societatis Camdenensis, 1846, p. 75-76. 28. A nnales monasterii de Oseneia, op. cit., p. 177-178. 29. Jacques de Voragine, La Légende dorée, op. cit., p. 113-114. Sur cet épisode : M. Aurell, « Le meurtre de Thomas Becket. Les gestes d’un martyre », in N. Fryde et D. Reitz (dir.), Bischofsmord im Mittelalter – Murder of Bishops, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 187-210. 30. C hronique de Saint Maixent (751-1140), éd. et trad. J. Verdon, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 184. 20
INTRODUCTION indigne comme le roi Édouard II, pourtant très impopulaire mais érigé en martyr en raison des épreuves qui lui ont été infligées par sa femme Isabelle et l’amant de cette dernière Roger Mortimer : trahison conjugale, diffamation, emprisonnement, abdication forcée au profit de son fils et probable assassinat 31. Rien ne s’oppose à ce que des femmes soient érigées en martyres politiques, puisque parmi elles certaines possèdent un réel pouvoir et qu’elles peuvent aussi trouver la mort dans des circonstances anormales ou pour la défense d’une cause politique. Ainsi, Jeanne d’Arc est une martyre politique avant d’être une sainte, condamnée pour un non-conformisme qui a heurté beaucoup de ses contemporains (elle passe outre les normes sociales et sexuelles de son temps), morte pour avoir défendu le royaume de France et affronté les Anglais qu’elle promettait de « tous occire, s’ils ne veulent obeïr » en « abandonnant la France et payant pour ce que vous l’avez tenue », comme le précise sa lettre de défi, envoyée au duc de Bedford, le 22 mars 1429 32. Plusieurs remarques s’imposent toutefois à propos de ces femmes martyres : d’abord, elles sont peu nombreuses et l’on retrouve là probablement un écho à leur position largement effacée sur l’échiquier politique, une conséquence aussi de l’établissement d’un ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr système de parenté patrilinéaire qui les laisse dans une situation secon- daire. Ensuite, elles présentent une personnalité forte et ne se comportent pas conformément à ce que l’on attend de leur sexe. Cela peut susciter la réprobation des clercs mais c’est aussi sur ces aspects très masculins de leur caractère qu’insistent ceux qui fabriquent un martyr au féminin. Enfin, il Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) est fréquent que les femmes présentées comme des martyres politiques par les sources ne jouissent d’aucun culte populaire, le peuple leur préférant des saintes bien plus conforme à l’idéal féminin. Homme ou femme, il convient encore de souligner l’ambiguïté des personnages qui nous occupent ici : sont-ils des traîtres ou des martyrs ? Du point de vue du pouvoir qui condamne, il n’y a pas de martyr mais un individu coupable de trahison, l’un des crimes les plus graves qui soit, juridiquement confondu avec la lèse-majesté et justifiant une peine exemplaire, celle-là même que l’on réserve aux crimes énormes (ex-normi- tas/hors norme) 33. Dans l’Angleterre des xive-xve siècles, les traîtres sont soumis au traînage, à la pendaison, à la mise en quartiers et à la décapita- tion (drawn, hanged, quartered, beheaded) comme le stipule la loi de 1352 (Law of Treason) 34. Elle s’applique à celui qui « projette la mort du roi 31. C. Valente, « The Lament of Edward II : religious lyric, political propaganda », Speculum, 77, 2002, p. 422-439. 32. Lettre aux Anglais, 22 mars 1429, éd. C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2004, p. 457-458. 33. Ce thème est abordé dans plusieurs contributions du collectif M. Billoré et M. Soria (dir.), La trahison au Moyen Âge. De la monstruosité au crime politique (ve-xve siècle), Rennes, PUR, 2009. 34. Parmi les analyses de ce texte : E. Coke, The Third Part of the Institutes of the Laws of England concer- ning High Treason and Other Pleas of the Crown and Criminal Causes, Londres, E. & R. Brooke, 21
MAÏTÉ BILLORÉ ou complote pour le déposer […] lève le peuple et l’incite à entreprendre une action contre le souverain et à faire la guerre dans son royaume 35 ». Sa dureté n’a rien d’extraordinaire, elle est « légale en somme » et répond à la gravité de l’acte commis car le dissident n’a pas seulement détruit les vecteurs de la confiance sociale que représentent l’amitié ou le serment, il a aussi porté atteinte à un oint du seigneur ou contesté implicitement le choix de Dieu. Michel Foucault le souligne : « le supplice a une fonction juridico- politique. Il s’agit d’un cérémonial pour reconstituer la souveraineté un instant blessée 36 » : on détruit le corps qui a cherché à détruire le corps de l’État. C’est également un « spectacle » qui vise à effrayer les foules et à dissuader : une pédagogie de la terreur en somme. Le châtiment, dans toute sa dureté, « publie sur le corps [du condamné] la vérité du crime et […] permet à l’acte de justice de devenir lisible pour tous 37 ». De plus, il inscrit durablement la loi dans la mémoire affective des sujets. C’est le traitement qui est infligé à Guillaume Marescot en 1242, à David ap Gruffydd en 1283 ou à William Wallace en 1306, tous trois opposants au régime Plantagenêt et condamnés pour trahison. Marescot est accroché par les pieds à la selle d’un cheval et traîné de Westminster à la tour de Londres, puis, de là, traîné à nouveau jusqu’au gibet. Il est ensuite pendu, puis décroché, avant que la ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr mort ne survienne, posé sur une table et équarri. Les morceaux de son corps sont envoyés dans les principales villes du pays 38. David ap Gruffydd et William Wallace subissent un supplice similaire mais ils sont aussi éventrés, leurs entrailles sont jetées au feu et leurs têtes placées sur des piques « ad terrorem consimilium proditorum 39 ». Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) Ce que l’autorité désigne comme trahison s’appréhende évidemment tout à fait différemment dans le camp du supposé « traître », où les discours opèrent un renversement de la peine en martyre. Ils visent à convaincre de l’innocence du condamné, mort pour la défense d’une juste cause. On dénonce une erreur judiciaire et les tourments infligés sont présen- tés comme des preuves de l’indignité du pouvoir, voire de sa tyrannie. 1797, p. 1-19 ; J. G. Bellamy, The Law of Treason in England in the Later Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 59-101. 35. Statute of 1398, Statutes of the Realm (Richard II), Londres, Record Commission, 1810, vol. II, p. 98-99. 36. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 2013 (1975), p. 59. Voir aussi M. James, « Ritual, drama and social body in the late medieval english town », Past and Present, 1983, 98-1, p. 3-29 ; M. Bée, « Le spectacle de l’exécution dans la France d’Ancien Régime », Annales ESC, vol. 38, no 4 (juillet-août 1983), p. 843-862. 37. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 55. 38. Matthieu Paris, Chronica Majora, éd. H. R. Luard, Matthaei Parisiensis, monachi Sancti Albani, Chronica Majora, Londres, Longman, 1877, IV, p. 196. 39. Thomas Walsingham, Historia Anglicana, éd. H. T. Riley, Londres, Longman, Green, 1863, vol. 1, p. 25. Pour David, ibid., p. 25 ; William Rishanger, Chronica, op. cit., p. 104. Pour Wallace, Thomas Walsingham, Historia, op. cit., p. 107 ; William Rishanger, Chronica, op. cit., p. 225-226 ; Jean de Fordun, Chronica gentis Scotorum, éd. W. F. Skene, Édimbourg, Edmonston and Douglas, 1871, chap. CXVI, p. 340. 22
INTRODUCTION Les topoï de la littérature hagiographique donnent un autre sens à l’évène- ment. Les postures de la victime rappellent la Passion et l’abnégation du Christ ; elles témoignent de l’élection divine du supplicié et rendent inique le jugement prononcé ou le meurtre perpétré. Ainsi, Thomas Gascoigne souligne que l’archevêque Richard Scrope, condamné en 1405 à la demande du roi Henri IV, aurait réclamé à ses bourreaux de lui donner cinq coups d’épée « pro amore Domini nostri Jesu 40 » : référence claire aux cinq plaies du Christ. De même, les paroles de Thomas Becket face à ses bourreaux rappellent celles du Christ à Gethsémani et sur la croix : « Je suis prêt à mourir pour Dieu […] je recommande la cause de l’Église et moi-même à Dieu, à la bienheureuse Marie, à tous les saints et à Saint Denys 41 ». Nouveau Christ, Thomas se sacrifie et offre son sang, ce qui évoque l’eucha- ristie. L’iconographie ne tarde pas à s’emparer de cette image et dans sa représentation la plus habituelle, le meurtre de l’archevêque se déroule devant l’autel, tandis qu’il célèbre la messe 42. Le discours se plaît aussi à relater des évènements qui se présentent comme des « surgissements inopinés du divin dans le monde des hommes 43 », des signes du soutien du Ciel à la cause du martyr : surtout des guérisons, des miracles de la végétation, des révélations… Ces manifesta- ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr tions divines attestent que le bon droit se trouve bien du côté de la victime. Cela constitue une forme de revanche pour ses partisans ; une compensation morale : la compensation des vaincus. Dans le cas de Simon de Montfort, dont la mort porte un coup fatal à la révolte baronniale 44, (d’autant qu’avec lui sont morts de nombreux seigneurs influents, notamment Henri, son fils Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) et Hugh Despenser, justicier d’Angleterre) la construction martyriale est un soubresaut ultime pour fournir un soutien moral aux Montfortiens, leur redonner confiance, voire séduire de nouveaux supporters afin que la lutte continue. « Nous croyons, écrit l’annaliste de Waverley, qu’il a consommé un glorieux martyre pour la paix de la terre et la restauration du royaume et de notre mère l’Église 45. » Ce discours hagiographique est un discours 40. Thomas Gascoigne, « Decollatio Ricardi Scrope », in Loci e libro veritatum. Passages Selected from Gascoigne theological dictionary (1403-1458), éd. J. E. Thorold Rogers, Oxford, Clarendon Press, 1881, p. 225-229, ici p. 227. 41. Jacques de Voragine, La Légende dorée, op. cit., p. 113, en écho à Mt 26, 42 ; Lc 22,42 ; Mc 14, 36, 46. 42. M.-M. Gauthier, « Le meurtre dans la cathédrale, thème iconographique médiéval », in R. Foreville (dir.), Thomas Becket. Actes du colloques international de Sédières, Paris, Beauchesne, 1975, p. 247-254. 43. A. Dierkens, « Réflexions sur le miracle au Haut Moyen Âge », in Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge. Actes du congrès de la SHMESP de 1994, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 9-30, ici, p. 11. 44. «Annales monasterii de Oseneia», op. cit., IV, p. 171-172 ; Thomas Wykes, Chronicon, op. cit., p. 174. 45. Annales de Waverley, op. cit., p. 365. 23
MAÏTÉ BILLORÉ d’inversion. Selon Claire Valente, « the cult was used to snatch a religious victory from the Montfortian defeat 46 ». Ériger une victime politique en martyr représente donc une forme de résistance ; une alternative à la révolte. C’est un acte qui peut s’avérer extrê- mement dangereux pour le pouvoir parce que son écho populaire n’a pas de limite. Dans une lettre qu’il rédige pour Édouard Ier, Étienne de San Giorgio le souligne : il faut éviter le développement du culte de Simon, car ce serait s’exposer à de nombreux « inconvénients et périls » ; en clair, cela fragiliserait son pouvoir 47. Les autorités se mobilisent donc pour tenter, au contraire, de contrer et combattre l’émergence d’une dévotion populaire, mais ce n’est pas aisé 48. Quelques mois après la mort du comte Thomas de Lancastre (mars 1322) par exemple, l’entourage d’Édouard II fait inter- dire l’accès au tombeau et fermer les portes de l’église de Pontefract. Des mesures coercitives sont prises pour faire face au culte populaire qui malgré tout se développe 49. Henri III, de son côté, fait exhumer les restes de Simon de Montfort, recommande qu’ils soient placés dans un endroit secret afin d’empêcher tout pèlerinage 50 et légifère par le Dit de Kenilworth (31 oct. 1266) : « Nous prions humblement le légat d’empêcher, par contrainte ecclésiastique, que Simon de Montfort ne soit réputé saint ni juste par ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr personne, puisqu’il est mort excommunié et que les miracles, que plusieurs lui attribuent mais qui sont vains et faux, ne soient propagés par aucune bouche. Que le roi notre sire puisse faire la même défense, sous menace de peines corporelles 51. » Plus tard, Henri IV, jugé par la rumeur responsable d’un procès à la fois expéditif et non respectueux du privilège du for à Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) l’encontre de l’archevêque d’York Richard Scrope décide, face au dévelop- pement de la ferveur populaire, la convocation d’une nouvelle cour de justice afin d’attester la légalité de la procédure juridique qui, en 1406, avait condamné le prélat pour trahison 52. Il profite de ce second procès pour dénoncer la victimisation excessive de Richard et détruire son image de 46. C. Valente, « Simon de Montfort, Earl of Leicester, and the utility of sanctity in thirteenth-century England », JMH, 21, mars 1995, p. 27-49, ici p. 42. 47. S tefano de San Giorgio, Une silloge epistolare della seconda metà del XIII secolo, éd. F. Delle Donne, Florence, Galluzzo, 2007, p. 39. 48. J. C. Russell, « The Canonization of Opposition to the King in Angevin England », in H. Taylor et J. L. La Monte (dir.), Anniversary Essays in Medieval History by Students of Charles Homer Haskins, Boston, Houghton Mifflin Company, 1929, p. 279-290, ici p. 286. 49. Th e Brut (The Chronicles of England), éd. F. W. D. Brie, Londres, Kegen Paul, 1906, p. 230. 50. A nnales monasterii de Oseneia, op. cit., p. 177. 51. D ocuments of the Baronial Movement of Reform and Rebellion, 1258-1267, éd. R. E. Treharne et I. J. Sanders, Oxford, Clarendon Press, 1973, Article 8, p. 322-23. 52. Le nouveau procès confirme la légalité de la condamnation par une cour séculière en raison de la qualification du crime : la haute trahison. L’archevêque, qui avait pris les armes contre le roi « bannières déployées », entrait bien dans la catégorie des traîtres. Par ailleurs, le jugement initial est cette fois confirmé par une cour au-dessus de tout soupçon – la cour des pairs et non une cour martiale similaire à la précédente. S. Walker, « Les deux procès de Richard Scrope, archevêque d’York (1405-1406) », in Y.-M. Bercé (dir.), Les procès politiques (xive-xviie siècle), Rome, EFR, 375, 2007, p. 105-121. 24
INTRODUCTION martyr politique. L’objectif du roi est d’empêcher à tout prix que le culte de l’archevêque ne prenne de l’ampleur et ne devienne un signe de ralliement pour les opposants anti-lancastriens. Finalement, toutes ces mesures illustrent le fait que le dissident est souvent bien plus dangereux mort que vivant. Comme le souligne John Theilmann à propos de Simon de Montfort : « in practical terms, because he was a dead rebel, Simon’s cause had no legitimacy. In symbolic terms, as a saint, Simon had political legitimacy 53 ». Mais démonter la logique hagiographique n’a rien de facile. Les autorités ont beau dénoncer l’usage abusif d’images de sainteté pour un homme (ou une femme) dont la vie est loin d’avoir été exemplaire, rappeler son peu de piété ou sa situation d’excommunié au moment de sa mort, ces efforts ne sont pas toujours couronnés de succès. L’émotion suscitée par les évènements rend le peuple plus réceptif aux manifestations du divin qu’à des récits basés sur une construction ration- nelle. Pour le pouvoir, la vraie solution est parfois de changer de stratégie et plutôt que de dénoncer les défauts de la victime et de combattre son culte, d’essayer de le récupérer. Récupération politique et cohésion communautaire ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr Faire d’un culte initialement subversif, alimentant la critique et l’esprit contestataire un outil de pouvoir est le coup de maître réussi par Henri II Plantagenêt face à l’émergence du culte de Thomas Becket. Alors que le roi est considéré comme le principal responsable de la mort de l’archevêque, les Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) intellectuels de son entourage retournent la situation. Jordan Fantosme et d’autres chroniqueurs après lui relatent des miracles opérés par le martyr au bénéfice du roi d’Angleterre qui laissent entendre que l’amende honorable d’Avranches (1172) a mis fin à son courroux 54. La propagande politique fait même rapidement de Thomas l’un des protecteurs de la monarchie comme le sont déjà saint Edmund († 869) ou Édouard le Confesseur († 1066). En 1190, par exemple, la flotte de Richard Cœur de Lion, en partance pour la Terre sainte, se trouve confrontée à une terrible tempête en mer d’Espagne. Thomas Becket apparaît alors pour rassurer l’équipage : « N’ayez pas peur car le bienheureux martyr Edmond, le saint confesseur Nicolas et moi avons été envoyés par le Seigneur pour protéger cette flotte du roi d’Angleterre 55. » 53. J. Theilmann, « Political canonization and political symbolism in medieval England », Journal of British Studies, 29, 1990, p. 241-266, ici p. 247-248. 54. En juillet 1174, la capture du roi d’Écosse Guillaume le Lion coïncide avec le pèlerinage d’Henri II sur la tombe de l’archevêque, Jordan Fantosme, Chronique, op. cit., v. 1910-1914. 55. Gesta regis Henrici secundi et Ricardi primi, dans The Chronicle of the Reigns of Henry II and Richard I (1169-1192), éd. W. Stubbs, Londres, Kraus, 1867, vol. II, p. 116. Cet épisode est repris par de nombreuses sources, notamment Roger de Wendover, The Flowers of History (Flores historiarum), éd. H. G. Helwett, Londres, Longman & co, 1886, vol. 1, p. 184-185. 25
MAÏTÉ BILLORÉ D’autres formes de récupération politique existent, qui consistent notamment à utiliser la figure du martyr pour servir une cause distincte de son combat initial. C’est ce qui se passe par exemple, en Angleterre, pour Thomas de Lancastre quand Isabelle et Mortimer, après leur coup de force et la déposition du roi (1326), utilisent la décapitation du baron pour justifier a posteriori leur action. À cette époque, Thomas peut être considéré comme le symbole de l’opposition à Édouard II : il a entretenu des relations complexes et conflictuelles avec son cousin et s’est retrouvé à plusieurs reprises à la tête de troupes rebelles. Convaincu de trahison pour une liste d’offenses établies lors de son procès (prise des bijoux et des chevaux royaux à Newcastle en 1312, prise d’armes contre le roi, siège de forteresses royales, correspondance avec les Écossais) 56, il a été condamné à être traîné, pendu et décapité 57. Isabelle et Mortimer utilisent l’exécution du comte pour noircir l’image du souverain et légitimer le traitement qu’ils lui ont infligé : son arrestation, son emprisonnement et surtout son abdication forcée. La figure du martyr nourrit toute une rhétorique visant à faire d’Édouard un mauvais souverain, un meurtrier assoiffé du sang de ses barons : un tyran manipulé par un entourage nocif, ce que n’est pas son successeur. Et à trois reprises tout de même, Isabelle et son fils Édouard III s’adressent au Saint- ISBN 978-2-7535-7579-0 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr Siège pour revendiquer une canonisation de Thomas (fév. 1327, mars 1330 et avril 1331 58) : une insistance qui traduit la conscience qu’ils ont de la symbolique martyriale et de son efficacité politique. On notera que, dans le même temps, le culte est aussi soutenu par d’autres opposants à Édouard II, en particulier les partisans des libertés aristocratiques ; ceux qui réclament Martyrs politiques (Xe-XVIe siècle) – Maïté Billoré et Gilles Lecuppre (dir.) la mise sous tutelle de la monarchie et un gouvernement baronnial. Cette fois le combat s’inscrit dans la ligne de ce que furent les engagements de Thomas 59. Le culte de Thomas de Lancastre illustre la nature extrême- ment malléable du martyr politique, l’importance des manipulations et des enjeux politiques dont il peut faire l’objet. Le règne de Richard II en fournit un autre exemple avec un martyr assez improbable qui nécessite une bonne dose de rhétorique pour devenir “présentable” : le très controversé Édouard II. Faire reconnaitre son prédé- cesseur comme un martyr politique est le combat d’une vie pour le roi Richard II, surtout après son humiliation de 1387-1388 – à cette date Richard est dépossédé de la réalité du pouvoir par les « lords appellant » (Thomas de Woodstock, comte de Gloucester, Richard Fitz Alan, comte d’Arundel, Thomas de Beauchamp, comte de Warwick) et il se voit coupé de ses principaux partisans qui sont emprisonnés, exilés voire même exécu- 56. Foedera, conventiones, literae et cujuscumque generis Acta Publica, éd. T. Rymer, La Haye, J. Neaulme, 1739, vol. II, pars II, p. 40-41. 57. E n raison du sang royal qui coule dans ses veines, il est exécuté sans trainage ni pendaison. 58. Foedera, op. cit., vol. II, pars II, p. 181-182 ; vol. II, pars III, p. 39-40 et 61-62. 59. J. Theilmann, « Political canonization », art. cité, p. 252. 26
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