L'industrie de la mode face aux questions d'éthique - L'atelier de couture
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L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Sommaire Pourquoi cette étude ? .............................................................................................................. 4 Avant-propos .............................................................................................................................. 6 SYNTHÈSE – L’industrie de la mode face aux questions d’éthique ............................................ 7 Partie 1 : Comprendre l’industrie de la mode aujourd’hui ...................................................... 11 I. Une industrie historique qui a subi des changements brutaux depuis les années 1980 . 11 A. Une industrie très sensible à la mondialisation ............................................................... 11 B. L’ouverture des échanges ................................................................................................. 12 C- Une nouvelle organisation mondiale de la production textile ......................................... 16 Le modèle de la fast-fashion ................................................................................................ 20 Pourquoi cette ouverture ? .................................................................................................. 24 II. Les déséquilibres inhérents à ce modèle de fonctionnement ......................................... 25 A- Le dangereux mélange entre production en masse et de désindustrialisation ............... 25 B- Opacité dans la fabrication des vêtements ......................................................................... 26 C- Une déresponsabilisation des marques de mode ............................................................... 26 III. Les gagnants et les perdants de ces transformations ................................................... 28 A. Les gagnants ..................................................................................................................... 28 B. Au prix des perdants ......................................................................................................... 31 Le piège de la comparaison historique ................................................................................ 33 L’incendie de New York de 1911, ou l’ « instant T-shirt » .................................................... 33 IV. Quels sont les enjeux d’ordre éthiques de l’industrie de la mode? ............................. 34 A- Une distorsion des principes économiques soulève des questions d’ordre éthique ....... 34 B- Cette distorsion se retrouve juridiquement avec la question de la responsabilité .......... 35 C- Une question morale : avec le pouvoir viennent les responsabilités ............................... 35 D- Cohérence avec nos valeurs et notre politique internationale .................................... 36 Les enseignements du Rana Plaza ....................................................................................... 37 Partie 2 : Au-delà des questions morales, les marques de mode ont un intérêt économique à produire de façon éthique ....................................................................................................... 41 La demande du consommateur évolue vers des produits responsables remettant en cause les stratégies de production exploitant l’homme et l'environnement ....................................... 42 A. Une demande croissante de produits responsables ........................................................ 42 B. Une réponse marketing green ne peut suffire ................................................................. 47 Conséquences du Rana Plaza pour Auchan ......................................................................... 49 Une démarche non éthique représente des risques majeurs pour une marque, en particulier dans le secteur de la mode .................................................................................... 50 A. Les risques d’une chaine d’approvisionnement non éthique ........................................... 50 Des annonces illustrant une chaine d’approvisionnement non maitrisée .......................... 51 B. Une menace majeure sur l’image de marque, capital immatériel de l’entreprise ........... 52 III. L’éthique– une opportunité pour les marques .................................................................. 60 Recommandations du PCN français de l’OCDE .................................................................... 60 A. Une chaine d’approvisionnement responsable ne peut être considérée comme un coût 62 « Respecter les règles ne coute pas plus cher » .................................................................. 63 www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 2
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique B. Les achats – cœur du sujet ............................................................................................... 63 Transformation de la stratégie de Nike ................................................................................ 65 Nike et la transparence ........................................................................................................ 67 IV. Une nouvelle stratégie ........................................................................................................ 68 A. Le monde a changé, il est temps pour les grandes enseignes de repenser leur stratégie .. 68 B. Impulsion de la direction, au plus haut niveau .................................................................... 68 Partie 3 : que faire pour que cela change? .............................................................................. 70 I- Qu’attendre des autorités publiques ? ............................................................................. 70 A. La nécessité d’un cadre juridique ..................................................................................... 71 B. Besoin d’informations et de transparence pour le consommateur ................................. 71 La force des medias....................................................................................................... 72 Nous, consommateurs, que pouvons-nous faire ? ....................................................... 73 A- Le rôle des consommateurs .............................................................................................. 73 B- Devons-nous payer plus cher nos vêtements ? ................................................................ 73 1- Non, le consommateur ne devrait pas être obligé de payer plus cher pour des produits respectueux. .......................................................................................................... 73 Plus jamais de Rana Plaza, combien ça couterait ? ............................................................. 74 2- Oui, aujourd’hui s’habiller « éthique » coute plus cher car seules des PME ou TPE proposent cette offre ........................................................................................................... 75 C- Avec un budget serré, que faire ? ..................................................................................... 76 1- Repenser sa consommation si possible ........................................................................ 76 Les grandes enseignes proposent une offre aux tarifs les plus bas. Cette offre à bas prix est une démocratisation de l’habillement, c’est un progrès. Cela n’aurait pas de sens de demander aux consommateurs de se priver de cette offre. ............................................... 77 La faiblesse des prix n’est pas la cause des comportements scandaleux des marques. Il est donc légitime pour le consommateur de réclamer un comportement éthique des grandes enseignes, tout en bénéficiant des prix d’entrée de gamme. Comment faire ?.................. 77 www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 3
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Equipe : Constance Bost Fondatrice de L’Atelier de Couture Christa Crusius Caroline Frechard Camille Holtz Mathilde Pollakovsky Master International Master Securite Master Marketing Master Affaires Public Management International et Etudes Publiques Contact : Constance Bost constance@latelierdecouture.com www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 4
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Pourquoi cette étude ? En 2006, je vivais au Vietnam et j’ai vu une manifestation d’ouvriers du textile réclamant des augmentations de salaires. Je me souviens qu’ils avaient obtenu, suite à leur mouvement de grève, l’équivalent du prix d’une canette de coca en plus tous les mois (mon repère de consommatrice de l’époque). Mon placard étant rempli exclusivement de Zara, H&M, Gap, et autres, cela m’a marqué. C’est aussi au Vietnam que j’ai découvert une ONG et son atelier qui conjuguaient confection textile, engagement social et une certaine rentabilité. En 2012, j’ai créé ma marque de mode en partenariat avec eux. Je savais que les grandes marques de distribution textile étaient loin d’être exemplaires, et que les salaires des ouvrières étaient ridiculement bas. Les discours sur la RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise), et la croyance, sur le long terme, au développement des pays émergents grâce au textile, me rendaient optimiste, et je croyais que, depuis mon séjour au Vietnam, « les choses évoluaient dans le bon sens ». Le 24 avril 2013, effondrement du Rana Plaza, 1127 morts, plus de 2 000 blessés, la crèche du rez-de-chaussée, accueillant les enfants des ouvrières, écrasée. Une horreur intolérable, pour des vêtements… Au-delà de l’indignation immense, les interrogations ? Pourquoi ? Comment est-ce possible d’en arriver là ? Même avec une approche purement cynique, les marques de mode impliquées comme Primark ou Benetton dépensent des millions en communication pour leur image de marque. Quel est leur intérêt de risquer ce capital en n’assurant pas une chaine d’approvisionnement respectable ? Même sans drame aussi terrible, avec Internet, tout se sait, et vite… Mes premières recherches ne m’ont pas permis de répondre à ces questions, et les analyses que je trouvais dans la presse ne correspondaient pas à mon expérience de terrain au Vietnam. Je trouvais la formule « le consommateur doit accepter de payer plus cher », à la fois injuste, culpabilisante et loin d’épuiser la question. Une longue liste de questions, une envie de partager mon expérience et d’agir pour que cela n’arrive plus, m’ont conduit à appeler Sciences-po pour proposer ce sujet d’étude et j’ai eu la chance de travailler avec 5 étudiants. L’objectif de cette étude est de traiter le sujet de la mode aujourd’hui dans sa globalité, comprendre les mécanismes qui ont abouti au désastre du Rana Plaza pour que cela n’arrive plus. Avec les étudiants, nous avons tenté d’apporter une réponse à toutes ces questions. Il s’agit donc d’une étude grand public, et j’espère que les réponses qu’elle apporte contribueront à faire progresser le sujet. Constance Bost www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 5
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Avant-propos La mode, parce qu’elle est futile, est le reflet d’une époque. Parler de la mode, des vêtements, c’est parler de nous, de notre société. Les historiens et sociologues savent bien qu’étudier la façon de se vêtir et que son évolution, ou au contraire, sa stabilité, permet de comprendre une époque. Qu’est-ce que l’industrie de la mode a à nous apprendre de nous ? - La chance de pouvoir s’habiller à des prix dérisoires, et une liberté dans les coupes, les tissus, les formes, les styles ; - Une dévalorisation du produit de mode, des quantités de vêtements entassés dans les H&M et Zara de centre-ville ; - Une perte des repères, et des prix. Les vêtements très bas de gamme présentés comme des produits de luxe, et des produits de luxe français « made in China » ; - Une distance avec le fabricant qui le fait disparaitre. Dans des rayons à perte de vue, on oublie que derrière, il y a des hommes qui cousent les vêtements, et non les machines ; - La victoire du marketing sur le produit lui-même, le savoir-faire, ou la recherche de l’élégance. - Une surconsommation, à un rythme effréné, de nouvelles collections tous les mois, voire toutes les semaines. Cette étude traite de l’industrie du textile-habillement et touche à des questions de responsabilités de l’entreprise, du politique, du consommateur, des medias… et plus généralement d’une éthique dans la production des vêtements. Les problématiques soulevées vont bien au-delà de cette industrie. Regarder le miroir de la mode permet de voir notre époque, et c’est notre responsabilité collective de changer le reflet si celui-ci ne nous convient pas. Jeans Primark du Rana Plaza Prix : 12 euros Cout : 1 135 vies humaines Ce jeans, expose au V&A Museum de Londres fait désormais partie de la collection du musée. Parmi l’impressionnante collection historique de mode, ce pantalon représente le début du 21eme siècle. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 6
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique SYNTHÈSE – L’industrie de la mode face aux questions d’éthique TEXTILE – EMBLEME DE LA VIOLENCE SOCIALE DE LA MONDIALISATION ☐ Secteur sinistré en France suite à une ouverture commerciale non préparée aux pays d’Asie. La France n’a pas suffisamment profité des nouveaux marchés des pays émergents pour conserver son industrie face à la concurrence asiatique. ☐ Nouvelle forme d’esclavagisme dans les pays où se concentre la production textile mondiale. Une situation qui ne s’améliore pas avec les années, malgré l’affichage « RSE » des entreprises occidentales : hausse des accidents industriels, risques chimiques majeurs affectant toute la communauté… parmi ces horreurs, le travail des enfants n’est plus le pire. LE PRIX N’EST PAS LA CAUSE D’UNE PRODUCTION SCANDALEUSE ☐ Les marges des distributeurs ont progressé sur une tendance longue – ce qui invalide les discours évoquant une pression majeure sur les prix de la part des grandes enseignes. ☐ La confection occupe une faible part des coûts et ne peut avoir d’impact majeur. ☐ Les mesures de base de sécurité ne “coutent pas cher”. ☐ Un accompagnement des fournisseurs sur les questions sociales se traduit par des gains de productivité. Il ne s’agit pas d’un coût mais de la création de valeur pour les entreprises. LE MODELE ECONOMIQUE INDUSTRIEL PERVERTI ☐ Les grandes enseignes de mode – Zara, H&M, Primark…- ne possèdent aucune usine, et sont des entreprises de marketing et de distribution. Le rapport Risque – Investissement – Revenu ne fonctionne plus selon les principes fondamentaux de l’économie de marché ☐ Exemple: Zara n’a pas d’usine, et n’investit pas dans l’appareil productif. Zara contourne le risque lié à l’anticipation de la demande en exigeant des délais très courts de production, répondant quasiment en temps réel à la demande (probabilité de vente très élevée). Zara profite du revenu le plus important de la chaine de valeur. Le risque repose donc sur les usines (un capital fixe sans visibilité sur les commandes), et leur revenu n’est pas à la hauteur du risque pour investir. Le fonctionnement actuel refoule les risques vers l’entité de production la plus petite à travers un système de sous-traitance en cascade. Les revenus suivent un schéma inverse. L’investissement ne peut avoir lieu. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 7
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique ☐ L’absence d’investissement dans les usines aboutit aux drames dont le Rana Plaza est le triste symbole. LA RESPONSABILITE D’UNE MARQUE FACE A UN ACCIDENT INDUSTRIEL : UN VIDE JURIDIQUE – PRINCIPES MORAUX NON RESPECTES PAR LES ENTREPRISES ☐ Les grands groupes qui produisent dans un pays dont l’Etat est faible ont une force politique bien plus élevé que l’Etat. Ce pouvoir donne une responsabilité vis-à-vis des populations. CA Wallmart = 459 milliard $ - PIB Bangladesh = 140 milliards $ ☐ Principe de solidarité : quand un accident survient sur la chaine de production, le distributeur du produit, qui tire le bénéfice le plus important, a un devoir de solidarité vis-à-vis des ouvriers. ☐ Besoin d’un cadre juridique pour rendre le débat objectif – la proposition de loi Canfin ☐ Cf. les refus de responsabilité et de solidarité d’Auchan, Carrefour, Benetton… UN BESOIN DE CONSOMMATION RESPONSABLE NON COMPRIS PAR LES GRANDES ENSEIGNES ☐ Un mouvement sociétal de fond pour une consommation responsable ☐ Les enseignes ont perçu ce mouvement et l’ont traité avec les outils propres à leur cœur de métier : la communication et le marketing ☐ Echec des politiques RSE développée dans ce domaine depuis les années 90 UNE APPROCHE CYNIQUE CENTREE SUR LE BUSINESS RECOMMANDE POURTANT UNE CHAINE DE PRODUCTION ETHIQUE ☐ Risque majeur sur l’image de marque – capital immatériel majeur dans le secteur de la mode. ☐ Risque de rupture de la chaine d’approvisionnement (grèves, accidents, instabilité…) ☐ Les compétences pour couvrir ses risques et assurer une production responsable existent ☐ Une chaine d’approvisionnement responsable permet de créer de la valeur – productivité, fiabilité, image de marque – cf. étude INSEAD ☐ Le cas d’école Nike: de fortes pertes suite à une campagne de dénonciation. L’entreprise a repensé sa chaine d’approvisionnement, et fait des gains de productivité. PERTE DE REPERE DU CONSOMMATEUR www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 8
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique ☐ Perte de repères sur l’éthique d’un produit – manque de transparence des marques. ☐ Perte de repères sur les prix – des produits bas de gamme présentés comme des produits de luxe ; des produits de luxe français « Made in China ». ☐ Perte de repère vis-à-vis du produit: la distance du fabriquant et l’omniprésence de marques bas de gamme, ont fait oublier les heures de travail que représentent un vêtement et ont fait baisser les prix psychologiques. QUE FAIRE ? POUR L’ENTREPRISE : COMPRENDRE SON EPOQUE, SON NOUVEAU ROLE ET ETABLIR UNE NOUVELLE STRATEGIE ☐ La responsabilité sociétale est un moteur stratégique. Les entreprises de mode ont intérêt a rapidement couvrir leurs risques éthiques et saisir l’opportunité de la « création de valeur partagée ». Ne pas répondre au « besoin de sens » des consommateurs par des outils marketing, mais par une implication sincère dans la société. ☐ Une approche globale du business et une projection à moyen terme sont nécessaires. ☐ Les grandes enseignes, dans la complexité de leurs procédures centrées sur les profits et la réduction des coûts, perdent de vue le sens de leur business. Ainsi les marques de mode prennent des risques inconsidérés. H&M, Zara, Primark pourraient être les nouveaux Nike de la fin des années 90. ☐ Un boycott peut aller très vite avec les réseaux sociaux, bien plus vite que dans les années 90. POUR LE CONSOMMATEUR : S’EXPRIMER ☐ Utiliser les réseaux sociaux pour interagir avec les marques et exprimer ses souhaits de mode éthique et transparente. ☐ Une offre de mode valorisant les savoir-faire et les produits existe ; cf. notre sélection de mode éthique sur le site www.latelierdecouture.com ☐ Repenser sa consommation de mode, privilégier de belles pièces durables ☐ Soutenir les ONG en signant des pétitions, relayant leurs informations sur les réseaux sociaux. POUR LES POUVOIRS POLITIQUES : UNE OPPORTUNITE POUR LA France ☐ La RSE est un domaine d’innovation et de création de valeurs. La France, en tant que pays des droits de l’homme, a l’opportunité de s’affirmer dans ce domaine. Elle a déjà fait preuve d’initiatives reconnues à l’international – normes en préparation sous l’égide de l’Afnor. Un cadre juridique dans le droit français pourrait inspirer une norme européenne. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 9
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique ☐ Les autorités publiques ont un rôle à jouer pour favoriser l’information du consommateur. LA FORCE DES MEDIAS ☐ Nike a été contraint de repenser sa stratégie suite à la mobilisation des medias contre les conditions scandaleuses de production. ☐ En l’absence d’action publique, les medias sont le seul contrepoids face aux publicités de mode pour faire prendre conscience des réalités de production aux consommateurs. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 10
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Partie 1 : Comprendre l’industrie de la mode aujourd’hui I. Une industrie historique qui a subi des changements brutaux depuis les années 1980 Dans cette étude, pour donner une vision d’ensemble du secteur, nous qualifions d’industrie textile toute la filière, de la filature à la confection. Le textile et l’habillement sont désignés par commodité sous le terme générique d’« industrie textile ». Malgré des différences entre les industries de filatures, d’ennoblissement et de confection et certaines problématiques spécifiques, des grandes tendances similaires nous permettent de penser cette industrie dans sa globalité. Fleurons des économies du Nord au 19e et 20e siècle, ayant joué un rôle particulier dans la révolution industrielle, et le développement des pays industrialisés, ce secteur a subi des mutations particulièrement brutales depuis les années 80. Ces changements majeurs sont principalement liés au contexte économique mondial qui a profondément changé. Cette industrie, que l’on peut qualifier de traditionnelle, n’a pas tant évolué d’un point de vue technique. En revanche, les bouleversements qu’elle a subis sont principalement de nature externe. Ce sont les changements de l’économie mondiale qui ont profondément modifié cette industrie qui a eu le redoutable honneur d’ouvrir la voie à la libéralisation des échanges mondiaux. A. Une industrie très sensible à la mondialisation 1. Une industrie intensive en main d’œuvre peu qualifiée et nécessitant relativement peu d’investissements L’expression secteur ou industrie textile-habillement englobe de façon très large plusieurs activités de la chaine de production allant de la filature à la confection. Malgré la diversité des activités existante, cette industrie est dans l’ensemble intensive en main d’œuvre peu qualifiée. Les innovations techniques ne touchent qu’une faible part de l’industrie qui s’appuie majoritairement sur la main d’œuvre. - La confection emploie des techniques de production simples – nombreuses opérations de manutention et de manipulation des articles, et efficace à petite échelle : l’automatisation est circonscrite à la coupe et au convoyage. Et même si des innovations ont amélioré l’efficacité de la production aux différentes étapes du processus – coupe automatique introduite en 1969- la chaine d’assemblage reste très intensive en main d’œuvre. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 11
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique - Tout en étant intensive en main d’œuvre, la fabrication textile demande un investissement en capital plus important que la confection. Le textile – filature, tissage, ennoblissement – utilise des équipements plus lourds et demande une technicité de plus importante, surtout depuis la création de nouveaux produits – Gore tex, Lycra, tissus « intelligents ». Le parc des machines dans les filatures et les unités de tissage ont nécessité un certain investissement pour se moderniser à mesures des évolutions des besoins en tissus techniques. 2. Une forte sensibilité à la mondialisation Ainsi, dans son ensemble, la filière textile-habillement est une industrie à forte intensité en main d’œuvre peu qualifiée et, si elle se cantonne au traitement de fibres classiques, n’a besoin que de peu d’investissements. Elle est ainsi très sensible à la concurrence des pays en voie de développement offrant une importante main d’œuvre peu qualifiée à très bas coût. Le capital nécessaire pour lancer une production, notamment dans la confection, fait qu’il n’y a quasiment pas de barrière d’entrée. La fabrication d’habillement est donc très mobile et la production se déplace selon les critères clés suivant qui permettent de minimiser les coûts : - coûts horaires de la main d’œuvre, - droits de douanes, - proximités avec le client final, la distance étant mesurée par les coûts de transports (mais le textile n’est pas une marchandise pondéreuse) et surtout par les délais. B. L’ouverture des échanges 1. Une ouverture progressive des échanges Face à la forte concurrence des pays asiatiques au début des années 70 dans l’industrie textile-habillement, des quotas ont été mis en place pour limiter les importations et permettre à l’industrie textile européenne de s’adapter à cette nouvelle concurrence. Les quotas ont été progressivement levés à partir de 1986, jusqu’à l’être totalement au 1 er janvier 2005, comme prévu dans le l’Accord de l’OMC sur les textiles et les vêtements (ATV) signé en 1995. Les dates clés de l’ouverture des échanges dans l’encadré page suivante. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 12
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique 1974 : signature de l’Arrangement multifibres (AMF) mettant en place un système de quotas d’importation bilatéraux et sélectifs à l’entrée aux marchés de la plupart des pays développés. 1986 : début du cycle d’Uruguay dans le cadre du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) aboutissant à l’ouverture du commerce extérieur international avec l’abaissement des droits de douanes et la réduction des quotas. 1994 : signature des accords de Marrakech qui avaient prévu, pour le secteur du textile- habillement, un retour progressif à l’ouverture des échanges entre 1995 et 2005. Ces accords mettaient fin aux restrictions quantitatives pour l’ensemble des pays de l’OMC. 2001 : adhésion de la Chine à l'OMC. Janvier 2005 : les quotas sont complètement démantelés. 10 juin 2005 : signature d’un accord prévoyant la réintroduction de quotas sur dix catégories de produits jusqu’à la fin de 2007. 5 septembre 2005 : signature d’un second accord à Pékin, pour libérer les 87 millions d’articles bloqués dans les ports européens lors de l’été 2005. 2006 : remise en place de quotas sur une dizaine de catégories de produits. 1er janvier 2008 : suppression des quotas sur la dizaine de produits restants. Sources : Insee www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 13
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique 2. Le coût horaire du travail dans le secteur textile Coût horaire dans le secteur textile en 2011 en dollars France 31.3 Allemagne 23.3 Italie 21.9 Espagne 18.7 Etats-Unis 17.6 Portugal 10.2 R. Tcheque 7.9 Turquie 4.5 Maroc 2.9 Tunisie 2.6 Chine 2.1 Bulgarie 2 Inde 1.3 Vietnam 0.6 Pakistan 0.6 Bangladesh moins de 0.5 0 5 10 15 20 25 30 35 Source :Fédération de la maille et de la lingerie fév. 2013 Le coût de la main d’œuvre est considéré en relation avec la productivité pour évaluer le coût que représente la main d’oeuvre pour réaliser un produit. Bien que la productivité soit plus faible dans les pays proposant un bas coût de main d’œuvre, l’écart des salaires avec les pays occidentaux est tel que, dans cette industrie intensive en main d’œuvre, il ne peut être compensé. Par exemple, le coût horaire du travail est plus de 62 fois plus elevé en France qu’au Bangladesh. Dans les conditions techniques actuelles, un tel écart ne peut être compensé par la différence de productivité. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 14
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique 3. La baisse des couts de transports Evolution du coût des transports Sources : travaux de Sid’Ahmed Ould Khou, présentés lors de la 16eme journée doctorale en transport, pour l’Institut des Sciences de l’Homme, du CNRS Lyon. Le coût de transport – en y intégrant les délais de livraison - est une donnée essentielle dans le choix de la localisation de la production. Ainsi, la progression des salaires en Chine a rendu la Roumanie et la Bulgarie attractives, qui ont des salaires bas, et une proximité avec les marchés européens qui permet d’économiser sur les coûts de transport et surtout de raccourcir les délais. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 15
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique C- Une nouvelle organisation mondiale de la production textile 1. Une nouvelle répartition mondiale de la production « Dès qu’une pièce demande plus de 10 minutes, sa fabrication est délocalisée » - Jean Yves Le Floch, président d’Armor lux, qui a su conserver sa production en France. Avec l’ouverture des échanges, la production textile s’est rapidement délocalisée vers les régions du monde offrant une main d’œuvre abondante et à bas coût, notamment vers les pays d’Asie. Ainsi, au début des années 2010, l’Asie représente plus de 80% des exportations mondiales du marché textile-habillement, contre 15% pour l’Europe. Part des importations et de la production française dans les ventes d’articles d’habillement et de cuir en France Source : Insee Fin des années 50, quand un Français dépensait l’équivalent de 100 euros en habillement, 73 euros étaient pour la production française, et 1,7 euros pour les importations, la somme restante étant la marge. En 2006, la répartition avait radicalement changé : 27 euros pour la production française, et 37 euros pour les importations, le reste étant pour la marge, qui a augmenté de 10 euros. La part des dépenses « made in France » dans les ménages français a quasiment été divisée par 3, et la part des importations a été multipliée par 22. Ainsi, les importations représentent près de 40 % des ventes d’habillement et de cuir en 2006, contre 2 % en 1960. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 16
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Depuis 2000, la Chine est devenue le premier fournisseur d’habillement de la France (en valeur). La production de la branche industrielle de textiles, habillement, cuir et chaussures ne cesse de diminuer : subissant la concurrence internationale et les délocalisations, elle a quasiment chuté de moitié sur la période 2000-2011. La production localisée dans les pays dits développés correspond dorénavant à celle qui s’est orientée vers des produits haut de gamme, et parfois très techniques, tels le sport, la lingerie, ou les tissus à usage industriel. A l’opposé, on constate la forte croissance de l’industrie de l’habillement au Bangladesh. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 17
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Évolution de l’industrie de l’habillement au Bangladesh Source : Collectif de l’éthique sur l’étiquette Bangladesh, 2eme fournisseur de l'Europe Évolution des importations européennes de textile-habillement entre 2010 et 2012 en milliards € 25.0 23.1 21 20.0 15.0 10.0 5.8 6.4 6.4 6.2 5.0 3.7 3.2 1.8 1.6 1.7 1.5 0.0 Chine Bangladesh Turquie Inde Tunisie Maroc 2010 2012 Source : federation de la maille et de la lingerie 2013 www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 18
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Bangladesh, 2eme fournisseur de l'Europe % du total des importations d'habillement de l'UE 50 45 40 35 30 Chine Axis Title 25 Turquie 20 Bangladesh Inde 15 10 5 0 2009 2010 2011 2012 Source : Eurostats Structure des couts d’un produit fini acheté au Bangladesh par une entreprise www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 19
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique On peut donner une image générale de la répartition géographique de l’industrie textile- habillement : - les régions rurales transforment la matière première ; - les régions en développement, ayant les investissements suffisant pour construire des usines modernes produisent le textile. ex : Chine Le textile – filature, tissage, ennoblissement- utilise des équipements lourds et demande une technicité de plus en plus importante, surtout depuis la création de nouveaux produits – Gore tex, Lycra, tissus « intelligents » ; - les régions avec une main d’œuvre importante à très bas coût réalisent les taches de confection, notamment l’assemblage de tissus pour des produits basiques des grandes marques de distribution – ex : Bangladesh ; - les pays développés se concentrent sur les activités de design, marketing, distribution, et la confection haut-de-gamme ou la production de textiles techniques et innovants. Le modèle de la fast-fashion La fast fashion, dont l’emblème est Zara, mise sur des probabilités de vente élevée, en réagissant à la demande. Les entreprises de la fast fashion privilégient l’importation des produits issus du proche import au coût de fabrication plus élevé avec des marges inferieures, mais avec des frais logistiques moins élevés. Elles misent sur des probabilités de ventes supérieures, plutôt que des longues séries avec des marges plus élevées mais comportant d’importants risques de décote pour parvenir à écouler les stocks. Ainsi, Zara ne produit que 35 à 45 % de ses pièces en Asie, et les approvisionnements en Asie correspondent aux « basiques » de la saison (ex : pull noir en hiver). Mais l’expression « fast-fashion » est aussi employée aujourd’hui dans un sens plus large, décrivant la mode low-cost, avec une pression sur les délais, et un renouvellement continu. Pour décrire les excès de ce business modèle, il est fréquent de trouver à présent l’expression de « mode jetable ». www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 20
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique 1. Nouvelle structure des entreprises de mode occidentale Dans ce contexte de réorganisation mondiale de la production textile, le modèle «sans usine» est dominant pour les enseignes de mode européennes et nord-américaines. Au cours de ces 30 dernières années, on a assisté à une concentration de la distribution, et à un repli des marques de mode sur les fonctions de marketing, de logistique et de distribution. a. L’entreprise de mode d’aujourd’hui est « fabless » Les marques de mode occidentales sont, dans la très grande majorité, des entreprises sans usine de fabrication. Elles suivent un modèle “fabless”. Cette expression désigne les entreprises qui sous-traitent toute la production auprès des usines, ateliers, ou intermédiaires qui les fournissent. Les marques de mode ont ainsi une relation de client- fournisseur avec les fabricants de vêtements. Les marques ont, pour la plupart, externalisé toute la production, et se concentrent sur les activités qui représentent la plus forte valeur ajoutée : - le design et la création : les marques créent les modèles de vêtements, et passent commande auprès de fournisseurs sur la base d’un cahier des charges. Elles achètent les produits finis dont elles n’ont réalisé en interne qu’une création de prototype ; - le marketing : les marques gèrent toute la communication, la commercialisation des produits. Il s’agit notamment du travail sur l’image de la marque et la gestion des campagnes de publicité ; - la distribution : cela représente la gestion du réseau de magasins physiques et en ligne et suppose une grande maîtrise de la logistique. b. Avec la concentration de la distribution et la mondialisation, une forte séparation entre les distributeurs et les fabricants. La distribution des produits textiles aujourd’hui s’appuie principalement sur des grands groupes. Le marché de l’habillement est occupé en première position par des chaines de centre-ville (H&M, Zara, Mango, Primark…), et en deuxième position par les grandes surfaces (Carrefour, Auchan,…). La concentration de la distribution donne un rôle majeur à ces grands groupes dans l’industrie textile. Ils représentent les donneurs d’ordre majeurs pour les fabricants. Par exemple, H&M ou Mango, ne possèdent aucune usine en propre, mais passent commandes auprès de fabricants de pays émergeants. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 21
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique En faisant appel massivement aux fabricants asiatiques notamment, la séparation entre les métiers de la fabrication et de la distribution s’est accentuée, reflétant la distance physique entre le lieu de vente et le lieu de fabrication. Les liens avec les fabricants se sont distendus dans une chaine de production éloignée et complexe. Ce phénomène « d’éloignement » vis-à-vis de la fabrication d’un produit n’a pas touché que de grosses multinationales. On peut citer l’exemple des entreprises comme Benetton ou Mango, avec ces articles de presse parus dans Les Echos en 2000 : "Benetton ou les réalités de l'entreprise virtuelle" Les Echos, 21 mars 2000, p.52. Ce court article fait référence à un ouvrage récemment paru sur l'entreprise Benetton (F.Fréry, ESCP). Benetton est une entreprise constituée d'un réseau de sociétés individuelles. Elle travaille ainsi avec 450 sous-traitants, mais n'externalise pas la teinture, son cœur de métier. L'entreprise dite virtuelle est avantageuse en termes de coûts, mais nécessite une parfaite maîtrise de la logistique et des techniques de communication et d'information. Elle peut être un exemple pour les entreprises du commerce électronique. "Mango va ouvrir une douzaine de magasins cette année en France" Les Echos, 17 avril 2000, p.18. La chaîne espagnole de prêt-à-porter féminin mise sur un concept universel, à savoir habiller les jeunes femmes du monde entier à des prix attractifs. Elle possède de nombreux magasins en propre et développe la franchise, possède un savoir-faire logistique, et mène une politique publicitaire active. Des produits Benetton et Mango ont été retrouvés dans les décombres du Rana Plaza. L’éloignement géographique mais aussi l’éloignement en termes de compétences contribuent aux dérives d’ordre social et environnemental de la chaine de production. La www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 22
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique méconnaissance de la confection textile et du métier de fabriquant serait une des causes expliquant le faible engagement des enseignes de mode dans ce domaine. Comme le note le PCN français de l’OCDE : « Les entreprises françaises les plus engagées dans les démarches de conformité sociale sont en général des entreprises de taille intermédiaire dotées d’une compétence industrielle «historique » dans le secteur textile-habillement. » c. La complexité de la chaine d’approvisionnement Dans cette nouvelle organisation de la production mondiale, la fabrication d’un vêtement passe par une multitude d’étapes assurées par des entreprises différentes. L’ONG Yamana a réalisé un graphique représentant la complexité de la chaine de fabrication. Représentation de la filière textile par l’ONG Yamana www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 23
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique Pourquoi cette ouverture ? L’ouverture des échanges a eu un effet dévastateur pour les fabricants textiles européens et nord-américains. Comment comprendre les raisons de cette ouverture ? - Des intérêts divergents entre les fabricants et les distributeurs de produits textiles : Les fabricants redoutent la concurrence des pays asiatiques alors que les géants de la distribution souhaitent importer les produits à bas coût. Ces divergences d’intérêts ont pesé lors des négociations. - Des T-shirts chinois contre des Airbus ; Si les pertes sont très brutales pour les fabricants textiles européens, d’’autres secteurs ont au contraire bénéficié de l’ouverture. Le dilemme Airbus contre les tee-shirts chinois mis en exergue par Bo Xilai, ministre chinois, fut symptomatique de la place du secteur au sein de l’UE. - Soutenir les pays les moins avancés ; Un soutien au pays les moins avances comme le Cambodge ou le Bangladesh qui a profité du programme « tout sauf les armes ». - Une ouverture par étape ; L’ouverture s’est faite par étape, les accords multifibres ont été signés 10 ans avant leur mise en application. Ce délai devait permettre à l’industrie européenne de se préparer à cette nouvelle concurrence des pays émergeants. On peut regretter que cette période n’ait pas été utilisée pour travailler à la conquête de nouveaux marchés. L’ouverture avec la Chine représente une concurrence très élevée, mais aussi un immense marché d’une classe aisée croissante avec un attrait pour le savoir-faire français. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 24
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique II. Les déséquilibres inhérents à ce modèle de fonctionnement A- Le dangereux mélange entre production en masse et de désindustrialisation Les grandes marques de distribution d’habillement que nous connaissons comme Zara et H&M sous-traitent toutes leurs productions, mais contrairement aux délocalisations industrielles que l’on trouve notamment dans l’automobile, les grandes entreprises de mode ne créent pas d’usines et n’en possèdent pas sur place. Elles se limitent à passer commande en fonction du marché. Les entreprises de distributions, qui réalisent la plus-value la plus importante, n’investissent pas dans des usines. Les fournisseurs, aux moyens plus limités, n’investissent pas non plus car la volatilité des commandes ne donne pas de perspective de moyen-long terme, rentabilisant les équipements. Ainsi, les commandes ne se traitent pas dans des usines, mais dans des immeubles d’habitation mal construits, avec du personnel entassé, et un système de sous-traitance en cascade, dissimulé ou non, pour faire face à des pics de commandes. Le concept même d’industrie dans le domaine de la confection est perverti. Celui qui réalise la plus-value la plus forte, le distributeur du produit, ne porte pas les risques de l’investissement dans l’appareil productif. Malgré la croissance, personne n’a intérêt à investir dans le capital productif du textile au Bangladesh. Les négligences criminelles conduisant à des catastrophes comme celle du Rana Plaza ne sont donc pas étonnantes. - l’entrepreneur local n’investit pas car : o Il n’a aucune vision à moyen terme. Il y a une mobilité extrême des commandes. Un gros donneur d’ordre comme Wallmart ou H&M peut du jour au lendemain ne plus passer commande. Le rapport du PNC francais de l’OCDE évoquait les pratiques de « Forum shopping » qui consistent à changer fréquemment de fournisseurs de manière à exercer une pression à la baisse sur les prix et les délais. o L’entrepreneur, bien souvent au Bangladesh, n’est pas le propriétaire du local dans lequel les ouvriers travaillent. - le distributeur, qui tire la plus grosse plus-value, n’a aucun intérêt à court terme à investir dans une usine. Au contraire, la relation client-fournisseur lui donne une totale liberté de changer très rapidement de lieu de production. Ainsi la hausse des salaires des ouvriers du textile en Chine a permis très rapidement de déplacer les www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 25
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique commandes vers le Bangladesh. Cette structure permet aux multinationales de se désengager très vite, à moindre frais. B- Opacité dans la fabrication des vêtements La chaine d’approvisionnement est complexe et nécessiterait des méthodes de traçabilité à la hauteur de cette complexité. Aujourd’hui, le consommateur ne peut savoir comment et par qui son vêtement a été réalisé, et la marque de mode qui vend le produit ne saurait répondre à ces questions. La complexité ne peut être une excuse pour l’opacité. Les grands groupes exploitant ces chaines de production pour en obtenir des avantages en termes de prix ont les moyens techniques et humains d’assurer une traçabilité du produit tout au long de la chaine de production. Mais le sujet ne présente pas d’intérêt suffisamment important pour les distributeurs tant que ce n’est pas une préoccupation de leurs clients. C- Une déresponsabilisation des marques de mode Le monde a changé, et les règles de droit n’ont pas évolué au même rythme, ouvrant des failles béantes sur la responsabilité des entreprises, dans lesquelles les entreprises de mode s’engouffrent. Avec la concentration des distributeurs, et la mondialisation de la production, les règles existantes sur la responsabilité des entreprises ne sont plus adaptées. Une distorsion entre le droit des affaires et la réalité économique s’est opérée. On peut ainsi présenter ce qui permet aux marques de ne pas être tenue responsable devant toute instance juridique quand une usine produisant leurs vêtements s’effondre. - La sous-traitance Les marques de mode, pour la plupart, n’ont pas d’usines leur appartenant, mais travaillent avec des fabricants avec qui ils ont une relation de client-fournisseurs. Ainsi, quand les droits fondamentaux ne sont pas respectés au sein d’une usine, la marque de mode qui est cliente se présente comme « victime » des actions de son fournisseur qui ne respecte pas ses attentes. Il existe pourtant des principes juridiques qui définissent la responsabilité d’une entreprise vis-à-vis de ses sous-traitants, mais ils ne sont pas contraignants, et restent donc aujourd’hui des normes théoriques qui ne permettent pas d’engager réellement la responsabilité du donneur d’ordres. Les donneurs d’ordres concernés par des accidents dans les usines de confection ont tendance à mettre en avant la responsabilité du fournisseur et se montrent réticents, le plus souvent, à participer à l’indemnisation des victimes et expliquent que leurs fournisseurs les ont trompés et qu’ils ignoraient les raisons de la présence de leurs produits sur les lieux de l’accident. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 26
L’industrie de la mode face aux questions d’éthique - L’internationalisation La responsabilité se pose aujourd’hui de façon internationale, mais les groupes ne possèdent pas de personnalité juridique internationale. - La puissance des groupes Au-delà de l’absence de règles de droits contraignantes adaptées aux enjeux actuels, la puissance des groupes en cause peut aussi être un écueil pour faire respecter le droit. La puissance des multinationales s’exprime en terme juridique – accès aux meilleurs avocats- et en terme politique- force du lobbying. Le refus de responsabilité de Carrefour et Auchan 2005 – Carrefour et l’effondrement de Spectrum Carrefour qui était un donneur d’ordre de l’usine Spectrum dont le toit s’est effondré le 11 avril 2005 en faisant 64 morts, avait d’abord argué du fait « qu’il était un client et non pas le propriétaire de l’usine » avant de consentir à contrecœur à indemniser les familles des victimes. 2014 – Auchan et le Rana Plaza Communique de presse de l’enseigne du 3 avril 2014, refusant sa responsabilité : « Auchan a bien entendu été bouleversé par cet événement, mais la responsabilité de la catastrophe est celle de ceux qui ont obligé les salariés à travailler dans un immeuble ne respectant pas les normes d’urbanisme locales et présentant des risques visibles d’effondrement. Au final, c’est l’enquête menée par le pays qui définira le nom des responsables. » Auchan a finalement donné son accord en aout 2014 de contribuer au fonds d’indemnisation sous la pression publique. www.latelierdecouture.com | www.sciencespo.fr 27
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