La construction du factice dans l'oeuvre de Satoshi Kon - MatheO
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https://lib.uliege.be https://matheo.uliege.be La construction du factice dans l'oeuvre de Satoshi Kon Auteur : Dantinne, François Promoteur(s) : Tomasovic, Dick Faculté : Faculté de Philosophie et Lettres Diplôme : Master en arts du spectacle, à finalité spécialisée en cinéma et arts de la scène (histoire, esthétique et production) Année académique : 2019-2020 URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/10730 Avertissement à l'attention des usagers : Tous les documents placés en accès ouvert sur le site le site MatheO sont protégés par le droit d'auteur. Conformément aux principes énoncés par la "Budapest Open Access Initiative"(BOAI, 2002), l'utilisateur du site peut lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces documents, les disséquer pour les indexer, s'en servir de données pour un logiciel, ou s'en servir à toute autre fin légale (ou prévue par la réglementation relative au droit d'auteur). Toute utilisation du document à des fins commerciales est strictement interdite. Par ailleurs, l'utilisateur s'engage à respecter les droits moraux de l'auteur, principalement le droit à l'intégrité de l'oeuvre et le droit de paternité et ce dans toute utilisation que l'utilisateur entreprend. Ainsi, à titre d'exemple, lorsqu'il reproduira un document par extrait ou dans son intégralité, l'utilisateur citera de manière complète les sources telles que mentionnées ci-dessus. Toute utilisation non explicitement autorisée ci-avant (telle que par exemple, la modification du document ou son résumé) nécessite l'autorisation préalable et expresse des auteurs ou de leurs ayants droit.
L Université de Liège Faculté de Philosophie et Lettres Département Médias, Culture et Communication La construction du factice dans l’oeuvre de Satoshi Kon Mémoire présenté par Dantinne François en vue de l’obtention du grade de Master en Arts du Spectacle, à finalité spécialisée en cinéma et arts de la scène (histoire, esthétique et production) Promoteur : Monsieur Dick Tomasovic Année académique 2019/2020 1
Page de remerciements Je tiens tout d’abord à remercier mes parents pour leurs soutien permanent, et aussi de m’avoir permis de faire ces études. A mes amis et au reste de ma famille pour leurs encouragements. A Mike pour la relecture et les suggestions. Et bien sûr, à monsieur Tomasovic pour avoir accepté de m’encadrer et de me guider dans l’écriture de ce travail de fin d’études. 2
Introduction Satoshi Kon est un réalisateur et dessinateur né le 12 octobre 1963 à Hokkaido, au Japon. Très tôt passionné par l’animation et plus spécifiquement la science-fiction par le biais de séries animées telles que Yamato (1974) et Mobil Suit Gundam (1979) mais aussi par des mangas, et en particulier Domu (1983) de Katsuhiro Otomo, qui deviendra plus tard son mentor dans le milieu de l’animation. Après des études de graphisme à l’Université d’art de Musashino, il devient par la suite une sorte de « touche à tout » puisqu’il produira des mangas sous forme de strip ou de série (Kaikisen) et travaillera sur des projets en tant que technicien (Akira (1988)) ou scénariste (World Appartment Terror (1991), Magnetic Rose (1995)). Également profondément influencé par le cinéma occidental, et en particulier par les films de Terry Gilliam et de George Roy Hill, dont la capacité de mettre en scène les frontières poreuses entre l’imaginaire et le réel le fascine1, Kon développe une sensibilité particulière qui l’amène à se montrer critique sur une bonne partie de l’animation japonaise de l’époque, mais qui lui permet en même temps d’être sollicité par le studio Madhouse pour son premier long-métrage Perfect Blue (1999), un thriller psychologique racontant la descente aux enfers d’une idol japonaise devenant actrice dans une série B . Pensé à l’origine pour être un film live2 destiné à sortir directement sur le marché vidéo3, ce premier film va déjà contribuer à la notoriété de Kon, et plus spécifiquement en France, où la critique, quasi-unanimement conquise, va y voir l’expression d’un véritable « cinéma d’animation d’auteur » capable de « séduire les cinéphiles, y compris ceux qui se sentent assez peu concernés ou séduits par les dessins animés »4. Par la suite, Satoshi Kon réalisera Millenium Actress (2002), qui raconte l’histoire d’une actrice fictive du cinéma japonais de l’après-guerre à travers ses propres souvenirs, puis Tokyo Godfathers (2004), une critique sociale du Japon contemporain sous la forme d’un conte mettant en scène trois sans abris, et enfin Paprika (2006), un film de science-fiction dans lequel des psychothérapeutes utilisent une machine capable d’explorer les rêves de leurs patients, mais dont l’usage répété produit des difficultés à distinguer le monde du rêve et celui de la réalité. Parallèlement, Satoshi Kon a également réalisé une série animée nommée Paranoïa Agent, dans laquelle un jeune garçon en rollers armé d’une batte de baseball attaque au hasard des personnes traversant une crise existentielle, et dont l’intrigue se complexifie au fur et à mesure de la progression des épisodes. Kon meurt des suites d’un cancer du pancréas en 2010, laissant son dernier film, Dreaming Machine, inachevé. Satoshi Kon fait donc partie de ces artistes, avec Katsuhiro Otomo, Hayao Miyazaki, Mamoru Oshii ou encore Isao Takahata, ayant contribué à une forme de légitimation, voire de consécration, de la part de la critique cinématographique de l’animation japonaise en Occident, et surtout en France, où elle avait plutôt mauvaise presse dans l’espace public5. Comme la réception de Perfect Blue l’indique, Kon a été reconnu comme un « véritable auteur » en raison du caractère adulte et mature de son œuvre, que ce soit d’un point de vue strictement thématique 1 Andrew Osmond, Satoshi Kon: The illusionist, Stone Bridge Press, 2009, p.18 2 L’appellation « live » dans le jargon de l’animation japonaise et du manga renvoie à toute production (généralement aux adaptations d’œuvre préexistantes) filmée en prise de vues réelles. 3 Andrew Osmond, op.cit., p. 25 4 Termes repris de la critique d’Olivier Père dans les Inrockuptibles lors de la sortie du film. Pour une analyse critique de la réception de Perfect Blue en France, voir le très éclairant dossier pédagogique d’Hervé Joubert-Laurencin consacré au film [URL :http://www.anima- studio.com/ropv/perfect_blue.pdf] qui revient notamment sur le contexte de production du film et de la difficulté d’appliquer la notion d’auteur au cinéma d’animation japonais en raison de sa logique industrielle. 5 On lui reprochait notamment d’être de mauvaise qualité, vulgaire et d’inciter à la violence. Le livre Le Ras-le- bol des bébés zappeurs (Robert Laffont, 1989) de l’ancienne députée socialiste Ségolène Royale consitue à ce titre un témoignage édifiant de cette réception de l’animation japonaise en France. 3
ou référentiel, renouant de fait avec cette idée de base selon laquelle l’animation demeure originellement liée au monde de l’enfance et de sa primitivité. Ainsi, pour tenter de mieux cerner la filmographie de Satoshi Kon, on s’appuiera ici davantage sur des spécialistes ayant travaillés directement sur son œuvre, comme Andrew Osmond, auteur de Satoshi Kon : The illusionist (Stone Bridge Press, 2009), l’un des rares ouvrages entièrement consacrés au cinéaste. Dans son introduction, Osmond souligne le paradoxe selon lequel dès que l’on tente de décrire l’œuvre du cinéaste, les médias (anglo-saxons en particulier) utilisent généralement le terme de fantasy alors que la magie n’existe dans aucun des univers issus de ses films, toujours situés dans un Japon contemporain et familier6. Cependant, un des motifs notables des films de Satoshi Kon réside effectivement dans sa capacité à créer des basculements faciles entre situations réalistes et vraisemblables vers des situations fantasmagoriques et invraisemblables en utilisant ce que l’auteur appelle des « novel story devices », tels que : la création de plusieurs personnages délirants et se nourrissant mutuellement de leurs fantasmes, jouer sur le dispositif même du cinéma en faisant le biopic d’une actrice fictive à partir du montage de ses propres films, la « réalité » rentrant et sortant à la fois de la pellicule, ou encore par la mise en scène d’une machine qui nous laisse vivre dans nos rêves, ne nous laissant plus les moyens de savoir si nous sommes réellement éveillés7. Les films de Satoshi Kon, selon Osmond, donnent à voir des « mondes fracturés à multiples facettes dans lesquels chacun vit dans sa propre réalité différenciée », ou la distorsion de l’espace et du temps dissout les frontières entre l’imaginaire et le réel, au point de ne plus savoir ce qui relève de l’un ou l’autre8. Ainsi, Kon ne montre pas de la véritable magie dans ses films, mais ceux-ci peuvent être vus comme des tours de magie en soi de par leur manipulation de la « machine animatique » afin de brouiller les perceptions du spectateur. C’est en cela que Satoshi Kon est moins un magicien qu’un illusionniste de l’animation, selon Osmond9. L’analyse semble ici pertinente dans la mesure où le thème de l’illusionnisme et de la magie, pour des raisons aussi bien esthétiques qu’historiques, est fortement lié aux origines mêmes du cinéma d’animation dont Georges Méliès, lui-même prestidigitateur, est souvent considéré comme le précurseur avec ses « films à trucs », comme le rappelle Paul Wells10. L’univers du prestidigitateur (magie, cirque et foire), ainsi que la dimension artisanale et performative de l’illusion, sont ici encore une fois rapprochés du cinéma d’animation, du moins pour lui en expliquer son origine, car il est évident que ce secteur est aujourd’hui depuis longtemps soumis à la logique industrielle des studios, et Satoshi Kon lui-même n’échappe pas de ce fait à la réalité de ces conditions de production, même si sa réputation d’auteur laisse présupposer le contraire11. C’est encore là un autre paradoxe lorsque l’on tente de cerner l’œuvre du cinéaste ; la position particulière qu’il occupe dans le champ de l’animation japonaise le place dans une double posture de créateur atypique (prédilection pour les thèmes sociaux contemporain plutôt que pour les mondes imaginaires, narration non linéaire, audaces 6 Andrew Osmond, op.cit., p.7 7 Idem, pp.7-8 8 Idem, p.8 9 Ibidem 10 Paul Wells, Understanding Animation, Routledge, 1998, pp.13-15. Wells affirme que l’animation était entièrement entre les mains des magiciens avant d’être reprise par les dessinateurs de comics books, et en particulier Winsor McCay, qui vont notamment y apporter une véritable narration, et non plus se reposer sur une simple succession de tricks comme cela était souvent le cas dans les premiers films d’animation. 11 Voir ndbp n°4 4
formelles, etc.) dans un secteur extrêmement standardisé (logique de studio avec sa division du travail, ses codes génériques institués et son impératif de rentabilité économique)12. Toujours dans cette même logique, pour décrire et qualifier son travail, Maitreyee Mishra, dans son article intitulé « Animated Worlds of Magical Realism: An Exploration of Satoshi Kon’s Millennium Actress and Paprika »13, utilise la notion de réalisme magique (magical realism), terme lui aussi paradoxal dans le mesure où le sens commun tend généralement à séparer le monde de la magie et celui de la réalité. Dans son article, Mishra critique l’emploi que Paul Wells fait du terme magic realism pour catégoriser le cinéma de Satoshi Kon14, et lui appose au contraire celui de magical realism15. Mishra explique que le premier renvoie à la notion de réalisme magique tel qu’il a été théorisé par Franz Roh dans le domaine de l’art pour qualifier des œuvres bien spécifiques, à savoir la peinture post-expressionniste allemande apparue dans les années 1920, tandis que le second renvoie à la récupération de cette notion en littérature par l’écrivain italien Massimo Bontempelli et plus tard par des écrivains latino-américains sous diverses variantes sémantiques (« réalisme fantastique », « réalisme merveilleux », etc.), plus particulièrement les œuvres de Gabriel Garcia-Marquez, Isabel Alende ou Laura Esquivel16. La notion de réalisme au cinéma est une question éminemment problématique et a fait l’objet de nombreux commentaires17. Nous savons toutefois aujourd’hui que celle-ci est avant tout relative et subjective car toute démarche cinématographique constitue une démarche faisant office de médiation entre la caméra et le monde extérieur, et le cinéma d’animation complexifie encore davantage la chose selon Paul Wells, car si l’animation « est un medium façonné par des principes de construction allant de soi »18, son rapport au réalisme diffère du cinéma naturel dans la mesure où « il met l’emphase sur sa capacité à résister au réalisme en tant que mode de représentation tout en utilisant ses diverses techniques pour créer de nombreux styles qui sont fondamentalement portés sur le réalisme »19. Wells appuie ensuite son analyse en citant Umberto Eco à propos des parcs d’attraction de Disney : « pour parler de choses que l’on veut connoter comme vraies, ces choses doivent sembler vraies. Le « complètement réel » devient identifiable avec le « complètement faux ». L’irréalité absolue est proposée comme une présence réelle »20. Cette obsession de la mimésis chez Disney va même prendre une valeur quasi paradigmatique puisque Wells ira même jusqu’à créer un modèle théorique pour catégoriser les films d’animation en fonction de leurs rapports entre figuration et abstraction, orthodoxie et expérimentation, ou encore narration et interprétation21. De ce point de vue, il est donc possible d’admettre le réalisme magique comme une catégorie pertinente dans le cadre du 12 Hervé Joubert-Laurencin, dossier pédagogique consacré a Perfect Blue film [URL : http://www.anima- studio.com/ropv/perfect_blue.pdf] 13 Maitreyee Mishra & Manisha Mishra, « Animated Worlds of Magical Realism: An Exploration of Satoshi Kon’s Millennium Actress and Paprika. » Animation, 9(3), 2014, pp.299-316. Notons malgré tout que Perfect Blue et Paranoia Agent rentrent bien dans les critères mentionnés par l’article. 14 Paul Wells « Playing the Kon trick: Between dates, dimensions and daring in the films of Satoshi Kon. » Cinephile 7(1), pp. 4-7, 2011 15 Maitreyee Mishra, art.cit., p.300. Cette nuance sémantique n’existant pas en français, on utilisera ici par défaut le terme de réalisme magique dans le sens de « magical realism », plutôt que celui de « magic realism » qui sera précisé entre parenthèse lorsqu’il sera mentionné. 16 Maitreyee Mishra, art.cit., p.302 17 David Bordwell & Kristin Thomson, L’Art du film, De Boeck, 2009, pp.172-173 18 Paul Wells, Understanding Animation, Routledge, 1998, p.25 19 Paul Wells, op.cit., p.25 20 Umberto Eco, La Guerre du faux, Grasser, coll. Les cahiers rouges, Paris, 1985. Jean Baudrillard a produit une analyse similaire dans son célèbre ouvrage Simulacres et simulation (Galilée, 1981) 21 Paul Wells, op.cit. p.36 5
cinéma d’animation, et plus particulièrement dans le cas de Satoshi Kon, car il reconnait dans sa conception même le caractère relatif de la réalité qu’il représente dans ses films. En raison de l’éclectisme et des influences diverses de la filmographie de Satoshi Kon, son œuvre a souvent été étiquetée sous le label de la post-modernité, une appellation critiquée par Mishra à la suite de Wells et Zahlten22, tout comme Chris Perkins qui dans son article « Flatness, depth and Kon Satoshi's ethics »23 analyse d’un point de vue philosophique son œuvre comme relevant davantage d’une conception « moderne et humaniste » du sujet plutôt qu’une joyeuse célébration de la condition de « platitude ontologique » (ontological flatness) associée à la post-modernité, car même si les effets employés par le réalisateur peuvent s’y apparenter, il s’agit avant tout pour lui, selon Perkins, de « retrouver le sens d’une perspective enracinée, dont le point d’ancrage » est de mettre en scène un sujet en tant « qu’acteur humain responsable, qui travaille à travers une souffrance existentielle en tant qu’elle fait l’objet d’obligations éthiques en dehors de toute détermination historique et technologique »24. Ainsi, toujours selon Perkins, si Kon représente dans ses films « l’expérience post-moderne du soi » (post-modern experience of the self), sa critique se situe dans « une tradition moderne de la pensée politique japonaise » (a modernist tradition in Japanese political thought)25. En dépit de sa taille relativement restreinte - quatre longs-métrages et une série animée - mais en raison de son caractère éminemment complexe et problématique, l’œuvre de Satoshi Kon permet donc de traiter un certain nombre de questions liées à la nature même du cinéma d’animation, de son rapport à la technique, à la magie, et même au cinéma et à son histoire en général par l’analyse ; et il semble en ressortir déjà un certain nombre de paradoxes qui ne peuvent être, sinon résolus, du moins expliqués par des logiques de construction du factice à travers un certain nombre de choix formels mis en avant dans ce mémoire, dont il s’agira de décrire les différents ressorts. Le factice sera défini ici comme « un ensemble de moyens, de techniques et de stratégies mis en œuvre pour duper le spectateur, aussi bien au niveau narratif que perceptif, à travers la reproduction du réel », son registre étant clairement distinct de celui du faux (qui présuppose l’existence d’une « vérité vraie » à laquelle il chercherait à se substituer) ou de la fiction (qui relève davantage de la vraisemblance du récit et de l’incrédulité consentie par le spectateur). S’il peut paraitre étonnant de prime abord de considérer le factice en tant que problématique - étant donné que toute image d’animation est par définition factice, quelle que soit la technique usitée pour la produire - ce mémoire va cependant tenter de démontrer que c’est justement le caractère factice des images animées qui, dans l’œuvre de Satoshi Kon, est directement exploité afin de créer une esthétique particulière, basée sur le trompe-l’œil, le faux semblant, ou encore le simulacre. Par la manipulation de la temporalité et de l’espace, le cinéma de Kon tend à brouiller les repères du spectateur, qui s’interroge sur le statut qu’il peut leur accorder, le tout renforcé par la mise en scène de métafictions, se mélangeant avec la diégèse principale du film. Il y a en effet une récurrence dans les films de Kon de la référence au cinéma naturel, que ce soit en tant qu’industrie, que dispositif ou encore en tant que langage. Cette permanence du rapport au medium cinématographique pose de fait un certain nombre de questions sur les liens que peuvent entretenir animation et cinéma. 22 Maitreyee Mishra, art.cit, p.301 23 Chris Perkins, « Flatness, depth and Kon Satoshi's ethics », Journal of Japanese and Korean Cinema, 4:2, Routledge,119-133, 2012 24 Idem, p. 120 25 Ibidem 6
La construction du factice sera donc prise comme problématique afin de tenter de soulever un certain nombre d’interrogations posées par les films : comment la question du double est-elle mise en scène avec les moyens spécifiques de l’animation ? Comment les processus d’identification dans le cadre de l’animation peuvent-ils être faussés pour troubler le spectateur ? De quoi les phénomènes de métamorphoses, omniprésents dans ce type de cinéma, sont-ils le nom ? Comment l’espace peut-il être utilisé pour perturber et mettre à l’épreuve la continuité de la narration tout en lui donnant une cohérence ? Comment le langage cinématographique institutionnel peut être simulé et détourné dans un film d’animation ? Ou encore, en quoi la réflexivité à l’œuvre dans les films de Kon permet-elle de mieux comprendre les illusions produites par le dispositif cinématographique ? Pour tenter de répondre à ces questions, ce travail empruntera différentes voies théoriques relevant directement de l’animation telles que celles initiées par Paul Wells, Hervé Joubert- Laurencin ou encore Thomas LaMarre, mais aussi celles relevant du cinéma en général comme celles de Christian Metz ou André Bazin. En dehors des théories du cinéma et de l’animation, on s’appuiera également sur des théoriciens de l’hyperréalité tels que Jean Baudrillard et dans une moindre mesure Umberto Eco, dont les concepts de simulation et de simulacre éclairent plutôt bien l’œuvre de Kon. Enfin, on empruntera, dans une moindre mesure, à la psychanalyse freudienne et jungienne, ainsi qu’à l’anthropologie, afin de rendre compte d’un certain nombre de mythes relatifs à la dualité, aux figures archétypales ou encore à la nature de l’âme afin d’interroger certains discours fondateurs sur la nature de l’animation. A partir de ce corpus, on analysera au total six modalités de construction du factice différentes, qui seront divisées en deux chapitres. Le premier chapitre mettra en lumière les constructions du factice relevant de ce qu’il convient de nommer le corps-figurine, c’est-à-dire les personnages animés dont le corps possède des caractéristiques bien particulières qui le distinguent du corps ordinaire de l’acteur du cinéma naturel. Le second chapitre quant à lui se focalisera sur celles relatives à l’image-espace, où l’on interrogera la manière dont l’image animée peut être manipulée pour produire des effets de continuité, de rupture, de répétition ou encore de réflexivité en raison de ses propres spécificités. Dans le premier chapitre, on analysera en premier lieu les phénomènes de duplication tels qu’ils apparaissent dans la filmographie de Kon ; on se focalisera ici sur la figure du double dans la filmographie de Kon, et on démontrera comment celle-ci renvoie à toute une série de croyances liées à la mort et à la perte de son identité, mais aussi comment cette thématique du double est mobilisée pour produire un rapport factice au monde chez les différents personnages. On s’intéressera ensuite à la substitution, c’est-à-dire à la façon dont des personnages prennent la place d’autres, et en quoi cela permet nous permet de mieux comprendre la question de l’identification au cinéma à travers une analyse de Millennium Actress, où deux personnages documentaristes se substituent littéralement à des personnages métafictifs, à la lumière des théories de Christian Metz. La dernière section, consacrée au corps-figurine, analysera quant à elle les phénomènes de métamorphoses dans Paprika, et montrera en quoi ceux-ci, omniprésents dans le cinéma d’animation en général, jouent sur la perméabilité des mondes réels et imaginaires, en particulier grâce au motif du rêve, pour retranscrire toute une série de fantasmes liés aux désirs et angoisses les plus enfouis dans l’esprit des personnages. Dans le second chapitre, on analysera comment les caractéristiques bien particulières de l’image animée sont exploitées pour créer des effets de basculement d’un espace à un autre, en 7
s’appuyant notamment sur Thomas LaMarre et sa « théorie de la machine animatique », mais plus spécifiquement du concept d’animatisme, un régime scopique fonctionnant sur la planéité de l’image animé et son défilement latéral afin de produire des logiques narratives et spatiale de type non sequitur, jouant sur la dialectique entre, d’une part, la continuité narrative du récit, et d’autre part, la discontinuité spatiale et temporelle des événements mis en scène. Ensuite, viendra la section consacrée à la répétition, où sera analysée une séquence de cauchemar dans Perfect Blue, dans laquelle sera interrogé le problème du montage dans un film d’animation, à partir de la lecture des théories d’André Bazin par Hervé Joubert-Laurencin, afin de montrer en quoi le montage tel qu’il est utilisé dans Perfect Blue relève du simulacre. Enfin, on montrera comment la réflexivité à l’œuvre dans Paprika permet de penser la question des dispositifs et voir comment l’animation intègre le cinéma naturel et son langage, tout en s’affranchissant de certaines de ses contraintes, en analysant un certain nombre de séquences-clés mettant en scène le personnage de Konakawa et son rapport au cinéma. 8
1. Le corps-figurine 1.1 Duplication 1.1.1 Aliénation Perfect Blue raconte l’histoire de Mima Kirigoe, une idol évoluant au sein du groupe de J-pop « Cham » qu’elle forme avec ses deux comparses, Rei et Yukiko. Mima décide un jour de mettre un terme à sa carrière de chanteuse pour se consacrer au métier d’actrice, en concertation avec ses agents Todokoro et Rumi, qui fut elle-même une idol par le passé. Mima parvient, grâce à ces derniers, à décrocher un rôle mineur dans Double Bind, une série policière aux accents de thriller dans laquelle Mima incarne une jeune femme schizophrène qui se prend pour une idol. La conversion artistique de la jeune femme ne plait cependant pas à nombre de ses fans, et les menaces de morts commencent à pleuvoir sur la jeune femme, au point de mettre en péril la vie de ses collaborateurs. Le calvaire atteint son comble lorsque la jeune femme découvre l’existence d’un site internet nommé « Chez Mima » qui relate l’ensemble de sa privée et qui encourage même ses admirateurs à se débarrasser de « la fausse Mima » qui salit publiquement son image. Profondément affectée par le déroulement des événements, Mima sombre dans la dépression et perd pied avec la réalité, ne sachant plus distinguer ce qui relève du personnage qu’elle interprète à l’écran, de sa personne publique et de sa vie privée. Un mystérieux double de Mima fait alors son apparition ; semblable en tous points à la jeune femme vêtue de son costume de Cham et entouré d’une aura lumineuse, celui-ci tourmente Mima tout au long du film avant d’essayer de directement la tuer. La fin de l’intrigue révèle que le site qui diffusait les informations sur Mima était entretenu par un fan de Mima nommé Uchida, un agent de sécurité lors des représentations de Cham qui, sous le pseudonyme « Me-Mania », a organisé les atteintes à sa vie de la jeune femme ainsi que de son entourage en raison de ses choix de carrière. La collusion ne s’arrête cependant pas là puisque l’on apprend également que c’est en réalité Rumi qui fournissait les informations à Uchida, qu’elle manipule depuis le début afin de mettre un terme à la vie de Mima, qu’elle jalouse autant qu’elle s’y identifie. Mima parvient cependant à se débarrasser d’Uchida, ce qui contraint Rumi à se charger personnellement de la jeune artiste. Sous l’apparence du double, Rumi confronte directement Mima dans son appartement, et après un affrontement sanglant, Mima sauve in extremis Rumi qui manque de se faire écraser par un camion. Lors de l’épilogue, Rumi est placée dans un institut psychiatrique, et Mima passe brièvement prendre de ses nouvelles auprès de l’infirmière, avant de repartir, pour reprendre le cours de sa vie. Jean Baudrillard, dans l’épilogue son célèbre essai sur la société de consommation26, a proposé une explication du phénomène de l’aliénation en analysant le film allemand L’Etudiant de Prague27. Le film raconte l’histoire d’un étudiant pauvre concluant un pacte avec le Diable : ce dernier lui échange son reflet contre un monceau d’or afin de séduire une jeune femme issue d’un milieu aisé dont l’étudiant est amoureux. Grâce à son nouveau capital, l’étudiant va cumuler les succès et s’émanciper progressivement de son indigence, mais va rapidement se rendre compte que son reflet disparu s’est fait chair et sème le trouble dans son entourage, contraignant l’étudiant à lui échapper et par conséquent à lui laisser sa place dans la société. Le double de l’étudiant possède les mêmes aspirations que lui, mais les déforme et les défigure, quitte à commettre le pire, c’est-à-dire la mort : il tue un homme qu’il a provoqué en duel, mais la responsabilité est partagée car nul ne peut distinguer un homme de son double, si ce n’est 26 Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, coll. Folio essais, Paris, 1970, pp.301-316 27 Il y a une incertitude sur la version à laquelle se réfère l’auteur puisqu’il présente le film comme « un vieux film muet des années 30, [un] film expressionniste de l’école allemande » (p.301) Il s’agirait vraisemblablement de la version d’Henrik Galeen, datant de 1926 9
lui-même. Contraint de tout abandonner, y compris l’amour pour lequel il a conclu le pacte, l’étudiant ne peut échapper à la vengeance de son double maléfique pour avoir été vendu qu’à l’unique condition de le confronter directement. L’étudiant parvient à se débarrasser de son doppelganger en le faisant repasser de l’autre côté du miroir de sa chambre et en lui tirant dessus : le double est redevenu le simple reflet qu’il était à l’origine, mais l’étudiant meurt, car selon Baudrillard : « en tuant son image, c’est lui-même qu’il tue, puisqu’insensiblement, c’est elle qui est devenue vivante et réelle à sa place […] son corps lui échappe, mais au prix de ce corps il retrouve son effigie normale, juste avant de mourir. »28. Baudrillard explique que l’image spéculaire représente symboliquement le sens de nos actes qui composent autour de nous un monde « à notre image » et que la transparence de notre rapport au monde s’exprime assez bien par « le rapport inaltéré de l’individu à son reflet dans une glace : la fidélité de ce reflet témoigne en quelque sorte d’une réciprocité réelle entre le monde et nous »29. D’un point de vue symbolique donc, toujours selon Baudrillard, si cette image vient à nous manquer, c’est le signe que « le monde se fait opaque, que nos actes nous échappent – nous sommes alors sans perspectives sur nous-mêmes. Sans cette caution, il n’y a plus d’identité possible : je deviens à moi-même un autre, je suis aliéné »30. L’originalité du film selon Baudrillard réside dans le fait qu’il donne à la fable une « illustration fantastique du processus réel du fétichisme de la marchandise » car l’image n’est pas simplement perdue ou abolie, mais bien vendue. Elle tombe donc dans le monde de la marchandise, et le Diable peut ici l’échanger comme un simple objet31. Toujours selon Baudrillard, l’aliénation sociale réside dans l’objectivation de nos actes et de notre travail, mais cet « objet » ne se contente pas de nous échapper, il nous poursuit et se retourne contre nous : « Tout ce dont nous sommes dépossédés reste lié à nous, mais négativement, c’est-à-dire qu’il nous hante. Cette part de nous, vendue et oubliée, c’est encore nous, ou plutôt c’en est la caricature, le fantôme, le spectre, qui nous suit, nous prolonge et se venge »32. Le pacte avec le Diable ainsi que son corollaire, l’apparition du double, constituent donc une allégorie de la société marchande et de l’aliénation qui en découle, à savoir la perte de sa propre image qui se retourne contre soi. Du point de vue de Susan Napier, dans son article intitulé « “Excuse Me, Who Are You?”: Performance, the Gaze, and the Female in the Works of Kon Satoshi »33, Perfect Blue relève du genre de l’urban gothic, c’est-à-dire une transposition moderne des thèmes récurrents de la littérature gothique où une victime virginale (Mima), doit affronter, dans un environnement sombre et hostile, de multiples dangers incarnés par des figures telles que la femme folle et possessive (Rumi) ou encore l’homme déformé (Uchida/MeMania)34. Le pacte avec le Diable s’inscrit donc dans ce même prolongement et correspond bien évidemment ici à la transition de Mima : le passage du monde du spectacle vivant à celui du spectacle enregistré acte une première forme de séparation entre la jeune femme et son public35. La perte du rapport direct entre l’artiste et le public se traduit par le passage de la performance originale et singulière à l’image enregistrée, indirecte et reproductible, susceptible à toutes les manipulations du montage et de la production. Le double de Mima symbolise ici cette perte de son image qui se retourne contre elle : tout comme dans L’Etudiant de Prague, l’aliénation se 28 Idem, p.303 29 Ibidem 30 Ibidem 31 Idem, p.304 32 Jean Baudrillard, op.cit., p.305 33 Susan Napier, « “Excuse Me,Who Are You?”: Performance, the Gaze, and the Female in the Works of Kon Satoshi », Cinema Anime (dir. Steven T. Brown), Palgrave MacMillan, New York, 2006, pp.23-42 34 Idem, p.30 35 Craig Norris, « Perfect Blue and the negative representation of fan », Journal of Japanese and Korean Cinema, 4:1, 2012, p.74 10
fait en deux temps, selon un modèle de séparation-retournement où la partie de soi vendue s’incarne matériellement pour tuer son original et retrouver son unité perdue. La différence notable cependant entre l’Etudiant de Prague et Perfect Blue réside dans la manière dont le pacte en question est représenté ; dans le premier cas, c’est le Diable en personne qui vient proposer son marché à l’étudiant, qui sait parfaitement ce qu’il désire et surtout à qui il a affaire, tandis que dans le second, le pacte en question n’est jamais directement montré, il a déjà eu lieu, a priori. Mima annonce dès la fin de son concert au début du film qu’elle compte mettre un terme à sa carrière d’idol pour devenir actrice, mais sans être sûre de réellement le désirer. Si dans le film allemand, le spectateur devine aisément le déroulement de l’intrigue à travers la représentation du pacte avec le diable, thème extrêmement répandu dans la culture occidentale mais de portée quasi-universelle36, dans Perfect Blue, au contraire, il y a une indétermination fondamentale sur la nature même du pacte, puisque pendant la séquence du concert de Mima au début du film, la performance en question est entrecoupée par des images et des paroles issues de la vie quotidienne de Mima, dont un passage où l’on entend Todokoro, l’autre agent de Mima, suggérer à Rumi que Mima devrait être actrice plutôt que popstar. La scène du concert laisse alors place à une autre ou l’on voit Mima sangloter dans son lit et dire « qu’elle ne peut pas », comme une réponse au plan précédant. En dézoomant, on comprend qu’il s’agit en fait d’un enregistrement vidéo que sont en train de commenter Rumi et Todokoro depuis leurs bureaux, tout en discutant de la carrière de Mima, tandis que cette dernière se trouve assise de l’autre côté de la table, tête baissée, les vitres des étagères situées juste derrière reflétant les deux agents en train de se disputer hors champ. Alors que Rumi demande de penser à ce que veut Mima, celle-ci lève brièvement la tête et se prépare à répondre quelque chose, mais le plan est de nouveau entrecoupé par le concert de Cham où l’on aperçoit Uchida/MeMania, à genoux et la main tendue vers Mima. Le plan suivant montre le point de vue de l’agent de sécurité confondant son regard avec celui du spectateur, donnant l’illusion de tenir Mima dans le creux de sa main, de la posséder. L’originalité de la représentation du pacte, cependant, ne tient pas tant ici au fait qu’il soit accepté par contrainte par le pactisant, que par sa mise en scène en tant que pur motif esthétique et formel. Dans L’Etudiant de Prague, le motif du pacte diabolique et du double sont essentiellement utilisés à des fins narratives et allégoriques ; tout comme en littérature, leur mise en scène illustre avant tout une morale édificatrice. Dans Perfect Blue, au contraire, le double produit par le « pacte » est mobilisé en tant que leurre afin de problématiser le caractère factice des attributions identitaires et des exigences contradictoires projetées sur sa personne : le double de Mima - vêtue du costume des Cham - apparaît pour la première fois dans le film à travers le reflet d’une vitre de train, lorsque celui-ci passe devant une série d’enseignes publicitaires pour dire à la « vraie » Mima qu’elle refuse de jouer dans la scène de viol de Double Bind, et redisparaît lorsqu’un train passe dans le sens opposé, laissant de nouveau place au simple reflet (voir image 1). En remplaçant le cadre fantastique et surnaturel du pacte méphistophélique par l’aliénation sociale provoquée par l’industrie du spectacle, Perfect Blue exploite le potentiel propre de l’animation à duper du spectateur : si elle peut représenter assez fidèlement la réalité comme c’est le cas dans les films de Satoshi Kon, elle ne pose jamais de ligne de démarcation claire entre ce qui est rationnel et vraisemblable et ce qui ne l’est pas, car comme le fait remarquer Paul Wells : « [L’animation] privilégie sa capacité à résister au « réalisme » comme mode de représentation et utilise ses différentes techniques pour produire toute une série de styles fondamentalement portés sur le « réalisme » »37. 36 Pour ce qui est de la culture japonaise par exemple, des mangas tels que Death Note ou encore Black Butler mettent explicitement en scène ce motif. 37 Paul Wells, Understanding Animation, Routledge, New-York, 1998, p.25 11
Image 1 : l’image spéculaire vendue se confond ici avec le discours publicitaire et le monde de la marchandise, omniprésent dans la sphère quotidienne jusqu’aux confins de la vie privée. Il n’y a en effet, si l’on s’en tient au strict point de vue de l’animation, aucune différence significative entre la vraie et la fausse Mima : elles sont toutes deux égales en tant qu’objets animés produits par la machine animatique, et le film lui-même en joue explicitement à travers la répétition de la fameuse réplique « Excusez-moi, qui êtes-vous ? » que doit prononcer Mima pour sa première apparition à la télévision, ainsi que de « Je suis la véritable Mima » répété en boucle par la fausse Mima, comme une réponse à la précédente question. Les catégories du vrai et du faux sont donc inopérantes dans le cadre du film, pire encore, elles deviennent même dangereuses puisque selon Susan Napier38, le questionnement lui-même met en péril non seulement la santé mentale de la jeune femme, mais également son entourage qui subit les conséquences funestes cette crise identitaire, illustrée par le meurtre de Todokoro et du photographe. En jouant également sur l’identification spectatorielle par la manipulation des attentes de celui- ci, le film parvient à créer dans l’esprit du spectateur tout un réseau de fausses pistes et de significations erronées ce qui amène d’ailleurs Susan Napier à voir dans le film de Satoshi Kon un film hitchcockien : l’animateur japonais, tout comme le cinéaste britannique, aime jouer sur les faux-semblants et les apparences trompeuses, où un personnage présenté dans un premier temps comme bienveillant s’avère être un manipulateur, ou encore un personnage gracieux qui devient grotesque39. Napier utilise d’ailleurs le concept de « living doll », qu’elle reprend de Modleski, pour caractériser ce type de personnage féminin modelé par un autre personnage, et où « le désir d’être regardé comme tel » se transforme en « peur d’être regardé comme tel »40. La différence entre Hitchcock et Kon réside cependant davantage dans la manière de mettre en scène cette identification : si Hitchcock a recours au suspens par le prisme de la narration classique, où l’action régie par le principe de causalité suit sa logique du début à la fin dans la plus grande transparence, chez Kon, au contraire, le passé et le présent s’entremêlent de façon 38 Susan Napier, « “Excuse Me,Who Are You?”: Performance, the Gaze, and the Female in the Works of Kon Satoshi », Cinema Anime (dir. Steven T. Brown), Palgrave MacMillan, New York, 2006, p.31 39 Ibidem 40 Idem, pp. 32-33 L’auteure cite Judy/Madeleine dans Vertigo comme point de comparaison. 12
indiscernable, en jouant sur les porosités de la mémoire ainsi que sur la perception des souvenirs produits par celle-ci ; le spectateur ne sait plus quelle signification exacte donner aux images qu’il voit, partageant ainsi le trouble identitaire de Mima qui ne sait plus qui elle est réellement. Dans le premier cas, l’identification s’opère par le regard du « personnage-spectateur » posé sur le personnage « double », comme c’est le cas de Scottie et Madeleine/Judy dans Vertigo, alors que dans Perfect Blue, c’est au contraire à travers le regard de Mima que le spectateur se regarde en tant que personnage, incarné par le groupe de fans « otaku »41, mais surtout par Uchida/MeMania, archétype du spectateur psychopathologique et de sa volonté d’emprise totale sur l’objet de son désir, dont il cherche à s’emparer de l’image dans toutes ses dimensions42. Une des spécificités du film, dans sa problématisation du double, est que ce double lui-même se dédouble à travers le duo Rumi/MeMania : la complexification des rapports sociaux et des modes de médiations, notamment avec l’émergence de l’Internet, produisent des mondes à part entière dont l’emprise sur le réel diluent ce dernier dans un flux d’informations et de signes contradictoires, rendant de plus en plus indiscernables les frontières du réel et du virtuel. Internet est également le premier symptôme de la perte de l’image de Mima puisqu’elle découvre qu’il y existe un site nommé « Chez Mima », un journal intime public écrit à la première personne dans lequel des informations sur la vie privée de Mima circulent librement sans le consentement de cette dernière. On apprend plus tard dans le film que le site en question est en réalité dirigé par MeMania, sous la tutelle de Rumi, prenant l’apparence d’un Mima fantasmée, spectrale et vêtue de son costume de scène, et désignant l’authentique Mima comme une usurpatrice. MeMania est donc lui aussi un double, ou plutôt la composante virtuelle du double, car la répulsion que suscite son apparence physique l’empêche de facto d’être en contact direct avec son idole. A défaut de posséder la personne, MeMania va tenter de posséder son image, renforcée et démultipliée sous l’effet des mass media, et dont le pouvoir d’omniprésence et de séduction la rend paradoxalement plus authentique que la personne réelle. En s’emparant du contrôle de l’image virtuelle de Mima, mais tout en étant contrôlé par Rumi, double réel de Mima43, le comportement de MeMania peut être analysé comme l’expression d’une forme de fétichisme. Etymologiquement, le terme « fétichisme » provient du latin facticius qui signifie « artificiel », « imitatif », et donnera en français le mot « factice ». En anthropologie, il désigne l’adoration d’un objet souvent personnifié – le fétiche – auquel on attribue un pouvoir supérieur au sien sur le réel. Le fétiche est généralement représenté par une figurine comme une statuette, ou encore une icône pouvant faire l’objet d’une idolâtrie, ce qui est assez ironique dans le cas de Perfect Blue puisque Mima est elle-même une idol, c’est-à-dire une artiste créée de toute pièce par des maisons de production et des agences d’artistes dans le cadre de l’industrie du divertissement44. 41 Un otaku désigne un individu vouant une passion obsessionnelle à un sujet souvent en rapport avec la culture populaire japonaise (manga, anime, jeux vidéo, groupe de musique, etc.), souvent une connotation péjorative. Pour plus d’information sur le phénomène, voir Hiroki Azuma, Génération Otaku : Les enfants de la postmodernité, Hachette, coll. Haute tension, 2008 42 Outre le plan emblématique de la main au début du film, le personnage tente également s’approprier littéralement le contrôle de l’image de Mima en arrachant des mains d’autres fans des magazines montrant des photos de la jeune femme dénudée. Une volonté de contrôle total qui s’explique par l’incapacité du personnage de reconnaitre l’existence d’une quelconque forme d’altérité. 43 Précisons que Rumi, avant d’être l’agent de Mima, est une ancienne idol qui, n’ayant pas accepté de vieillir, vit à travers la jeune femme en nouant une relation de dépendance toxique avec elle. 44 Notons toutefois qu’au Japons, le terme idol désigne avant tout une activité professionnelle et non un statut à part entière comme les idoles contemporaines en Occident. Les idols japonaises exercent d’ailleurs sous contrats à durée déterminée, et il n’est pas rare que la plupart retombent dans l’anonymat une fois le contrat arrivé à terme. 13
La séquence la plus significative à ce titre est probablement la séquence où MeMania, terré dans l’obscurité de son appartement rempli d’effigies de Mima (posters, photos, magazines, etc.), rédige les billets d’humeur du site « Chez Mima » ; prenant la même voix que son idole pendant qu’il tape au clavier, les copies de Mima l’encerclant lui demandent de manière synchrone comment il compte se débarrasser de « l’usurpatrice », c’est-à-dire l’authentique Mima en tant qu’actrice. MeMania répond alors par écrit qu’il va lui « régler son cas », et tandis que les multiples effigies le remercient, la Mima fantasmée – en réalité construite par Rumi pour manipuler MeMania – se matérialise à côté de ce dernier pour l’enlacer. Le jeu identificatoire en place est ici pour le moins intriguant : en effet lorsqu’il rédige le contenu du site voué à la vie intime de Mima, Me Mania ne s’exprime pas en tant que tel mais à travers la Mima fantasmée pour parler de lui à la troisième personne, les deux se confondant au point de ne plus distinguer clairement ce qui relève précisément des actes de l’un ou de l’autre. Image 2 : Le comportement de MeMania peut être vu comme l’illustration d’une forme pathologique de déni fétichiste poussé à son paroxysme. Dans son article intitulé « Les Scoptophiles : fétichisme et régression des spectateurs de cinéma »45, Marc Vernet analyse le phénomène du fétichisme tout comme le voyeurisme au cinéma en tant que « négation de la différence entre les sexes » qui tend à « brouiller les frontières du symbolique pour permettre une régression imaginaire vers un « avant le langage » »46. Vernet y explique, en s’appuyant sur Christian Metz, que le fétichisme est une tentative de rétablir la croyance, abolie par la découverte du sexe opposé, que nous sommes en fin de compte indistinctement semblables. Le fétichiste, pris dans un sentiment contradictoire qui peut se résumer par la phrase « Je sais bien, mais quand même » et par la négation de la différence, projette donc en définitive sur l’objet de son désir, son fétiche, une large part de narcissisme47. Ce dernier, selon Vernet, entraine alors un « idéalisation de l’objet aimé » c’est- à-dire « la projection de Moi idéal sur l’autre, ou du moins la croyance de retrouver dans l’autre 45 Marc Vernet, « Les Scoptophiles : fétichisme et régression des spectateurs de cinéma », Communication. Information Médias Théories, 1992, Vol.13 (2), pp.118-131 46 Idem, p.118 47 Idem, p.121 14
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