La figure de l'écrivain dans la critique littéraire médiatique

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                          Revue de sémio-linguistique des textes et discours
                          26 | 2008
                          Médiaculture et médiacritique

La figure de l’écrivain dans la critique littéraire
médiatique
Isabelle Laborde-Milaa et Malika Temmar

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/semen/8433
DOI : 10.4000/semen.8433
ISBN : 978-2-84867-340-0
ISSN : 1957-780X

Éditeur
Presses universitaires de Franche-Comté

Édition imprimée
Date de publication : 30 novembre 2008
ISSN : 0761-2990

Référence électronique
Isabelle Laborde-Milaa et Malika Temmar, « La figure de l’écrivain dans la critique littéraire
médiatique », Semen [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 18 mars 2009, consulté le 26 février 2020.
URL : http://journals.openedition.org/semen/8433 ; DOI : 10.4000/semen.8433

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© Presses universitaires de Franche-Comté
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   1

    La figure de l’écrivain dans la
    critique littéraire médiatique
    Isabelle Laborde-Milaa et Malika Temmar

    Introduction
1   Le présent article s’inscrit dans une recherche qui a tout d’abord porté sur « l’ancrage
    médiatique des normes littéraires » dans la critique de presse écrite (Laborde-Milaa,
    Paveau, 2004), puis sur des questions d’énonciation et de positionnement des scripteurs
    (Laborde-Milaa, Temmar, 2006). Notre réflexion s’infléchit maintenant vers la figure
    même de l’écrivain1. Il s’agit de savoir comment les articles de notre corpus de presse se
    construisent à partir d’un présupposé : l’existence d’un écrivain-type, un écrivain-
    modèle, pourvu à la fois de valeur et d’authenticité. Nous avons sélectionné Le Figaro, Le
    Monde, Le Nouvel Observateur, Marianne (de fin août à mi-octobre 2005) 2, pour équilibrer
    en deux titres de presse quotidienne nationale et deux titres d’hebdomadaires —
    auxquels s’ajoute Lire, exclusivement pour sa rubrique « L’univers d’un écrivain ».
2   Par rapport aux recherches citées précédemment, nous n’avons pas privilégié la seule
    littérature française et avons, en outre, travaillé par genres d’articles qui, d’une part,
    ont pour objet de discours autant l’auteur que son texte (c’est le cas de la rubrique de
    Lire) et, d’autre part, sont en quelque sorte des éléments « phares », rendus
    particulièrement visibles dans la structure du supplément littéraire et du magazine.
    Selon les cas, les textes retenus apparaissent avec les types de valorisation suivants :
    leur présence en première page, la longueur de l’article, la mise en page fréquente en
    encadré, un titre permanent (« PARTI PRIS » du Monde, « Chronique littéraire » de
    Marianne, « Chronique » du Figaro), une signature prestigieuse (Laborde-Milaa, Temmar,
    2006 : 151) : scripteur extérieur à la rédaction, ou journaliste lui-même écrivain et/ou
    rédacteur en chef.
3   Les trois perspectives choisies pour interroger cette figure sont intéressantes selon
    nous car représentatives de la critique littéraire médiatique actuelle, du moins en
    presse écrite.
    1. Les catégories axiologiques

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4    On s’interrogera en premier lieu sur la nature des catégories de jugement et sur leurs
     relations : ainsi se confirme et se construit une doxa, forte de sa dimension socio-
     cognitive et partagée par les différents scripteurs de l’instance médiatique 3.
     1.1. Un écrivain « écrit bien »
5    Cet énoncé d’apparence tautologique s’avère pourtant fréquent pour tracer une ligne
     de partage avec les non écrivains, c’est-à-dire dépourvus des qualités suivantes.
     L’écriture contre la technique…
6    Contre la technique, en effet, toujours soupçonnée de n’être que de la technique. Cela
     rappelle les appréciations que portait F. Mauriac sur le Nouveau Roman (cité in Blandin,
     2006 : 71) :
          Dans les arts non plastiques, toutes les techniques, dès qu’elles sont décelées,
          définies, imitées, consciemment ou non, deviennent fausses. (F. Mauriac, « La
          technique du cageot », Le Figaro littéraire, 13.04.1957).
     …et pour certains genres
7    L’aptitude à manier des genres connus signale le bon écrivain. Il s’agit,
     majoritairement, de ce qui tourne autour de la description, et du portrait notamment :

           (1) […] avec un grand talent pour le portrait, le croquis même, et la description. (M 9.09)

           (2) Les morceaux de bravoure sont dans les tableaux de Londres. (F 1.09)

           (3) C’est un bon peintre paysagiste avec des mots. (Mar 27.08)

8    Corollairement, est loué celui qui sait manier avec distance les genres populaires. Se
     dessine ainsi une hiérarchie implicite entre grands/petits genres, voire entre
     littérature/paralittérature – la première étant affirmée comme seule capable de
     transcender le narratif.
          (4) On aurait tort de déduire de ce résumé que Paula Fox a écrit une saga familiale
          et historique. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer une existence qui se joue comme à
          rebours. (M 30.09)
          (5) M. Kaddour joue à fond, non sans raffinement, le jeu du feuilleton. (F 29.09)
9    Dans ce panorama des genres, le roman est unanimement le grand gagnant, lequel
     entraîne l’identité de « romancier », qui confirme celle d’écrivain.
          (6) Dans cette atmosphère de morosité, que l’Université entretient, au milieu des
          éloges funèbres […] prononcés dans les allées de la désolation, où l’on se croit tenu
          de parler bas, Charles Dantzig déboule en artiste, poète et romancier qu’il est lui-
          même. (F 25.08)
10   Les auteurs célébrés sont alors qualifiés de « romancier de… », qui alterne avec
     « écrivain de… » ; tous termes sont possibles ensuite, sans rapport avec des catégories
     littéraires :
          (7) une romancière du malaise (M 30.09) ; Adam est l’écrivain du fatalisme, pas de la
          colère (NO 1.09)
     L’unicité du style
11   Le « style » réussi se décline finalement en un paradigme qualificatif assez restreint : il
     doit être « unique » ou « reconnaissable », « économe » (M 9.09) ou « dépouillé » (M
     16.09), en tous cas « très maîtrisé ». Des modèles de style sont proposés, qui confirment
     les jugements concernant les genres :

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          (8) Le style d’Y. Bichet est celui d’un poète, boosté de celui d’un romancier. (NO
          25.08)
12   On tient là une catégorie qui prescrit une pratique très encadrée : il s’agit d’éviter
     l’excès4, de trouver le juste milieu5, le juste mot et le juste ton, selon une conception
     totalement classique – où l’on retrouve la formule le style, c’est l’homme 6.
          (9) Le plus beau cadeau qu’il leur [gens ordinaires] fait, c’est son style, d’une justesse
          de miniaturiste, un style compassionnel sans être larmoyant, attentionné sans être
          caritatif, léger sans être léger. Un style à hauteur d’homme. (NO 1.09)
     L’excellence
13   Il s’agit de ne pas seulement être « bon » ou « vrai » mais être en quelque sorte unique,
     exceptionnel. Sont ainsi célébrés : la « virtuosité » (M 2.09), qualité souvent partagée,
     du reste, avec les personnages, le « brillant », le « brio », le « talent », suivi de tous les
     objets imaginables sur lesquels il s’exerce.

           (10) Il brille dans le raffinement, la nuance, l’humour et le constat sans commentaires. (F 1.09)

           (11) un brio impressionnant (M 26.08)

14   Egalement, et complémentairement, l’excellence consiste à posséder les qualités qui
     font défaut aux autres :
          (12) un sens de la complexité qui manque à beaucoup de ses contemporains (M
          30.09)
15   D’où les concessions possibles, mais seulement sur un fond de qualité posé comme
     acquis et inaltérable, spécifiquement pour les auteurs étiquetés « premiers romanciers
     prometteurs » auxquels les critiques pardonnent les « maladresses de débutant » (M
     26.08).
     1.2. Un écrivain appartient aux valeurs sûresLa trilogie « Auteur », « Ecrivain »,
     « Œuvre »
16   Au préalable, il faut préciser qu’un « auteur » n’accède pas forcément à la dignité
     d’« écrivain » : ce dernier terme seul est axiologisé.
          (13) Sur la quatrième de couverture, on venait de découvrir que Sylvie Germain est
          un des "écrivains majeurs de ce temps". […] Ce n’est pas respecter beaucoup l’auteur
          que de lui envoyer ainsi le pavé de l’ours en pleine figure. (F 29.09)           7

          (14) Ils sont nombreux, les auteurs de faux livres, de faux romans […] Yves Bichet ne
          fait pas partie de ces baveurs d’écume. Il n’est ni un barbouilleur à la mode, ni un
          beau parleur de salon. Mais un écrivain, un poseur de balises, un porteur de
          lumière. (NO 25.08)
17   Outre les diverses caractérisations qui accompagnent l’emploi du terme, être écrivain
     implique aussi de faire une « œuvre » :
          (15) Jean-Marc Tisserant a entrepris, dans ce livre, d’écrire tout ce qu’il a senti, tout
          ce qu’il a vu, tout ce qu’il a pensé, tout ce qu’il a imaginé – et il y est tout
          simplement parvenu. Ce qu’on appelle une œuvre complète. (NO 27.09)
18   Et, a contrario, la récusation de « l’œuvre » par le critique participe de l’éreintement :
          (16) L’œuvre entière de Saint-Bris, ainsi que sa vie publique à Paris comme en
          Touraine, n’est qu’un sempiternel auto-éloge. (Mar 17.09)
     Retrouver ses pairs…
19   Dès lors que le critique le reconnaît comme écrivain, l’auteur est placé au sein d’une
     série d’écrivains célèbres, voire comparé explicitement, voire identifié à tel ou tel nom.

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           (17) La prose, oratoire et menaçante, emprunte à la fois à Bossuet et à Artaud. (NO 25.08)

           (18) Minty est le premier roman mondain abstrait. La nausée de Sartre dans un certain sourire
           de Sagan. (Mar 1.10)

20   A l’inverse, la dévalorisation touche sa cible quand un écrivain consacré est convoqué
     comme un exemple qui ne sera jamais atteint :
          (19) De Chateaubriand, il [G. Saint-Bris] n’a que le jabot, c’est Musset sans muse,
          Marivaux pour veaux. (Mar 17.09)
21   A travers ce panthéon des aînés, on voit bien apparaître les modèles contemporains qui
     se constituent pour tel ou tel critique, et qui s’affrontent, du reste, dans une polémique
     plus ou moins voilée. Ainsi Josyane Savigneau et Patrick Besson promeuvent, qui
     Michel Houellebecq (M 26.08 et 2.09), qui Maurice G. Dantec (Mar 10.09). L’écrivain
     contemporain est alors intégré dans une classe (ceux qui, ceux dont) aux contours flous,
     dotée de qualifications et d’actions formulées laudativement, en termes moraux et/ou
     esthétiques.
          (20) Yves Charpentier, en maître écrivain sachant jouer sur la frontière où le
          tangible se dissout dans l’imaginaire, à moins que ce ne soit l’inverse, fait partie de
          ces rares artistes qui ont le don de plier le monde à leurs fantasmes. (NO 15.09)
     … ou devenir un modèle
22   Le summum est atteint (produisant quelque contradiction avec ce qui précède) quand
     l’écrivain devient à lui seul une nouvelle catégorie littéraire fondatrice, capable de
     bousculer ou transcender les frontières sur lesquelles repose le discours critique :
          (21) Ce cru-là, on ne se souvient pas de l’avoir déjà dégusté. […] Saint-Sépulcre :
          roman philosophique ? Pas plus que roman historique. Roman de Patrick Besson.
          (Mar 27.08)
     Trajectoires d’auteurs
23   Les trajectoires d’auteurs qui se situent à la fois dedans et dehors (littérairement et
     géographiquement), qui manifestent leurs accointances littéraires dans leurs écrits,
     peuvent être examinées sous l’angle de la paratopie8, c’est-à-dire d’une appartenance
     problématique au champ littéraire :
          (22) On espère maintenant de cet homme se sentant "de nulle part" et pouvant aller
          partout, le récit d’une autre odyssée. […] Car il parle ici de ses rencontres, de sa
          déambulation, en Europe, à New York, de ce qui a formé son goût de lecteur. (M
          7.10)
          (23) […] du côté de l’obsession historique et géographique de l’auteur, cette Europe
          centrale dont il est issu sans y être né, cette Europe cosmopolite, perdue, engloutie.
          (M 2.09)
24   L’énoncé de ces dynamiques individuelles rappelle le genre des biographies
     d’écrivains9, constituées d’étapes obligatoires, avec combinatoire plus ou moins libre,
     comme autant de topoï narratifs mobilisant le pathos :
          (24) On a souvent observé que, dans la carrière d’un écrivain, une réussite
          correspond à une revanche du gamin qu’il fut. (F 25.08)
25   Passer d’auteur à écrivain, c’est enfin expérimenter un « purgatoire », qui peut
     s’analyser également comme un motif paratopique. Ce dernier processus tend à
     prouver qu’être écrivain se paie et se mérite - parcours initiatique pour accéder à
     l’institution littéraire.

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          (25) Paula Fox a connu, de son vivant, le purgatoire des écrivains – une longue
          éclipse, des livres devenus introuvables –, ce qui lui a permis d’assister à sa
          redécouverte. (M 30.09)
     1.3. L’auteur-écrivain est un individu
26   Que les textes objets de la critique puissent relever d’une lecture autobiographique
     constitue une nette plus-value pour l’auteur, en tant qu’écrivain et en tant qu’individu
     tout à la fois – et cela selon plusieurs croyances. La première équation concerne
     l’écrivain et le personnage, pour faire du second une projection des qualités
     professionnelles et psychologiques de son inventeur :
          (26) Hélène Bonafous-Murat est, comme son héroïne Hortense, qui parle si bien de
          son métier, expert en estampes. (M 26.08)
27   Une autre équation rabat l’un sur l’autre l’écrivain et le narrateur. Elle peut se produire
     alors même que l’ouvrage référencé est étiqueté « un roman de… » par le critique, qui
     souligne par là son statut de fiction :
          (27) Et M. Dantzig innove lorsque, à ses jugements, il coud des éléments
          d’autobiographie qui colorent d’humanité son sujet. (F 25.08)
28   À un niveau supérieur, l’écrivain peut être crédité de multiples identités, quand le
     discours critique lui fait endosser toutes les instances à la fois :
          (28) Ce roman expiatoire dont Cendrey est, selon de multiples perspectives, le
          narrateur, l’acteur, le procureur, l’imprécateur, s’inscrit exactement dans son
          œuvre et la prolonge. (N0 25.08)
29   Enfin, la perspective se renverse (mais maintient l’équation) quand la vie de l’écrivain
     est vue comme succession de bribes de récit ; est alors valorisée la capacité à s’inscrire
     dans la vraie vie quotidienne, à travers de petits faits et gestes 10 :
          (29) Trois jours avant son suicide, V. Woolf, l’hyper-intellectuelle, notait dans son
          journal intime la recette du hachis Parmentier au jambon. (F 29.09).
30   Ces assimilations sont d’autant plus savoureuses – et contradictoires – que la même
     critique Josyane Savigneau, du Monde (voir supra), affirme dans une interview accordée
     à Histoires littéraires :
          Je suis toujours dérangée quand on considère que, dans un roman écrit à la 1 ère
          personne, le narrateur exprime forcément ce que pense l’auteur. (2004 : 140).
31   Les éléments du débat sur cette question sont constamment esquivés ou minimisés. Et
     pourtant, ce socle identificatoire demeure, comme l’une des croyances les plus solides
     de la doxa du « bon écrivain ». Croyance indéracinable qui structurait (structure
     toujours ?) bon nombre de manuels scolaires, et montre le continuum qui s’établit dans
     les discours venant des divers lieux et institutions de production du fait littéraire.
32   Au total, les catégories de jugement apparaissent à la fois très traditionnelles et
     hétérogènes. Tout d’abord, on peut pointer la correction scolaire sur la rédaction, qui
     s’effectue au nom de normes plus ou moins explicites, concernant la phrase, les temps
     verbaux11, le vocabulaire. Ces jugements rappellent les analyses de Renée Balibar sur la
     constitution de la phrase française de base et ses liens avec le naturel du chef-d’œuvre
     littéraire12. Autre tradition à l’œuvre : celle de l’évaluation universitaire et belle-
     lettriste, qui s’exerce à travers le maniement des catégories de genres, de registres, de
     tons. Enfin est convoquée l’histoire littéraire, pour tracer des partages esthétiques,
     notamment à partir de la notion de « classique » : la primauté du classicisme est
     affirmée, malgré certaines dénégations affirmant simultanément la valeur de la
     modernité (« sous les dehors d’une narration très classique et très paisible » M 16.09).

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     On notera que l’attachement au classicisme va, du reste, de pair avec la domination
     d’une topique (post-) romantique que l’on peut résumer en : le style, c’est l’homme,
     lequel fait l’œuvre. Topique transmise notamment par l’école – bouclage de la boucle.
     2. Une mise en scène privilégiée : « L’univers d’un écrivain » (Lire)
33   Dans les passages que nous allons étudier, la promotion de l’écrivain n’est pas
     explicitement affichée ; du moins elle ne fait pas l’objet d’une évaluation en tant que
     telle qui porterait exclusivement, comme dans les cas vus plus haut, sur les œuvres des
     auteurs, mais c’est plutôt le dispositif discursif qui consacre d’emblée l’écrivain. C’est le
     genre du portrait qui est ici mobilisé pour mettre en scène la figure de l’écrivain, pour
     promouvoir celui-ci.
     2.1. Le dispositif discursif : enjeux et marques
34   Dans le magazine Lire, on trouve, en effet, une rubrique intitulée « L’univers d’un
     écrivain », exclusivement consacrée à un écrivain, à son environnement ; dans ces
     passages, le lecteur est pour ainsi dire « invité » avec le journaliste à pénétrer dans
     l’espace intime de l’écrivain (sa maison, son quotidien…). Entre le portrait, le
     photoreportage et l’interview, ces passages discursifs hybrides, en plus de dresser le
     portrait d’une Sophie Germain, d’un François Nourissier, ou encore d’un Jean-Claude
     Pirotte, dessinent, en creux, l’image d’un « écrivain générique » à partir d’images
     d’écrivains spécifiques.
35   En quoi consiste cette figure d’écrivain générique ? Comment est-elle construite ? Nous
     proposons d’analyser cette rubrique à travers trois numéros parus lors de notre
     période d’étude, en montrant que ces textes sont construits sur une opposition
     intéressante qui, tout en consolidant l’image de ce que serait un vrai écrivain, nous
     permet cependant d’aborder chaque univers d’écrivain spécifique. Ces textes reposent
     en effet sur une tension constante entre proximité et distance avec l’écrivain.
36   C’est tout d’abord le contrat de cette rubrique - rendre visite à un écrivain chez lui - qui
     instaure une proximité ; c’est du moins ce qu’offre et permet au lecteur cette rubrique
     de Lire. L’écrivain est présenté ici comme quelqu’un d’accessible, de familier ; on donne
     l’illusion au lecteur qu’il est invité à pénétrer dans l’intimité de l’écrivain.
37   Cet effet de rapprochement est renforcé par le dispositif énonciatif de ces textes. Le
     locuteur journaliste qui réalise la description et rapporte la visite ne prend jamais en
     charge énonciativement le texte : il est bien effacé. De plus, son statut n’est pas
     explicitement signalé par rapport à l’institution littéraire. Il se fait ici le relais de tout
     lecteur possible : à la place du « je », on a des « on » omnipersonnels, des « vous »
     génériques, qui restent à assumer par tout lecteur. Ni écrivain, ni professeur, ni
     individu lambda, il s’avère une instance composite et unique à la fois, dotée d’une
     autorité qui ne dit pas son origine.
          (30) Sylvie Germain suggère un pain au chocolat pour l’accompagner [le café]. Vous
          acquiescez : vous avez roulé toute la nuit pour lui rendre visite et vous n’avez pas
          encore pris votre petit déjeuner. (sept. 2005)
          (31) Le café est prêt. On va le boire dehors, devant la maison. Tadeusz, le
          compagnon de la romancière, arrive à point nommé […] on se doute qu’il en a vu
          d’autres […] comme on se doutait avant d’arriver ici, que Sylvie Germain ne serait
          pas – ne pouvait pas être -, une ménagère modèle, de celles qui connaissent les
          références des sacs d’aspirateur et savent tourner une béchamel. (sept. 2005)
          (32) On ne peut pas faire trois pas, en effet, sans devoir éviter un lourd fauteuil, un
          canapé immense une commode, des tables basses surchargées de livres, d’autres
          livres, encore, dabs des bibliothèques fermées par du grillage à poule […] Le bureau,

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          au quatrième, donne sur le jardin. Mais on ne visite pas : c’est le sanctuaire, là où
          François Nourissier écrit. (nov. 2005)
38   Grâce à cette stratégie d’effacement énonciatif du locuteur journaliste, cette expérience
     est rendue partageable par tout lecteur qui peut ainsi s’identifier à celui qui, en passant
     dans la région, aura pu visiter la maison de Sylvie Germain, de François Nourissier ou
     de Jean-Claude Pirotte. Loin d’être inaccessible, la maison de l’écrivain est bel et bien
     « ouverte », et on y trouve tous les ingrédients de la convivialité : le vin, le café, etc. On
     nous invite à partager les petites scènes prosaïques du matin comme celle de la
     préparation du pain au chocolat surgelé que l’écrivain elle-même est sur le point de
     nous servir !
     2.2. Une figure prise entre distance et proximité
39   Bien que proche, et pris dans un quotidien comme nous lecteurs, l’écrivain est tout
     aussi proche de nous qu’il nous échappe. Par la comparaison à un personnage
     surnaturel - la « fée » Sylvie Germain, le « sorcier » Jean-Claude Pirotte, le « vieux sage
     légendaire » François Nourissier - la distance qui nous sépare de l’écrivain semble
     incommensurable, mais cette distance est elle-même relativisée dans le texte par la
     création d’une figure d’écrivain générique, stéréotypée en quelque sorte, dont le
     lecteur n’est que trop familier. On peut se demander si elle n’est pas construite par le
     méta-énonciateur du magazine Lire qui aurait lui-même construit cette figure à partir
     de celle que se ferait son lectorat. Le texte exploite ainsi plusieurs topos associés à
     l’écrivain, eux-mêmes construits sur une binarité.
          Pour dire qui a le droit de faire œuvre, chaque positionnement prescrit ce qu’est
          pour lui un écrivain légitime, les conditions requises pour avoir l’autorité
          énonciative. Il s’efforce ainsi de d’imposer une certaine représentation de la vie
          d’écrivain légitime : fréquenter les salons où les hommes de science, herboriser,
          vivre des passions douloureuses, voyager au loin ou faire de la politique…. Selon les
          lieux ou les moments, ce ne seront pas les mêmes individus qui se croiront
          "appelés" à écrire. Pour qu’un individu vienne à prendre la plume de telle ou telle
          façon, il a bien fallu que la représentation de l’institution littéraire à partir de la
          place qu’il occupait dans la société lui donne la conviction qu’il avait la légitimité
          requise pour le faire. La "vocation énonciative" est ce processus par lequel le sujet
          se "sent" ainsi appelé à produire de la littérature. Mais pour peu que sa démarche
          ne soit pas conforme aux représentations dominantes, l’écrivain n’en a jamais fini
          d’étayer par une œuvre la légitimité de la vocation que cette œuvre implique, un
          travail de légitimation qui ne fait qu’un avec elle. (Maingueneau, 2006 : 76)
40   L’écrivain est pris, en particulier, dans certains « rites d’écriture », il a besoin de
     solitude et de silence pour créer mais il est sociable, puisqu’il sait « jouer les écrivains
     dans sa tour d’Ivoire » ; il est dépassé par le quotidien, il a peu l’esprit pratique… Sylvie
     Germain ne sait pas utiliser l’informatique et, si elle passe de la machine à écrire Canon
     à l’ordinateur, c’est toujours l’autre qui doit l’initier (ici son compagnon). Quant à F.
     Nourissier :
          (33) [Il] écrit très tôt le matin : "A partir de 5h45. Ce n’est pas une décision de ma
          part. Cet horaire s’est installé en moi, je l’ai trouvé efficace, alors je l’ai respecté. A
          9h30 ma journée de travail est terminée." Ensuite, il lit. (nov. 2005)
41   Ainsi se vérifie ce que déclare Maingueneau à propos de ces rites intrinsèques à
     l’activité d’écrivain :
          « Zone d’intrication la plus évidente entre l’"œuvre" et la "vie", les rites d’écriture
          participent eux-mêmes des "rites génétiques", des comportements directement
          mobilisés au service de la création, de cette part de la vie happée directement par
          l’élaboration de l’œuvre. » (Maingueneau, 2006 : 75)

     Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   8

42   Bien qu’abstraite (parce que stéréotypée), cette figure de l’écrivain le rapproche du
     lecteur dans un jeu de constants renversements entre distance et proximité 13. La
     typification est aussi créée par le choix du genre « portrait », qui à la fois individualise
     et catégorise. Ce genre du portrait, souvent dominant dans cette rubrique, se traduit
     bien par des « effets descriptifs » (Laborde-Milaa, 1998 : 71) en grande partie, la
     présence du portrait photographique, du paratexte (avec titre et sous-titre qui, en plus
     de créer une cohésion textuelle, anticipe en évaluant l’écrivain), enfin par la récurrence
     du discours direct qui « renforce l’idée de focalisation sur l’écrivain » (Id. : 73).
     2.3. L’exploitation de l’attribut descriptif « maison d’écrivain »
43   Au-delà du genre du portrait, le journaliste se saisit de la maison de l’écrivain (on peut
     parler de « motif » au sens des formalistes russes) pour tenir un discours sur l’écrivain
     et son œuvre. Ainsi, au-delà même, par exemple, de la spécificité de chaque maison
     décrite ici, l’habitation comporte toujours toutes les caractéristiques propres à la
     « maison d’écrivain », à savoir le bureau, la bibliothèque, une galerie d’objets, etc.
     L’univers quotidien dans lequel vit l’écrivain comporte une unité de lieu principale : ici,
     la « maison », elle-même décomposable en d’autres espaces qui font à chaque fois
     l’objet d’une description pour chaque écrivain mis en scène : l’intérieur/ extérieur
     (jardin), le « bureau », la « bibliothèque ». L’écriture journalistique mêle ici description
     de l’univers de l’écrivain et accès à son univers romanesque. La consécration de
     l’écrivain concerne aussi son texte. La maison apparaît alors comme un prolongement
     de son œuvre, elle se fait en quelque sorte texte elle-même :
          (34) Devant nous se dresse la silhouette bleutée et tout en rondeurs de Revermont,
          contrefort massif du Jura. […] Un paysage de vignes, cela va sans dire. Pour l’auteur
          des Contes bleus du vin, "les sarments sont crochus, et retiennent le vagabond par les
          basques". (oct. 2005)
          (35) Des maisons, François Nourissier en a possédé beaucoup, souvent en même
          temps : "Trois, comme Cadet Rousselle." Les maisons de sa vie sont la raison
          d’exister du petit livre qu’il publie cet automne, La maison Mélancolique. (nov. 2005)
44   Par effet de contamination, la description narrativise tout. Les objets agissent comme
     des sortes de nœuds actanciels. C’est le cas du « vélo » de Sylvie Germain, en photo.
     Cette narrativisation est aussi rendue à travers les nombreux objets précieux de
     « rêverie intellectuelle », objets rares comme le lutrin en fer forgé de Sylvie Germain,
     les dessins signés. Sortes d’objets arrachés au temps, ces objets contiennent un
     potentiel narratif important. À cela s’ajoutent dans le discours direct, de nombreuses
     allusions à l’œuvre de l’auteur : effets d’intertexte qui rendent la parole de l’écrivain
     elle-même sacrée…
          Dans cette perspective, on ne peut superposer les expériences de la "vie", et,
          flottant dans quelque éther, "l’œuvre". L’activité de production de ses textes régit
          la vie de l’écrivain, elle est une part de son existence, qui se construit en fonction de
          cette part d’elle-même qu’est l’œuvre déjà accomplie, en cours d’accomplissement,
          ou à venir ; l’œuvre, de son côté, se nourrit de cette existence qu’elle habite déjà :
          l’écrivain ne peut faire passer dans son œuvre qu’une expérience de la vie déjà
          habitée par les gestes qu’implique la création. (Maingueneau, 2006 : 74)
     3. Le support journalistique comme locuteur-énonciateur
45   Il s’agit maintenant de reconsidérer le corpus sous l’angle de sa structuration pour
     examiner quel positionnement instaurent ainsi les différentes publications. Les enjeux
     sont donc à saisir au niveau de l’organe de presse. C’est ce que signale Bertelli plaidant
     pour une « approche contextualiste » de la critique journalistique littéraire :

     Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   9

          Un compte rendu tire sa valeur non seulement de l’organe-support qui l’accueille,
          organe dont il convient d’apprécier le degré de consécration qu’il confère et les
          positionnements politiques/idéologiques et socioculturels/énonciatifs dans le
          champ des périodiques ; de la surface qui lui est dévolue ; mais encore de son
          emplacement dans la page (et le cas échéant de son emplacement dans le
          supplément littéraire du périodique considéré), et donc des effets induits par les
          interrelations qu’entretiennent les articles dans l’ensemble de la page ; de la nature
          de son titre ; de la présence ou non de photographie(s) ; et du degré de consécration
          que confère sa signature […] (Bertelli, 2006 : 173)
     3.1. Place et désignation du fait littéraire
46   Les suppléments que nous avons analysés sont différemment organisés. Dans la presse
     quotidienne comme dans les news magazines, la mise en espace de la critique littéraire
     médiatique est loin d’être homogène. D’un support à l’autre, on trouve des systèmes
     très différents de rubriquage et de désignation du fait littéraire, critique incluse. Loin
     de vouloir rendre compte de façon exhaustive des nombreuses rubriques, nous avons
     relevé quelques procédés qui nous paraissent particulièrement significatifs.
47   Tout d’abord, le domaine littéraire est l’objet de différentes désignations d’un support à
     l’autre. Ainsi, on parlera de « livres » dans Le Monde, Le Nouvel observateur, de
     « Littéraire » dans le Figaro, de « Journal de la culture » dans Marianne qui intègre une
     « chronique littéraire 14 ». Ces étiquetages renvoient à différentes caractérisations du
     fait littéraire, choisissant par là de lui donner ou non une place spécifique au sein des
     pratiques culturelles, voire de le magnifier, par la mention « littéraire » (comme dans le
     Figaro littéraire qui affirme ainsi sa tradition 15). Ce qui implique aussi une différence
     d’accent, voire de sens, porté sur la notion d’écrivain.
48   On note dans la rubrique de Lire étudiée plus haut, la présence importante des
     photographies. A chaque écrivain est associé un portrait avec la « convenance de la
     pose » (Macé, 2004 : 32), mais le portrait se mêle à l’intérieur de chaque écrivain : il est
     toujours pris dans son intérieur bien que la pose soit assez classique, air pensif avec
     « complicité subtile », « les visages de face et légèrement souriants » (Ibid.). On trouve
     également une mise en abyme de ces portraits avec une galerie d’autres portraits dont
     dispose lui-même l’écrivain, ceux d’auteurs connus. Ceux-ci consolident l’image de
     l’écrivain et utilisent le support pour le faire doublement. Idem pour les autres supports
     (Le Monde ne fait plus exception), qui mêlent photos canoniques et décalées (par anti-
     pose et recadrages bizarres).
49   Ensuite, à côté des photos d’écrivains ou d’ouvrages présents dans les suppléments
     littéraires, nombreux sont les icones qui présentent des évaluations des œuvres. Plus
     ou moins sobres visuellement, la flèche ascendante ou descendante selon la critique
     (présente dans la nouvelle maquette du Figaro), ou le nombre de petites étoiles par
     exemple. Ces petits signaux iconiques sont redoublés le plus souvent par des rubriques-
     commentaires telles que « on a aimé », « plus », « moins », « coup de cœur »,
     « ovations », « sifflets » etc., qui s’organisent dans une distribution binaire manifestant
     l’équilibre des évaluations positives et négatives16.
50   La mise en espace et en titres de la critique médiatique littéraire constitue une arène
     imaginaire où se juxtaposent (ou se répondent) des discours évaluatifs, des acteurs
     individualisés, des instances collectives, des niveaux de légitimité. Ce que vont
     confirmer les cadres institutionnels convoqués à travers toutes ces indexations.
     3.2. Des scénographies institutionnelles disparates

     Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   10

51   A travers ces indexations, se dessinent des références allusives à des cadres très divers
     qui organisent et permettent de situer autrement les prises de position de chaque
     compte rendu. La diversité de ces cadres est frappante et va bien au-delà de ce qui est
     censé constituer le fait littéraire. Nous avons ainsi dégagé les cas suivants :
52   l’édition : « Le premier roman » (NO) ;
53   l’école : les rubriques internes de « Le premier roman » (L’histoire, L’auteur, Notre avis)
     reconstituent L’homme et l’œuvre des anciens manuels scolaires-universitaires, donc de
     la critique lettrée pédagogique ; les « plus » et « moins » renvoient aux évaluations des
     bulletins scolaires ;
54   les prix : « ovations » et « sifflets » (NO) et « parti pris » (M), désignations qui peuvent
     aussi bien relever d’autres cadres, à savoir : match sportif ou meeting politique ;
55   le débat informel entre amis : ce serait le cas de « parti pris » (M), « on a aimé »
     (Mar), « coup de cœur » (NO) ;
56   le guide touristique : le balisage, voire le classement des ouvrages par les systèmes
     iconiques évoqués précédemment (Marianne, Le Nouvel Observateur, et partiellement Le
     Figaro dans sa nouvelle maquette d’octobre). A noter pour Lire que la maison de
     l’écrivain se visite… et est répertoriée dans les guides touristiques. Les textes sont
     souvent articulés à une description de la région de l’écrivain : caractéristiques
     architecturales et produits du terroir (vins et fromages entre autres).
57   On peut parler de scénographie dans la mesure où ces cadres instaurent une scène
     d’énonciation interactive, qui infléchit les relations triangulaires (critique-ouvrage-
     lecteur) de façon graduelle : le livre et l’écrivain ne sont pas seulement un objet et une
     personne donnés à lire et à admirer, mais des produits (de nature aussi diverse que ces
     cadres de référence) à consommer, à partager – ce qui crée une désacralisation au
     moment même où le discours des locuteurs journalistes-chroniqueurs (et/ou écrivains)
     tend à maintenir les valeurs du littéraire et à séparer les auteurs qui s’avèrent dignes
     ou indignes d’être consacrés. Cette hétérogénéité s’explique-t-elle par les pratiques
     rédactionnelles des magazines (« news » compris) qui ont tendance à démultiplier, et
     brouiller par là même, les scènes énonciatives ? Ce qui tendrait à contaminer, par la
     force de la concurrence, la presse quotidienne nationale dite d’élite 17.
     3.3. Fonctionnement performatif
58   Les textes critiques fortement encadrés par divers signaux (évoqués plus haut) sont
     pragmatiquement contraints. Ils sont en effet déterminés par l’une ou l’autre des deux
     orientations contraires que sont l’éloge et le blâme, la récompense et la condamnation.
     Perceptibles dans les titres de rubriques, également dans les titres des articles eux-
     mêmes, ces visées font du support un distributeur de sanctions, positives ou négatives.
     C’est cela que nous considérons comme une énonciation performative, à relier cette
     fois au niveau d’un méta-énonciateur qui cimente l’ensemble, y compris dans les
     disparités que met en scène la publication. On note par exemple que, par définition, le
     portrait « consacre » dans Lire ; c’est cette rubrique qui construit la promotion de
     l’écrivain.
59   Que devient le discours lettré des critiques au sein de tels emboîtements ? On peut en
     effet se demander dans quelle mesure un tel cadre, relevant de la méta-énonciation et
     inscrit dans l’hyperstructure18 journalistique, ne disqualifie pas le contenu pour n’en
     laisser qu’un simulacre de commentaire savant.
     Conclusion

     Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   11

60   Nous l’avons vu, un ensemble de tensions gouvernent la construction des figures
     d’écrivains, ou de la figure d’écrivain. En particulier, il s’agit de prendre sa place dans
     un Panthéon, tout en construisant sa propre littérature comme un petit laboratoire
     personnel : chaque auteur ayant (ou étant censé avoir) son style, son écriture, on
     aboutit à un panorama de productions mises côte à côte, qui va jusqu’à isoler les
     littératures :
          (36) Sa littérature, fondée sur l’idée que la langue est une essence inflammable,
          tourne au pancrace. (NO 25.08)
                                19

61   Curieusement, c’est dans la chronique d’Angelo Rinaldi (qui n’exerce plus au Figaro
     depuis 2006) qu’on trouve allusions ou réflexions sur les institutions constitutives du
     fait littéraire : l’Université, les manuels, les prix (lesquelles desservent toute la
     littérature, selon lui…) - ; on y lit en tous cas des remarques sur la dimension collective
     du fait littéraire, sur la circulation des énoncés et des valeurs 20.
62   Quant au discours même de la critique, peut-on le considérer comme un macro-genre
     ou non ? Les genres et les rubriques où se construit la figure de l’écrivain sont
     nombreux au fil des pages : le portrait, l’interview, la chronique ou l’article de « une »,
     le reportage au sein de l’univers d’écrivain dans Lire. Ce dernier crée d’ailleurs son
     propre genre, avec sa rubrique qui tient de plusieurs genres existants, et s’inscrit, ce
     faisant, dans la tradition du portrait de l’écrivain21. Notons enfin que par le biais du
     blog, il y a quelques chances que la critique littéraire fasse varier scénographie et
     identité énonciative.
63   Quelle que soit la mise en scène textuelle de l’écrivain, et contrairement à ce qu’affirme
     Jourde (2006 : 108), le texte demeure très présent dans la critique littéraire de la presse
     écrite. Explicitement ou implicitement, se fait jour une revendication de la chose écrite,
     de l’intérêt des citations, des vertus des « livres », qui paraît symptomatique de la
     volonté de positionnement culturel spécifique de la presse écrite, par rapport aux
     autres médias - particulièrement la télévision, bien sûr, mais aussi et peut-être les
     blogs. Cette valorisation s’opère au prix d’oscillations entre des positions
     argumentatives peu compatibles : « les écrivains ne sont plus ce qu’ils étaient » / « les
     écrivains, toujours vivants, se renouvellent ». Quelque chose entre « tout fout le camp »
     et « ça résiste ».

     BIBLIOGRAPHIE
     Balibar, R., 1974, Les français fictifs, Paris, Hachette.

     Barthes, R., 1957, Mythologies, Paris, Seuil.

     Bertelli, D., 2005, « La réception du fait littéraire par la critique journalistique », Questions de
     communication, n° 8, Presses Universitaires de Nancy, p. 165-179.

     Blandin, C., 2006, « Engagement ou "brosse à reluire" ? La critique littéraire dans Le Figaro
     littéraire des années 1950 », Quaderni, n° 60, p. 65-77.

     Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   12

Dubois, J., 1978, L’institution de la littérature, Bruxelles, Nathan-Labor.

Groupe Mu, 1970, « Rhétoriques particulières », Communications, n°16, Paris, Seuil, p. 70-124.

Jourde, P.,2006, « La possibilité d’une critique littéraire », Quaderni, n° 60, p. 107-117.

Laborde-Milaa, I., 1998, « Le portrait de presse : un genre descriptif ? », Pratiques, n° 99, Metz,
CRESEF, p.70-88.

Laborde-Milaa, I. et Paveau, M.-A., 2003, « L’ancrage médiatique des normes littéraires », dans R.
Amossy et D. Maingueneau éds, L’analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, p. 363-378.

Laborde-Milaa, I. et Temmar, M., 2006, « Légitimités énonciatives dans le discours littéraire-
médiatique : inscriptions subjectives et positions inégales », Semen, n° 22, Presses universitaires
de Franche-Comté, p. 145-160.

Lugrin, G., 2000, « Le mélange des genres dans l’hyperstructure », Semen, n° 13, Presses
universitaires de Franche-Comté, p. 65-97.

Macé, M., 2004, « Flot artistique. L’illustration des suppléments littéraires », Histoires littéraires n°
18, Paris-Tusson, éd. Du Lérot, p. 29-38.

Maingueneau, D., 2004, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin.

Maingueneau, D., 2006, Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Paris, Belin.

Pratiques, 1980, n° 27, « L’écrivain aujourd’hui », Metz, CRESEF.

Pratiques, 1981, n° 32, « La littérature et ses institutions », Metz, CRESEF.

NOTES
1.. Nous remercions Dominique Maingueneau pour ses remarques éclairantes sur le
présent texte.
2.. Désormais : F, M, NO, Mar.
3.. Voir à ce sujet deux numéros importants de Pratiques (1980, 1981) qui, se référant à la
sociologie de la littérature (travaux de Bourdieu, Dubois, Kuentz…), proposaient des
analyses de contenu et de dispositifs institutionnels pour mieux cerner les conditions
de légitimation.
4. « Gonzague [Saint-Bris] croit qu’un livre est une addition de pages alors que c’est une
soustraction de pages. » (Mar 17.09)
5. En témoigne une construction syntaxique récurrente : ceci sans cela.
6. « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité : la quantité des
connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas
de sûrs garants de l'immortalité : si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur
de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront,
parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se
transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces
choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. » - Comte de Buffon, Discours
prononcé à l'Académie française le 25 août 1753.
7. Suit une critique assassine. Dans cette même chronique, Rinaldi lui
concède seulement : « Mme Germain, bonne romancière d’atmosphères et de
climats… ».

Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   13

8. Voir Maingueneau, 2004, surtout les chapitres 7, 8 et 9 : « Les "milieux littéraires"
sont en fait des frontières. L’existence sociale de la littérature suppose à la fois
l’impossibilité de se clore sur soi et l’impossibilité de se confondre avec la société
"ordinaire", la nécessité de jouer de et dans cet entre-deux. » (p. 72).
9. On se référera aux « bioses » privées et professionnelles mises en évidence par le
groupe Mu en 1970, puis par Dubois (1978 : 109 sq) qui cerne les facteurs de
positionnement institutionnel.
10. Lesquels constituent des objets de valeur pour la critique (dès lors que les autres
qualités sont aussi repérées), voisinant avec les interrogations métaphysiques et les
grands drames humains que saura traiter un auteur. Ce qui explique peut-être le succès
critique et éditorial, en son temps, de Philippe Delerm, encensé pour l’authenticité de
La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules et les recueils suivants.
11. A. Rinaldi, du Figaro, épingle régulièrement les auteurs qui emploient le présent,
affirmant : « Pour le roman, il n’y a qu’un seul temps qui vaille, et c’est l’imparfait. » (F
15.09).
12. « L’important est de saisir la grammaticalité de ce français fictif comme un faux-
semblant apprécié à sa valeur idéologique, non reconnu dans sa nature de fiction. »
(Balibar, 1974 : 105).
13.. Lesquelles rappellent fortement ce qu’écrit Barthes (1957 : 32-33) sur « L’écrivain
en vacances ». Entre autres : « Les techniques du journalisme contemporain s’emploient
de plus en plus à donner de l’écrivain une image prosaïque. Mais on aurait bien tort de
prendre cela pour un effort de démystification. C’est tout le contraire. […] le solde de
l’opération, c’est que l’écrivain devient encore un peu plus vedette, quitte un peu plus
cette terre pour un habitat céleste où ses pyjamas et ses fromages ne l’empêchent
nullement de reprendre l’usage de sa noble parole démiurgique. » C’est dire comme
s’est pétrifiée la logique de construction de la figure, qui résiste à tous les changements
que peut connaître le métier objectif (ou la fonction) d’écrivain.
14. Besson, auparavant en charge d’un « feuilleton » dans Le Figaro, accède désormais à
l’autorité de la « chronique littéraire » dans Marianne : chaque organe décrète ainsi son
propre niveau (ou norme) de légitimité sur un même objet – en l’occurrence, Besson n’a
pas modifié son mode d’expertise ni sa posture énonciative.
15. Lorsque Le Figaro est devenu quotidien en 1866, il portait le sous-titre « Journal
littéraire ». On peut se reporter au n° 1 de la nouvelle maquette (03.10.05) rappelant les
« grandes plumes » qui ont assuré la notoriété du journal dans les grands débats
littéraires et politiques (voir la communication présentée par Claire Blandin en juin
2003 à Bucarest « Les pratiques des journalistes littéraires : de la presse écrite à la
presse audiovisuelle » – texte aimablement fourni par l’auteure).
16. Que l’on peut encore verser au compte du souci d’objectivité, laquelle se trouve
récupérée par la disposition en face à face sur une même page.
17. Le « PARTI PRIS » du Monde est interprétable ainsi : insuffler un peu de polémique,
un peu de drame – tout en conservant la plus-value de l’objectivité inhérente à son
image.
18. Voir Lugrin, 2000.
19. Exercice gymnique de la Grèce antique qui combine la lutte et le pugilat
(Dictionnaire Robert).
20. A noter aussi dans Marianne (8 au 14 oct. 2005), un dossier intitulé « Entre la critique
et le public : la grande rupture », qui critique explicitement les « magouilles et
compromissions », et le fait que « la promotion s’est substituée à la critique » (p. 76).

Semen, 26 | 2008
La figure de l’écrivain dans la critique littéraire médiatique   14

21. Lire traite du fait littéraire et de ses acteurs en s’adressant au grand public ; ce n’est
le cas ni du Magazine littéraire ni de la Quinzaine littéraire.

RÉSUMÉS
La réflexion portera sur la mise en scène des écrivains et ses enjeux dans la presse écrite
contemporaine. Le corpus (sept-oct 2005) se compose des suppléments ou rubriques littéraires de
la PQN et de deux news magazines, ainsi que du magazine Lire. Nous montrerons que s’y affirme
le fait littéraire, ces suppléments se présentant comme une sorte d'académie qui formate et
consacre les "vrais" écrivains, et tente d'évincer les "faux". Il s’agit donc de dégager les différents
niveaux de l’évaluation dont les écrivains sont l’objet, depuis l’axiologie nettement affirmée dans
les comptes rendus critiques jusqu’aux scénographies discursives (avec leurs éléments
iconiques), qui servent à fixer différents niveaux de légitimité. Lesquelles scénographies,
disparates d’un titre de presse à l’autre, empruntent à des modèles qui sortent du champ
littéraire et, de ce fait, interrogent l’identité de ce méta-énonciateur qu’est chaque support
journalistique.

In this article, we focus our reflection on the mise en scene of writers in contemporary written
press and its stakes. The corpus (sept-oct 2005) is composed by supplements or by literary
columns in the daily national press and in two newsmagazines, as well as in the magazine Lire.
We will show that those are the place where literature is asserted, as these supplements are
presenting themselves as a sort of academy which formats and consecrates the “true” writers
and tries to oust the “false” ones. Our research aims at bringing out the different levels of
evaluation which writers are subjected to. Those levels go from a clearly marked axiology in the
critical reviews to discursive scenographies (and their iconic elements) which are used to
establish various levels of legitimacy. These scenographies are disparate from one press title to
the other, and borrow from models not coming from the literary field. As a result, they are
questioning the identity of each journalistic support as an instance of meta-enunciation.

INDEX
Mots-clés : Discours médiatique, Critique littéraire, Axiologie, Écrivain, Fait littéraire.

AUTEURS
ISABELLE LABORDE-MILAA

Ceditec, Université Paris 12

MALIKA TEMMAR

Ceditec, Université d’Amiens

Semen, 26 | 2008
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