L'ISLAM et le monde des affaires - Lachemi SIAGH Argent, éthique et gouvernance

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Lachemi SIAGH

                L’ISLAM
et le monde des affaires

      Argent, éthique et gouvernance

 Éditions d’Organisation, 2003
     ISBN : 2-7081-2939-2
Introduction

                La pensée économique islamique est foncièrement diffé-
                rente de la pensée économique occidentale laïque. C’est
                la Chari’a qui lui fournit son inspiration, ses principes
                de base et sa conception du monde des affaires. L’effon-
                drement du système socialiste et l’incapacité du système
                capitaliste à répondre valablement aux aspirations
                matérielles et spirituelles du monde musulman a encou-
                ragé les penseurs musulmans à donner corps à cette
                pensée économique islamique reposant surtout sur
                l’éthique et la satisfaction conjointe des besoins maté-
                riels et spirituels.
                Le système économique islamique est encore à l’état
                embryonnaire et sa manifestation la plus avançée est
                mise en œuvre à travers l’industrie bancaire islamique.
                C’est pourquoi dans ce livre nous mettrons essentielle-
                ment l’accent sur cette dernière qui nous servira d’illus-
                tration.
                Les deux dernières décennies ont vu l’émergence et le
                développement d’une nouvelle industrie : l’industrie
                bancaire islamique. Cette industrie se caractérise par la
                réalisation d’opérations bancaires qui excluent l’utilisa-
                tion de l’intérêt « interest free banking ».
                Les banques islamiques sont considérées comme une
                aberration parce que, dans le cadre d’une nouvelle logi-
                que, elles sont venues défier l’ordre institutionnel établi
                et contrevenir de ce fait aux normes bancaires classi-
                ques et aux règles de contrôle imposées par les autorités
                monétaires. Pourtant, ces banques se développent par-

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L’ISLAM et le monde des affaires

           tout à travers le monde et enregistrent des taux de crois-
           sance inhabituels dans ce secteur. Elles ne devraient pas
           exister et pourtant elles sont là.
           Qu’est-ce qui leur a permis de défier l’ordre établi ?
           Quelle est la logique qui se cache derrière leurs succès ?
           Que peut-on apprendre de ces succès ? Peut-on les obte-
           nir dans d’autres domaines, dans des environnements
           différents ? Ces questions, simples en apparence, vont
           nous préoccuper tout au long de ce livre.
           Les analyses classiques utilisées dans le domaine de la
           stratégie organisationnelle et, en particulier, la relation
           organisation-environnement-tâche ne semblent pas être,
           à cet égard, d’un grand secours pour nous aider à expli-
           quer le fonctionnement de ces organisations. En effet,
           les milieux de culture intense dans lesquels opèrent les
           banques islamiques, milieux caractérisés par la trans-
           cendance et l’omniprésence de la religion islamique avec
           tout ce que cela comporte comme contraintes et la con-
           joncture sociale et politique dans laquelle ces organisa-
           tions ont vu le jour, ont rendu complexe la
           compréhension de leur fonctionnement. L’introduction
           de nouveaux concepts et de nouvelles approches s’avère
           donc indispensable.
           Nous savons que la théorie de la contingence est venue
           réfuter l’approche du « one best way » pour ce qui a
           trait à la structuration des organisations. Elle met
           l’accent, en particulier, sur le fait que la relation organi-
           sation-environnement privilégie le rôle prédominant de
           l’environnement-tâche1 tel que l’ont exposé DILL et
           THOMPSON.
           Dans un tel contexte, l’attention se porte sur les transac-
           tions qu’effectue l’organisation avec les principales enti-

           1. Ce terme sera largement expliqué dans le chapitre 3.

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Introduction

                tés de l’environnement-tâche et sur les ressources rares
                qu’elle doit acquérir et contrôler dans un contexte de
                concurrence vive, pour assurer son succès et sa survie.
                Selon cette approche, les organisations ne survivent que
                si elles sont efficaces. En général, leur efficacité découle
                de leur capacité à gérer les demandes contradictoires de
                l’environnement, particulièrement celles des groupes
                d’intérêt dont elles dépendent pour leur survie.
                Notre propos est de démontrer que la théorie de la
                contingence n’est pas applicable partout, en ce sens
                qu’elle ne peut être universelle. L’environnement-tâche
                n’est pas partout uniforme. Il existe des contextes où
                l’influence de l’environnement-tâche sur l’organisation
                est presque secondaire.
                Dans ce livre nous allons étudier le fonctionnement des
                organisations dans ce que nous avons appelé « milieux
                de culture intense », caractérisés par des contraintes
                majeures et où prédominent de fortes idéologies, reli-
                gions, croyances, etc. Ces derniers facteurs constituent
                ce que nous appellerons, par opposition à l’environne-
                ment-tâche, l’environnement intangible.
                Selon la théorie que nous comptons développer, les
                contraintes majeures qu’exerce l’environnement intan-
                gible sur l’organisation et la relation de celle-ci avec
                l’environnement-tâche dans un contexte de rareté de
                ressources vont être les deux parties d’une équation qui
                régit la relation organisation-environnement et les fac-
                teurs principaux qui influencent le degré de sa perfor-
                mance.
                Cette approche qui met en jeu le rôle de l’environne-
                ment intangible se dissocie de l’approche classique.
                Dans cette perspective, les deux environnements, quoi-
                que complémentaires, peuvent toutefois avoir des effets
                contradictoires sur l’organisation.

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L’ISLAM et le monde des affaires

           Une nouvelle théorie en matière de gestion organisa-
           tionnelle semble pouvoir être développée. Le rôle d’un
           environnement autre que l’environnement-tâche a été
           implicitement perçue par quelques auteurs : par exem-
           ple, les adeptes de la théorie institutionnelle, comme
           SCOTT, DI MAGGIO, POWEL et OLIVER, qui parlent de
           l’environnement institutionnel ou d’autres comme
           BOURGEOIS, qui parle de l’environnement général. Il n’y
           a pas eu, cependant, de tentative visant à identifier la
           nature et le rôle de l’environnement intangible en
           matière de gestion stratégique. Cela est probablement
           dû au fait que l’environnement intangible, à l’inverse de
           l’environnement-tâche, est un monde d’idées et que le
           domaine des idées est indéterminé, très difficile à cer-
           ner. Ce travail vise, entre autres, à démontrer qu’il est
           possible de définir et de structurer cet environnement
           intangible.

           Notre idée de départ est que dans les milieux de culture
           intense, les formes organisationnelles ne sont pas
           influencées seulement par l’environnement proche de
           l’organisation ou environnement-tâche mais également
           et surtout par l’environnement intangible.

           L’organisation est soumise à l’influence de deux pôles.
           L’un favorisant le changement, du fait de sa turbulence
           qui résulte de la prédominance de l’incertitude et de
           l’interdépendance de ses éléments constitutifs et l’autre
           la stabilité et la continuité, à cause de son caractère pré-
           visible. Il génère de ce fait des contraintes majeures
           pour l’organisation. Le premier pôle est la résultante de
           l’environnement-tâche et le second, de l’environnement
           intangible.

           Parallèlement à l’action de l’environnement-tâche, nous
           essayerons de montrer la façon dont l’environnement
           intangible affecte et contraint les organisations opérant
           dans les milieux de culture intense ; et comment les

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Introduction

                organisations traduisent ces contraintes dans leurs
                configurations, structures et stratégies organisationnel-
                les. Cet exercice constituera en quelque sorte un guide
                en matière de conception et de gestion des organisations
                opérant dans des milieux de culture intense.

                À partir d’une revue critique de la littérature portant sur
                l’environnement organisationnel, en particulier, les sys-
                tèmes ouverts et les systèmes fermés, les approches
                déterministes et non déterministes, la théorie de la
                contingence, la théorie « resource based view of the
                firm » et la théorie institutionnelle, nous avons mené
                une recherche2 visant à conceptualiser la gestion du
                changement organisationnel dans les milieux de culture
                intense.

                Pour répondre à notre question principale : comment
                fonctionnent les organisations dans les milieux de cul-
                ture intense, il nous a fallu répondre aux deux sous-
                questions suivantes:

                Quelles formes d’organisation faut-il pour opérer dans
                un milieu de culture intense ?

                Quel degré d’autonomie possèdent les dirigeants devant
                gérer des organisations dans un tel contexte?

                2. Cette recherche a été effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat
                   (Ph.D) à l’école des Hautes Études Commerciales (HEC) de Montréal.
                   Elle s’est appuyée sur une méthodologie qui privilégie les études de cas.
                   Nous avions étudié trois cas que nous ne reproduirons pas ici et qui
                   impliquent une banque islamique issue de la conversion d’une fenêtre
                   islamique au sein d’une banque commerciale classique, une banque isla-
                   mique d’investissement et une banque islamique commerciale de détail.
                   Ces trois banques ont leur siège social dans l’État de Bahreïn dans le
                   golfe Arabo-Persique.
                   Nous avons puisé dans plusieurs sources d’information dans le processus
                   de collecte de données. Les plus importantes sont les entrevues non
                   structurées et l’analyse documentaire.

© Éditions d’Organisation                                                                  9
L’ISLAM et le monde des affaires

           Un livre en trois parties
           Ce livre comporte trois parties pour répondre aux inter-
           rogations de nature différente des profanes, des mana-
           gers et praticiens du système bancaire, des intervenants
           du changement et enfin des théoriciens des organisa-
           tions

           La première partie permet de comprendre comment
           l’Islam structure l’univers économique musulman et
           notamment l’univers bancaire :
               • Le premier chapitre expose au lecteur les principes
                 qui sous-tendent l’Islam et les principes de mana-
                 gement en contexte islamique. Il est essentiel,
                 parce qu’il permet de se familiariser avec l’envi-
                 ronnement dit de « doctrine intensive » et de com-
                 prendre les facteurs sous-jacents à la création des
                 banques islamiques et à leur fonctionnement.
               • Le deuxième chapitre traite de la genèse des ban-
                 ques islamiques et de la finance islamique en
                 général et décrit les innovations en matière de
                 produits financiers et l’infrastructure financière
                 islamique.

           La deuxième partie permet de comprendre comment
           fonctionnent les organisations en milieu islamique,
           avec pour illustration, le système bancaire.
               • Le troisième chapitre cherche à répondre à la
                 question : quelle(s) forme(s) d’organisation faut-il
                 pour opérer dans un milieu de culture intense ? À
                 partir des cas que nous avons étudiés, il analyse
                 les différentes formes d’organisation qui ont vu le
                 jour. Il met en relief le rôle de l’environnement
                 intangible dans la détermination de ces formes
                 d’organisation et définit les conditions requises
                 pour que des formes d’organisation conçues dans
                 d’autres environnements puissent opérer dans un

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Introduction

                            milieu de culture intense. Il propose enfin un
                            modèle d’évolution des formes d’organisation
                            opérant dans les milieux de culture intense.

                     • Le quatrième chapitre, quant à lui, cherche à
                       répondre à notre deuxième question : de quel
                       degré d’autonomie disposent les dirigeants qui
                       gèrent des organisations opérant dans des milieux
                       de culture intense ? Le dirigeant y joue un rôle
                       crucial. Son objectif n’est pas seulement de maxi-
                       miser le rendement financier des actionnaires
                       mais aussi d’atteindre des objectifs non monétai-
                       res ayant trait à la communauté, à la société, à la
                       religion. Pour s’acquitter de sa tâche, l’organisa-
                       tion doit se conformer à une éthique et les diri-
                       geants sont appelés à implanter une culture
                       éthique au sein de leur organisation. Cette exi-
                       gence fait que les dirigeants sont soumis à un sys-
                       tème de double gouvernance : du conseil
                       d’administration et d’un comité d’éthique (comité
                       de la Chari’a) pour ce qui concerne les transac-
                       tions et le comportement des dirigeants. Le diri-
                       geant s’évertue, donc, à arbitrer les exigences
                       contradictoires de ces deux systèmes et à réaliser
                       un équilibre presque impossible entre les exigen-
                       ces des actionnaires et celles du comité de la
                       Chari’a.

                     • Le cinquième chapitre cherche à examiner, dans la
                       perspective des liens économiques existant entre
                       les mondes occidental et musulman si les ban-
                       ques islamiques constituent un nouveau concur-
                       rent pour les banques classiques ou si au contraire
                       les deux systèmes bancaires sont complé-
                       mentaires et peuvent éventuellement nouer entre
                       eux des relations de coopération.

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L’ISLAM et le monde des affaires

           La troisième partie, qui débouche sur une contribu-
           tion à la théorie organisationnelle et la théorie du
           changement en milieu de culture intense, permet de
           comprendre pourquoi les modèles occidentaux ne
           peuvent s’appliquer à toute l’humanité.
               • Le sixième chapitre définit dans une première
                 étape nos concepts de « milieu de culture
                 intense » et « d’environnement intangible ». Dans
                 une seconde étape, il expose les fondements de
                 notre nouvelle théorie et le modèle conceptuel du
                 changement dans les organisations opérant en
                 milieu de culture intense qui en découle. Cette
                 nouvelle perspective théorique permet d’expliciter
                 les conditions dans lesquelles les organisations
                 sont créées, se développent, survivent ou meu-
                 rent. De ce modèle, nous déduisons également un
                 cadre d’analyse des déterminants de la perfor-
                 mance organisationnelle en milieu de culture
                 intense. Ce modèle et ce cadre d’analyse permet-
                 tent de fournir une meilleure compréhension du
                 fonctionnement des organisations en milieu de
                 culture intense.
               • Le septième chapitre nous permettra de répondre à
                 notre principale question : comment fonctionnent
                 les organisations opérant dans un milieu de cul-
                 ture intense ? Ce chapitre conceptuel fait en quel-
                 que sorte la synthèse des résultats des chapitres
                 précédents. En nous appuyant sur la théorie insti-
                 tutionnelle, nous tenterons d’articuler, dans ce
                 chapitre, notre théorie relative au fonctionnement
                 des organisations opérant dans les milieux de cul-
                 ture intense.
           La conclusion débouche sur de nouvelles pistes à
           explorer.
               • Elle commence par une rétrospective sur la rela-
                 tion organisation-environnement telle qu’elle est

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Introduction

                            développée par les différentes théories nord-amé-
                            ricaines pour positionner notre approche de
                            l’environnement intangible par rapport à ces
                            approches. Elle résume et synthétise la contribu-
                            tion que notre travail apporte à ce corpus théori-
                            que en faisant ressortir la spécificité de cette
                            contribution ainsi que les nouvelles pistes qui
                            s’ouvrent pour la recherche.
                     • Elle met en relief ce qui permet au lecteur en
                       général, au praticien, à l’intervenant, au gestion-
                       naire, à l’expatrié et à l’investisseur de mieux
                       comprendre le monde musulman, ses principes
                       religieux, son économie, sa finance et son mana-
                       gement.

© Éditions d’Organisation                                                     13
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