L'héritier présomptif des ursulines - Pierre-Louis Vaillancourt - Érudit
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Document generated on 03/27/2020 12:37 p.m. Études littéraires L'héritier présomptif des ursulines Pierre-Louis Vaillancourt Jacques Ferron : en exotopie Article abstract Volume 23, Number 3, hiver 1991 Presented as a sequel to explain the changes made in la Nuit, Jacques Ferron's Appendice astounds us by its complexity and its tenuous connections with les URI: https://id.erudit.org/iderudit/500946ar Confitures de coings. The author is concerned less with justifying the hardening DOI: https://doi.org/10.7202/500946ar and amplification of his earlier narrative than with developing to a considerable extent his few allusions to his hero's childhood. What Ferron produces in effect is a veritable "family portrait"; this is particularly true of his See table of contents maternal descent, for which the four-volume history of the Ursulines of Trois-Rivières serves by and large as "biblio-text". All the evidence tends to confirm that his family was socially eminent. Given all his links with the Publisher(s) French-Canadian professional high bourgeoisie, why did Ferron choose to cast off his ancestral connection and assume the class consciousness of a Département des littératures de l'Université Laval dispossessed and alienated hero? It is this question that the article attempts to elucidate. ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal Cite this article Vaillancourt, P.-L. (1991). L'héritier présomptif des ursulines. Études littéraires, 23 (3), 79–91. https://doi.org/10.7202/500946ar Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1991 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
L'HERITIER PRESOMPTIF DES URSULINES Pierre-Louis Vaillancourt • Plume intarissable, Jacques Ferron fut aussi son cadavre. François se lève, hèle un taxi, un rapiéceur. Ses textes sont des collages. Il traverse le pont et se rend à la morgue où les monte à partir d'agrégats éparpillés ailleurs, l'attend Frank. Leur conversation fait surgir puis il les retamise pour en saupoudrer d'autres 1 . des souvenirs d'enfance communs, à Louiseville. À l'aise dans le genre court, il n'aborde le long On apprend qu'après un séjour au sanatorium que par l'addition. Les Confitures de coings, où l'étranger Smédo l'avait initié au communisme, reprise de la Nuit, sont conformes à cette François avait été terrassé d'un coup de poing tendance; ensuite, pour justifier le gonflement par Frank lors d'une manifestation, traîné en et le changement de titre, il ajoute un long cour, et acquitté, mais à la condition implicite appendice, de près de la moitié de la fiction de renoncer à ses idées, à son enfance, à son elle-même, où les transformations sont rattachées pays, aux siens. Il en avait alors perdu son aux événements d'octobre 1970 2 . âme, que Frank avait mise dans sa poche. La Nuit mettait en scène un modeste employé Après avoir festoyé dans un club, François de banque, marié, sans enfants, qui recevait part avec une prostituée noire, Barbara. Il tous les ans un appel d'un agent de police, revient vers un Frank mort d'avoir mangé les Frank, chargé de vérifier son domicile. Cette confitures qu'il lui avait apportées, s'empare nuit-là, François annonce à son interlocuteur de son carnet rempli de réflexions sur les que Frank est mort. Ce dernier lui donne alors Québécois et rentre chez lui, ayant ainsi retrouvé rendez-vous à Montréal en le priant d'apporter son âme. 1 La bibliographie de Ferron par Pierre Cantin témoigne de la fréquence de ce procédé. 2 Outre les Confitures et YAppendice aux Confitures de coings ou le Congédiement de Frank Archibald Campbell, l'ouvrage contient la Créance et Papa Boss, ainsi que le Journal des Confitures de coings (sauf indication contraire, la pagination entre parenthèses renvoie à YAppendice). Quant au texte de la Nuit, il avait été publié par Parti pris en 1965; une édition commentée, à laquelle nous empruntons le synopsis, a été faite par Diane Potvin en 1979. Études Littéraires Volume 23 N° 3 Hiver 1990-1991
ÉTUDES LITTERAIRES VOLUME 23 N° 3 HIVER 1990-1991 S'étant jugé trop doux avec l'occupant op- hommage à la tante Irène, brillante et rieuse, presseur anglophone qu'incarnait Frank Archibald célibataire d'esprit libre dont les visites et les Campbell, Ferron décide de corser les allusions cadeaux enchantaient l'enfant qu'était alors politiques auparavant diluées dans l'onirisme Jacques. La cinquième décrit le cortège funè- ambiant. L'ironie le cède à la colère, le ton bre de sa mère, dite « cadette » car morte à un poétique au ton polémique. Les références âge moins avancé que celui qui écrit. Le rituel politiques intègrent la leçon de la répression observé est commenté à la lumière des règles d'Octobre. de préséance dont les annales des ursulines UAppendice justifie certaines modifications font état. Les liens nombreux entre cette com- — comme celle du titre destinée à mettre munauté et la famille de la mère sont recensés, l'accent sur le poison —, sans pourtant éclai- tandis que des digressions éclairent le rôle rer les digressions ajoutées. Composé de tex- national joué par l'Église au Québec. Le récit tes hétéroclites, Y Appendice ne remplit en fait s'achève sur un douloureux adieu à la mère, ses promesses exégétiques que dans la première aux accents poignants, et un abrupt congédiement section, sorte de Manifeste des Confitures où des valeurs qu'elle représente. Ferron, s'identifiant à François et identifiant Ce résumé plutôt symphonique trahit le Frank à Frank Scott, juriste de l'Université caractère composite et débridé de Y Appendice McGill, dévoile la lutte entre les « deux solitudes » (plus proche, en fait, d'une partition dodé- que représente leur conflit, et conclut à la caphonique), où se bousculent récits, discours, nécessité du poison. En même temps, la situation anecdotes, dialogues, dans un beau désordre de François correspond, à travers la sienne, à qui obscurcit le sens autant que le fait l'onirisme celle de tous les Québécois humiliés. des Confitures. Les éléments structurants sont Les autres sections fourmillent plutôt d'anec- d'ailleurs hétérologues entre les deux textes. dotes diverses, étrangères en apparence à Malgré un déroulement disjonctif, brisé par l'intention des Confitures. La deuxième sec- des analepses et des prolepses, les Confitures tion présente un oncle politicien, à l'éloquence relèvent d'un chronotope systématique : l'enfance facile et fascinante, dont les réflexions sur à la rivière-mère; la jeunesse avec ses péripé- l'art de la parole permettent à Ferron de commen- ties urbaines menant à la perte de l'âme et des ter son métier d'écrivain; autour de la figure clochers de l'enfance; la vie adulte en banlieue, de l'oncle gravitent celles du père et du grand- marquée par l'amnésie; puis la nuit, à la fois père maternel. La troisième raconte la vie et espace et temps de l'initiation, de la libération. les oeuvres de trois femmes qui ont porté, au Ces quatre masses textuelles ne trouvent pas couvent des ursulines des Trois-Rivières, le de correspondance dans l'Appendice. Le temps nom de Mère Saint-Stanislas. Conjointement primordial de l'enfance y occupe une place sont évoquées d'autres femmes éduquées au centrale et plonge ses racines dans un passé couvent : la mère de Ferron et les deux sœurs historique et mythique. L'espace, celui d'une de celle-ci. La quatrième section rend surtout petite ville, est auto suffisant, même s'il provo- 80
L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF DES URSULINES que des rêves d'évasion chez quelques-uns. biblio-texte à YAppendice tant y sont nombreux Tous les personnages appartiennent à la famille les références, les citations, les commentaires proche ou élargie, alors que François vit quasi de ces annales. Elles ne constituent pas seule- incommunicando avec sa femme, sans ascen- ment en effet un réservoir d'anecdotes mais dance ni descendance. La trame quasi policière jouent un double rôle, génétique pour la com- qui fondait la diégèse des Confitures s'égaille position du texte, et herméneutique pour le ici en micro-récits. choix de société que fait l'auteur. Car derrière En somme, YAppendice grossit démesurément l'histoire de la communauté religieuse se des- les quelques pages consacrées aux souvenirs sine celle d'une collectivité. d'enfance, qui étaient d'ailleurs plutôt ceux Le premier tome couvre cent ans, de 1697 à de Frank dans les Confitures. Il remplit donc 1806, soit de la fondation du couvent jusqu'après le trou noir qui produisait l'implosion des la chute du régime français. C'est alors une Confitures, cette âme perdue qui, retrouvée, chronique comme en avaient composé les redonne à l'enfance sa saveur, à la foi son sens, moines de Saint-Denis, où les faits quotidiens à la famille sa dimension, à la patrie son nom, de la communauté s'entrelacent intimement au personnage son identité. Mais à la fin de avec les événements nationaux, dans une im- Y Appendice, l'écrivain Jacques Ferron renie médiateté qui ravit, depuis Léopold Von Ranke, paradoxalement l'âme difficilement reconquise les historiens, en raison de l'absence de distor- par son double François, en congédiant brutale- sions, de distances, de niveaux et d'analyses, ment la mère, médiatrice de l'âme : « qu'elle ce qui facilite la reconstitution d'une histoire aille seule [au tombeau] même si sa perte m'a totale. Le premier chapitre contient par exemple été immense et que j'ai tout fait par amour le récit de la fondation du monastère par Mgr Saint- pour la retrouver » (p. 148). Fondées sur la Vallier, rappelle les achats de terrains et la nostalgie d'un manque et la joie d'une réappro- construction des premières résidences. Les priation, les Confitures s'achèvent dans YAp- contrats établis voisinent avec la description pendice par la mise au pilori et au rancart de des premières sauvagesses instruites, lesquel- cette âme perdue et retrouvée, l'enfance de les côtoient les premiers bienfaiteurs de l'éta- François. blissement. La présentation de l'état de la À défaut d'un addendum qui expliquerait colonie suit celle du monastère; les principaux ce revirement bizarre, il faut se tourner pour épisodes sont les menaces de l'escadre anglaise, le comprendre vers les quatre volumes qui puis de la flotte de Walker. À la peinture du relatent l'histoire des Ursulines des Trois-Ri- décès des grands, comme Mgr Laval, et des exploits vières depuis leur établissement jusqu'à nos des héros, comme François Hertel, succèdent jours*, et qui servent vraisemblablement de le panégyrique de l'humble et saint frère Didace 3 Ouvrages désignés dans cet article par le terme 81
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 23 N° 3 HIVER 1990-1991 Pelletier, puis l'examen des activités économi- même » (les Ursulines des Trots-Rivières, 1639- ques de la région. Poèmes de circonstance, 1939. Trois-centième anniversaire, p. 22), sauvé lettres personnelles, biographies des grandes de l'athéisme révolutionnaire français, il va de familles trifluviennes encadrent le récit des soi. petites misères matérielles, comme un incen- Osant pourtant un « coup d'œil sur l'horizon die, ou des bonheurs spirituels, comme la politique »desTrois-Rivièresen 1835, le tome III moisson de nouvelles recrues, les vertus d'ad- se contente finalement d'évoquer l'agitation mirables sœurs, la dévotion au Sacré-Cœur. Le politique et les réclamations des Canadiens texte sort à l'occasion de la colonie, mentionne pour la justice et la liberté. Ces nuages sont le triste sort des religieuses de France, l'édifiant balayés pour la présentation des grands acteurs, martyre de certaines à Orange. Il revient ensuite épiscopaux, financiers (le roi des Forges au sec bilan de l'œuvre éducatrice menée M. Matthew Bell) et, « autre théâtre, nouveau depuis 1752, avec la liste des élèves. La chute décor » (Annales, III, p. 5), pour celle des mili- de Québec, la reddition de Montréal, la présence taires. Puis, « de la place d'armes descendons de soldats laissés aux bons soins des ursulines, au parquet » (p. 6), suit la liste des juges, des alors hospitalières avant l'arrivée des sœurs de notaires, complétée par le « spectacle d'un la Providence, provoquent des peines et des âge qui s'en va, de ce bon vieux temps d'autrefois » remous, suscitent des angoisses quant à l'avenir, (p. 7), celui des tentes des quatre grandes créent des difficultés matérielles dont même races sauvages venues négocier aux portes de les plus banales, telle la rareté des livres français, la ville. Le tome se termine par des biographies : sont narrées. celles du supérieur, Mgr Thomas Cooke, en vingt Le second volume, qui couvre les années chapitres, d'autres chapelains, puis de Miir Charles- 1806 à 1835, marque déjà un repli significatif Olivier Caron, en quinze chapitres. des intérêts sur la vie interne du monastère. De chroniques, les annales sont presque Les religieuses sont même refoulées au profit devenues des Vies et ne remplissent qu'acces- des biographies des chapelains, en particulier soirement le rôle de journal de bord de la l'abbé de Calonne, dont l'action au monastère communauté. Le tome IV, pour la période de monopolise huit chapitres et dont la vie rem- 1835-1911, est encore, comme le reconnaît plit tout l'appendice, de onze chapitres. Le son préfacier Mgr François-Xavier Cloutier, « plus désinvestissement politique est explicite. L'anna- intime que les précédents » qui contenaient liste rapporte l'élection controversée du Juif des « trésors de faits remarquables, d'actions Ezekiel Hart en 1808, sans prendre position, d'éclat, d'exemples précieux et de sublimes car « au cloître, on le conçoit, il n'était nulle- leçons » (Annales, IV, p. 1). L'ouvrage n'est ment question de politique » (Annales, II, p. 380). plus qu'un carnet monastique, consacré aux À cette époque, la communauté avait adopté joies et aux tristesses de l'humble quotidien l'interprétation cléricale de la conquête, à qu'ornent cependant quelques « fleurs claus- savoir que « le Canada fut sauvé par sa perte trales ». Processions, embellissement de la chapelle, 82
L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF DES URSULINES règles de vie, poèmes de Mère Chantai, biogra- prétendre jouer avec le clergé un rôle national phies des supérieures, visites distinguées, tis- de guide et d'inspirateur. Le colosse a des sent la trame d'un univers déserté par la poli- pieds d'argile, cependant, par absence de base tique. La Rébellion de 1837 s'éteint dans cette économique. Mais, comme l'avait remarqué note : « Nous arrivons aux événements si gra- Marx, les superstructures se maintiennent parfois ves de 1837; mais les agitations politiques longtemps malgré la perte des infrastructures, s'arrêtent sur le seuil du cloître. L'annaliste jusqu'à ce qu'elles s'effondrent subitement. n'en dit rien » (p. 11). Ou si peu : quelques Ce mouvement de repli, cette désaffectation mots de sympathie pour le chef des Patriotes à la longue dangereuse du politique, Ferron trifluviens, le Dr Kimble, « homme prudent et les a bien compris, comme le prouvent ses éclairé » (ibid.). La Confédération de 1867 mérite commentaires sur le rôle de l'Église dans la une mention aussi pudique. « Dans le cloître, nation québécoise. En même temps, il recon- cette date ne fut guère marquée que par une naît et admire le rôle positif rempli par les sonnerie prolongée de midi à une heure » communautés religieuses. Il se montre en parti- (p. 299), sans que soit oublié cependant le culier sensible à leur capacité d'intégration message essentiel, l'appel lancé par Mgr Cooke des ethnies étrangères, ce qu'elles réussissaient pour se rallier au nouveau drapeau agité par brillamment, grâce à un prestige fondé sur G.-E. Cartier et J.A. Macdonald. Conseil facile leur dimension supranationale. à suivre : Lady Cartier (Hortense Fabre) était Car les ursulines pouvaient se targuer d'un une « ancienne » du couvent. caractère international aussi marqué que celui Les annales se révèlent donc un précieux des Jésuites. Fondée en Italie et devenue le document pour comprendre l'évolution de la premier ordre enseignant dans l'Église pour société québécoise après la Conquête, dans le les filles, la communauté était répandue partout sens d'un désinvestissement des univers poli- dans le monde et comptait, quatre cents ans tique, économique et militaire au profit des après sa fondation en 1535, 15 000 religieuses domaines religieux et judiciaire; dans le sens éduquant plus de 80 000 enfants. Aussi, faute aussi d'un rétrécissement de la vision nationale d'institutions propres, ou reconnaissant l'ex- au profit d'une perspective plus épiscopale de cellence de la formation donnée, des familles l'intérêt collectif. La transformation ne se fait trifluviennes juives, protestantes, ou catholi- pas cependant au détriment des ursulines. De ques anglophones envoyaient leurs filles chez l'arrière-scène où elles étaient d'abord cantonnées, les ursulines qui, en retour, leur assuraient un à la remorque des grandes institutions et des enseignement dans les deux langues. Dans les grandes familles, elles se retrouvent à l'avant- listes d'élèves, on trouve des dizaines de noms scène. Profitant de sa position de force, la étrangers, des Cattrel, Budden, Bailey, Ritter, communauté multiplie ses effectifs, étend son McLeod, Welsh, Morris, McCarthy, Wadleigh. La réseau dans les petites villes et aux États-Unis, diversité ethnique du recrutement confortait et, prenant le dessus du panier, peut bientôt la prééminence des religieuses. La fréquenta- 83
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 23 N° 3 HIVER 1990-1991 tion d'un couvent catholique et français pro- Cette division interne rassure l'extérieur sur duisait chez ces élèves divers résultats : une le caractère élitiste de la communauté : ouverte certaine intégration, parfois une conversion à tous, elle réserve cependant une place à part qui réjouissait les cœurs, voire même l'entrée aux jeunes filles que distinguent le talent, dans l'ordre. Ainsi le nom de Mère Saint-Stanislas l'intelligence, l'instruction, mais surtout l'ap- a été porté, remarque Ferron, par trois soeurs : partenance sociale. Anastasie Cloutier, une « authentique Cana- Dans une société dominée par l'institution dienne » (p. 113); Minnie O'Hare, fille de l'Ir- familiale, cette tendance élitiste conduit natu- landais Edward O'Hare et d'Ann Hart, petite- rellement au népotisme, largement pratiqué fille d'Aaron Hart, ce « Juif de nation et de — et sans la subtilité que lui suppose Ferron. religion » (Annales, I, p. 414) né en Allemagne; Certes, une religieuse perdait son patronyme; et Annie Ryan, de souche anglaise ou irlandaise. cependant, les annales soulignent tout lien La transmission du nom rappelle que « l'Église familial avec les membres distingués de la est au-dessus des nations » (Appendice, p. 113), société imparfaite. L'attention vaut pour les mais elle révèle aussi le rôle de creuset social élèves : l'une était la sœur de Sir Georges- que pouvaient jouer les ursulines à l'égard des Etienne Cartier, l'autre deviendra son épouse; diverses ethnies. l'annaliste des premiers tomes elle-même, Mère En entrant dans l'ordre des Ursulines, l'on Sainte-Marguerite, née Marie-Eugène Lassalle, croyait accéder à la perfection de la société morte en 1933, est la cousine de l'historien ecclésiastique, opposée à l'imparfaite, la civile Benjamin Suite. Les parents en vue sont présentés (Ferron, Historiettes, p. 170). Aussi parfaite à la fin du tome II, de même que les réussites fût-elle, la communauté reproduisait cependant exceptionnelles d'anciennes élèves, telle Margue- les différences de classes de l'imparfaite. Elle rite Bourgeois. Le fait d'être la fille, la mère, la se composait de religieuses enseignantes, di- cousine, la sœur d'un membre éminent de tes de chœur, et de converses cloîtrées qui l'épiscopat, de la magistrature ou de l'appareil s'occupaient de l'entretien du monastère, ou d'État constitue le meilleur gage d'accéder au non cloîtrées vaquant au service des élèves à poste de supérieure. Deux exemples suffiront l'extérieur. Pour Ferron, la converse n'est « ni à illustrer un népotisme généralisé au couvent plus ni moins qu'une servante » (p. 134). Le comme à la ville. Françoise Hertel était la fille critère décisif de sélection, selon lui, c'est la du héros François Hertel et de Marie-Josephte dot, qui doit être versée à la communauté lors de Thavenet; aussi, de la prise du voile. Car « il est juste et d'une le peuple, ses censitaires, surtout ceux qui s étaient fait, grande sécurité pour la jeune fille qui entre en en quelque sorte, une idole du généreux guerrier, croyait religion, qu'elle donne à la communauté qui la tout bonnement que, de nécessité, tout ce qui se ratta- reçoit ce qu'elle aurait eu de sa famille, si elle chait au nom du « héros » devait siéger au premier rang, l'avait laissée pour une autre vocation » (les au dedans d'un monastère comme ailleurs {Annales, I, p. 58). Ursulines des Trois-Rivières, 1639-1939, p. 7). 84
L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF DES URSULINES C'est pourquoi on murmure de ne pas la voir lité heureuse, pourvu que soit assuré l'échange bien vite devenir supérieure. Entre 1781 et d'un niveau à l'autre. Dans l'œuvre de Ferron, 1801, la supérieure est Mère Thérèse de Jésus, le Ciel de Québec sera le roman de cette har- fille de l'honorable François Baby et de Marie- monie bénie, où prélats et politiciens commu- Anne Tarieu de Lanaudière. « Dans ses veines niquent avec le village des Chiquettes, où ira coulait un sang généreux qui rendait presque se ressourcer le fils du bishop écossais et qui naturel son actif dévouement et son énergie » fournira au pays son Rédempteur (Fauché), {Annales, I, p. 419). L'affection « sans faiblesse » appelé à rédimer ces légers travers. que « cette bonne mère avait voué[e] à sa L'absolution, partielle, de ces préjugés par famille » (ibid., p. 418) sera précieuse à un un auteur peu suspect de les partager, s'explique moment où les religieuses, pour des conflits sans doute par le singulier mérite qu'ont eu à financiers, devront en appeler au conseil privé ses yeux ces types de communauté et de société du roi d'Angleterre, en bénéficiant des conseils d'intégrer les apports ethniques. L'élitisme et et des ressources financières des familles Baby le népotisme sont les composantes mêmes et de Lanaudière. d'un internationalisme assimilateur. La capacité L'élitisme et le népotisme sont les compo- d'absorber les étrangers, qu'il observe dans santes structurantes que Ferron relève dans les villages à l'aide des noms figurant sur les les annales des ursulines, mais qui reproduisaient pierres tombales (Escarmouches, II, p. 126sqq.), trop fidèlement les valeurs d'une société tra- lui apparaît comme un trait définitoire essen- ditionnelle trop appréciée pour qu'il puisse tiel sans lequel un peuple risque sa survie. les condamner sans examen. Le Québec tout Dans YAppendice, c'est la famille Hart qui consti- entier était alors manichéen, soutient-il, divisé tue le modèle exemplaire de cette intégration entre notables et petites gens, comme à Louise- en douce accomplie parles ursulines. L'ancêtre ville où les habitants des rues principales se Aaron avait fait fortune à Trois-Rivières et ses distinguent des Magouas de la périphérie. fils et petits-fils s'étaient illustrés dans le monde L'exemple du népotisme venait de haut : un financier, politique, judiciaire, et même litté- premier ministre, Alexandre Taschereau, con- raire avec deux historiens. Les descendants de tribuait financièrement à l'élection d'un opposant, ce fameux clan se sont en majorité progressivement Maurice Duplessis, « fils de juge », plutôt qu'à fondus dans la société francophone 4 . Aussi l'un celle d'un libéral comme Camilien Houde, des personnages les plus flattés de Ferron est « sorti du peuple »(p. 108). Ces traits définissaient le vieux docteur Hart, présent dans Y Appendice un pays « admirable »,« cohérent et clair »(p. 123), et héros de la Créance, descendant d'Aaron et qui pouvait, malgré eux, prétendre à une tota- « cousin germain de la troisième Mère Saint- 4 Comme le remarquent plusieurs historiens des Hart tels D. Rome, D. Vaugeois, R. Douville. 85
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 23 N° 3 HIVER 1990-1991 Stanislas [Minnie O'Hare, fille d'Ann Hart], qui qui avait reçu Papineau à sa table, étaient liés; avait déjà lu attentivement les quatres livres Aaron Ezekiel, avocat à Trois-Rivières qui fit des Annales des Ursulines des Trois-Rivières voter au conseil des remerciements aux ursulines [où il] retrouvait un peu l'histoire de sa fa- pour les secours prodigués aux incendiés de mille » (p. 116). 1845; Ira (James) Craig, ainsi nommé après la Pas moins de treize mentions des Hart sont visite que fit à Ezekiel père le gouverneur disséminées dans les quatre volumes des anna- Craig en 1809. Quant au Dr Hart, selon Ferron les. On y retrouve d'abord Aaron Hart, le qui se trompe sans doute sur sa filiation, il bienfaiteur, dont le nom « est resté bien populaire serait le fils d'Alexander, seigneur de St-Zéphirin dans nos maisons »; les anciennes mères termi- de Courval (seigneurie achetée par son père naient le récit de ses dons « en disant : "Ce Aaron), mort accidentellement à Montréal des monsieur a bien assisté la communauté" » (An- suites d'une chute dans la cale d'un steamboat nales, I, p. 414-415). Puis certains des quatre appartenant à sa compagnie (Annales, IV, p. 429)5. fils d'Aaron, Moses, Benjamin, Alexander et Ce Dr Hart, médecin à Louiseville, qui salue Ezekiel, lequel fut le premier Juif à être élu au courtoisement son collègue de Yamachiche, Parlement et dont les difficultés pour siéger le poète Nérée Beauchemin, représente donc sont évoquées dans les annales. De même les un modèle d'intégration qui est le fruit lointain filles Hart, sinon celles d'Aaron qui fréquentèrent de l'action des ursulines. Mais cette capacité pourtant le couvent, du moins celles d'Ezekiel, assimilatrice, soutenue par une perspective Emma, Esther, Henriette, et celle de Benjamin, élitiste, internationaliste et népotiste, n'opère Anne (prénom francisé d'Ann, probablement plus. La réussite des ursulines appartient au la mère de la troisième Mère de Saint-Stanislas, passé. Figure exemplaire de l'intégration dans cousine du docteur), ainsi que Mathilda Hart XAppendice, l'étranger apparaît dans les Confitures qui, convertie de la veille, fait sa première comme l'instrument d'une aliénation. L'autre, communion en 1857 (Annales, IV, p. 69). Sont c'est Smédo, Carone, Barbara, Frank. À la figure mentionnés aussi les fils d'Ezekiel : Adolphus sympathique du Dr Hart dans VAppendice corres- Mordecai, avocat connu qui se fit mettre à pond dans les Confitures celle, antithétique, l'amende pour mépris de cour après avoir de Frank, prototype de tous les anglophones défendu avec trop de véhémence l'action des rhodésiens. La véhémence de Ferron à dénoncer patriotes auxquels certains Hart, dont son père le support référentiel de ce personnage, l'uni- 5 Alexander avait eu deux fils, David et Lewis, le premier devenu médecin à Montréal. Or, le « vieux docteur Hart », selon Ferron, « avait été baptisé [...] sous les prénoms d'Adolphus Mordecai Michaei. Maintenant, à Louiseville, il s'appelait le docteur Michel Hart. Sa femme avait été Canadienne [Rouleau] » (p. 116). Il s'agirait alors du fils d'Adolphus Mordecai, et petit-fils d'Ezekiel qui était le frère d'Alexander. Né après 1844 (date du mariage de son père), Michaei appartenait d'ailleurs bien à la génération du poète Nérée Beauchemin (1850-1930) et de sa cousine germaine, la troisième Mère Saint-Stanislas (1860-?), petite-fille elle aussi d'Ezekiel par sa mère Ann. Le père de Michaei était mort d'apoplexie dans un tribunal de Montréal mais avait été inhumé à Trois- Rivières. 86
L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF DES URSULINES versitaire Frank Scott, est d'autant plus grande amoureuse avec Barbara, dont l'altérité est qu'il avait jadis traité ce dernier « avec révé- irréductible, autorise la coïncidence de l'image rence et une sorte d'amitié, non seulement de soi à celle de nègre blanc d'Amérique, et la dans la Nuit mais aussi dans la Charrette et le prise de conscience d'un statut réel trop long- Ciel de Québec » (p. 105). Dorénavant jugé temps dissimulé dans les plis des robes des inassimilable et fourbe, l'étranger quitte le ursulines. L'expérience avec Barbara constitue rôle d'adjuvant pour celui d'opposant. d'ailleurs la réduplication a contrario de celle Les Confitures marquent donc une adhé- vécue par Frank Anacharsis Scott, dans le Ciel sion partielle de Ferron aux thèses de Parti de Québec, avec une prostituée, catalyseur de pris sur le rôle oppressif et colonisateur de sa mission au village des Chiquettes. l'Anglais, alors que Y Appendice rappelle l'an- Dans le kaléidoscope ethnique des Confitures, cien statut d'allié objectif. La différence entre où les rôles ont une dimension symbolique, le les deux perceptions crée un résidu problématisé chauffeur de taxi Carone semble être le trans- dans les Confitures, où l'image de Frank oscille migrateur possible d'une autre culture, appa- entre le double de François comme complé- rentée à la française (l'ordre de Sainte-Ursule a ment narcissique, ou la figure hétérotopique été fondé en Italie). Car si son nom évoque radicale à abattre (voir Harel, p. 103-120). Tenté Charon, archétype du passeur, donc de l'immigrant, par la représentation fascinante et paralysante il rappelle aussi Caron, patronyme de la mère que l'autre se fait de lui-même, François surmonte cadette. Dans le conte « le Pont », une autre cependant ce processus identificatoire, enclenché immigrante, une Irlandaise un peu folle qui par un lieu d'enfance semblable, des intérêts traversait précisément le pont Jacques-Cartier littéraires partagés, grâce à un apprentissage avec sa charette, avait rejoint les rangs des de la réalité nouvelle induit par trois épisodes. francophones. Mais cela prouve aussi que do- Le premier est la sortie du Palais de Justice, rénavant, « on francise comme on peut, par qu'il parcourt comme un immigrant de la Gare le bas surtout, alors qu'on s'anglicise par le Windsor, analogon de l'espace montréalais, haut » (dans Contes, p. 49). en adoptant l'anglais comme langue véhiculaire : Après avoir rejeté une illusion, celle de «Je n'arrêtais pas de dire : "Sorry, Sir" à mes maintenir une forme d'intégration par le haut nouveaux concitoyens, tous des Anglais » (les telle que la réussissaient les ursulines, Ferron Confitures, p. 63). Le carnet de Frank, vantant pourfendra une autre erreur, celle de l'existence l'utilité de l'assimilation, confirme la volonté d'une élite autochtone que le népotisme est de l'autre de ramener François au statut d'im- chargé à la fois de confirmer et de légitimer. migrant. D'où la légitimité du meurtre final, Car, à la vérité, il n'y a pas de haut. La division exorcisme que prépare l'épisode de l'aventure entre sœurs converses et religieuses de chœur amoureuse avec Barbara « dont la peau noire au couvent, entre Magouas et habitants de la n'est pas l'uniforme des Ursulines des Trois- grand'rue à Louiseville, n'était que l'écran Rivières! » (Les Confitures, p. 80.) L'union d'une autre sujétion, qu'il faut dénoncer : 87
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 23 N° 3 HIVER 1990-1991 qu'elle aille! d'une famille ridicule qui se croyait de sang religieuses disponibles, obligeait chaque caste royal parce qu' elle était dominée-dominatrice, d'une race à adopter une forme de vie théâtrale, selon le de marchands impitoyables envers les pauvres gens, qui modèle des sociétés de cour, astreintes à une croyait se racheter par ses Ursulines et ses Ursulinettes perpétuelle visibilité. Sur plusieurs scènes (la alors qu'elle ne perpétrait [sic] ainsi que sa sous-domina- tion dans le comté de Maskinongé (p. 147); ville, la paroisse, l'église), des rituels confor- taient l'illusion hiérarchique, comme la disposi- d'une classe intermédiaire distancée de la plus tion du cortège funèbre que le Dr Hart ne dut basse par des artifices imperceptibles pour comprendre, comme Ferron, qu'à la lecture l'étranger, comme le prouve le Dr Hart, de l'extrait des annales portant sur l'enterre- ment de Mgr Cooke. Des usages de préséances le seul [de tous les notables de la localité] à ne pas faire de étaient observés aux Trois-Rivières, qui avaient distinction entre Magouas et Louisevilliens, trop en ami- disparu en Europe, au grand scandale des évêques tié avec son art pour prendre en considération des comme Mgr Plessis ou Mgr Caron, lequel s'ex- catégories sociales, fantaisistes à ses yeux, liées à l'habi- tation et au vêtement (la Créance, p. 157; voir aussi clame : « Les cérémonies se font horriblement YAppendice, p. 112). mal à Paris, c'est une vraie pitié. [...] Bon Dieu, où va-t-on? » (P. 1316.) À défaut de traits distinctifs réels à l'égard Sans le spectacle de ces infimes nuances, d'un peuple d'autant plus méprisé qu'on n'en une classe risquait de lire la vérité de son est séparé que par des prétentions, on s'était indifférenciation profonde. Le cérémonial ga- inventé des différences, des oppositions qui rantissait tout de même l'appropriation et la restaient blanches : transmission des charges publiques. Aussi, pour y avoir accès, fallait-il appartenir à une famille mon père divisait la société en deux castes, la caste solaire, qui était alors une bonne famille, sortie du la sienne, plutôt païenne et anglophone, dont la couleur rang, c'est-à-dire « du peuple » (p. 108). L'en- était le rouge, et la caste lunaire, plutôt romaine et natio- richissement, l'éducation, un mariage avanta- naliste, dont la couleur était le bleu. Ces castes compre- naient tout ce que le comté avait d'instruit, de riche et de geux ouvraient ces portes. Ainsi, Alphonse poli. Elles alternaient aux différents gouvernements fédé- Ferron avait « épousé une demoiselle Caron, ral, provincial et municipal comme la nuit succède au jour dotée, nièce de trois Ursulines, [...] qui de et le jour à la nuit. Leur opposition était fondamentale, ce l'âge de cinq à dix-huit ans avait été au Monastère qui ne les empêchait pas de s'accorder par le respect, les de Trois-Rivières » (p. 112). Ce monastère était affaires, les mariages, et aussi par le commun mépris des pauvres et des illettrés dont elles se disputaient la clientèle un véritable foyer pour la lignée maternelle. à chaque élection (Escarmouches, I, p. 40). Adrienne, la mère cadette, y avait retrouvé trois tantes : Georgiana, appelée Mère Marie La futilité de ces oppositions, sur fond de de Jésus, supérieure de 1905 à 1911; Marie- convoitise des quelques charges politiques ou Emma, devenue Mère Saint-Georges; Marie Virgi- 6 Ferron cite ici les Annales, III, p. 307. 88
L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF DES URSULINES nie Flore, Mère Marie du Saint-Esprit, filles intervenu en faveur du Mariage de Figaro auprès de Louis XVI avant de venir finir ses jours chapelain des toutes trois de Georges Caron, le troisième Ursulines de Trois-Rivières, que Monsieur de Beaumarchais député de Maskinongé qui avait comme frère était un Caron, ouida! (P. 136.) M«r Charles-Olivier Caron, chapelain des ursulines de 1857 à 1893, cousin donc à son tour d'Euphrosine En plus d'illustrer les avantages du népotisme, Caron (fille d'Augustin mais élevée par Michel, l'histoire des Caron fournissait aussi une leçon député de Saint-Maurice), appelée Mère Saint- d'ascension sociale par les mariages, celui de Michel et nommée supérieure de 1829 à 1835; Charles avec la fille du député Auguste Rivard- cousin aussi de Marie-Françoise, fille de Charles Dufresne, celui de Georges avec celle de l'honorable (autre député comme ses frères Michel et Etienne Mayrand. Avec une telle famille, aux François), dite Mère Saint-Charles, supérieure filles alliées à des familles connues comme les à son tour de 1868 à 1877 et dont le frère Gérin-Lajoie, aux rameaux illustres, comme Charles-François avait été aumônier du couvent cette Mère Caron, une des fondatrices des en 1822-1823. sœurs de la Providence, comment ne pas s'être Si le Dr Hart pouvait retrouver « un peu « peut-être trop étendu sur les fastes ursulins » l'histoire de sa famille » (p. 116) dans les anna- (p. 135)? les, Ferron y revoyait beaucoup celle de sa Et combien modeste en comparaison paraît lignée maternelle, depuis l'arrivée de l'ancêtre la généalogie des Ferron, ces cultivateurs dont d'Artois et l'installation de son arrière-petit- pourtant deux membres sont sortis du rang, fils Michel à Yamachiche en 1783. Les trois fils l'oncle Joseph-Emile, élu député fédéral du de ce dernier s'illustreront dans la députation, comté de Berthier-Maskinongé en 1935 et en et ses petits-enfants iront peupler le monastère 1940, et le père, le notaire Joseph-Alphonse, et accaparer les charges épiscopales et politi- orgueilleux acquéreur de la maison aux cinq ques, dignes descendants de cette « famille portes dans la rue principale, où il installera sa patriarcale qui n'avait pas tardé à conquérir, femme Adrienne, dont il avait dû attendre la dans le district, un rang distingué » (Annales, majorité avant de l'épouser, en raison de l'op- III, p. 273). Plus qu'une courte mention des position de la famille. Louables efforts, mais, bienfaits des Hart, Ferron pouvait y lire la vie comme le souligne Ferron en décrivant le de Mgr Charles-Olivier Caron, dans les quinze jubilé d'argent de Mgr Caron, « les gens de mon chapitres du tome III écrits pendant la présence patronyme ont eu beau faire depuis, ils ne se au monastère de ses trois nièces, et donc sont rien mérité de pareil » à cette « apothéose », rédigés, comme le devine Ferron, « de telle où le chapelain se vit justement offrir son sorte que les Caron n'y perdissent rien »(p. 133). arbre généalogique ( p. 132-133). La nièce supérieure, Mère Marie de Jésus, était Héritier présomptif des ursulines, Jacques d'ailleurs fort Ferron l'était donc bien, déjà investi, au Jardin de l'Enfance qu'il fréquente après la mort de sa imbue de son patronyme, ne pouvant s'empêcher de mère, d'une réputation, non méritée à son mentionner, à propos de l'abbé de Calonne, qui était 89
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 23 N° 3 HIVER 1990-1991 avis, d'intelligence et de culture, qui lui venait père » (p. 148), Ferron ne troque pas simple- tout bonnement de « l'investiture héréditaire »; ment un patronyme pour un autre. Il épouse encore jeune mais déjà « emporté par la répu- plutôt une condition, celle du parvenu 7 . Non tation de ma mère fomentée par Mère Marie de pour suivre les traces d'un oncle, disert, Jésus » (p. 136-137), cette grand-tante supérieure cultivé, mais au fond valet d'un pouvoir auquel du monastère. Ferron renonce pourtant à cet il ne participe pas vraiment, ne faisant que héritage, dans lequel il aurait pu se complaire recueillir des miettes et des prébendes pour et trouver des bénéfices, tel ce poste de son comté. Non pour suivre celles d un père, Surintendant des Forêts et des Eaux enlevé figure tragique, courageuse et dérisoire, se aux habitants de Québec par son oncle, « lui suicidant à la veille d'une banqueroute ap- qui venait d'un village du comté de Maskinongé, préhendée pour sauver son honneur. Mais ce qui montrait le prestige de sa famille et pour recommencer à zéro, car l'échec final témoignait de sa bonne fortune » (p. 137). Il le du père le précipite fort heureusement hors renie par ce leitmotiv accablant :« qu'elle aille », du cocon familial, le bouscule « en dehors de adressé à sa mère et aux siens, qu'il profère la paroisse et du comté » (p. 148), le refoule comme l'écho de l'injonction que Barbara adresse dans cette « zone frontalière » où il se re- à François : « Va, va, tu n'es plus un enfant » trouve comme un Magoua dans une banlieue (les Confitures, p. 80-81). peuplée de Chiquettes, remis sans ménage- Après avoir mis en relief le nouveau statut, ment au pied de l'échelle, cantonné aux emplois dangereux, de l'étranger, et reconnu l'iné- miteux de gérant de banque, de médecin, ou luctable impuissance des anciens procédés d'écrivain, obligé de secouer les illusions qui d'intégration de celui-ci, Ferron quitte la po- berçaient son enfance et qui voilaient un sort sition confortable d'appartenance à une élite, non plus singulier mais partagé par tous. fût-elle trompeuse ou sur son déclin. La dé- Il fallait à Jacques Ferron autant de courage nonciation du milieu clos et étouffant passe qu'à son père pour renoncer à tant de quié- d'ailleurs par une accusation médicale : la tude, à une vision de caste si flatteuse, pour serre chaude engendre la tuberculose, cette reconnaître l'effondrement des valeurs an- maladie des singes « captifs » et des « Sénégalais ciennes. Mais il possédait les qualités d'un en France » (p. 119, 148), symptôme donc grand écrivain, celui dont la d'un mal rédhibitoire auquel ont déjà suc- combé les trois sœurs, Rose-Aimée, Irène et sensibilité coïncide avec l'ensemble du processus et de l'évolution historique, celui qui, pour parler de ses Adrienne. problèmes les plus concrets et les plus immédiats, pose En tournant le dos au monde de la mère implicitement les problèmes les plus généraux de son pour suivre dorénavant « le corbillard de [son] époque et de sa civilisation et pour qui, inversement, 7 On n'échappe pas à son destin : Jacques sera cité dans Canadian Who's Who, alors que son père l'avait été dans les Biographies canadiennes-françaises (1926). 90
L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF DES URSULINES tous les problèmes essentiels de son temps ne sont pas n'y avait « plus de salut que dans l'occupa- des choses sues, des convictions, mais des réalités s'exprimant d'une manière immédiate et vivante dans tion complète du pays » (p. 148), dût-il pour ses sentiments et ses intuitions (Goldman, p. 60). cela abandonner la merveilleuse rivière sans source et revenir se tapir près du pont Jacques- Telle fut la grandeur de Ferron, d'avoir Cartier, attendant l'heure de conquérir ce compris dans sa chair et sa conscience qu'il dont le pays ne pouvait se passer, Montréal. Références CANTIN, Pierre, Jacques Ferron, polygraphe, Montréal, Bellarmin, 1984. FERRON, Jacques, les Confitures de coings et autres textes, suivis du Journal des Confitures de coings, Montréal, Parti pris (Projections libérantes, n° 3), 1977. , la Créance, dans les Confitures de coings et autres textes, p . 151-172. , Escarmouches. La Longue Passe, Montréal, Leméac (Indépendances), 1975, 2 vol. , Historiettes, Montréal, Éditions du Jour, 1969. , la Nuit, Montréal, Parti pris, 1965; Diane Potvin éd., Nancy, Éd. France Québec/Fernand Nathan (Classiques du monde), 1979. , « le Pont », dans Contes, Montréal, HMH (l'Arbre, G-4), 1968, p. 48-50. GOLDMANN, Lucien, Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959. HAREL, Simon, « Aliénation et reconquête. Le Personnage étranger dans la Nuit de Ferron », dans les Cahiers de recherche sociologique, 12 (1989), p. 103-120. Les Ursulines des Trois-Rivières, 1639-1939. Trois-centième anniversaire de l'arrivée des Ursulines en Nouvelle- France, Trois-Rivières, Monastère des ursulines, 1939. Les Ursulines des Trois-Rivières depuis leur établissement jusqu'à nos jours, 4 vol. (tome 1 : Trois-Rivières, P.V. Ayotte, 1888; tome 2 : Trois-Rivières, P.V. Ayotte, 1892; tome 3 : Montréal, A.P. Pigeon, 1898; tome 4 : Québec, l'Action sociale, 1911). 91
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