La prise de d ecision des joueurs de sports collectifs
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Science & Motricité 73, 3–22 (2011) c ACAPS, EDP Sciences, 2010 DOI: 10.1051/sm/2010002 La prise de décision des joueurs de sports collectifs Une revue de question en psychologie du sport C. Bossard1 et G. Kermarrec2 1 EA 3883, Laboratoire d’Informatique des Systèmes Complexes (LISyC), Université Européenne de Bretagne, Université de Brest, 29200 Brest, France 2 EA 3883, Laboratoire d’Informatique des Systèmes Complexes (LISyC), Université Européenne de Bretagne, U.F.R. Sport et Éducation Physique, Université de Brest, 29200 Brest, France Reçu le 18 décembre 2008 – Accepté le 31 janvier 2010 Résumé. L’objectif de cet article est de contribuer à la compréhension de la prise de décision des joueurs dans les sports collectifs. La revue de littérature en psychologie du sport présente les processus cognitifs et perceptifs mobilisés par les joueurs experts. Nous développons les principaux modèles théoriques, les méthodes d’investigation utilisées et les principaux résultats obtenus pour l’étude de ces processus. L’évolution des travaux témoigne d’une tentative de mieux prendre en compte la complexité du contexte des sports collectifs, notamment grâce aux approches naturalistes. En complément des approches qualifiées d’individu-centrées et de cognitives, elles permettent de rendre compte les aspects dynamiques et contextualisés de la décision, ainsi que l’influence de l’activité collective. Nous mettons en perspective les épistémologies sous-jacentes à ces deux grandes approches de la prise de décision. Mots clés : Prise de décision, joueurs, activité, contexte, sports collectifs Abstract. Players’ decision-making in team sports. An overview in sport psychology. The purpose of this paper is to highlight elements that help to understand players’ decision making in team sports. The analysis of the literature in sport psychology has enabled us to set out the cognitive and perceptive processes used by expert players. We therefore make a detailed presentation of the main theoretical models, of the investigation methods and of the main results that are useful to study the process. Recent papers attest that the intricacy of the context in sport teams is better studied, particularly thanks to naturalist approaches which – along with individual-centered and cognitive approaches – enable us to consider dynamical and situated aspects of decision as well the influence of collective activity. We bring out the underlying epistemologies of these two decision- making approaches. Key words: Decision-making, players, activity, context, team sports Introduction conduit à penser que les sports collectifs constituent un domaine d’application caractéristique de la complexité de L’objectif de cet article est de recenser les études rela- l’activité humaine : l’identification des structures et des tives à la prise de décision des joueurs de sports collec- processus psychologiques mis en jeu représente alors un tifs. Même si les avancées de la recherche sont nombreuses indéniable enjeu scientifique. et variées (108 études recensées entre 1980 et 2000 par Starkes et al., 2001), la prise de décision en sport col- L’examen de la littérature sur la prise de décision lectif reste un objet d’étude difficile à appréhender : les en sport permet de relever deux points de vue joueurs de sports collectifs sont souvent confrontés à des épistémologiques distincts et complémentaires. Le pre- contextes à la fois complexes et à forte pression tempo- mier, qualifié de (( cognitif )) considère la décision comme relle (McMorris & Graydon, 1997). Complémentairement, un processus de traitement de l’information, reposant le fait que les joueurs subissent l’influence des partenaires sur la mobilisation de bases de connaissances pour et adversaires (McMorris & MacGillivary, 1988), nous mieux identifier et interpréter les indices pertinents dans Article publié par EDP Sciences
4 Science & Motricité 73 — 2011/2 l’environnement (Schmidt & Lee, 2005). Le second que 1.1.1 Les bases de connaissances et/ou leur organisation nous qualifierons de (( naturaliste )) considère la décision en MLT comme un processus d’adaptation à la situation courante (Ross et al., 2006). Un premier objet de recherche au sein de l’approche Les études sur la prise de décision ont majoritai- cognitive consiste à identifier les bases de connaissances rement adopté une épistémologie cognitive et ont dis- des joueurs de sports collectifs. La base de connaissance tingué les processus cognitifs et/ou perceptifs de l’exper- est considérée comme un réseau étendu de connaissances tise (Tenenbaum & Bar-Eli, 1993). En sports collectifs, stockées en mémoire à long terme (MLT). Les chercheurs la majorité des études portent alors sur les processus uti- ont comparé les niveaux d’expertise des athlètes à partir lisés par un seul joueur confronté à des tâches de prise de de diverses tâches expérimentales ; ils postulent que les ex- décision réalisées dans un contexte expérimental. perts ont un meilleur accès que les novices à de multiples Les approches naturalistes constituent une alterna- représentations du problème : les bases de connaissances. tive dont le but est de prendre en compte la complexité En effet, les experts développent des bases de connais- du contexte des sports collectifs, en incluant notamment sances qui recouvrent des connaissances déclaratives (sa- sa dimension inter-individuelle. L’objet d’étude est alors voir quoi faire) et des connaissances procédurales (sa- élargi à la notion d’(( activité )) (Bedny et al., 2001). La voir comment faire), spécifiques à leur domaine (Ericsson, décision en sports collectifs est alors définie comme une 1996). Les bases de connaissances des sportifs augmen- activité de reconnaissance de situation typique, réalisée teraient et s’organiseraient de manière efficiente grâce à sous influences (partenaires et adversaires). Les cher- la pratique (McPherson, 1993). Dans ce cadre, le lien cheurs étudient l’activité en (( situation naturelle )) pour entre bases de connaissances et décision experte peut être mettre à jour des effets de contexte. démontré en étudiant, d’une part le contenu et le type des connaissances sollicitées pour prendre des décisions L’étude de la prise de décision sera donc par- en sports collectifs, d’autre part le mode d’organisation ticulièrement dépendante du point de vue théorique des connaissances qui favoriserait leur utilisation en si- adopté, et plus particulièrement de la place accordée tuation de sport collectif. au contexte dans l’étude et la compréhension de ce phénomène. La présentation des principaux travaux per- mettra de montrer cette évolution des recherches rela- 1.1.2 Le fonctionnement du système mnémonique tives à la prise décision des joueurs de sports collectifs, en mettant en avant leurs apports et leurs limites. Qua- La prise de décision en sports collectifs a également été rante communications scientifiques ont été recensées1 de- étudiée à l’aune des travaux relatifs au fonctionnement puis 2000. Elles complètent les 108 études initialement mnémonique. Si le paradigme des bases de connaissances répertoriées par Starkes et al. (2001). s’est attaché à (( extraire )) ou identifier les connaissances mobilisées par les experts, les travaux relatifs au fonction- nement de la mémoire s’orientent vers la compréhension des processus cognitifs mobilisés pour décider. Dans une 1 L’approche cognitive même posture épistémologique, les chercheurs tentent de montrer les relations entre les modalités d’activa- 1.1 Les questions posées par cette approche tion des bases de connaissances et les contraintes contex- tuelles imposées par les sports collectifs. Dans ces études expérimentales, le contexte des sports collectifs a diver- Historiquement, la prise de décision en sport a été étudiée sement été pris en compte en fonction des scènes spor- en référence à une épistémologie cognitiviste. Elle est tives présentées aux sujets (schémas, diapositives, films). considérée comme un processus symbolique et ration- Soit la décision recourt à un processus de (( bas-niveau )), nel de traitement de l’information. Les informations sont automatique et basé sur l’extraction des caractéristiques prélevées dans l’environnement et interprétées grâce à physiques des situations de jeu. Soit la décision sollicite différents systèmes mnémoniques (Schmidt & Lee, 2005). un processus de (( haut-niveau )) et dépend de l’analyse Au sein de cette approche cognitive, trois types de tra- sémantique des relations entre les éléments de la situa- vaux contribuent à la compréhension de la décision du tion de jeu (Gobet & Simon, 1996). Les études sur les joueur en sports collectifs : ceux qui portent sur le contenu processus mnémoniques s’organisent principalement au- et l’organisation des bases de connaissances en mémoire tour de deux hypothèses : à long terme ; ceux qui s’intéressent au fonctionnement de la mémoire ; ceux qui étudient les stratégies de prise (1) les performances des experts s’expliquent par une ca- d’information. pacité mnémonique accrue : ils peuvent identifier, intégrer et récupérer une quantité d’informations plus 1 importante que les novices (Simon & Chase, 1973), Recherche sur les bases de données PsycInfo, Pascal, Francis, Eric, Science-Direct et Cat-Inist à partir des mots (2) cette différence s’explique par un double processus : clés (( decision-making )), (( player(s) )), (( activity )) et (( team les experts seraient capables d’activer leurs connais- sport )). sances, soit de manière implicite et directement en
Décision des joueurs de sports collectifs 5 MLT, soit de manière explicite et indirectement en & Glencross, 1993) et plus récemment, le volley-ball passant par la mémoire de travail (MT) (Craik, 2002). (McPherson & Vickers, 2004). La plupart des études menées au sein du paradigme des bases de connaissances ont utilisé des indicateurs de performance (données d’ob- 1.1.3 Les stratégies de prise d’information visuelle servation) pour caractériser le lien entre l’expertise et base de connaissances. Les performances sont comparées Le champ d’investigation des stratégies de prise d’infor- aux données obtenues par questionnaires (Christensen & mation est extrêmement bien fourni dans le domaine du Glencross, 1993 ; Contreras Jordan et al., 2005 ; Del Villar sport. D’après Williams et al. (2004, p. 304), le princi- et al., 2004 ; Vom Hofe, 1991), par l’analyse des protocoles pal modèle théorique qui sous-tend les études sur l’acti- verbaux (French & Thomas, 1987 ; French et al., 1996 ; vité perceptive dans le domaine des sports collectifs est McPherson, 1993 ; McPherson & Vickers, 2004 ; Nevett le modèle de l’attention visuelle. La particularité des ex- & French, 1997 ; Yaaron et al., 1997). perts consisterait à orienter leur activité visuelle sur les Quand l’objectif était d’examiner comment les joueurs informations importantes qui précèdent et déterminent mobilisaient des connaissances pour établir un jugement la prise de décision (Williams & Ward, 2003). Dans cette sur le contexte, les chercheurs ont eu recours à des perspective, les stratégies de prise d’information visuelle méthodes expérimentales (Fruchart et al., 2010 ; Rulence- sont déterminées conjointement par les caractéristiques Pâques et al., 2005a, 2005b). du contexte et par l’expérience individuelle (ou la fami- Le tableau 1 regroupe des études choisies pour illus- liarité du sujet avec les situations rencontrées). Dans les trer le paradigme des bases de connaissance en sports études sur l’activité perceptive, les chercheurs effectuent collectifs. généralement une analyse contrastante, dans laquelle un petit nombre d’experts est comparé aux non experts d’une discipline. L’objectif est d’identifier les stratégies 1.2.2 Les méthodes implicites de prise d’information visuelle permettant une décision rapide et pertinente. Complémentairement, ces études ap- portent des réponses à deux questions : Même si des méthodes explicites ont parfois été uti- lisées pour étudier le fonctionnement de la mémoire (1) dans quelles zones de l’environnement les joueurs des joueurs de sports collectifs à travers des tâches de prennent-ils des informations ? rappel (Garland & Barry, 1991) ou des tâches de re- (2) quelles contraintes de l’environnement affectent les connaissance (Ripoll et al., 2001), le fonctionnement stratégies de prise d’information visuelle des sportifs ? mnémonique des joueurs de sports collectifs a prin- cipalement été étudié grâce à deux méthodes impli- cites : l’amorçage par répétition et l’amorçage par acti- 1.2 Les méthodes utilisées par l’approche cognitive vation. L’effet d’amorçage se définit comme l’influence de la présentation d’une situation (communément appelée 1.2.1 Les méthodes explicites amorce) sur le traitement d’une situation consécutive (communément appelée cible) (Zoudji et al., 2002). Pour étudier les bases de connaissance des joueurs de Dans une tâche de mémoire implicite impliquant sports collectifs, les chercheurs ont principalement mo- l’amorçage par répétition, Zoudji & Thon (2003) ont ainsi bilisé des méthodes explicites. Pour identifier les connais- examiné le fonctionnement mnémonique en fonction de sances déclaratives des sportifs, les études ont utilisé des différents niveaux d’expertise au football. Le protocole questionnaires fermés (Christensen & Glencross, 1993 ; a consisté à présenter des situations offensives sur dia- Vom Hofe, 1991) : connaissances réglementaires, vocabu- positives aux sujets qui devaient décider de l’action ap- laire technique, principes de jeu généraux, etc. propriée à effectuer. Dans l’amorçage par répétition, la Quand l’objectif était de déterminer les connaissances situation présentée en cible est identique à l’amorce. procédurales des sujets, c’est-à-dire les connaissances qui À partir d’une tâche d’amorçage par activation, Poplu leur sont directement utiles pour décider, les études ont et al. (2003) ont cherché à identifier les niveaux de trai- utilisé soit des questionnaires (Contreras Jordan et al., tement qui sous-tendent la prise de décision dans des 2005 ; Del Villar et al., 2004), soit des protocoles de recueil situations de jeu simulées au football. Dans l’amorçage de verbalisations en situation réelle (McPherson, 1993), par activation, il existe un lien sémantique entre la si- ou en situations aménagées à des fins d’étude (McPherson tuation présentée en amorce et celle de la cible. Pour ex- & Vickers, 2004). Les protocoles de recueil de verbalisa- pliquer la nature du processus mobilisé par les joueurs, tions ont été exploités par McPherson, French, Thomas ces auteurs ont mis à l’épreuve l’hypothèse d’un trai- et leurs collaborateurs (pour une revue complète, voir tement sémantique des informations (faisant intervenir French & McPherson, 1999, 2004) dans différents sports la mémoire déclarative) par opposition à un traitement collectifs comme le base-ball (French et al., 1996 ; Nevett strictement perceptif reposant sur les caractéristiques & French, 1997), le basket-ball (French & Thomas, 1987 ; physiques du percept (et faisant prioritairement inter- Yaaron et al., 1997), le hockey sur gazon (Christensen venir la mémoire procédurale). Poplu et al. (2008) ont
6 Tableau 1. Les études liées aux bases de connaissances des joueurs en sports collectifs. Auteurs (année) Méthodes Sujets Résultats et objet d’étude McPherson (1993) Entretiens semi-dirigés Base-ball Organisation des connaissances La différence experts-novices dans la Observations 2 groupes : selon 5 concepts : but, condition, représentation des connaissances au Situation de simulation 12 experts (première division action, opération, et régulation. base-ball influence-t-elle la prise de présentée sur vidéo universitaire) Lien condition-action plus so- décision pendant la préparation de la (des batteurs) 12 novices (étudiants non phistiquées pour les experts. frappe ? spécialistes de base-ball) Représentation tactique plus étendue pour les experts. McPherson & Vickers (2004) Situation aménagée à des fins Volley-ball Les joueurs établissaient des Les connaissances mobilisées par les d’étude 5 joueurs de volley dont 2 inter- plans d’action avant d’agir et ils experts pour réceptionner un service Entretiens semi-dirigés (avant et nationaux (Junior) les adaptaient durant l’action. et faire une passe. pendant la tâche) Des informations sur la situation Mesure performance : précision courante et sur des évènements de la réception-passe (5 zones) passés étaient mises en relation et utilisées pour planifier les ac- tions à entreprendre et anticiper les futurs évènements de jeu. Del Villar et al. (2004) Questionnaire de 16 items Basket-ball Les résultats ont montré une Les connaissances procédurales de Mesure performance : classe- 3 groupes de joueurs (12-13 ans) : influence de la variable années joueurs de basketball avec différentes ment final du championnat et 46 joueurs de basket experts d’expérience sur la moyenne années d’expériences. différence de points (4 ans de compétition) obtenue au questionnaire de 46 joueurs de basket moins connaissances procédurales. Science & Motricité 73 — 2011/2 expérimentés (moins de 2 ans de Faible corrélation entre le clas- compétition) sement final et les connaissances 96 joueurs inexpérimentés (pra- procédurales. tique scolaire) Rulence-Pâques et al. (2005b) Décider d’une remise en jeu ra- Football La décision des joueurs était Comment des joueurs de football pide ou non en fin de match. 4 groupes de joueurs de football : dépendante de la complexité de différents âges structurent-ils plu- 36 scénarios présentés sur des 71 joueurs de 12 à 14 ans du contexte. Les deux fac- sieurs informations afin de prendre cartes par combinaison de 60 joueurs de 15 à 16 ans teurs qui influençaient le plus la une décision au football ? 4 variables : statut numérique, 50 joueurs de 17 à 18 ans décision de jouer une remise en temps restant, score et impor- 76 joueurs séniors (de 19 jeu rapide étaient le score et le tance du match à 25 ans) statut numérique de l’équipe Mesure : échelle de type Likert adverse.
Décision des joueurs de sports collectifs 7 ensuite testé l’effet des caractéristiques physiques (mor- 1.3 Les idées émergeantes de ces travaux phologie et posture des joueurs sur la scène présentée) sur les informations encodées par des joueurs de football ex- Pour expliquer les performances décisionnelles des joueurs perts. L’étude proposait deux types de scènes : des scènes experts de sports collectifs, les travaux de recherche ont réalistes (photos) et des scènes abstraites (représentations permis d’avancer trois idées principales : la richesse et la schématiques en 3D où les joueurs sont remplacés par des structuration de leurs connaissances en MLT, l’habileté croix). Ces expériences ont récemment été reproduites à de leur système mnémonique, la pertinence et la rapidité l’aide de dispositifs de réalité virtuelle (Petit & Ripoll, de leur prise d’information visuelle. 2008 ; Poplu et al., 2008). Petit & Ripoll (2008) ont testé l’effet des modes de présentation (égocentré, point du vue du joueur, ou exocentré, point de vue aérien) des scènes 1.3.1 La richesse et la structuration efficiente simulées lors d’une tâche de prise de décision simple (pas- des connaissances en MLT ser ou non) avec des joueurs de football. Le tableau 2 illustre des études sur le fonctionnement Les études menées à partir de questionnaires ont confirmé mnémonique des joueurs en sports collectifs. que les experts possédaient un plus grand nombre de connaissances procédurales et déclaratives que les novices (Contreras Jordan et al., 2005 ; Del Villar et al., 2004). 1.2.3 Les méthodes pour l’étude de la prise d’information Les études mobilisant des protocoles verbaux ont montré visuelle que les bases de connaissances des experts étaient plus étendues, plus affinées et spécifiques à l’activité sportive étudiée. Par comparaison avec les novices, les joueurs ex- Dans l’étude de l’activité perceptive des joueurs de sports perts possédaient des structures de connaissances plus so- collectifs, deux principales orientations méthodologiques phistiquées, c’est-à-dire un réseau plus étendu de concepts ont été utilisées : les techniques d’occlusion et les tech- et un plus grand nombre de liens entre connaissances niques d’enregistrement des mouvements oculaires. procédurales et déclaratives. McPherson (1993) a mis Les techniques d’occlusion temporelle et spatiale ont en évidence que les bases de connaissances des experts permis d’accéder aux types d’informations utilisés par étaient organisées autour de cinq concepts : but, condi- l’expert pour faciliter la prise de décision (Williams & tions, action, opération, et régulation. Cette organisation Ericsson, 2005). Les travaux de Savelsbergh et al. (2002) des connaissances a été confirmée au base-ball (French et de Starkes et al. (1995), respectivement sur le pénalty et al., 1996 ; Nevett & French, 1997), au basketball au football et le service au volley-ball, ont utilisé les tech- (French & Thomas, 1987 ; Yaaron et al., 1997), et au niques d’occlusion temporelle. L’étude de Williams et al. hockey sur gazon (Christensen & Glencross, 1993). Les (2006) constitue un bon exemple d’utilisation des tech- recherches plus récentes ont montré que la décision du niques d’occlusion spatiale. Ces techniques d’occlusion joueur en sports collectifs serait également dépendante ont été utilisées en situation expérimentale (Savelsbergh des relations entre les connaissances mobilisées et des et al., 2002 ; Williams et al., 2006) ou réelle (Starkes et al., éléments du contexte (Fruchart et al., 2010 ; McPherson 1995). & Vickers, 2004 ; Rulence-Pâques et al., 2005a, 2005b). Les techniques d’enregistrement des mouvements oculaires (ou de prospection visuelle) ont permis de déterminer comment les joueurs experts recherchaient 1.3.2 L’habileté de leur système mnémonique et sélectionnaient les informations dans la situation présentée, et d’en déduire les règles de fonctionnement de D’une manière générale, pour l’ensemble des tests de la prise de décision (Henderson, 2003). Cette technique a mémoire, les résultats ont confirmé la supériorité des permis de dévoiler les stratégies de recherche visuelle uti- joueurs experts sur les novices. L’adaptation du fonc- lisées par des joueurs experts en sports collectifs pour ex- tionnement mnémonique à la complexité peut s’expli- traire des informations dans leur environnement (pour des quer par la (( structuration du contexte )) : les experts revues complètes voir : Williams, 2002 ; Williams et al., s’adaptent plus vite que les novices aux situations à condi- 1999, 2004). Les investigations ont surtout été menées en tion qu’elles soient (( structurées )), c’est-à-dire crédibles situations expérimentales à l’aide de films où le sujet était ou typiques du sport collectif considéré. Cette disposi- en position de (( spectateur )) (Williams & Davids, 1998 ; tion des experts a été vérifié dans les tâches de rappel Williams et al., 1994). Dans certaines études, l’enregis- au basket-ball (Allard, 1982 ; Allard & Burnett, 1985 ; trement des mouvements oculaires était réalisé dans des Allard et al., 1980 ; Millslagle, 1988 ; Starkes et al., 1994), tâches où le sujet devait prendre une décision appropriée au football (McMorris & Beazeley, 1997 ; Vom Hofe, 1984, (frapper, passer ou dribbler) face à des situations de jeu 1991 ; Williams & Davids, 1995 ; Williams et al., 1993), (diapositives), ou face à un film (Helsen & Starkes, 1999 ; au football américain (Garland & Barry, 1991), au ho- pour une revue voir Hodges et al., 2006). ckey sur gazon (Starkes, 1987 ; Starkes & Deakin, 1984), Le tableau 3 illustre les travaux sur les stratégies de au handball (Tenenbaum et al., 1994), et au volley-ball prise d’information des joueurs en sports collectifs. (Borgeaud & Abernethy, 1987). Les études à partir de
8 Tableau 2. Les études liées au fonctionnement mnémonique des joueurs en sports collectifs. Auteurs (année) Méthodes Sujets Résultats et objet d’étude Garland & Barry (1991) Tâche de rappel : présentation des diapo- Basket-ball et Football US Les experts rappelaient plus faci- L’effet de l’expertise sur sitives est répétée jusqu’à ce que le sujet 2 groupes : lement des situations de jeu déjà le jugement de similarité les rappelle correctement. 12 experts (5 ans de pratique) rencontrées. entre des configurations de 12 novices (2 ans de pratique) jeu. Ripoll et al. (2001) Tâche de reconnaissance : Basket-ball Les experts appliquaient un traite- Les modalités d’activation Présentation de configurations schémati- 2 groupes : ment perceptif des situations pro- des bases de connaissances ques de jeu, structurées ou non, pendant 12 experts (12 ans de pratique au posées, ils répondaient plus ra- chez des joueurs basket-ball 4 secondes. Après 2 secondes, mêmes confi- niveau national au basketball) pidement dans toutes les condi- experts lors de l’identifica- gurations (à l’identique ou rotation de 12 novices (étudiants tions, sauf lorsque la présentation tion de configurations de 90 degrés). Le joueur indique si elles sont non spécialistes basketball) des deux situations était identique jeu. identiques ou non. et structurée. Dans la condition Mesures : taux de réponses correctes et de rotation à 90 degrés, le temps temps de réponse de réponse des deux groupes était altéré, même si les experts conser- vaient toujours un temps d’avance. Zoudji & Thon (2003) Test de mémoire implicite (amorçage par Football Décision experte était toujours Le fonctionnement mné- répétition) en situation de prise de décision 3 groupes : plus pertinente. Corrélation entre monique de joueurs experts (garder, passer ou tirer). 12 joueurs de football experts vitesse, pertinence, cohérence des et novices au football. Deux présentations (intervalle : 40 à 80 se- (12 ans de pratique) réponses et niveau de pratique. condes) : une configuration de jeu normale 12 entraineurs de football ex- Baisse du temps de réponse seule- puis une seconde présentation identique perts (12 ans de pratique) ment lors de la 2e présentation Science & Motricité 73 — 2011/2 ou inversée (en miroir).Variables ana- 12 novices (si identique) pour les experts. La lysées : pertinence, temps et cohérence de cohérence de la réponse est plus la réponse. forte chez les experts entre les 2 si- tuations (surtout si identique). Poplu et al. (2003) Test de mémoire implicite (amorçage par Football, 2 groupes : Consistants avec Zoudji & Thon Objectif : identifier les ni- activation) en situations de jeu simulées. 1. 30 joueurs semi-professionnels (2003). Les joueurs experts mobili- veaux de traitement qui 1. Test identique à Zoudji & Thon (2003) de football (nationale) saient un processus de haut-niveau sous-tendent la prise de 2. Test identique mais l’objectif est 30 novices (étudiants uniquement face au test de pla- décision experte. de planifier une séquence de 3 actions non spécialistes de sports collec- nification. Quand on exigeait du consécutives à partir de la situation tifs) joueur une décision simple, il faisait présentée 2. 10 joueurs de football experts intervenir prioritairement un trai- Mesures : identiques à Zoudji & Thon 10 novices tement perceptif. (2003) puis comparaison 1 et 2.
Tableau 3. Les études liées aux stratégies de prise d’information visuelles des joueurs en sports collectifs. Auteurs (année) Méthodes Sujets Résultats et objet d’étude Williams & Davids (1998) Enregistrement des mouvements Football Les experts ont démontré une anticipation Les relations entre les stra- oculaires 12 défenseurs expérimentés supérieure aux novices pour le 1c1 et le 3c3. tégies de recherche visuelle, Vidéo de séquence offensive (si- (semi-professionnels ou uni- Les stratégies de recherche visuelle n’étaient l’attention sélective et l’ex- tuation de 1 contre 1 et situation versitaires) pas différentes entre les 2 groupes en situa- pertise. de 3 contre 3) 12 défenseurs moins expéri- tion de 3c3. En situation de 1c1, les experts But de la tâche : prédire la di- mentés (pratique de loisirs) faisaient plus de fixations de courte durée et rection du jeu de l’adversaire fixaient plus longtemps la hanche de l’adver- (dribble ou passe). saire que les joueurs moins expérimentés. Savelsbergh et al. (2002) Technique d’occlusion tempo- Pénalty au football Les gardiens de but experts étaient plus Les différences experts-no- relle (masquer la séquence du 7 gardiens de but semi- précis sur la prédiction de la frappe. Ils utili- vices sur l’anticipation et les contact pied-ballon sur la vidéo professionnels (seconde divi- saient des stratégies de recherche visuelle plus stratégies de recherche vi- d’un pénalty). sion néerlandaise) efficaces : moins de fixations de longue durée suelle des gardiens de but Test : gardien doit prédire le 7 gardiens de but novices et focalisaient plus sur les jambes et la balle lors d’un pénalty. type de frappe et la direction (pratique loisirs) à l’approche du contact. avec un joystick Mesures : direction du joystick, temps de réaction, et mouve- ments oculaires. Williams et al. (2006) Technique d’occlusion spatiale Football 1 : les experts ont été plus rapides et plus Le temps (d’extraction) et (retirer des éléments sur le film 1. et 2. précis pour reconnaı̂tre les situations fa- la nature de l’information présenté) 8 joueurs expérimentés (semi- milières ou non. extraite de l’environnement. 1. Vidéos de séquence offen- professionnels ou universi- 2 : les experts ont été plus précis pour re- Décision des joueurs de sports collectifs sive réelle (familière) et modifiée taires) connaı̂tre les séquences de jeu. Conclusion : (non familière) 9 joueurs moins expérimentés les patterns de jeu se définissent par la rela- 2. Les joueurs sont remplacés par (pratique de loisirs) tion unique entre les joueurs. des points lumineux pour effacer 3. les 2 mêmes groupes de su- 3 : Baisse de la précision de la réponse quand les traits de surface mais garder jets enrichis de 6 joueurs cha- il manquait des joueurs pour les 2 groupes. la relation entre les joueurs cun. Pas d’effet lié à l’expertise. 3. Plusieurs joueurs défenseurs Conclusion : la relation entre plusieurs infor- et attaquants ont été retirés du mations (comme la position et le déplacement film pour identifier les sources de 2 joueurs clés) constituaient l’indice per- d’information les plus impor- tinent sur lequel l’attention des experts était tantes. portée. 9
10 Science & Motricité 73 — 2011/2 tests de reconnaissance ont confirmé que les experts en Les stratégies visuelles des joueurs variaient également sports collectifs reconnaissaient plus rapidement et avec en fonction de la nature du problème à résoudre (aspect plus de pertinence les situations de jeu déjà rencontrées défensif ou offensif de la décision à adopter) et de l’inten- au base-ball (Burroughs, 1984 ; Fadde, 2006), au basket- tion du joueur (Helsen & Pauwels, 1993a, 1993c ; Helsen ball (Allard et al., 1980 ; Didierjean & Marmèche, 2005 ; & Starkes, 1999). Garland & Barry, 1991 ; Laurent et al., 2006), au football (Williams & Davids, 1995 ; Williams et al., 1993, 2006), au hockey sur gazon (Smeeton et al., 2004) et au rugby 1.4 Conclusion (Nakagawa, 1982). Les travaux sur le fonctionnement de la mémoire im- 1.4.1 Contributions de l’approche cognitive plicite des joueurs de sports collectifs ont confirmé l’uti- lisation de deux processus de traitement, l’un perceptif Les investigations menées au sein de l’approche cogni- et rapide, l’autre sémantique, en fonction du contexte tive ont permis de mieux connaı̂tre les processus im- expérimental (Petit & Ripoll, 2008 ; Poplu et al., 2003, pliqués dans la prise de décision du joueur en sports col- 2008 ; Ripoll et al., 2001 ; Zoudji & Thon, 2003). La lectifs. Le courant des bases de connaissances a permis supériorité et l’efficience des processus mnésiques des de déterminer le contenu et l’organisation des connais- joueurs seraient spécifiques à leur domaine d’expertise sances utilisées par les joueurs (McPherson, 1993). À par- (Zoudji et al., 2010). tir de ces avancées, Tenenbaum (2003) ou McPherson & Kernodle (2003) ont proposé un modèle de mémoire (( hiérarchique et fonctionnel )), caractéristique du fonc- 1.3.3 La pertinence et la rapidité de la prise d’information tionnement du joueur expert en sports collectifs. Les tra- visuelle vaux sur la mémoire experte ont appuyé l’idée que la prise de décision du joueur était fortement influencée par Les principaux résultats de l’ensemble des études sur la la structuration de l’environnement. Les études récentes prise d’information visuelle en sports collectifs suggèrent (Petit & Ripoll, 2008 ; Poplu et al., 2008) ont montré que que les experts ont développé des stratégies de prospec- l’évolution du matériel de présentation des situations per- tion efficaces et spécifiques à leur activité. D’une manière mettait de se rapprocher de plus en plus des situations générale, les résultats obtenus avec l’une ou l’autre des réelles de sports collectifs (images en 3D, point de vue méthodes d’investigation ont montré que les experts per- égocentré), faisant des techniques d’immersion liées à la cevaient plus tôt, plus vite et avec plus de précision que les réalité virtuelle une méthodologie prometteuse (Hodges novices les informations pertinentes (Savelsbergh et al., et al., 2006 ; Ward et al., 2006 ; Williams & Ward, 2007). 2002 ; Starkes et al., 1995 ; Williams & Burwitz, 1993 ; Les études sur les stratégies visuelles ont renforcé les hy- Williams & Davids, 1998 ; Williams et al., 1994 ; Williams pothèses théoriques qui établissent un lien entre l’atten- & Ward, 2003). L’attention des joueurs experts serait tion et la perception. Elles ont montré que les experts di- dirigée vers les zones plus riches en informations. Ces rigeaient leur attention sur des zones pertinentes de leur résultats ont été confirmés dans différents sports collec- environnement et négligeaient les zones inutiles (Nougier tifs comme le base-ball (Burroughs, 1984 ; Fadde, 2006 ; & Rossi, 1999). Finalement, l’approche cognitive a per- Glencross & Paull, 1993 ; Paull & Fitzgerald, 1993 ; Paull mis de dresser un bilan des compétences perceptives et & Glencross, 1997 ; Shank & Haywood, 1987), le basket- décisionnelles du joueur expert en sports collectifs, sous ball (Bard & Fleury, 1981 ; Bard et al., 1994 ; Helsen et al., différentes conditions expérimentales. 1986a, 1986b ; Laurent et al., 2006), le football (Helsen & Pauwells, 1990, 1991, 1993a, 1993b, 1993c ; Helsen & Starkes, 1999 ; McMorris et al., 1993 ; Williams & Davids, 1.4.2 Limites 1995, 1998 ; Williams et al., 1993, 1994, 2006), le hand- ball (Derrider, 1985), le hockey sur gazon (Lyle & Cook, Dans l’approche cognitive de la décision, le contexte 1984 ; Starkes, 1987 ; Williams et al., 2003), le hockey des sports collectifs a souvent été simplifié pour mieux sur glace (Bard, 1982 ; Bard & Fleury, 1976, 1980, 1981 ; contrôler les variables à analyser (Macquet & Fleurance, Bard et al., 1994), le rugby (Jackson et al., 2006), et le 2006), et pour chaque objet d’étude, des controverses sub- volleyball (Kioumourtzoglou et al., 1998 ; McPherson & sistent. La critique classique faite au modèle des bases Vickers, 2004 ; Ripoll, 1988 ; Starkes et al., 1995 ; Wright de connaissances repose sur l’incompatibilité entre le et al., 1990). coût temporel de son activation et la pression tempo- Les stratégies de prospection visuelle semblent aussi relle liée aux situations de décision en sports collectifs. être affectées par les contraintes de la tâche utilisée Les défenseurs de cette approche répondent par la possi- lors de l’expérimentation (Williams & Davids, 1998 ; bilité, avec la pratique, de procéduraliser et d’automati- Williams et al., 2004). La durée des fixations oculaires ser les règles spécifiques qui lient les différentes informa- chez les joueurs experts au football, par exemple, aug- tions de la base de connaissances aux diverses situations mentait à mesure que la tâche présentée se complexifiait (Gréhaigne et al., 2001), ou par la possibilité d’organiser (Williams & Davids, 1998 ; Williams et al., 2004, 2006). les connaissances sous forme de scénarios spécifiques à des
Décision des joueurs de sports collectifs 11 situations de jeu (McPherson & Vickers, 2004). Malgré la 2.1.1 L’approche sémiologique du cours d’action prolifération des comparaisons experts-novices du point de vue des stratégies visuelles, des controverses subsistent L’approche sémiologique du cours d’action (Theureau, (Williams & Davids, 1998). L’enregistrement des mou- 2006) cherche à accéder aux significations construites par vements oculaires fournit une information uniquement des sportifs. Les travaux ne portent pas directement sur sur l’orientation de la fovéa (le regard) alors que dans la prise de décision mais sur l’activité des joueurs. Dans les sports collectifs, les situations requièrent l’intégration cette approche, action et décision se confondent. L’ob- d’informations également issues de la zone para-fovéale jet d’étude est le couplage entre le joueur et le contexte. et de la rétine périphérique (Williams & Davids, 1998). Partant du point de vue subjectif du joueur, l’intérêt de Enfin, les travaux issus de l’approche cognitive ne per- cette approche pour la prise de décision est de permettre mettent pas d’identifier l’impact relatif du contrôle du re- d’accéder à la dynamique des connaissances mobilisées gard ou de la mobilisation des connaissances sur la perti- et des significations construites par les joueurs de sports nence d’une décision (Carling et al., 2008 ; Vickers, 2007). collectifs en situation (Sève et al., 2009). Le point de vue Finalement, le décalage entre ce qui est perçu, vécu de l’acteur ne reflète pas toute l’activité cognitive, mais en situation expérimentale et ce qui est perçu, vécu en si- se centre sur le niveau pré-réflexif (i.e., montrable, racon- tuation naturelle a conduit certains chercheurs à prendre table, commentable, par lui-même à chaque instant de son en compte le contexte réel, ou naturel, de la décision, par activité). L’organisation des significations est reconstruite exemple en confrontant lors d’un entretien le joueur au par le chercheur à travers les actions, les focalisations, film de son activité réelle (Mouchet & Bouthier, 2006 ; les interprétations, les communications du joueur. Dans Macquet, 2009). Ces études dites (( naturalistes )) se sont la mesure où l’approche sémiologique du cours d’action préoccupées de mettre à jour conjointement le rôle des souhaite étudier l’activité dans son contexte, des travaux processus perceptifs, cognitifs et sociaux impliqués dans récents se sont engagés dans l’étude des relations entre la prise de décision. Elles ont insisté sur les interactions le joueur et son environnement social (les partenaires ou le couplage entre le joueur et son environnement. ou adversaires). La mise en relation des cours d’action individuels-sociaux de plusieurs acteurs a ainsi ouvert une voie pour l’analyse de l’activité d’équipes sportives. De 2 L’approche naturaliste récents travaux mettent en évidence le rôle de proces- sus de partage d’informations ou d’influences interindivi- duelles dans les coordinations entre les joueurs d’équipes 2.1 Les questions posées par cette approche sportives2 (Bourbousson et al., 2008 ; Bourbousson & Sève, 2010 ; Saury, 2008). Au cours de la partie précédente, nous avons détaillé les processus cognitifs et perceptifs habituellement convoqués pour étudier la prise de décision des joueurs 2.1.2 L’approche psycho-phénoménologique de sports collectifs. Les trois courants présentés éclairent, chacun à leur tour et en fonction de l’objet d’étude choisi Proche de l’analyse sémiologique, l’approche psycho et des conditions expérimentales utilisées, un aspect de phénoménologique se propose de décrire et de modéliser la décision en fournissant des indications précises sur la subjectivité de l’activité (Vermersch, 2002) en accor- chaque processus étudié. Une importante évolution en dant la priorité à la logique propre du sujet (Mouchet sciences humaines conduit certains chercheurs à tenter & Bouthier, 2006). Cet objet d’étude permet de ca- d’appréhender la complexité de l’activité humaine, sans ractériser le monde signifiant construit par l’acteur, ainsi renoncer à l’étudier au sein du contexte social et culturel que l’organisation de son activité dans la situation en où elle se produit. C’est l’objectif des approches (( natura- cours (Mouchet & Bouthier, 2006). On distingue la listes )) de la décision. D’un point de vue épistémologique, conscience préréflexive, mobilisée en situation d’action, les approches naturalistes partent du principe que l’ac- et la conscience réfléchie, qui donne accès aux savoirs tion, l’activité ou l’expérience doivent être étudiées dans conceptualisés (Vermersch, 2001). Le concept d’attention leur contexte naturel. Quel que soit le cadre conceptuel est ici considéré comme un modulateur de la conscience mobilisé, la décision résulterait d’un couplage fonction- qui donne accès aux différentes sources d’influences de nel entre un individu et un contexte. Il ne s’agit pas l’activité décisionnelle (informations contextuelles, sa- d’étudier ou d’isoler un ou des processus de prise de voirs) en fonction des situations vécues. De plus, toute décision, mais d’appréhender l’activité considérée comme situation est vécue à partir d’une structure d’arrière plan un tout (( englobant et évolutif )) (Macquet & Fleurance, ou (( structure d’horizon )) comprenant l’expérience, les 2006). Trois courants de recherche ont principalement été mobilisés pour l’étude de l’activité (décisionnelle) 2 Bien que l’étude de Saury (2008) n’ait pas été menée des joueurs en sports collectifs : l’approche sémiologique dans un sport collectif, nous l’avons intégré à cette revue du cours d’action (Theureau, 2006), l’approche psycho- de littérature car elle s’attache à caractériser la coordina- phénoménologique (Vermersch, 2001) et le courant Natu- tion entre les membres d’une même équipe pour prendre des ralistic Decision Making (Klein, 1997). décisions tactiques au cours d’une régate.
12 Science & Motricité 73 — 2011/2 connaissances et le jugement. Cette structure d’horizon un processus de simulation mentale. Ce processus lui per- est activable ou ré-activable en fonction du changement met d’imaginer comment son action pourrait s’intégrer à de focus attentionnel. Mouchet & Bouthier (2006) se sont la situation courante. Dans le domaine du sport, Johnson intéressés par exemple à la dynamique des changements & Raab (2003), Macquet (2009) et Bossard et al. (2010) de saisie des joueurs de rugby à travers la métaphore ont mis à l’épreuve le modèle RPD pour analyser l’acti- des fenêtres attentionnelles. Cette perspective théorique vité décisionnelle de joueurs experts en sports collectifs. a permis de caractériser des indices significatifs du point de vue du joueur, qui relèvent de différents niveaux de conscience, et qui participent à l’organisation de son ac- 2.2 Les techniques utilisées par cette approche tivité décisionnelle (Mouchet & Bouthier, 2006) : concep- tion commune du jeu, consignes de l’entraineur, domaine Ces trois courants de recherche préconisent, d’un point de expérientiel propre à chaque joueur. vue méthodologique, l’étude de l’activité en situation na- turelle (Ross et al., 2006) et s’inspirent de méthodes issues de l’anthropologie, de l’ethnographie, des sciences cogni- 2.1.3 L’approche (( Naturalistic Decision Making )) tives et de l’analyse du discours (Lipshitz et al., 2001). Ces approches sont qualifiées de (( qualitatives )) (pour une La prise de décision en situation dynamique est l’objet revue sur les approches qualitatives dans le sport, voir d’étude central pour le paradigme (( NDM )). Cette ap- Weed, 2006). Ces approches partagent un même postu- proche est née aux États-Unis autour de Zsambok & lat : l’acteur est un praticien réflexif doué d’une capacité Klein (1997) puis s’est développée à travers l’Europe à re-connaı̂tre (dans le sens de la voir sous un nouveau pour étudier diverses situations professionnelles à risques jour) sa propre activité. Cette prise de conscience de son et à pression temporelle élevée (militaires, pompiers, expérience subjective n’est pas spontanément adoptée par anesthésistes, pilotes, etc.). L’approche NDM étudie la les joueurs. Trois techniques d’entretiens sont alors uti- façon dont des experts, travaillant seuls ou en groupe lisées : l’autoconfrontation (Theureau, 2006), l’explicita- dans des environnements dynamiques et incertains, iden- tion (Vermersch, 2002) et la méthode des décisions cri- tifient, évaluent des situations, et prennent des décisions tiques (Lipshitz et al., 2001). (Lipshitz et al., 2001). Les tenants de l’approche NDM insistent sur le caractère subjectif et dynamique de l’évaluation de la situation. Ils réfutent l’idée que les indi- 2.2.1 L’entretien d’autoconfrontation vidus confrontés aux situations dynamiques fondent leurs choix sur la base d’un calcul rationnel ou d’une analyse L’entretien d’autoconfrontation a été développé, en rela- exhaustive de l’ensemble des options possibles (modèle de tion avec la théorie de l’action dirigée vers un but, par la rationalité limitée). Pour Klein (1997), l’évaluation de Von Cranach & Harré (1982). Cette technique consiste la situation et la décision en cours d’action reposerait sur à présenter à un acteur l’enregistrement audiovisuel de la reconnaissance de configurations spatio-temporelles. Le son activité ; il est invité à décrire, montrer et commen- (( coup d’œil )) de l’expert qui l’oriente en cours d’action, ter les éléments significatifs pour lui au cours de cette consiste en une mise en correspondance implicite entre les activité (Theureau, 2006). L’interviewer cherche à le pla- informations contextuelles perçues et les structures fonc- cer dans une posture et un état mental favorables à cette tionnelles disponibles en mémoire. Le processus qui sous- description en prenant appui sur des relances relatives tend cette reconnaissance est décrit au sein du modèle aux sensations (comment te sens-tu à ce moment ?), aux RPD (décision fondée sur la reconnaissance : Recognition perceptions (qu’est-ce que tu perçois ?) aux focalisations Primed Decision, Klein, 1997). Il repose sur 4 types de (à quoi fais-tu attention ?), aux préoccupations (qu’est-ce variables secondaires : les attentes, les indices pertinents, que tu cherches à faire ?), aux émotions (qu’est-ce que tu les cours d’actions typiques, et les buts plausibles. De ressens ?), aux pensées et interprétations (qu’est-ce que plus, le modèle RPD distingue trois modalités de recon- tu penses ?). Dans les études qui se réfèrent à l’approche naissance utilisées par les experts : une reconnaissance sémiologique du cours d’action, les joueurs sont invités simple ((( simple match ))), un diagnostic de la situation à visionner individuellement avec le chercheur le film ((( diagnose the situation ))), et une évaluation d’un cours vidéo d’une séquence d’un match (Bourbousson et al., d’action ((( evaluate a course of action ))). Dans le cas de la 2008 ; Lenzen et al., 2009). Le choix de la séquence à reconnaissance simple, la situation est rapidement perçue étudier est déterminé soit par le chercheur, soit par l’ac- comme typique ce qui permet à l’expert de réagir direc- teur. Récemment, les travaux ont cherché à investir la tement par une action évidente ou une séquence d’action dynamique de l’activité collective dans une équipe de typique. La seconde modalité se met en œuvre quand la basket-ball (Bourbousson et al., 2008 ; Bourbousson & situation est perçue comme incongrue. L’expert établit Sève, 2010) ou un équipage de voile (Saury, 2008). L’ori- un diagnostic de la situation, pour la rapprocher d’un cas ginalité de la démarche d’analyse a consisté à synchroni- similaire disponible, et mettre en œuvre une action ap- ser le cours d’action des différents joueurs pour confron- propriée. Dans la troisième modalité, l’expert élabore une ter/articuler les points de vue entre partenaires et/ou solution inédite dans le cours de l’action et l’évalue par adversaires.
Décision des joueurs de sports collectifs 13 2.2.2 L’entretien d’explicitation de confronter les données obtenues avec des données ob- jectives. En effet, le risque encouru dans ce type d’ap- L’entretien d’explicitation est basé sur une activité proche est celui de réduire les données à une théorie du réfléchissante en conduisant l’acteur vers une évocation de discours sur l’action. La plupart des protocoles de recueil son vécu (Vermersch, 2002). Le passage de la conscience des données opère ainsi une mise en tension ou synchro- pré-réfléchie à la conscience réfléchie s’effectue à propos nisation des données verbales (internes ou subjectives) et d’un moment et d’un lieu spécifié, et plus particulièrement des données comportementales (externes ou objectives) d’un (( vécu d’action )). Les verbalisations recueillies four- pour se prémunir de cet écueil. Il peut y avoir des diver- nissent des données au chercheur sur le déroulement gences quant aux traces utilisées pour objectiver l’activité de l’action et sur l’expérience subjective du sujet inter- de l’acteur (Clancey, 2006). Un autre point de divergence viewé. En principe, seules les traces propres à l’acteur dans ces méthodes qualitatives concerne le traitement des ou subjectives sont nécessaires à l’étude de l’activité : données. Une fois les entretiens retranscrits, l’analyste traces mnésiques, affectives ou sensibles. Toutefois, dans procède à une sélection d’unités significatives, c’est-à-dire l’étude de l’activité décisionnelle de joueurs de rugby, de mots, de phrases ou de paragraphes dans le discours du Mouchet & Bouthier (2006) ont proposé une combinaison joueur. Cette sélection peut être faite en fonction de l’ob- intéressante de diverses traces. Celles-ci leur ont permis jet d’étude (la décision pour l’approche NDM) ou à partir de mettre en relation les conceptions générales des joueurs d’un modèle théorique de l’activité (les cours d’actions sur l’activité du rugby (entretien semi-directif), les ac- ou d’expériences pour l’approche sémiologique). Ensuite, tions effectivement réalisées (analyse vidéo), et l’activité pour analyser le contenu des unités sélectionnées, les cher- subjective en cours d’action (entretien d’explicitation). cheurs ont recours à une catégorisation théorique (Bardin, 2003) ou à un processus de catégorisation empirique (Strauss & Corbin, 1998). Dans le cadre d’une démarche 2.2.3 La méthode des décisions critiques de catégorisation théorique, ce sont les catégories du modèle choisi a priori qui guide le chercheur pour classer Bien que l’approche NDM utilise différents types de les verbalisations (démarche descendante ou déductive). méthodes pour étudier la prise de décision experte Dans le cadre d’une catégorisation empirique, le cher- (Johnson & Raab, 2003 ; pour une revue voir Hoffman cheur repère les similitudes dans les données recueillies et & Lintern, 2006), la méthode des décisions critiques est construit a posteriori les catégories (démarche ascendante la plus couramment utilisée (Klein et al., 1989). C’est ou inductive). Des modulations de la démarche d’analyse également une méthode d’entretien rétrospectif où l’ex- sont possibles. Macquet (2009) a proposé, par exemple, pert est guidé en quatre temps vers le rappel d’un cas de classer dans un premier temps de façon théorique des précédemment vécu. Le chercheur (ou l’acteur) identi- séquences de jeu au regard des trois niveaux proposés fie tout d’abord un moment critique, une séquence où par le modèle RPD. Dans un second temps, l’auteure la décision de l’expert est particulièrement importante. a regroupé de manière empirique les verbalisations re- L’acteur est ensuite amené à commenter cette séquence cueillies lors des entretiens individuels. La catégorisation afin de reconstruire le récit des évènements clés en lien obtenue a finalement été comparée au modèle RPD ini- avec le déroulement temporel de la situation. Ensuite, tial. Enfin, les approches qualitatives proposent le plus le chercheur questionne de façon plus approfondie l’ex- souvent de vérifier la validité du contenu des catégories pert pour avoir un récit détaillé de la situation vécue. dans un processus de triangulation avec d’autres cher- Ces questions sont du même type que celles relatives cheurs. Les données sont analysées parallèlement avec à l’entretien d’autoconfrontation. Le quatrième et der- deux autres chercheurs familiers du domaine étudié. En nier temps de l’entretien consiste à questionner l’acteur cas de désaccord, les trois chercheurs tentent de construire afin de déterminer quelles autres options auraient pu une proposition commune. être engagées. Cette dernière phase est surtout utilisée pour caractériser les différences entre experts et novices, 2.3 Les idées émergeantes de ces travaux et pour formuler des indications pour la formation. Les traces utilisées dans la méthode des décisions critiques Les analyses menées sur l’activité décisionnelle des peuvent être de différentes natures (vidéo, audio, com- joueurs experts en sports collectifs ont conduit à avan- munications entre acteurs). Des présentations détaillées cer trois idées principales : la combinaison singulière de cette méthode et des résumés d’études illustrant son d’éléments subjectifs au cours de l’action, la reconnais- utilisation dans le domaine du travail sont disponibles sance de situations types et la dimension collective de la dans Crandall et al. (2006). décision. 2.3.1 Les éléments mobilisés pour décider en situation 2.2.4 Points communs et divergences naturelle Ces méthodes d’entretiens, qui appellent à prendre en D’une manière générale, les résultats des études natura- compte le point de vue du joueur, proposent également listes ont pointé que le joueur en sports collectifs prenait
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