La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra
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reCHERches Culture et histoire dans l'espace roman 9 | 2012 Empreintes / emprunts dans le monde hispanique La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra Recourir à l’emprunt pour dire l’empreinte de l’art. Enjeux et défis de la réception d’une œuvre Elisa Franceschini Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/cher/11504 DOI : 10.4000/cher.11504 ISSN : 2803-5992 Éditeur Presses universitaires de Strasbourg Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2012 Pagination : 99-119 ISBN : 978-2-35410-049-0 ISSN : 1968-035X Référence électronique Elisa Franceschini, « La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra », reCHERches [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 14 février 2022, consulté le 17 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/cher/ 11504 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cher.11504 Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra. Recourir à l’emprunt pour dire l’empreinte de l’art. Enjeux et défis de la réception d’une œuvre. ELISA FRANCESCHINI Université Nancy 2 P our le dramaturge espagnol contemporain José Sanchis Sinisterra, élaborer une œuvre d’art ne revient pas à transmettre un message clair et transparent, mais à partager un sens complexe et flou. La notion de « frontière » comme zone de brouillage et d’incertitude est d’ailleurs devenue un élément fondamental de la réflexion du dramaturge, animé par un désir de questionner de façon systématique la « matrice dramaturgique » classique en soumettant ses frontières, ses limites, ses contours à une déstabilisation permanente. Parmi les limites explorées par Sinisterra, il y a la frontière entre le théâtre et les autres arts, frontière que le dramaturge s’emploie à franchir dans trois pièces (qui constituent ce qu’il a appelé la « Trilogie des Arts ») : El lector por horas (Sanchis Sinisterra 1999), La raya del pelo de William Holden (Sanchis Sinisterra 2008 : 5-48), et Misiles Melódicos (Sanchis Sinisterra 2005). Dans les deux premières œuvres citées, Sinisterra met en abyme l’acte de réception artistique : le lecteur-spectateur y observe en effet des protagonistes qui sont eux-mêmes récepteurs de plusieurs œuvres d’art et qui agissent et réagissent en tant que tels. Dans El lector por horas, l’art concerné par la mise en abyme est la littérature. Dans La raya del pelo de William Holden, en revanche, il s’agit du cinéma. Le présent article portera justement sur cette œuvre et analysera l’utilisation des emprunts cinématographiques dans la pièce. Culture et Histoire dans l’Espace Roman n°9 / 2012
100 Elisa Franceschini La raya del pelo…1 a été écrite en 1998, jouée en 2001 au Teatro Arlequín de Madrid (avec les comédiens José Luis López Vázquez, Manuel Galiana et Ana Torrent) et publiée à La Havane dans le recueil Vacío y otros textos teatrales, selección del autor, en 2008. L’action se passe dans une vieille salle de cinéma : Paralelas al proscenio, las ocho o diez últimas filas de un pequeño cine de barrio. Suelo en declive. Sobre la añosa pared del fondo se adivina la cabina de proyección. En las paredes laterales, algunos apliques de luz. Unos pesados cortinajes señalan la puerta de entrada, al fondo, en el lado izquierdo del espectador. En los laterales del proscenio, sendas puertas dan acceso a los lavabos de « Caballeros » – derecha – y « Señoras » – izquierda. (Sanchis Sinisterra 2008 : 5) Au premier rang, seule, se trouve une jeune fille : elle s’appelle Catalina. Un homme entre alors dans la salle : un baroudeur âgé d’une cinquantaine d’années qui porte un paquetage de marin. Il s’appelle Esteban, mais on ne le sait pas encore. Son prénom ne sera pas révélé rapidement dans la pièce, laissant planer l’incertitude sur l’identité du personnage. Le dialogue s’installe entre les deux protagonistes qui ne semblent pas se connaître, mais ont une passion commune : le cinéma. L’œuvre est d’ailleurs jalonnée de références filmiques qui apparaissent selon différentes modalités. On distingue différents types d’emprunts. Certains films ne sont présents que par leur bande sonore ; pour d’autres, seuls les titres sont cités ; dans d’autres cas encore, les personnages évoquent le contenu d’un film ou un passage en particulier et réagissent en fonction. Enfin, il arrive que les protagonistes citent certaines répliques ou rejouent certaines scènes de cinéma. Quand les personnages commentent les films évoqués, ils livrent par leurs réactions, un certain nombre d’informations sur leur propre histoire. Bien sûr, ces éléments ne sont pas totalement éclairants : ce sont de petites touches de lumières. Le récepteur peut se demander si ces fenêtres ouvertes sur d’autres histoires ne sont pas en fait des miroirs (flous) de la vie des personnages de la pièce. Tout portera d’ailleurs à croire que les deux personnages présents sur scène se connaissent, la question étant de savoir qui ils sont vraiment l’un par rapport à l’autre. Le but de cet article est de se demander pourquoi Sinisterra recourt à ces éléments filmiques. Il s’agit donc d’analyser l’enjeu du recours à l’emprunt artistique, et ce à deux niveaux : au niveau de la compréhension de la fable 1 Vu la longueur du titre original, nous aurons recours à cette version abrégée du titre (La raya del pelo…) pour plus de rapidité dans la citation.
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 101 de la pièce par le récepteur (1) ; mais aussi au niveau de la réflexion méta- artistique qu’installe la mise en abyme de l’acte de réception (2). Dans une première partie, nous nous demanderons comment les emprunts cinématographiques configurent le trajet interprétatif du récepteur dans sa compréhension de la pièce. Celui-ci devient un explorateur qui tente de mesurer l’empreinte de l’emprunt, c’est-à-dire de voir quels sont les échos ou les traces de l’objet emprunté sur la fable de la pièce. Dans une deuxième partie, nous nous intéresserons au processus de mise en abyme qui permet au lecteur-spectateur de sonder les illusions et les désillusions des deux cinéphiles que sont Catalina et Esteban, les personnages de la pièce. Par l’observation d’autres récepteurs dans leur expérience de réception, le lecteur-spectateur de La raya del pelo… dégage pour lui-même les enjeux et les défis du rapport à l’œuvre d’art. I. Le récepteur explorateur. À la recherche des empreintes de l’emprunt Comme nous l’avons déjà dit, c’est en commentant les films qu’ils aiment tant que les personnages de La raya del pelo… dévoilent, par leurs réactions, des informations sur leur propre histoire. À mesure que Catalina et Esteban se livrent, les coïncidences entre l’histoire de l’un et celle de l’autre s’accumulent. Les deux protagonistes, qui au départ semblaient se rencontrer pour la première fois, donnent en fait peu à peu l’impression de se reconnaître, sans qu’eux-mêmes puissent se mettre d’accord sur le lien qui les unit. Qui sont-ils l’un pour l’autre ? Voilà bien la question qu’ils se posent et que se pose aussi le récepteur. Esteban est-il le père de Catalina ? Ou bien est-il son fiancé ? Difficile à croire, vu leur différence d’âge. Si l’on opte pour cette deuxième hypothèse, il faudrait admettre que le temps s’est arrêté, pour Catalina, au moment du départ de son fiancé, c’est-à-dire il y a plus de 20 ans ; et qu’il a continué à s’écouler pour Esteban, qui revient désormais dresser le bilan désabusé de ses cinquante années de vie. Voyons de façon plus précise comment se dessinent, au détour des références cinématographiques, les différentes pistes pour élucider le lien qui unit les deux personnages. Quand Catalina parle de son père boxeur, Esteban (qui n’a pas encore révélé son prénom) dit qu’il l’a été lui aussi, mais qu’il s’est retiré du métier pour s’éloigner des combines de la boxe. Il fait alors allusion à un film pour décrire sa situation. Il raconte que, dans El ídolo de barro, (Champion, Marc
102 Elisa Franceschini Robson, 1949), on force le personnage joué par Kirk Douglas à perdre des combats. Dans ce genre de film (les films de boxe des années 1940-1950), le spectateur assiste généralement à l’ascension difficile d’un jeune talentueux, tiraillé entre l’orgueil de vaincre et les affres du monde de la boxe, c’est-à-dire la pression, le chantage, les matchs truqués. À partir de cette comparaison, on peut imaginer qu’Esteban a été boxeur, et qu’il est peut-être le père de Catalina. Mais les indices suivants vont nous mettre sur une autre piste. L’allusion cinématographique suivante est Le dernier tango à Paris (L’ultimo tango a Parigi) de Bernardo Bertolucci. La réplique d’Esteban « no tengo nombre » déclenche le souvenir du film chez Catalina. Dans ce film, Paul, un Américain établi à Paris, et Jeanne font connaissance alors qu’ils visitent un grand appartement vide. Ils font l’amour sans rien savoir l’un de l’autre, pas même leurs prénoms… À la recherche des empreintes du film sur la fable, le récepteur constate un point commun entre Le dernier tango à Paris et La raya del pelo… Dans le film, Paul veut tout oublier : les noms, les gens, le passé. Jeanne, en revanche, dit que pour elle c’est impossible. elle.– Je ne sais pas comment t’appeler… lui.– Je n’ai pas de nom. elle.– Tu veux savoir mon nom ? lui.– Non, non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas savoir ton nom ! Tu n’as pas de nom, je n’ai pas de nom ! […] On n’a pas besoin de noms ici. Tu entends ? On va oublier… Tout oublier… Les gens, les choses, les lieux… On va tout oublier ! elle.– Mais je ne peux pas. Tu peux, toi ?2 Dans la pièce de théâtre, c’est encore le personnage masculin qui incarne cette idée d’oubli des noms. Esteban dit avoir eu une relation avec une fille du quartier il y a fort longtemps, mais il a oublié son nom. hombre.– […] No me extrañaría que fueras mi hija, ya ves. (Pausa.) Yo tuve un lío con una chica de este barrio, hace muchos años. Un lío muy fuerte, o sea que… […] No, no me extrañaría que fueras hija mía… Di, ¿cómo se llama tu madre, a ver? Claro que yo, de aquella chica, no me acuerdo ni del nombre. (Sanchis Sinisterra 2008 : 9-10) 2 Le dernier tango à Paris, Bernardo Bertolucci réal., scénar. ; Alberto Grimaldi prod. ; Produzioni Europee Associati, Rome ; Les Productions Artistes Associés, Paris ; Metro- Goldwyn-Mayer, Twentieth Century Fox, 2008 (1972) ; DVD-vidéo, 2h04. Le passage évoqué est extrait de la scène 9 intitulée « Pas de noms », (minutage 24:42 - 26:00). Les répliques citées ici correspondent au sous-titrage français de la scène tournée en anglais.
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 103 Esteban croit que Catalina est sa fille mais, à partir du point commun entre Paul et Esteban concernant l’oubli des noms, il est tentant de pousser plus loin le parallèle entre le film et la pièce, c’est-à-dire de considérer Catalina et Esteban comme des amants (d’anciens amants, plus précisément), à l’image de Paul et Jeanne. On s’attend alors à ce que Catalina incarne l’impossible oubli que Jeanne prononce dans le film. Le récepteur imagine que si Esteban et Catalina ont été amants, cette dernière ne l’a pas oublié. Plus loin, Catalina se met à appeler Rebecca, dont on saura peu de temps après qu’il s’agit d’un serpent : celui-ci s’est échappé de sa boîte. La présence du serpent sur scène ranime chez Esteban le souvenir de Mogambo, film de John Ford, dans lequel Victor Marswell (Clark Gable) organise des safaris et capture des animaux africains pour les zoos et les cirques du monde occidental. L’allusion à ce film donne à Esteban l’occasion de parler de lui : son passé semble à l’image du film d’aventure. Il connaît l’Afrique et le fonctionnement du trafic d’animaux : hombre.– Hay mucho irresponsable, ¿sabe usted?, metido en el tráfico de animales. Se lo dice uno que… ha pasado por todo. Uno que ha estado en África… y en otras partes, tratando con tipos de lo peor, y que sabe lo que… (Sanchis Sinisterra 2008 : 15-16) Dans le film, Victor Marswell possède un serpent dont il se sert pour effrayer les femmes et les inciter à se jeter à son cou. À la recherche d’échos entre le film et la pièce, on se pose alors la question suivante : si Catalina laisse échapper Rebecca, est-ce pour attirer Esteban ? En tout cas, le fait de faire face ensemble au danger peut les rapprocher, ce qui nous invite à voir en eux un possible couple. Il semble que pour Catalina, le serpent représente quelque chose de durable qui défie le temps : « ¿No sabe que son los animales que más duran? », dit-elle à Esteban : joven.– Todos los demás se te van muriendo, por mucho que los cuides. Los tienes dos años, cinco, siete, todo lo más diez. Y un día, ¡plas! Se te mueren. […] En cambio, las serpientes duran toda la vida. (Sanchis Sinisterra 2008 : 17) Pour elle, le serpent défie le temps, contrairement à sa relation avec Esteban qui n’a pas duré. Alors qu’Esteban marche en équilibre sur les fauteuils de cinéma pour tenter de retrouver le serpent, il se compare à Kirk Douglas dans l’Ulysse de Mario Camerini. Catalina se compare alors à Silvia Mangano qui joue Pénélope dans le film. À partir de cette comparaison, il est tentant
104 Elisa Franceschini de s’imaginer que Catalina, telle Pénélope, attend elle aussi son homme, Esteban. L’allusion explicite aux prétendants de la jeune femme, qui attendent à l’entrée du cinéma, viendra ensuite confirmer ce parallèle entre la pièce et le mythe. À ce stade de la réflexion, il est intéressant de noter que la figure mythique d’Ulysse apparaît comme une sorte de figure tutélaire dont on retrouve les traces plus ou moins marquées dans les différents films évoqués (à l’exception peut-être du premier qui nous lançait sur la piste d’une relation père / fille entre les protagonistes). On retrouve finalement dans chaque film la répétition d’un même constat : la vie d’un homme est comme un long voyage, fait d’aventures, de péripéties, d’obstacles et de coups durs ; c’est une fuite du temps qui ne permet pas à l’homme d’assouvir toutes ses quêtes et de triompher sur tous les fronts. On pourrait ici continuer la liste des films évoqués dans la pièce, mais il est inutile d’être exhaustif dans cette énumération pour comprendre comment les éléments cinématographiques empruntés laissent leur empreinte sur notre compréhension de la fable de la pièce. Peut-être citerons-nous un dernier exemple, qui intervient quand Domingo, l’ouvreur aveugle du cinéma, entre dans la salle en trébuchant. S’il manque de tomber, c’est qu’il a heurté quelque chose. Or, au début de la pièce, Esteban qui s’était assis sur un fauteuil défectueux avait jeté le siège cassé vers l’entrée. Domingo, qui se penche pour ramasser ce qui l’a entravé, ramasse le cadavre de Rebecca. Esteban, en jetant le siège, aurait tué le serpent. Bien sûr, il s’en défend. Ce serait quand même une sacrée coïncidence. Ce thème de la coïncidence semble alors plonger Catalina dans le souvenir d’un film : Carta de una desconocida (Lettre d’une inconnue / Letter from an unknown woman, de Max Ophüls). L’action du film se passe à Vienne en 1900. Quelques heures avant l’aube, Stefan Brand, ex-pianiste célèbre et grand séducteur, est sur le point de se battre en duel avec un mari trompé qui veut se venger. Il reçoit alors une lettre d’une femme qui semble tout d’abord être pour lui une inconnue, mais qui en fait ne l’est pas. Dans la lettre, elle raconte qui elle est, ce qui donne lieu à un flash back. Stefan ne s’en souvient pas, mais elle s’appelle Lisa et fait partie de son passé. Lisa et Stefan ont été amants autrefois mais leurs chemins se sont séparés, Stefan étant assez inconstant. Cependant, un enfant est né de cette relation sans que Stefan le sache. Lisa, après avoir surmonté le choc de l’abandon, s’est remariée et a mené une vie stable jusqu’à une fameuse nuit où elle se rend
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 105 au théâtre et où elle retrouve Stefan. Elle décide alors d’envoyer son fils en vacances et de revoir son premier amour, mais celui-ci, certes intrigué par une beauté qui lui semble familière, ne se souvient toujours pas d’elle. Lisa, déçue, prend alors ses distances, mais sa vie est à jamais chamboulée. Son fils a attrapé le typhus et il en meurt. Elle aussi tombe malade et c’est sur son lit de mort qu’elle écrit cette lettre. Quelle empreinte du film retrouve-t-on dans la fable de la pièce ? Nous avons dit que ce qui fait plonger Catalina dans le souvenir de ce film, c’est le thème de la coïncidence. Ce thème est évoqué dans le film par Lisa quand, dans sa lettre, elle s’apprête à décrire le moment où elle a revu Stefan en se rendant au théâtre. Dans la pièce de Sinisterra, Catalina cite les paroles de Lisa : joven.– (Murmurando) « Nuestra vida puede cambiar por cosas tan pequeñas… Ahora sé que nada pasa por casualidad… Cada segundo está medido, cada paso está contado… » (Y sigue murmurando). (Sanchis Sinisterra 2008 : 18) Domingo rappelle alors à Esteban à quel point cette scène du film3 est importante : viejo.– Cuando Lisa se encuentra con Stefan, en el teatro, después de… hombre.– ¿Con quién? viejo.– Con Stefan, en « Carta de una desconocida », ¿se acuerda? […] hombre.– ¿Stefan ? Vaya… Qué casualidad. (Sanchis Sinisterra 2008 : 20) Ici, les empreintes du film sur la fable sont particulièrement visibles. L’évocation des amants du film, Lisa et Stefan, semble être un indice de plus qui confirme qu’Esteban est bien l’ancien fiancé de Catalina ; le parallèle étant accentué par l’équivalence des prénoms masculins (Stefan / Esteban), équivalence qui, justement, interpelle Esteban. En ce qui concerne le lieu des retrouvailles, il fait aussi l’objet d’un jeu de miroir, puisque dans le film, les deux personnages se retrouvent dans un théâtre, et que dans la pièce, Catalina et Esteban se retrouvent dans un cinéma, qui est aussi un théâtre par le jeu de mise en abyme que la pièce propose. La superposition des deux espaces est accentuée par le fait que Domingo, le vieil ouvreur du cinéma dans la pièce, dise la même réplique que les ouvreurs du théâtre dans le film : 3 Carta de una desconocida / Letter from an Unknown Woman / Lettre d’une inconnue, Max Ophüls réal. ; Max Ophüls et Howard Koch scénar. ; d’après un roman de Stefan Zweig aut. ; Universal Pictures prod. ; Rampart Productions, 1948 ; TV Matters BV, 1996 ; Wild Side Films, Les introuvables ; DVD-vidéo, 83 min. La scène des retrouvailles au théâtre se trouve au chapitre 6 (minutage 55:15 - 56:19).
106 Elisa Franceschini viejo.– (Deformando la voz como si sonara de lejos:) « ¡Se levanta el telón! ¡Segundo acto! » (Sanchis Sinisterra 2008 : 19) Rappelons que Catalina fait allusion à ce film au moment où Esteban s’étonne que le fauteuil qu’il a rageusement lancé ait pu atterrir, comme par hasard, sur le serpent de la jeune femme. Or, la réplique du film citée par Catalina dit justement que rien n’arrive par hasard. En tuant ce serpent, Esteban rompt l’attente de Catalina qui comptait offrir l’animal à son fiancé. Si cela n’arrive pas par hasard, c’est qu’il est son fiancé. Quelques pages plus loin, la musique finale du film retentit. C’est le moment où Stefan Brand, qui vient de finir de lire la lettre, réalise qui est Lisa, et tout ce qu’il a perdu en la laissant et en l’oubliant4. Catalina, qui agit comme si le film défilait devant elle, s’adresse au personnage masculin de la fiction cinématographique, c’est-à-dire Stefan : joven.– ¡Eso es! ¡Acuérdate! Ahora la ves, ¿verdad, idiota? Ahora la reconoces, ¿no? Ahora que está muerta… Pues muy bien, sí señor: que te maten a ti también. Ojo por ojo, diente por diente. […] ¿Oyes? « Si hubieras reconocido lo que siempre fue tuyo… » ¿Te das cuenta?… « encontrando lo que siempre buscaste… » Eso es, métetelo en la cabeza: « Si hubieras reconocido lo que siempre fue tuyo… » […] Pero tú, no señor: a buscar musarañas, como todos, a buscar paparruchas… Y nosotras aquí, claro, guardando el sitio. Vosotros por ahí, mariposeando, y nosotras aquí. Pero se acabó ¿me oyes? Se acabó. Que te maten como a un señor, pero yo me voy, para que te enteres. Yo me voy… (Sanchis Sinisterra 2008 : 23) On remarque que, si au début de sa réplique, Catalina parle de Lisa (« ella »), elle bascule peu à peu dans l’utilisation de « nosotras », s’incluant dans le sort vécu par Lisa, et finit même par endosser complètement ce rôle, en parlant à la première personne. Voilà encore un élément qui invite à considérer qu’Esteban, comme Stefan, est parti en oubliant Catalina. Après cet épisode, Esteban se recoiffe, comme pour reprendre une contenance, comme s’il s’était senti visé par ces accusations adressées à Stefan. L’identification d’Esteban comme le fiancé de Catalina se précise un peu plus loin, quand Catalina lui explique pourquoi elle a été surprise 4 Carta de una desconocida / Letter from an Unknown Woman / Lettre d’une inconnue, Max Ophüls réal. ; Max Ophüls et Howard Koch scénar. ; d’après un roman de Stefan Zweig aut. ; Universal Pictures prod. ; Rampart Productions, 1948 ; TV Matters BV, 1996 ; Wild Side Films, Les introuvables ; DVD-vidéo, 83 min. La scène finale se trouve au chapitre 8 (minutage 01:17:41 - 01:22:02).
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 107 à l’annonce de son nom, et pourquoi elle a dit « qué casualidad ». Il lui demande : « Casualidad, ¿por qué? ». Elle lui répond : « Igual que mi novio » (Sanchis Sinisterra 2008 : 24). On voit donc que l’évocation des films nous donne, par ricochet, des informations sur les personnages de La raya del pelo…, mais ces allusions ne constituent que des éclairages partiels sur l’histoire de la pièce, histoire que l’on ne peut déchiffrer en totalité. Même si une piste semble se confirmer, le récepteur ne collecte des indices que par « effet miroir » des films ; le reflet pourrait être trompeur. II. Rôle de la mise en abyme dans la prise de conscience des enjeux et défis de la réception d’une œuvre En observant les deux récepteurs cinéphiles, le lecteur-spectateur de la pièce prend conscience des processus d’illusion cinématographique, et de désillusion du retour au réel dans la réception filmique. II.1. Illusion cinématographique, tentation d’identification et désillusion du retour au réel II.1.a. Vouloir égaler les héros de cinéma est illusoire La grande majorité des films évoqués par les personnages sont des grands classiques du cinéma hollywoodien des années 1940 et 1950. Des westerns (Johnny Guitar) aux films de guerre (El sargento York) en passant par les polars (El tercer hombre) et les films de boxe (El ídolo de barro), les protagonistes de ces productions doivent faire preuve de courage et d’astuce pour vaincre les obstacles rencontrés. Que ce soit dans les films d’aventures exotiques (Mogambo, Las minas del rey Salomón, El hidalgo de los mares) ou dans les drames romanesques ou psychologiques (Rebecca, Rebelde sin causa), les protagonistes masculins sont des concentrés de virilité un peu rebelles ou un tantinet machos mais toujours bien coiffés, et les personnages féminins, de la jeune fille naïve à la femme fatale, sont des archétypes du glamour. Bref, le cinéma classique hollywoodien est truffé de héros et d’héroïnes auxquels le récepteur aimerait ressembler. Et c’est le cas des deux protagonistes de La raya del pelo… Les modèles proposés dans les films ont constitué et constituent toujours pour eux des références, mais la pièce montre les désillusions criantes qui découlent de cette volonté d’identification, impossible à assouvir dans la réalité. Entre le rêve et la vraie vie, le décalage est indéniable. Esteban, qui se compare depuis toujours aux
108 Elisa Franceschini héros de ses films préférés, est parti en quête d’héroïsme, mais au moment de faire le bilan de sa vie, il est loin d’avoir pu égaler ses idoles. Quant à Catalina, elle vit à travers les films qu’elle connaît par cœur et semble suspendue hors du temps et de la vie, figée dans une attente illusoire, telle une éternelle Pénélope. La seule différence entre les deux personnages est que, contrairement à Catalina, Esteban a pris conscience du décalage entre la réalité et les modèles héroïques des films. hombre.– Pues eso: que, de tanto ver películas, al final iba yo por ahí andando como Robert Mitchum, fumando como Humphrey Bogart… o descoyuntándome como James Dean… (Lo imita levemente. Ríe.) De veras. Era un tormento. Acababa uno agotado, en serio… Y todo para nada, ¿eh? Para nada. Porque, por mucho que se empeñara, no les llegaba uno ni a la suela de los zapatos. (Sanchis Sinisterra 2008 : 24) L’emblème de cette impossibilité d’égaler le héros de cinéma est la fameuse raie dans les cheveux de William Holden qui donne son titre à la pièce, une raie bien droite et toujours parfaite même après une bagarre : hombre.– Y es que uno le veía la raya del pelo… por ejemplo, a William Holden, después de una pelea… o recién levantado y… ¡Qué raya, madre mía! Ni un pelo fuera de su sitio. Y tan recta, tan despejada… Y uno se decía: Yo, esa raya, ¿cuándo? ¿Cuándo?… En la vida… Dale y dale, con dos peines y un espejo encima del cogote… ¡y nada! Imposible. (Pausa.) Una raya como esa… no sé: le ponía a uno el listón muy alto. Demasiado, ¿no?… Sí: demasiado. (Queda ensimismado.) (Sanchis Sinisterra 2008 : 24) S’identifier aux modèles des films est donc illusoire. Et justement, dans le cas des références filmiques présentes dans la pièce, on voit poindre des décalages entre le caractère héroïque des personnages des films et les faiblesses des protagonistes de la pièce. C’est le cas par exemple quand Esteban se compare à Ulysse, alors qu’il escalade les gradins à la recherche du serpent de Catalina. hombre.– (Camina con no pocas dificultades por encima de las filas de asientos, en dirección a su bolsa, en la última fila. […] Casi pierde el equilibrio.) Voy por aquí… para no pisar a Rebeca… […] (Ha llegado a su meta.) ¿Ha visto? (Ufano.) ¿A que parezco Kirk Douglas haciendo de Ulises…? joven.– Eso: y yo, Silvana Mangano… (Sanchis Sinisterra 2008 : 16) La scène de cinéma que se rappelle Esteban est un passage de l’Ulysse de Mario Camerini, dans lequel Ulysse escalade la montagne pour aller à la chasse. Si Esteban n’est pas à l’aise dans son ascension des gradins et est effrayé à l’idée que le serpent de Catalina soit de grande taille, Ulysse, en
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 109 revanche, avance d’un pas décidé dans l’ascension qui précède sa chasse. Il n’a pas peur et ne rebrousse pas chemin, malgré la découverte d’une énorme empreinte qui effraie ses compagnons et qui est en fait celle du cyclope, qu’il devra affronter un peu plus tard5. Entre Esteban effrayé par un serpent (qu’il tue par hasard, rappelons-le) et Ulysse vainqueur du cyclope, la différence est de taille. Un autre décalage entre les héros de cinéma et les deux protagonistes cinéphiles se manifeste durant l’évocation du film El ídolo de barro. Dans le film, deux frères très pauvres, Midge et Connie Kelly travaillent dans un bar et Midge courtise la fille du patron, Emma. Surpris par celui-ci, Midge se voit contraint d’épouser Emma, mais la quitte aussitôt. Lors de sa fuite, Midge rencontre un manager de boxe qui décide de l’entraîner et d’en faire un champion. Son pari réussit, Midge mène la grande vie et ne pense plus qu’au succès… Dans un passage de La raya del pelo…, Catalina et Esteban se mettent à rejouer une scène du film. Dans cette scène, Midge est avec Emma sur la plage. Il parle de son envie de se sortir de la pauvreté, et de devenir quelqu’un : « llegaré muy lejos. Ganaré dinero… […] No pienso ser un don nadie hasta que me muera […] Voy a ser una persona importante ». Emma lui répond : « Y lo serás ». Mais à ce moment-là, Esteban sort du rôle de Midge qu’il était en train d’interpréter, pour parler de lui. « ¡Y una mierda seré! ¡Eso es lo que seré! Mejor dicho: lo que soy! ¡Una mierda! ». À son tour, Catalina sort du rôle d’Emma. Sa colère éclate : « ¡Pues haberte quedado aquí! ¡Para ser una mierda, no haberte ido! » (Sanchis Sinisterra 2008 : 30). On quitte donc le niveau du film pour rejoindre celui de la pièce, les deux histoires se faisant écho. Sauf que, si dans le film, le héros est vainqueur et dépasse les obstacles, dans la pièce en revanche, Esteban ne se considère pas du tout comme héroïque. Le décalage est donc criant et l’impossibilité d’égaler les héros de cinéma s’exprime avec force. L’explicitation franche de ce constat n’empêche pas Sinisterra de glisser un clin d’œil plus subtil au lecteur-spectateur. En effet, quand Esteban joue Midge il ne se souvient plus du nom du frère du protagoniste. Il lui invente alors un nom : Willy (Sanchis Sinisterra 2008 : 30). Sinisterra n’a pas choisi ce nom par hasard. Willy est le diminutif de William, comme William Holden, qui apparait dans le titre de la pièce et dont la raie dans les cheveux, toujours parfaite même après une 5 Ulysse, Mario Camerini réal. ; Lux Film, Dino de Laurentis et Carlo Ponti prod., Rome ; Studio Canal 2009 (1949) ; Classics ; DVD-vidéo, 1h40. La scène de chasse se situe au chapitre 5 (minutage 34:09 - 35:43).
110 Elisa Franceschini bagarre, représente l’illusion cinématographique de la perfection héroïque. Dans la réalité, il est impossible d’avoir une raie dans les cheveux aussi parfaite après une nuit de sommeil ou après une bagarre. Le cinéma fabrique du rêve et montre des héros parfaits, glamour en toute circonstance, mais c’est une illusion. L’apparition de ce diminutif, précisément dans ce passage qui explicite le décalage entre le cinéma et la vie, est à ce titre particulièrement suggestif. Vouloir être aussi grand ou grandiose que l’acteur William Holden dans les rôles de héros qu’il incarne à l’écran est impossible. Le retour à la réalité est donc rude pour qui veut égaler les héros admirés sur grand écran. Mais la désillusion ne conduit pas seulement au dépit ou aux constats acerbes. Cette pièce pose aussi un regard indulgent et attendri sur les rêves qui bercent les enfants et les adolescents. II.1.b. Au-delà de l’amère désillusion, une tendre nostalgie À la fin de la pièce, un écran descend et se positionne entre scène et salle. De part et d’autre de la surface de projection, deux salles se font face : la salle de spectacle où se trouvent les spectateurs venus voir La raya del pelo…, et la salle du vieux cinéma de quartier (sur scène). […] De la cabina de proyección comienza a salir el haz de luz, y suena la música de fondo de El hidalgo de los mares, de Raoul Walsh. Una pantalla de cine desciende en primer término, entre el escenario y la sala. Sobre ella se proyecta una secuencia de dicha película: Gregory Peck y Virginia Mayo, de noche, en la cubierta de un barco. Ni la pantalla ni la proyección impiden que se entrevea a la Joven contemplando la película y comiendo pepitas de girasol. También se advierte vagamente el resto del local en la semipenumbra, destacándose los leves puntos de luz. […] (Sanchis Sinisterra 2008 : 46) À travers l’écran, nous devinons la scène du théâtre, entre transparence et opacité, un clin d’œil métathéâtral sur le rapport « translucide » à l’œuvre d’art, un rapport ambivalent, voire plurivalent, qui oscille entre identification et distance, entre compréhension et perplexité (nous y reviendrons). Commence alors la projection tant attendue, tout en laissant voir ce qui se passe derrière, sur scène, c’est-à-dire dans la vieille salle de cinéma. Le film, c’est El hidalgo de los mares, de Raoul Walsh avec Gregory Peck y Virginia Mayo. Quant à la scène projetée, c’est une scène nocturne romantique qui réunit Lady Barbara et le capitaine Horatio Hornblower sur
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 111 le pont du navire conduit par de dernier6. Nous reproduisons ici l’intégralité de la scène pour donner à voir comment se superposent dans cet extrait le film et la pièce : La secuencia se inicia con la visión del navío surcando las aguas nocturnas. El plano medio, Gregory Peck y Virginia Mayo junto a la gran rueda del timón, que ella intenta manejar instruida por él. Una sacudida del timón la hace tambalearse y él la sostiene. Risa azorada de ambos. Se alejan unos pasos del timón y comienza el diálogo. ella.– « ¡Qué hermosas están hoy las estrellas! Es como navegar por el cielo, en vez de por el mar ». él.– « Hasta cierto punto, esa es la realidad. Navegamos más de estrella en estrella que de tierra en tierra ». ella.– « Nunca olvida que es capitán de barco, ¿verdad? » él.– « Un capitán de barco no olvida eso jamás ». ella.– « En una noche como esta, yo podría olvidar cualquier cosa… » (Al entrar los primeros planos de la secuencia, el rostro de Virginia Mayo se transforma en el de la Joven… y el de Gregory Peck en el del Hombre.) « …Quién soy, de dónde vengo, adónde me dirijo… Lo único que sé es que el ‘Lydia’ surca los mares del espacio, que no existe otro mundo y que este viaje no tendrá fin… » (Suenan golpes. Plano breve de un oficial y tres marinos.) él.– « ¿Cuántos nudos? » voz.– « ¡Cinco y medio, señor! » él.– « Cinco nudos y medio… Vamos bastante deprisa… » ella.– « ¿Eso es lo que está deseando? ¿Llegar cuanto antes? » él.– « Es el deseo de cualquier capitán de barco, Lady Barbara… Se está haciendo tarde. Pronto refrescará. Las noches tropicales son muy traicioneras… » ella.– « Sin embargo, yo no tengo prisa. Quisiera que este viaje no acabara nunca… » él.– « Barbara… » La imagen comienza a diluirse, al tiempo que la luz decrece rápidamente. 6 El hidalgo de los mares / Captain Horatio Hornblower / Capitaine sans peur, Raoul Walsh réal. ; d’après le roman de C. S. Forester aut. ; Warner Bros prod. ; Warner Home Vidéo 2007 (1950, 1977) ; DVD-vidéo, 112 min. La scène évoquée se situe au chapitre 19 (minutage 01:05:44 - 01:07:23).
112 Elisa Franceschini ella.– « ¿Cuánto tiempo vamos a seguir engañándonos? Sin duda usted sabe que le amo… ¿A qué luchar contra los sentimientos? » (Sanchis Sinisterra 2008 : 46-47) Dans la séquence projetée à l’écran, les visages de Gregory Peck et Virginia Mayo laissent place à ceux de Catalina et Esteban. Mais, si les personnages sont réunis à l’écran, Catalina, en revanche, est seule dans la salle. Esteban est parti, après avoir tenté de convaincre la jeune femme : « Reconócelo, Catalina: estas cosas, en la vida, no pueden pasar » (Sanchis Sinisterra 2008 : 45). Dès lors, entre les protagonistes de la pièce et les personnages du film, il y a à la fois un parallèle (avec les visages qui se confondent à l’écran) et un irrémédiable décalage (Catalina et Esteban ne sont pas réunis). L’histoire de Catalina et Esteban n’a pas été à l’image de la conversation romantique au clair de lune que l’on voit dans cette scène du film, confirmant encore le caractère illusoire de cette volonté d’identification à des modèles trop bien dessinés et inaccessibles, que l’on ne peut regarder qu’avec une nostalgie douce-amère. C’est ce que souligne Sinisterra : Lo que se inscribe y se preserva y se absorbe en ese mundo ilusorio de las películas […] es una promesa de vida inmarcesible y un mapa de lo real con perfiles nítidos. Un ámbito -limitado e ilimitado- de conductas, sentimientos y valores que se ofrece como imagen y modelo de la experiencia. El niño, el adolescente, el « inmaduro », beben allí la esperanza de un mundo inequívoco, comprensible y abarcable; mundo también estimulante e inquietante, temible y atractivo a la vez, con el que medirse y confrontarse, en ese largo umbral que se extiende ante ellos. Es Imagen que modela lo imaginario, Modelo que imagina lo real. Pero más tarde, ya « en la vida », la realidad se confabula con el pensamiento para destruir ese mundo, para devaluarlo, para desenmascararlo…7 Dans cette pièce, Sinisterra replonge dans l’illusion cinématographique et le processus d’identification qui en découle, tout en invitant le récepteur à relativiser les modèles, et à assumer le fait de ne pas être un héros. C’est une problématique très postmoderne qui apparaît ici. L’art dans la postmodernité relativise les modèles héroïques, et entérine la victoire de la réalité sur les mythes. Loin d’être des héros, les personnages sont instables, en décalage… Le but d’une pièce telle que La raya del pelo… est de faire en sorte que le récepteur prenne de la distance par rapport à toute quête héroïque illusoire. Il s’agit plutôt de l’inviter à prendre conscience de ce qu’il est, un être imparfait qui doit, dans son rapport au monde et à autrui, 7 Martínez Thomas, 2004 : 139. Apostille de J. Sanchis Sinisterra.
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 113 avancer malgré son imperfection, se remettre en question pour sans cesse questionner les moules qu’on lui propose et assumer sa complexité. Dans cette pièce, il y a donc un questionnement sur les enjeux de la réception. De façon suggestive, l’œuvre est ponctuée de mises en garde contre les identifications trop simples. Et cela vaut à deux niveaux : au niveau des personnages de la pièce et au niveau du récepteur de l’œuvre. À un premier niveau, les protagonistes de la pièce s’identifient aux personnages de films et oublient de chercher qui ils sont vraiment, renonçant du même coup à vivre pleinement pour eux-mêmes. D’où le constat désabusé d’Esteban et la relativisation des modèles auxquels il s’est identifié. À un deuxième niveau, le récepteur apprend lui aussi à prendre ses distances par rapport aux identifications trop simples. II.2. Réflexion sur les enjeux de la réception et sur le rapport à l’œuvre d’art II.2.a. Emprunter, c’est convoquer l’altérité dans la création et rendre hommage à l’art Si on se demande pourquoi Sinisterra ressent le besoin de créer deux œuvres dont la structure même découle du processus de l’emprunt, la première justification est celle d’une revendication de l’intertextualité et de l’intermédialité comme moteurs de création. Sinisterra revendique que, dans une œuvre d’art, il y a toujours des empreintes plus ou moins visibles des autres œuvres qui l’ont influencée. Pour lui, il serait hypocrite de dire que l’on crée à partir de rien. Les autres œuvres, les autres formes artistiques, façonnent de manière plus ou moins consciente la création. Dans des œuvres comme El lector por horas et La raya del pelo…, s’il emprunte de façon massive aux autres œuvres et aux autres arts, c’est en partie justement pour rendre visible et explicite un processus qui entre en jeu dans toute création. La deuxième justification, qui découle de la première, est que Sinisterra, dans ces deux œuvres, s’attache à rendre hommage à l’art. Pour lui, une œuvre n’est pas un monde clos : elle contient des ouvertures vers d’autres œuvres. Ici, ces ouvertures sont visibles. Et le récepteur est invité à les explorer. El lector por horas et La raya del pelo… sont un hommage au monde infini de l’art, qui invite le récepteur à la liberté et au rêve. Ces emprunts et leurs différentes modalités d’apparition installent en fait un jeu avec les souvenirs du récepteur et / ou avec sa curiosité et / ou avec son imagination.
114 Elisa Franceschini Certains films n’apparaissent que par leur bande sonore. C’est le cas au tout début de la pièce quand se fait entendre la musique du film Le troisième homme de Carol Reed (1949). Ce thème composé et joué à la cithare par Anton Karas est devenu très célèbre et est connu sous le nom de « thème de Harry Lime », Harry Lime étant le personnage principal du film. La mélodie simple et répétitive, le rythme balancé et la dimension folklorique de la cithare donnent à ce thème un caractère léger et insouciant qui contraste avec l’ambiance noire du film. Ce dernier nous plonge, en effet, dans une sombre affaire de trahison. Invité par son ami Harry Lime, l’écrivain américain Holly Martins débarque à Vienne. En cette période d’immédiat après-guerre, la ville dévastée est divisée en plusieurs secteurs d’occupation. L’écrivain découvre que son ami a été tué dans un étrange accident de voiture, alors même que la police semblait s’intéresser de près à ses activités. Martins décide alors de mener sa propre enquête et retrouve son ami vivant, mêlé à un odieux trafic de pénicilline. Il y a donc un décalage entre les caractéristiques intrinsèques du thème musical et le film lui-même. Ceci implique qu’en fonction de leur âge et de leur culture cinématographique, les spectateurs ne percevront pas ce thème musical de la même façon. Ceux qui connaissent le film auront à l’esprit l’histoire de Harry Lime, antihéros joué par Orson Welles. Ils se souviendront peut-être de certaines scènes du film, du sentiment d’étrangeté qui naît du contraste entre cette musique apparemment légère et l’ambiance inquiétante et lugubre des rues de Vienne. En revanche, les spectateurs qui ne connaissent pas le film ne percevront que le côté guilleret de cette musique qui est d’ailleurs connue de tous comme un air typique des fêtes foraines et du monde du cirque, et que l’on peut retrouver sur des anthologies musicales dédiées à cet univers.8 Finalement, il est intéressant de noter que cette première référence cinématographique musicale de la pièce résume à elle seule l’ambivalence de l’œuvre qui, comme nous l’avons dit, oscille entre la vision de l’homme comme un antihéros et les rêves insouciants du monde de l’enfance. Si le film que nous venons d’évoquer apparaît par sa bande sonore, d’autres références cinématographiques surgissent quand les personnages citent des titres de films. C’est ce que l’on constate dans un passage de la pièce dans lequel Esteban dit avoir vu tous les films que lui énonce Domingo : viejo.– (Súbitamente airado.) ¿Las ha visto todas? hombre.– (Igual.) ¡Sí! 8 Karas A., 1949, « The Harry Lime theme » in : Fête foraine & cirque 1928-1954 [Bernard André dir.], Frémeaux et Associés, CD 1, piste 16.
La mise en abyme chez José Sanchis Sinisterra 115 viejo.– ¿Todas, todas, todas? hombre.– ¡Y más! viejo.– ¿Ah, sí? ¿Ha visto Qué verde era mi valle? hombre.– ¡Sí! ¡Diez veces! viejo.– ¿Y Cumbres borrascosas? hombre.– ¡También! viejo.– ¿Y El sargento York? hombre.– ¡También! viejo.– ¿Y Pan, amor y fantasía? hombre.– ¡Un montón de veces! viejo.– ¿Y La sirena del Mississipi? hombre.– ¡Sí, la he visto! viejo.– ¿Y Winchester 73? […] hombre.– ¡Todas! Todas las he visto ! (Sanchis Sinisterra 2008 : 22-23) Là encore, toute une génération pourra se reconnaître dans cette liste de films des années 1940, 1950 et 1960. En revanche, les spectateurs les plus jeunes qui n’ont pas vu ces films ne pourront s’appuyer que sur la puissance évocatrice de ces titres et faire appel à leur imagination. Cette énumération peut-être aussi être perçue par le récepteur curieux comme une invitation à découvrir ces œuvres qu’il ne connaît pas. On voit donc que La raya del pelo… rend hommage à l’art considéré comme invitation au rêve et à la liberté. Mais la réflexion sur le rapport à l’œuvre permet aussi de mettre en lumière l’ambivalence du trajet du récepteur. II.2.b. Le trajet du récepteur : entre identification et distance, compréhension et perplexité Bien que les références cinématographiques nombreuses semblent renseigner l’histoire des personnages de la pièce, les liens que le récepteur peut opérer entre les films et la vie d’Esteban et Catalina ne sont pas univoques : différentes pistes émergent en ce qui concerne l’identité d’Esteban. Il semble d’abord être le père de Catalina ; puis certains indices laissent penser qu’il est son fiancé ; mais, malgré tout, la piste du père n’est pas complètement écartée par Esteban lui-même qui, vu son âge, n’arrive pas à comprendre comment il pourrait être le fiancé de la jeune femme.
116 Elisa Franceschini Dans le questionnement des processus d’identification trop simples, on trouve aussi dans l’œuvre une interrogation méta-artistique sur les symboles, par laquelle Sinisterra semble réaffirmer sa préférence pour les « symboles vides » ou « symboles ouverts ». Quand les personnages s’interrogent sur le sens de certaines actions, le terme « symbole » apparaît, sans pour autant que les protagonistes ne parviennent à élucider le questionnement premier : viejo.– ¿Usted cree en los símbolos? […] viejo.– […] el símbolo es lo de Rebecca. (Palpa la serpiente.) hombre.– La serpiente esa… ¿es un símbolo? viejo.– Que usted le haya chafado la cabeza. […] Que se haya muerto hoy precisamente. hombre.– ¿Rebecca? viejo.– La serpiente, sí. Después de tantos años. (Pausa.) Llega usted, y mata la serpiente. (Sanchis Sinisterra 2008 : 20-21) Loin de tout processus de signification évident, le symbole n’est pas explicité par les personnages. Symbole de quoi ? C’est au récepteur de s’interroger, mais, au vu de l’air dubitatif d’Esteban, il a bien conscience qu’il n’y aura pas de réponse définitive à la question. Si le serpent est ici un symbole, il s’agit plutôt d’un « symbole vide », c’est-à-dire d’un symbole « ouvert » aux libres interprétations du récepteur. Si traditionnellement le serpent symbolise le plaisir charnel ou le péché, ici il « symbolise » plutôt pour Catalina l’attente du retour de l’être aimé, attente rompue par la venue d’Esteban. Cette mise en lumière des « symboles vides » se confirme plus loin, quand Domingo et Esteban s’interrogent sur la guichetière du cinéma : hombre.– ¿Quién es Rosita? viejo.– La taquillera… Que, por cierto no es tuerta. hombre.– Ah, ¿no? ¿Y ese parche que lleva? viejo.– Es porque tiene un ojo de cada color. Y eso, a algunos, les ponía nerviosos. Espectadores, digo. (Sanchis Sinisterra 2008 : 32) Puis, ils évoquent les étranges cris de la guichetière : viejo.– Me parece que Rosita está gritando. […] hombre.– ¿No será… otro símbolo? viejo.– Pues mire: tal como están las cosas, no le diría que no. hombre.– ¿Y por qué no lo comprueba? […] Así salimos de dudas. (Sanchis Sinisterra 2008 : 32)
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