La demeure de la lettre (L'être juif dans la poésie de Celan)
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Document generated on 02/26/2022 10:01 p.m. Études littéraires La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de Celan) Alexis Nouss L’ethnicité fictive : judéité et littérature Article abstract Volume 29, Number 3-4, hiver 1997 For Celan, being Jewish is first and foremost a matter of language, a way of being of and in a language community- an ethical gesture comparable to accent URI: https://id.erudit.org/iderudit/501174ar in a foreign tongue. Because Celan's poetry is written within a particular DOI: https://doi.org/10.7202/501174ar historical context, the silence permeating it and permited by it is not metaphysical, bur derives from a smoke-and-ashes reality. The poet's ear is attuned to extinct voices, giving them a memory and preventing their See table of contents dispersal. This article examines Celan's work on the word and the letter; it puts forward a nonhermeticizing reading of his poetry, to demonstrate that the main function it serves is one of survival. Publisher(s) Département des littératures de l'Université Laval ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal Cite this article Nouss, A. (1997). La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de Celan). Études littéraires, 29(3-4), 107–120. https://doi.org/10.7202/501174ar Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1997 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LA DEMEURE DE LA LETTRE (L'être juif dans la poésie de Celan)* Alexis Nouss • L'être juif dans la poésie de Paul Celan, pourrait au demeurant les subsumer sous c'est d'abord une lettre, une lettre juive. les deux grandes catégories de processus Au-delà du jeu de mots ' facile et épuisé inconscient : le déplacement et la conden- d'avoir trop servi, je voudrais indiquer ici sation, qui résument parfaitement ce tra- qu'un processus majeur de son écriture, vail de la langue sur elle-même, destiné à porteur de la dimension juive 2, tient à ce créer de l'espace, du vide, de la faille que j'appellerais un certain littéralisme, (Spaltworte, mots-scissions, dit Celan dans une considération du pouvoir et de la « Am weissen Gebetriemen », qui corres- signifiance de la lettre, un littéralisme mé- pondent à la Zeitenscbrunde, la crevasse taphysique qu'on retrouve chez Kafka, ou dans le temps dont il est question dans chez Perec avec l'emploi des initiales, la « Weggebeitz » (Atemwende) 4 ). De la scis- Disparition ou les exercices oulipiens \ sion donc, en renvoyant à la notion freu- Les aspects formels de l'écriture cela- dienne de Spaltung 5. nienne ont été largement analysés : dislo- Or, de ces effets scripturaires, l'un des cation morphologique, formation néologi- plus explicites — non sans paradoxe que, brisure typographique, etc. On comme toujours dans l'intelligibilité de * Une première esquisse de cet article a été présentée au Colloque international Paul Celan, École normale supérieure et Maison des écrivains, Paris (novembre 1995). Il s'inscrit dans le cadre d'une recherche subventionnée par le Centre de recherche en sciences humaines. 1 Mais le jeu (qui n'est pas ludique ; voir plutôt du côté du Trauerspiel de Benjamin) sur les mots ne qualifie-t-il pas la poésie celanienne ? 2 Qui en livre aussi une des clés de lecture, plurielles comme on le sait, comme nous y invite le poème « Mit wechselndem Schlùssel » (De seuil en seuil); « Avec une clé variable ». 3 Chez Derrida aussi : la « différance », pour ne citer qu'un exemple connu. 4 « Avec le livre de Tarussa » (la Rose de personne) dit encore : « la césure des heures » (Stundenzdsur) et « L'nlcsbarkeit » (Scbneepart), l'heure-scission (Spaltstunde). 5 S'ouvre par ces rapprochements une voie vers ce qu'offrirait l'herméneutique freudienne à la lecture et à la compréhension du geste d'écriture celanien. Études Littéraires Volume 29 N™* 3-4 Hiver 1997
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997 l'œuvre celanienne — est l'appel à l'ora- Mais le bégaiement marque aussi l'ir- lite 6. Ce que fait apparaître cette scriptu- ruption du temps, de l'historicité plus ralité est certes le blanc de la page, en fi- exactement, dans le flot et le flux de la pa- délité à l'élan mallarmeen de la poésie role, dans le cours du discours, l'irruption moderne, mais aussi le passage nécessaire de ce que Celan appelait les Wortens- à l'oralite, le glissement vers renonciation cbatten, les ombres des mots, ou l'Abend et son incription dans l'énoncé, l'accueil der Worte, le soir des mots : « Abend der du souffle dans l'écrit. Ainsi peut s'inter- Worte — Rûtengànger im Stillen ! » (De préter le thème du bégaiement repérable seuil en seuil, p. 75) ; « Soir des mots — comme motif chez Celan, notamment à sourcier dans le silence 8 ! ». En ce sens, le partir des vers de « Tùbingen, Jànner » : bégaiement ne s'oppose pas au silence, ne « [...]er dùrfte, / sprâch er von dieser / le parasite pas ; il l'annonce, il le fond à la Zeit, er / dùrfte / nur lallen und lallen, / parole, mêlant ainsi l'altérité à la plénitude immer-, immer- / zu zu. » ; « il devrait, /s'il énonciatrice. Le bégaiement traduit le parlait de ce / temps, il / devrait / bégayer Spaltwort, le mot fissuré et fissurant de Ce- seulement, bégayer, / tou-, tou-, toujours / lan 9. Mais parfois la faille s'ouvre sur tant bégayer 7 ». Ce travail de minorisation de de béance qu'elle dévoile l'abîme et dès la langue que théorisait Gilles Deleuze à lors le sujet peut y disparaître. C'est peut- propos des grands écrivains et qu'il mé- être ce qui s'est produit vers le 20 du mois tamorphosait par le bégaiement s'appli- d'avril 1970. que parfaitement à Celan : L'accueil du souffle dans la parole poéti- que, la marque du silence dans la langue Ce n'est plus le personnage qui est bègue de pa- role, c'est l'écrivain qui devient bègue de la lan- sont indiqués dans un des vers de « Hùtten- gue : il fait bégayer la langue en tant que telle. fenster »:«[...] du kommst, du kommst, / [...] C'est un étranger dans sa propre langue : il wohnen werden wir, wohnen, etwas // — ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ein Atem ? ein Name ? [...] » (la Rose de ne préexiste pas (Deleuze, p. 135-138). personne, p. 129) ; « tu viens, tu viens, / 6 Ce qui ne veut pas dire que les poèmes de Celan soient faits pour une lecture orale ou que celle- ci leur assure une réception plus aisée : l'expérience montre que leur opacité sémantique résiste et qu'au contraire, leur polysémie requiert le support écrit pour y asseoir l'attention herméneutique du sujet récep- teur. La voix de l'interprète semble réduire le champ de la pluralité de signifiance ou plutôt de la signifiance comme pluralité de sens. Pour pallier cette réserve, et ne pas confondre avec vocalité, le terme d'orature, attesté en d'autres sens, conviendrait davantage. 7 Traduction de iMartine Broda (Celan, la Rose de personne, p. 41) que j'ai légèrement modifiée en ajoutant les tirets au 6e vers. Voir aussi les deux derniers vers de « les Syllabes douleur » (ibid., p. 135). Les traductions renvoient aux recueils indiqués dans les références. En l'absence de toute mention, la traduction est mienne. 8 Que cet obscurcissement ne soit pas négatif se prouve de sa fertilité indiquée par le signifiant « source » mais aussi, dans le même poème, de son opposition — marquée morphologiquement — à la « Wortnacht », la nuit des mots, associée aux dogues meurtriers. 9 Le motif du bégaiement rejoint également celui du redoublement : « UNLESBARKEIT dieser / Welt. Ailes doppelt » (Schneeparf) ; « ILLISIBILITÉ DE CE / monde. Tout se redouble », que j'étudie ailleurs en le liant au thème et au mouvement de la traduction. 108
LA DEMEURE DE LA LETTRE demeure nous aurons, demeure, quelque mots sont nageants (« schwimmende chose // — un souffle ? un nom ? ]0 » Wort » (Lichtzwang)), liquéfiés (« verflùgs- « Ein Atem ? » Puis-je, en français, ne sigten Namen » (Atemwende)), le langage pas entendre anatbème, si j'en appelle n'est pas assuré de sa plénitude, il est flot- ici à l'oral dans l'écrit ? Anathème qui tant 12 : « [...] etwas // — ein Atem ? ein serait provoqué par la transgression, jus- Name ? / / geht im Verwaisten umher tement, de la césure oral / écrit. Nous [...] » (idem) ; « quelque chose / / — un nous trouvons au plus proche de la na- souffle ? un nom ? // rôde dans le lieu or- ture du texte biblique restant, s'il n'est phelin ». pas cantillé, lettre morte. Il ne prend sens Langage flottant, errant, en exil : « Mit que du son et vient troubler les confor- Namen, getrânkt / von jedem Exil » (ibid., tables idéologies linguistiques, affichant p. 115) ; « Avec des noms, imbibés de tout sereinement la séparation du sémantique exil ».«[...] es wandert ùberallhin, wie die et du sémiotique. Il est pertinent de rap- Sprache [...] » (ibid, p. 143) ; « il émigré peler que, dans ses traductions bibliques, partout, comme la langue ». Henri Meschonnic cherche à reproduire Langage qui n'est pas sûr de son lieu, les marques de cantillation de l'original de sa référence, de son sens, car que peut- en hébreu par un jeu d'espacements dans il désigner dans une histoire qui a pu ac- le corps du texte n . cepter l'irréel, l'innommable ? Il n'est alors Un exemple a contrario de notre lec- que référant. Est-il possible de dire d'une ture est offert dans le poème « Kein autre manière l'être juif aujourd'hui ? Sandkunst mehr » (Atemwende) où les L'était-il autrement hier ? Hypothèse dont consonnes s'effacent et les voyelles devien- la charge d'effroi ne doit pas occulter la nent souffles fuyants, souffles en souf- possibilité que le mal radical aurait servi à france : révéler la radicalité de l'être juif. Une telle Tiefimschnee, audace s'accorderait avec une philosophie Iefimnee, de l'histoire où la catastrophe se lie à la I-i-e. rédemption, énoncée dans la pensée De même le jeu sur les syllabes et sonorités kabbalistique déjà, puis développée, entre dans « Huhediblu » (la Rose de personne). autres, chez Benjamin : Dans le monde de la poésie de Celan, [...] et le silence n'est pas un silence, nulle pa- dans la poésie du monde de Celan, où les role ne s'est tue, nulle phrase, ce n'est qu'une mots sont errants (« in der Dùnung / pause, ce n'est qu'un intervalle entre les mots, ce n'est qu'un vide, tu peux voir toutes les sylla- wandernder Worte » (De seuil en seuil) ; bes, immobiles alentour [...] (Entretien dans la « dans la houle des mots errants »), où les montagne, p. 11). 10 Voir aussi le poème « Give the word » (Atemwende) qui donne comme mots de passe (Paroleri) : « Tatarenpfeile », « Kunstbrei » et « Atem ». 11 Sa théorie du rythme cerne au plus près ce que je tente ici d'indiquer (voir Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, et la Rime et la vie, Paris, Verdier, 1985). 12 La poésie de Celan se prête aisément à une analyse qui la lirait selon l'appartenance aux quatre catégories élémentales : air, feu, terre, eau. On a d'ailleurs pu faire de certains poèmes une interprétation alchimique. 109
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997 Non pas la fin de la parole, donc, car hat, / auch ohne / Sprache » (« Stehen », De cette négation participerait encore d'une seuil en seuil, p. 77) ; « Pour nul-et-rien- logique de l'homogène, de la totalité, et de dressé. Avec tout ce qui a lieu là, / même l'opposition, de la rupture quand l'univers sans langage ». Plus que survie donc, celanien est celui de la faille, de la scis- surmort : ce qui demeure non pas tant après sion l3. Non pas le terme, mais l'après, mais la mort qu'au-delà de la mort. « DU LIEGST la ruine, ce qui, malgré tout, perdure, se HINAUS / ùber dich, // liber dich hinaus / maintient. Un après qui se pose dans la lé- liegt dein Schicksal, // weissàugig, einem gitimité de son seul présent, et non dans Gesang / entronnen, tritt etwas zu ihm, / une dette à un avant discrédité comme fon- das hilft / beim Zungenentwurzeln, / auch dement puisqu'il a sombré dans le néant mittags, draussen » {Enclos du temps, de la barbarie (ce qu'exprime fortement p. 19) ; « TU GIS VERS LE DEHORS, / par- Celan en refusant la nomination à ce passé- dessus toi, // par-dessus toi, vers le de- là : « ce qui s'est passé », ainsi le désigne-t- hors, / gît ton destin, // les yeux blancs, il alors qu'il ne fait qu'en parler). « Nach / rescapé / d'un chant, quelque chose va dem Unwiederholbaren, nach / ihm, vers lui, / qui aide à déraciner la langue / nach / allem » {la Rose de personne à midi aussi, dehors ». p. 85) ; « Sur le non-répétable, vers / lui, Dynamique et esthétique de la parole vers tout ». Le nach peut s'entendre retenue, suspendue, retardée : « Lesensta- comme « après » : du non-répétable et tionen im Spàtwort » {Licbtzivang) ; « Sta- pourtant de l'après u. tions de lecture dans le mot retardé ». L'ef- Le silence ne peut se faire car veille fet de syncope (« die geheizte Synkope » éthiquement sur le monde une règle de sur- (Fadensonnen)) marque une parole qui vie, de par cet après qui existe en soi. s'immobilise dans son dire, mais ne veut « Hôrreste, Sehreste » (Licbtzwang) ; « Res- pas faillir à son devoir d'énonciation : elle tes auditifs, restes visuels ». « Singbarer se fait entendre même dans sa rétention Rest » (Atemwendè) ; « Ce qui reste à chan- et oppose son silence à l'insignifiance du ter ».«[...] es sind / noch Lieder zu singen bavardage des mots vides ou à la douleur jenseits / der Menschen » (« Fadensonnen », des mots meurtriers (« Die Silbe Schmerz » ibid.) ; « il y a / encore des chants à chan- {Die Niemandsrosè) ; « Les syllabes dou- ter au-delà / des hommes ». Poétique du leur »). Le thème du reste est voisin de ce- reste si radicale qu'elle s'exerce dans la dé- lui du surplus qui se retrouve associé au vastation absolue ls : « Fùr-niemand-und- silence : « Und das Zuviel meiner Rede : / nichts-Stehn. [...] Mit allem, was darin Raum angelagert dem kleinen / Kristall in der 13 C'est en l'onction de cette logique que je ne souscris pas aux analyses faisant de la langue de Celan un allemand qui s'oppose de Iront à celui des nazis. Le rapport du « Gegenwort » celanien à la langue des bourreaux n'est pas simplement d'affrontement. Il présente stratégiquement une dimension mimétique dont les manipulations lexicales sont un exemple probant. 14 Ici encore, la pensée freudienne peut nous aider par sa notion de Nacbtrâglichkeit. Voir Jacques Derrida, « la Scène de l'écriture » dans l'Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967. 15 À un autre niveau, le thème du reste est familier dti commentaire juif, notamment mystique, qui voit le destin du peuple juif se perpétrer, à travers les événements le décimant, à partir de ceux qui survivent, les modèles mythiques étant l'Arche de Noé ou l'Exode. 110
LA DEMEURE DE LA LETTRE Tracht deines Schweigens » (Grille de pa- Je distinguerai, en une géographie évidem- role, p. 24) ; « Et le trop de mes paroles : ment culturelle et non spatiale, une sensi- déposé sur le petit / cristal dans le fardeau bilité nord-américaine insistant sur le de ton silence ». contexte historique de son œuvre (Celan C'est donc comme un être-langage, « poète de l'holocauste », Alvin Rosenfeld mode d'être du langage et mode d'être ou Jerry Glenn par exemple, John Felstiner dans le langage, que je perçois l'être juif avec plus de distance) et une sensibilité chez Celan. Sur ce point, la mention de européenne qui, tout en reconnaissant la l'horizon de pensée heideggerien est jus- genèse historique, tend à la dépasser, à tifiée, mais uniquement par ce positionne- déhistoriciser Celan du côté de Heidegger, ment de l'être dans le langage. Car chez une poésie de F arche-origine, Ursprung et Celan, l'être (juif en cela) se vit et se pense Ursprache (Lacoue-Labarthe, lui aussi avec non pas dans l'oubli de l'être mais dans nuance). l'exil de l'être, dans une appartenance à Il semble souhaitable, sans négliger le une communauté définie par la non-appar- rôle de la pensée heideggerienne avec la- tenance à toute communauté, sinon à la quelle Celan dialoguait — mais certes pas « communauté qui vient », selon l'expres- pour s'y conformer —, d'emprunter une sion d'Agamben. Joyce disait des tables de troisième voie où l'événement serait tra- la loi qu'elles étaient inscrites dans la lan- duit, c'est-à-dire reflété et médiatisé, mais gue des hors-la-loi. Être juif dans le déca- surtout transmué, dans une langue s'atta- lage, la dérive, le déplacement. Personnes chant à figurer l'événementialité, faute de déplacées : Benjamin, Celan, Perec. Tous pouvoir la dire, et s'interrogeant sur les les autres. moyens de le faire. L'être juif comme un être dans le lan- Krzysztof Ziarek parle ainsi d'une lan- gage, et non par la seule présence de thè- gue marquée (inflected languagë) l6 qu'il mes ou de signifiants (langagiers ou sym- définit de la manière suivante : boliques) dans sa poésie, relevés par de L'éthique ici ne joue pas sur le plan cognitif ou nombreux critiques. L'influence du biogra- normatif mais au niveau linguistique : elle se ma- phique et de l'historique dans l'écriture nifeste par un mouvement spécifique du langage, une direction qui lui fait subir une inflexion vers celanienne ne doit pas se limiter à un ap- l'autre. Ce qui produit une signifiance particulière port extérieur au texte ; au contraire, c'est où le langage demeure toujours orienté vers dans la facture même de l'écriture, dans la l'autre, quelles que soient les conditions de son usage ou ses contenus explicites (Ziarek, p. 160. lettre de la langue celanienne qu'il s'agit Ma traduction). de lire ces marques et ces affects. Remarquons sur ce point qu'il est pos- Cette analyse me permet de préciser sible de distinguer — avec l'approximation deux points. Le premier reprend le pro- inhérente à de telles généralisations — pos de Benjamin dans son essai sur la tra- deux courants critiques quant au lien de duction, Die Aufgabe des Ûbersetzers, l'historicité avec la poétique celanienne. selon lequel une œuvre d'art n'est jamais 16 Dcrrida parle aussi d'une langue marquée : d'une incision ou d'une entaille, et de mots circoncis, Schibboleth, chapitre VI. 111
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997 destinée à son récepteur, c'est-à-dire texte. Non seulement au sens de Hannah qu'elle ne reçoit pas son sens de son des- Arendt attribuant au langage une respon- tinataire ou même de l'intention de sabilité politique : « Car le monde n'est pas l'auteur. Sa signification ressort de son exis- humain pour avoir été fait par des hom- tence nue et de l'acte qui l'a produite, son mes, et il ne devient pas humain parce que être se tient dans son apparaître (en dou- la voix humaine y résonne, mais seulement ble acception : sa forme et sa création). La lorsqu'il est devenu objet de dialogue » poésie de Celan est un exercice éthique. (Arendt, p. 34). C'est présupposer une Pas plus que le langage ne reçoit sa légiti- socialité encore possible, croyance qu'a- mité ontologique de sa seule fonction bandonne la pensée celanienne accordant communicatrice, la poétique de Celan ne dès lors au langage une fonction autrement peut se réduire à une quelconque visée plus radicale, qu'a théorisée Emmanuel expressive, sa poésie (s') affirme par sa Lévinas : l'exercice du langage — qui est seule énonciation. Proche en cela à la fois l'exercice de sa nature — est déjà une sor- du cri et de la musique. « Je ne vois en prin- tie de soi, une dépossession du monde, un cipe aucune différence entre un serrement partage et une offrande, un geste qui de mains et un poème », écrit Celan (Broda, prouve la relation à l'autre sans que celui- p. 109). Souvent reçu dans une interpré- ci ne doive la légitimer. « En désignant une tation humaniste, le propos de Celan com- chose, je la désigne à autrui. L'acte de dé- prend également l'écriture comme un signer modifie ma relation de jouissance geste, signe qui peut certes être affecté d'un et de possédant avec les choses, place les signifié, dans une sémiotique du code, mais choses dans la perspective d'autrui » qui en l'occurrence ne sépare pas son mes- (Lévinas, p. 229). sage de son accomplissement. La « bouteille On comprend alors — second point — jetée à la mer », symbolisant le poème dans que l'altérité en jeu dans la poésie cela- le« Discours de Brème », n'a par définition nienne ne peut être uniquement rabattue pas de destinataire et se justifie par elle- sur une notion du « tu » empruntée philo- même : son envoi est son adresse 17. sophiquement à Martin Buber ou linguis- Dans un monde où l'on ne parle plus, tiquement à Emile Benveniste. Encore parler est en soi une parole, contenant moins ramenée à Heidegger l8 qui ne pense d'emblée sa valeur et son adresse. « Nous l'autre qu'en termes d'ontologie — l'autre, vivons sous un ciel sombre, et il y a peu c'est l'être sous l'étant —, non en termes d'hommes. C'est pourquoi sans doute il y d'éthique. Posant cela, j'invoque encore, a aussi si peu de poèmes » («Discours de après d'autres, la pensée qui éclaire de fa- Brème », Poèmes, p. 110) continue le çon plus satisfaisante l'altérité à l'œuvre 17 Dans une analyse similaire, Broda écrit : « Le «dialogue», selon Celan et Mandelstam, s'il n'est pas un échange de contenus, n'est-il pas plutôt un acte de destination ? » (Broda, p. 99). Elle développe ce thème et ceux qui lui sont connexes tout au long des essais du recueil. 18 Pour ne plus y revenir : être juif pour Celan, c'est peut-être avant tout ne pas être Heidegger (l'abrupt de cette formulation vise les processus identificatoires entachant certaines analyses). Et si Heidegger n'a jamais su ou pu répondre aux questions que lui posait Celan, celui-ci, par son oeuvre, n'a cessé de répliquer à Heidegger. Dans la responsabilité de cette réponse se tient aussi l'être juif chez et de Celan. 112
LA DEMEURE DE LA LETTRE dans la poésie celanienne, celle de Lévinas jouer de la remémoration, seule capable pour qui l'autre ne se déduit pas de la pré- d'actualiser toutes les phases de l'histoire sence d'autrui mais qui, à l'inverse, exige et d'y lire leurs charges de présent. De l'attention et l'assistance à autrui parce que même que chez Benjamin une telle pensée d'abord pèse l'altérité, sous une forme ab- de l'histoire est liée à sa conception de l'art solue. La poésie de Celan dévoile cette al- et l'explique, de même chez Celan, une térité-là. conception similaire s'accorde avec la défi- Pour traiter du langage celanien qui tente nition du poème comme bouteille jetée à d'inscrire cette fragile car audacieuse onto- la mer, le destinaire s'échappant des chaî- logie, je choisirai pour ma part l'accent nes du contemporain pour recevoir le don comme indice. Dans « le Méridien », Celan en toute liberté chronologique, à n'importe propose trois accents pour inteq^réter une quelle étape du futur ; comme l'explique citation de « la Mort de Danton » : « l'accent précisément Osip Mandelstam qui l'aida à aigu de l'actualité, le grave de l'histoire — forger sa poétique : aussi de l'histoire littéraire —, le cir- [...] s'adresser à un interlocuteur concret coupe conflexe — un signe d'extension — de les ailes au poème, le prive d'air, de vol. L'air du l'étemel » (« le Méridien », p. 71). Triple ac- poème, c'est l'inattendu. [...] La crainte de l'inter- locuteur concret, de l'auditeur de l'« époque », de centuation qui suffît à esquisser une philo- ce même « ami-dans-la-génération », a poursuivi avec sophie de l'histoire qu'on aurait tort de re- insistance les poètes en tous temps. Plus le poète fuser à un poète dont il est sans doute plus était génial, et plus cette crainte était pour lui une facile d'étouffer la voix sous la chape d'un forme aiguë de maladie. D'où le fameux antago- nisme de l'artiste et de la société (Broda, p. 57). pathos biographique tragique ou d'un pes- simisme hermétique post-métaphysique. Ce Il indique plus loin qu'une telle incerti- serait oublier que la poésie de Celan fait tude est la condition même garantissant que aussi écho à la Révolution d'octobre, à la les poèmes ne sont pas de simples expres- guerre d'Espagne, au Viêt-nam, à Mai 1968 sions émotionnelles, mais qu'ils acquièrent et que de nombreux propos soulignent sa une qualité d'événements. Lorsque Celan conscience politique, voire même, pour définit sa poésie comme essentiellement certains critiques, révolutionnaire. Un ciel en chemin, en mouvement, en quête d'une vide fait résonner avec encore plus de force direction (« Discours de Brème »), celle de le fracas de l'histoire, Hôlderlin le savait la réalité qui n'est pas donnée mais « doit pareillement. L'actuel, l'historique et l'éter- être recherchée et gagnée » (Réponse au nel : triple accentuation qui invite à lire le questionnaire de la librairie Flinker, 1958), réel sous un éclairage changeant échappant il énonce une philosophie de la réalité dont aux dogmes des interprétations trans- l'événementialité poétique sera garante. En cendantalistes pour y inscrire la liberté du ce sens, l'événement agit comme un ac- sujet. La réelle conscience historique ignore cent sur la réalité et l'histoire, et le poème la logique linéariste négatrice du passé pour le traduit ,9. 19 Sur la question de l'événement dans la r celanienne, voir la Poésie comme expérience de Lacoue-Labarthe (Paris, Christian Bourgois, 1986) et 'ooletb de Derrida, op. cit. 113
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N o s 3-4 HIVER 1 9 9 7 L'accent anime aussi le thème essentiel p. 143) ; « comment s'appelle-t-il, ton chez Celan du Schibboleth. Car c'est bien pays / derrière les monts, derrière l'année ? de cela qu'il s'agit dans l'épisode biblique [...] Le pays-des-trois-ans de ta mère, c était du Livre des Juges auquel Celan se réfère lui, / c'est lui, / il émigré partout, comme à plusieurs reprises : le mot de passe qui la langue, / rejette-la, rejette-la, / et tu doit être prononcé d'une certaine façon l'auras de nouveau ». pour pouvoir passer le Jourdain 2
LA DEMEURE DE LA LETTRE l'humain dans le pouvoir de nommer et de Ce pourquoi je résiste à la proposition traduire. Que le Sinaï soit ici évoqué ne d'Alvin Rosenfeld d'inscrire Celan dans "a saurait étonner, en voisinage de la monta- poetics of expiration" (Rosenfeld, p. 84, sq.) gne de Y Entretien celanien, tous deux re- qui s'opposerait à une poétique de l'inspi- liefs de la parole plus que d'un quelcon- ration caractérisant la poésie traditionnelle, que territoire. « Tu peux voir toutes les notamment romantique. D'abord, le syllabes », est-il dit dans le passage cité su- moment pneumatique de la poétique cela- pra. Or, le texte biblique mentionne au nienne n'est pas l'expiration mais l'« Atem- moment de la révélation : « Et tout le peu- wende », le tournant du souffle, moment ple vit les voix [...] » (Exode, 20, 15). Com- de tous les possibles, de tous les retourne- ment comprendre l'idée exprimée dans les ments, qui se tient, lui, dans un impossi- deux textes 2I ? L'œil reçoit ce qui est ble, car comment le saisir, aussi irréel donné à entendre : ce qui est de l'ordre qu'est immatériel le sommet d'une mon- du regard, du saisissable, du mesurable, du tagne, la cime où jamais les deux versants proche, doit se dépasser vers ce qui est de ne se rejoignent23 ? Ensuite, s'il y a lieu de l'ordre de l'audible, du lointain, du hors- considérer l'expiration, celle-ci n'est pas limite, ce qui est toujours avant et sera tou- négative, c'est le relâchement du souffle qui jours après, de ce qui ne peut être effacé, animera les lettres muettes, les syllabes im- de ce qu'on n'a jamais pu faire disparaître mobiles de Y Entretien dans la montagne. ou éliminer, même réduit au silence 22 : la Et même plus : dans le recueil Atemwende, voix, la langue. on trouve ces vers : « LANDSCHAFT mit Dans Spracbgitter, le poème « Heim- Urnenwesen. / Gesprâche / von Rauch- kehr », « Retour à la maison », évoque un mund zu Rauchmund » ; « Paysage aux êtres paysage de neige, trope familier chez d'urnes. / Conversations / de bouche de fu- Celan, le recouvrement et la nudité : mée à bouche de fumée ». S'établit un rap- « Driiberhin, endlos, / die Schlittenspur des port précis entre cendre et fumée, facteur Verlornen » (Grille de parole, p. 23) ; de poéticité : « Dunstbànder, Spruchbànder- « Dessus, à l'infini, / la trace du traîneau du Aufstand » (Lichtzwang) ; « Levée des ban- perdu ». Mais le poème suivant « Unten », nières de fumée, des bannières de parole ». « En-dessous », précise : « Heimgefùhrt La fumée est ce qui permet aux cendres Silbe um Silbe » (ibid., p. 25) ; Rapatrié syl- d'être entendues, de ne pas être dispersées labe après syllabe. Le chemin du retour est en poussière d'oubli. Tel est le paysage tracé par les lettres attendant d'être ani- celanien : espace ouvert, celui vers lequel mées par le souffle. tend le poème, dit Celan dans « le Méri- 21 Voir aussi « |... ) dein Mund / sprach sich dem Aug zu [...] » (« Zurich, zum Storchen », la Rose de personne, p. 19) ; « ta bouche / prêta sa voix à l'œil ». 22 Le silence n'est pas la fin de la parole, ni son contraire : il peut l'accueillir pour la préserver. « Ihr, der Nacht, / das sternùberllogne, das meerùbergossne, / ihr das erschwiegne, / dem das Blut nicht gerann, als der Gritzahn / die Silben durchstiess. » ; « À elle, à la nuit, / ce qui ait survolé d'étoiles, arrosé de mer, / à elle, ce qui fut silencié, / ce qui ne se coagula pas quand le crochet à venin / transperça les syllabes. » (Pavot et mémoire, p. 111). Le poème « Spracbgitter » conclut sur « deux / bouchées de silence ». 23 L'« Atemwende » pourrait aussi être compris comme la retraite du souffle, le tsimtsoum du mythe kabbalistique dans et par lequel Dieu se retire pour laisser place au monde. 115
ÉTUDES LITTÉRAIRES VO ME 29 Nos 3-4 HIVER 1997 dien », et qui recueille les paroles montées C'est donc au sein de l'obscur que la des cendres. Le poète est celui qui entend, vision s'exerce et du sein de la nuit que la et celui qui se souvient : définition de l'his- parole s'élève. C'est même là la condition toire selon Benjamin, non pas les monu- de leur possibilité. « Das Aug, dunkel : / als ments des vainqueurs, mais la mémoire des Hùttenfenster » ; « L'œil, sombre : / en fe- victimes. nêtre de cabane », disent les deux premiers L'être juif dans la poésie de Celan ne se vers de « Hùttenfenster », « Fenêtre de ca- décline pas comme une thématique ou une bane » (ou de tabernacle, mais le terme esthétique. Ni deuil ni mélancolie, mais la semble trop connoté religieusement). Et capacité d'entendre des voix, de les voir avouer enfin que c'est ce poème, déjà cité, au milieu des fumées et parmi les cendres. qui donne la lettre, la lettre juive que je Ce que dit explicitement un passage de cherchais au début de ces lignes. l'immense « Engfûhrung » : « Kam, kam. / Kam ein Wort, kam, / kam durch die *** Nacht, / wollt leuchten, wollt leuchten. / / Asche, Asche. / Nacht. / Nacht-und- Betb, lettre à la double signifiance. Si- Nacht. — Zum / Aug geh, zum feuchten » gnifiante en tant que lettre, le signifiant (Grille de parole, p. 97) ; « Vint, vint. / Vint « lettre » qui apparaît à la fin du poème u une parole, vint, / Vint à travers la nuit / (die Buchstaben, Alpha, Aleph, Jud), signi- voulut luire, voulut luire. // Cendre. Cen- fiant exprimant la sémioticité encore pos- dre, cendre. / Nuit. / Nuit-et-nuit. — Va / sible, malgré tout, et l'impérieuse néces- vers l'œil, vers l'humide ». Le réseau se sité qu'il y ait de la lettre, de la langue, dessine : le mot — qui traverse — la devoir de parole (peut-être une traduction nuit — donne la lumière — la cendre — de Licbtzwang). Signifiante ensuite séman- la nuit — et le regard, l'œil humide comme tiquement : « Beth, — das ist / das Haus » ; une larme ou comme la vie s'écoulant. « Beth, c'est-à-dire / la maison ». De la ca- Le poème s'écrit à partir des cendres, bane à la maison. Le parcours est précis : en partant des cendres : « Ungeschriebe- de la précarité à la permanence. Une de- nes, zu / Sprache verhârtt, legt / einen meure pour le nomade. Himmel frei » (la Rose de personne, Hùttenfenster, fenêtre de cabane. Pour- p. 83) ; « Du non-écrit, durci / en langue, quoi ne pas choisir « Fenêtre de hutte » ? libère / le ciel ». Ce qui permet, plus que C'est qu'à mon sens, à cette Hutte ne sau- de comprendre, d'accepter l'envoûtant rait être substituée, même si elle l'évoque — tercet de « Fadensonnen » : « DU WARST mais justement —, une hutte célèbre et cé- mein Tod : / dich konnte ich halten, / lébrée, celle de Heidegger. Présente, elle, wàhrend mir ailes entfiel » ; « TU ÉTAIS ma dans le poème « Todtnauberg » (Licbtz- mort : / toi pouvais-je te tenir / quand tout wang). Peut-être renvoie-t-elle davantage m'échappait ». aux cabanes ou aux chaumières évoquées 24 On ne peut ignorer — Celan ne l'ignorait is — que « l'œil » qui ouvre le poème se dit en hébreu par un mot qui désigne aussi une lettre de l'aphabet, 116
LA DEMEURE DE LA LETTRE dans le salut de Bùchner à la Révolution résidence, Wohnung. « Hùttenfenster » re- française figurant dans « In eins » : « Friede trace le parcours du Juif errant, désigné en Hùtten !» ; « Paix aux chaumières ! » Mais dans le poème : den Wander-Osten, die la référence la plus satisfaisante est fournie Schwebenden, das Volk-vom-Gewôlk. Les par un poème tiré du même recueil, « Die étapes ou les stations, semblables à celles Niemandsrose » : « ICH HABE BAMBUS qui jalonnèrent l'Exode : Erde, wohnen, GESCHNITTEN : / fur dich, mein Sohn. / Verwaisten, Schwarzhagel, Witebsk, Ich habe gelebt. / / Dièse Morgen fort- / Grâbern, Ghetto, Eden, Wohnen, bauen getragene Hutte, sie / steht. » {ibid., (baut) enfin, qui annonce paranomas- p. 105) ; «J'AI COUPÉ DU BAMBOU : / pour tiquement le lieu d'arrivée, la maison qui toi, mon fils. /J'ai vécu. / / Cette cabane, est lettre : Beth. emportée / demain, elle tient ». La mention La demeure de l'être juif : une lettre qui est directe au feuillage rituel qui doit cons- n'existe que d'être prononcée, investie du tituer la toiture de la Soukkab, la construc- souffle, une maison qui n'existe que d'être tion provisoire érigée lors de Soukkoth, la habitée, par l'histoire et la mémoire, qui Fête des Cabanes, à l'automne. Mais qui, en est créée, comme le monde par la lu- dans et par sa condition à la fois éphémère mière dans le récit biblique ou le jour du et durable, puisqu'elle est reconstruite cha- Shabbat par les deux bougies rituelles. que année pour sept jours à la date pres- « Beth, — des ist / das Haus, wo der Tisch crite, assure la permanence à travers l'his- steht mit // dem Lient und dem Licht. » toire et symbolise dans sa faiblesse la force (ibid., p. 131) ; « Beth, — qui est / la mai- d'une demeure dans le temps, consacrant son où il y a la table avec // la lumière et le thème de la survie 25 : « Ich habe gelebt. / la lumière ». / Dièse Morgen fort — / getragene Hutte, Un triple motif me retient de conclure, sie / steht ». qui tient à cette lettre-là, Beth. Par sa forme Voilà donc la demeure de l'être juif, en hébreu, elle symbolise l'ouverture, l'es- l'être de la demeure juive. Vocabulaire vo- pace celanien. Par sa valeur numérique, lontairement heideggerien car le poème deux, elle appelle la réponse, l'autre, le répond, pour le Juif, à un des thèmes par dialogue. Par sa place dans l'alphabet hé- excellence du questionnement posé dans braïque, elle est deuxième, ne trouvant sa la hutte de la Forêt-Noire : la demeure, la valeur que de toutes les lettres qui suivent. 25 La lecture de Derrida, op. cit., cerne parfaitement le phénomène et le sens d'une telle datation circulaire. D'une manière générale, la poésie de Celan est toute consacrée à la signifiance de l'après, au retour comme signifiance. Lorsque le monde entier est devenu un royaume de morts, Orphée le poète peut se retourner sans risquer d'y sacrifier son chant. C'est même là son devoir, et le seul pouvoir qui lui reste. « EIN WURFHOLZ, auf Atemwegen, / so wanderts, das Flùgel- / màchtige, das Wahre. » ; « UN BOOMERANG, sur des chemins de souffle, / ainsi va, puissant / d'ailes, le / vrai. » {la Rose de personne, p. 93). Tout le poème développe ce thème. 117
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N"s 3-4 HIVER 1997 Références ARI^NDI, Hanna, Vies politiques, Paris, Gallimard (Tel), 1986. BRODA, Martine, Dans la main de personne, Paris, Cerf, 1986. CHI.AN, Paul, la Rose de personne (traduit par Martine Broda), Paris, Le Nouveau Commerce, 1979. , « le Méridien » (traduit par J. Launay), Po&sie, n" 9 (1979). , Enclos du temps (traduit par Martine Broda), Paris, Clivages, 1985. , Poèmes (traduit par J. E. Jackson), Le Muy, Éditions Unes, 1987. , Pavot et mémoire (traduit par Valérie Briet), Paris, Christian Bourgois, 1987. , Entretien dans la montagne (traduit par S. Mosès), Paris, Éditions Michel Chandeigne, 1990. , Strette et Autres Poèmes (traduit par J. Daive), Paris, Mercure de France, 1990. , De seuil en seuil (traduit par Valérie Briet), Paris, Christian Bourgois, 1991. , Grille de parole (traduit par Martine Broda), Paris, Christian Bourgois, 1993- Autres recueils cités : Atemwende, Fadensonnen, Licbtzwang, voir Gesammelte Werke infunfBànden, Francfurt am Main, Suhrkamp, 1983. DLI.LUZL-, Gilles, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993. DLRRIDA, Jacques, Schibboletb, Paris, Galilée, 1986. LÉVINAS, Emmanuel, « Langage et objectivité », dans Totalité et infini, Paris, Librairie générale française (Biblio/ essais), 1990. ROSLNIHI.D, Alvin, H., A Double Dying. Rejlections on Holocaust Literature, Bloomingion and Indiana- polis, Indiana University Press, 1981. ZIARHK, K., Inflected Language. Towards a Hcrmeneutics of Nearness, Albany, State University of New York Press, 1994. 118
LA DEMEURE DE LA LETTRE Appendice Hûttenfenster suent unten, suent droben, fern, suent Das Aug, dunkel : mit dem Auge, holt als Hûttenfenster. Es sammelt, Alpha Centauri herunter, Arktur, holt was Welt war, Welt bleibt : den Wander- den Strahl hinzu, aus den Gràbern, Osten, die Schwebenden, die geht zu Ghetto und Eden, pflùckt Menschen-und-Juden, das Sternbild zusammen, das er, das Volk-vom-Gewôlk, magnetisch der Mensch, zum Wohnen braucht, hier, ziehts, mit Herzfingern, an unter Menschen, dir, Erde : du kommst, du kommst, schreitet wohnen werden wir, wohnen, etwas die Buchstaben ab und der Buchstaben sterblich — — ein Atem ? ein Name ? unsterbliche Seele, geht zu Aleph und Jud und geht weiter, geht im Verwaisten umher, tanzerisch, klobig, baut ihn, den Davidsschild, làsst ihn die Engels — aufflammen einmal, schwinge, schwer von Unsichtbarem, am wundgeschundenen Fuss, kopf — làsst ihn erlôschen — da steht er, lastig getrimmt unsichtbar, steht vom Schwarzhagel, der bei Alpha und Aleph, bei Jud, auch dort fiel, in Witebsk. bei den andern, bei allen : in — und sie, die ihn sàten, sie dir, schreiben ihn weg mit mimetischer Panzerfaustklaue! Beth, — das ist das Haus, wo der Tisch steht mit geht, geht umher, suent, dem Licht und dem Licht. 119
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997 Fenêtre de hutte cherche, cherche en bas, L'œil, sombre : cherche là-haut, loin, cherche en fenêtre de hutte. Il rassemble de l'œil, ramène ce qui était monde, reste monde : l'Est Alpha du Centaure, Arcturus, ramène errant, ceux aussi le rayon, des tombes, qui flottent, les Hommes-et-Juifs, va vers Ghetto, vers Eden, cueille le peuple-de-la-nuée, magnétique et rassemble la constellation, dont lui, il t'entraîne, terre, l'homme, a besoin pour demeure, ici, avec ses doigts de cœur : parmi les hommes, tu viens, tu viens, demeure nous aurons, demeure, quelque passe en revue chose les lettres et l'âme mortelle — immortelle de ces lettres, — un souffle ? un nom ? — va vers Aleph et Youd et va plus loin, rôde dans le lieu orphelin, le bâtit, le bouclier de David, le fait balleresque, balourd, s'embraser, une fois, l'aile de l'ange, lourde d'invisible, à le fait s'éteindre — il est là, son pied blessé, quelque chose invisible, il est qu'arrime lest en tête près d'Alpha et d'Aleph, près de Youd, la grêle noire près des autres, près de tout : en qui tombait là-bas aussi, à Vitebsk, toi, — et eux, qui la semaient, ils Beth, — qui es s'en purgent la griffonnant de leur griffe, mimétique de poing-ba- la maison où il y a la table avec zooka! —, la lumière et la lumière. quelque chose rôde, va alentour, (la Rose de personne, p. 129-131) 20
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