La société afghane : quelles dynamiques? - AFRANE
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Vingt-neuvième année N°123 Novembre 2008 (4e trimestre) Les Nouvelles 6 Euros d’AFGHANISTAN SPECIAL La société afghane : ISSN 0249-0072 quelles dynamiques?
Editorial Les Nouvelles d’Afghanistan Soutenir les dynamismes SOMMAIRE N°123 La société afghane : C e numéro des Nouvelles d’Afghanistan est particulier. Il est consacré à la publication des interventions faites au cours quelles dynamiques? INTRODUCTIONS Etre la voix des sans voix, par Guy CAUSSE 4 du colloque organisé le 22 mai dernier par la quasi totalité Présentation des enjeux, par Pierre LAFRANCE 4 des ONG françaises. Ce colloque avait pour but de dresser Le vécu du peuple afghan, par Sima SAMAR 5 une sorte de tableau de la situation en Afghanistan à partir 1- LA SOCIETE AFGHANE AUJOURD’HUI de l’expérience des ONG et des contributions de personna- Les vulnérabilités, par Peggy PASCAL 6 lités afghanes d’horizons divers, mais engagées dans la re- La société rurale, par Alain De BURES 7 La situatuion humanitaire aujourd’hui construction. Il s’agissait aussi de rédiger des « recomman- par Bertrand BREQUEVILLE 8 dations» destinées à la Conférence de Paris du 22 juin sur 2- LES MALAISES DE LA SOCIETE AFGHANE la reconstruction de l’Afghanistan. L’ensemble des textes ici L’Etat afghan dans dix ans, par Barnett R. RUBIN 10 réunis fournit ainsi une riche documentation sur l’état actuel La drogue, par Alain LABROUSSE 12 La corruption, par Yama TORABI 14 des problèmes rencontrés par le pays. Ni les ombres ni les 3- QUEL ETAT, dynamismes de la société afghane ne sont occultés, mais QUELLES GOUVERNANCES? l’ampleur des problèmes à surmonter apparaît nettement. Limites et écueils de la construction politique Les ONG françaises ont depuis continué leur travail de par Abdel-Ellah SEDIQI 16 concertation et de réflexion. Elles ont contribué au débat na- Articulation état-société : le cas d’une province de l’Est par Marjan KAMAL 16 tional sur l’action française en Afghanistan. Elles ont été re- L’articulation entre sociétés locales et programmes çues par le ministre français des Affaires étrangères. Elles ont de développement, par Elsa PIOU 19 souligné avec beaucoup d’autres l’évidence que la solution La justice et la réforme du système judiciaire par Nadjibullah DJANBAZ 21 en Afghanistan ne pouvait pas être seulement militaire et que 4- L’ACTUALITE DE LA RECONSTRUCTION la France devait faire beaucoup plus dans le domaine civil. Quelques aspects de la reconstruction, par Etienne GILLE 22 Elles continuent d’agir avec ténacité et courage auprès des Tour d’horizon des secteurs de la reconstruction populations qui leur manifestent fréquemment leur sympathie. par François GRÜNEWALD 24 Le développemenr du secteur de la santé, par Dr ASHRAF 27 Et elles rappellent constamment leur indépendance. La place des humanitaires dans la phase actuelle Vue d’Afghanistan où je me trouve au moment où j’écris ces par Gilles DORRONSORO 28 lignes la situation est loin d’être simple. Mais les personnes Les humanitaires en Afghanistan, par Alain BOINET 29 rencontrées ne sont pas aussi pessimistes qu’on pourrait le 5- LES ASPIRATIONS DE LA SOCIETE AFGHANE, SES ATTENTES croire en Europe. Il est évidemment trop tôt pour en juger de La justice: une question centrale, par Amin WARDAK 32 manière définitive mais certains pensent que la sécurité est Faire de la diversité afghane une nation, par Karim PAKZAD 32 meilleure à Kaboul depuis que les forces afghanes en assu- Interroger les jeunes, par Hommayoun TANDAR 33 D’énormes progrès et un plan de route, par Dr. Assad OMER 34 rent le contrôle. Mieux informées, moins nerveuses peut-être? Rendre mieux compte de l’afghanité, par Régis KOETSCHET 35 Si ceci se trouvait confirmé, ce serait une nouvelle encoura- CONCLUSIONS 36 geante. Je suis heureusement surpris par le dynamisme souriant constaté lors de mes rencontres avec des acteurs de la vie DERNIERES NOUVELLES Chronologie, brèves, bibliographie 37 sociale afghane. Puis-je préciser : « notamment chez les fem- mes » ? Ce dynamisme de certains, leur foi presque naïve MESSAGE DES ONG FRANCAISES 44 que leur pays peut s’en sortir pour peu qu’on lui en laisse le temps et que les interférences extérieures se fassent plus lé- Photo de couverture : Semis dans le centre de gères, réussiront ils à contrebalancer l’inertie des autres, leur l’Afghanistan. 7% des terres sont cultivables, 80% corruption ou leur incompétence ? de la population est rurale. Photo Solidarités La communauté internationale doit retrousser ses manches pour qu’il en soit ainsi. Adresse E-mail afrane.paris@gmail.com Etienne GILLE le 17 octobre Les Nouvelles d’Afghanistan 16, passage de la Main d’Or -75011 Paris Site internet: www.afrane.asso.fr 2 Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
La société afghane : quelles dynamiques ? • La société afghane aujourd’hui. • Les malaises de la société afghane. • Limites et écueils de la construction politique : quel Etat, quelles gouvernances ? • L’actualité de la reconstruction. • Les aspirations de la société afghane. Ses attentes. Colloque du jeudi 22 mai 2008, organisé à Médecins du Monde par un grand nombre d’ONG françaises travaillant en Afghanistan. Textes rassemblés par Jeanne TAISON (Groupe URD) et Etienne GILLE Photo A. Marigo Ouverture Pierre MICHELETTI* connaissance du contexte afghan, afin d’identifier et de mieux percevoir les dynamiques de cette société, pour une meilleure J’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue à ce colloque intervention. Il me semble important, même si cela peut « La société afghane, quelles dynamiques ? », co-organisé sembler paradoxal à certains, que les ONG, caractérisées par avec les ONG françaises présentes en Afghanistan. Nous leur nature non gouvernementale, continuent de s’interroger sommes très heureux d’organiser cet évènement dans le siège quant au rôle de l’Etat et aux dynamiques sociétales. de notre association. L’implication de Médecins du Monde A l’issue de ce colloque, nous vous présenterons une série est ancienne dans ce pays où de grands besoins humanitaires de recommandations préparées en amont par les ONG persistent. organisatrices, présentes en Afghanistan, document que nous Il est intéressant de voir comment un savoir-faire acquis en entendons compléter par les conclusions des différentes France, en termes de réduction des risques auprès des usagers tables rondes. Une fois entérinées et validées par chaque de drogue, peut s’exporter dans le premier pays producteur institution, ces recommandations seront présentées lors du d’opium et d’héroïne, maintenant consommateur. Les enjeux forum sur la société civile afghane, organisé le 24 mai 2008 liés au trafic de drogue sont considérables en Afghanistan. par le Ministère des Affaires Etrangères. Il est impératif de favoriser la prise en charge sanitaire et Avant de passer la parole aux intervenants, je souhaiterais sociale des problématiques liées à l’usage des drogues. conclure par une note optimiste, parfaitement illustrée par la La plupart des questions et des enjeux humanitaires citation de Youssef Courbage et de Emmanuel Todd. contemporains sont omniprésents en Afghanistan, avec une « L’intégrisme n’est qu’un aspect transitoire de l’ébranlement forte résonance géopolitique. On pensera notamment aux de la croyance religieuse dont la fragilité nouvelle induit des difficultés liées à l’intégration civilo - militaire croissante comportements de réaffirmation. La coïncidence dans le et la réaffirmation des ONG à se distinguer du « militaro- temps d’un reflux religieux et d’une poussée fondamentaliste humanitaire » sur le terrain et à défendre leur neutralité, est un phénomène classique. Mise en question et réaffirmation indépendance et impartialité. A ce titre, il est intéressant de de l’existence de Dieu sont les deux faces d’une même réalité, noter les résultats d’une enquête récente auprès de l’opinion même si l’abandon de la croyance traditionnelle est l’issue publique française, qui montre que 91 % des sondés inévitable de l’hésitation métaphysique. Les dosages sont considèrent que les militaires ont leur place dans l’action divers mais l’ambivalence de transition existe toujours. Il humanitaire. L’Afghanistan est en outre cité comme le n’est même pas nécessaire de voyager pour en trouver des deuxième pays représentant un danger mondial. exemples». Le programme de cette journée est riche. Il vise une meilleure * Président de Médecins du Monde Les Nouvelles d’Afghanistan n°123 3
Introductions Etre la voix Présentation des sans voix des enjeux Guy CAUSSE* Pierre LAFRANCE* Le peuple afghan donne toute sa légitimité à ce colloque. Il La société afghane est aujourd’hui acteur mais aussi instru- en va de notre responsabilité d’ONG, d’experts, de grands ment de tensions internationales aux larges répercussions. témoins et d’amis de l’Afghanistan d’être la voix des sans Sa vitalité, ses compulsions, ses inerties ont rendu le monde voix, pour exprimer la souffrance, les interrogations et les perplexe. Connaître la société afghane signifie prendre la me- déceptions de ce monde silencieux. Il nous faudra aussi dire sure de ses structures mouvantes, de ses contradictions, de les progrès accomplis et le désir de voir le pays pacifié, dans ses blessures et de ses malaises. Il est temps de rassembler le respect de l’identité afghane. les connaissances acquises par tous ceux qui la connaissent De nombreuses ONG françaises sont allées à la rencontre de et l’observent et, ainsi, de mieux accompagner son dévelop- l’Afghanistan et se sont inscrites dans l’histoire de ce pays. Il pement, d’encourager son aptitude à se transformer, et à ren- y a 25 ans, nous étions auprès des Afghans dans ce « Royau- forcer ses capacités de résilience … pour qu’elle devienne me de l’insolence » sous l’occupation soviétique, puis dans un acteur de la stabilité régionale et internationale, non plus celui de la désespérance avec la guerre fratricide des mod- l’inverse. jahedin. Nous étions aussi présents dans le silence sous la Ceci dit, que sait-on aujourd’hui de cette société ? Quelles dictature des Tâlebân... Enfin, vint le temps de la renaissance sont les contradictions et les vulnérabilités qui l’exposent à de toutes les espérances. Aujourd’hui, nous sommes heureux ces malaises, dont l’un des plus spectaculaires est la produc- de participer à la reconstruction de ce pays et à la promotion tion de pavot et la contribution au trafic de drogue ? Quelles de son peuple ! solutions, quels remèdes peut-elle trouver, et comment peut- Nos diverses missions s’inscrivent dans la certitude des im- on l’y aider ? Comment définir les attentes, les aspirations et menses capacités et richesses du peuple afghan à condition les ambitions de cette société en évolution, en interrogeant que la communauté internationale fasse les choix stratégi- les sujets qui la composent ? L’aide internationale actuelle ques convenables et assure un soutien efficace. Cependant, est-elle pertinente ? Autant de questions centrales qui feront les limites imposées à notre action par la situation sont pour l’objet des exposés et débats d’aujourd’hui. nous autant de souffrances. L’aide humanitaire ne parvient Avant de donner la parole à Mme Sima Samar, il me semble pas aux zones non sécurisées qui sont parmi les plus pauvres important de résumer certains points essentiels. L’Afghanis- et couvrent plus de la moitié du territoire. Des problèmes hu- tan est un espace géopolitique défini par ses cols, qui font manitaires majeurs hypothèquent l’avenir, en raison de l’hi- communiquer entre eux de vastes bassins fluviaux, parfois de ver très rude et de la sécheresse récente. Des déplacements hauts plateaux, autant d’aires culturelles différenciées mais de population du fait de la faim sont donc à prévoir en cours inter-communicantes. Ce pays a une certaine cohérence géo- d’année. graphique mais aussi une grande diversité culturelle qui nous Il nous faut évoquer les choix politiques. Il faut constater le amène à parler de sociétés afghanes au pluriel. Son histoire renforcement de l’aide militaire dont le coût représente pour est marquée par la tribalité guerrière et offensive. L’Afgha- le France l’équivalent de cinq années d’aide humanitaire. Il nistan signifie « pays des Pachtounes », nom de cette ethnie faut également dénoncer l’insuffisance de la promotion de la conquérante qui a autrefois réussi à bâtir un empire avant société afghane au regard d’une présence étrangère omnipré- de limiter ses appétits expansionnistes et sa suprématie. Ces sente et financièrement très coûteuse. tensions, ces rivalités constructives ont toujours caractérisé Par ce colloque, les ONG présentes en Afghanistan souhai- tent évoquer l’actualité sociale de ce pays, les dynamiques et Petite fille au cahier. «Il est primordial de renforcer l’enseignement pour que les jeunes les attentes qui l’animent. Nous avons voulu donner en prio- Afghans ne reçoivent pas pour seule éducation des vérités préétablies». Photo Solidarités rité la parole aux Afghans qui seront présents dans chacune de nos tables rondes. Merci à Madame Sima Samar et à tous nos amis afghans d’ici et de là-bas pour leurs témoignages qui vont enrichir cette rencontre. Merci à Monsieur Barnett Rubin et à tous les experts qui vont donner autorité à ce col- loque. Merci au Docteur Assad Omer, ambassadeur d’Afgha- nistan en France, et à Monsieur Régis Koetschet, ancien am- bassadeur de France en Afghanistan, pour leur présence qui honore cette initiative des ONG françaises. * Responsable des Missions Afghanistan de Médecins du Monde Photo A. Marigo 4 Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
la société afghane. Ce pays est également au carrefour de courants idéologiques très forts (marxisme, islamisme), qui ont souvent été réduits à des préceptes simplifiés. Pendant plusieurs années, l’Afghanistan a été privé d’un véritable développement intellectuel. Il est primordial de renforcer l’enseignement pour que les jeunes Afghans ne reçoivent pas pour seule éducation des vérités préétablies ni des mots d’ordre, pour faire prévaloir le délibératif, le consensuel et le constructif sur l’injonctif et le coercitif. La solution militaire n’est pas le remède aux maux afghans. La paix ne peut être gagnée que par une action rigoureuse sur la société, par la construction sociale et économique. L’éco- Jeunes femmes en formation. « Les droits des femmes, inexistants dans de nombreuses provinces, ne sont pas une priorité de l’agenda politique ». Photo Banque mondiale nomie doit changer de nature. Il faut promouvoir la création et la répartition la plus égale possible des richesses. Les lois doivent être élaborées par les sujets plutôt qu’imposées de En 2001, la communauté internationale intervient et fait l’extérieur. Il s’agit là des conditions d’une paix durable en nombre de promesses, à la tête desquelles la sécurité, la ré- Afghanistan. Il y a aujourd’hui de nombreuses opportunités duction de la pauvreté et le développement des services so- car la société afghane, particulièrement jeune, est en voie ciaux. Aujourd’hui, les attentes de la population sont nom- d’évolution. breuses. Malgré les réformes du gouvernement Karzaï, de nombreuses faiblesses entachent différents secteurs. L’enjeu Mais aujourd’hui la communauté internationale agit-elle en de la sécurité reste une priorité dans ce contexte et la situa- ce sens ? L’aide internationale se révèle inefficace, inadaptée tion tend à s’aggraver. L’Afghanistan subit aujourd’hui une et incohérente. On prétend aider à la bonne gouvernance, mais à deux attaques-suicides par jour. En dehors d’une minorité les ministères établis reproduisent des schémas de rivalité et extrêmement riche, force est de constater que la population ne communiquent pas entre eux. Le gouvernement afghan ne cesse de s’appauvrir. En termes de développement des ser- n’utilise pas l’ensemble des crédits mis à sa disposition par la vices sociaux, même si des infrastructures se reconstruisent communauté internationale, ce qui pose question : il devrait et des projets d’envergure se mettent en place, ils demeurent être aidé pour en optimiser l’utilisation. Les grands travaux le bénéfice des personnes aisées. Pour ce qui est de l’éduca- profitent à la population certes, mais ne donnent pas lieu aux tion, des améliorations sont à noter, mais plus de 50 % des créations d’emploi qu’on pouvait en attendre, et beaucoup enfants, dont une majorité de filles, n’ont toujours pas accès à de main d’œuvre étrangère est importée. Plus globalement, l’école. Or nous savons que le manque d’éducation et la pau- les incohérences de l’aide en Afghanistan illustrent bien des vreté sont facteurs d’extrémisme, autant d’enjeux à prendre malaises propres à la civilisation contemporaine. en compte au plus vite. Dans le domaine de la santé, le pays manque cruellement de médecins, particulièrement de fem- * Président de MADERA mes. Malgré quelques progrès, la justice et la police souffrent de graves lacunes, notamment dans le domaine de la repré- sentation et de la défense des femmes, et n’ont pas gagné la confiance de la population. Les mécanismes judiciaires sont à peine en place et souvent gérés par des personnes illettrées. Le vécu Une grande défiance persiste entre le gouvernement et la po- pulation. Certains des acteurs de la violence passée, respon- du peuple afghan sables de nombreuses exactions, sont encore au pouvoir, ce qui ne fait qu’aggraver le manque de confiance et creuser un fossé. Même si le Parlement se compose de 25 % de femmes grâce à un système de quotas, les droits des femmes, inexis- Sima SAMAR* tant dans de nombreuses provinces, ne sont pas une priorité de l’agenda politique. Si l’Afghanistan n’a jamais été un pays riche et développé, Le problème afghan est un défi global qui ne pourra être traité les hommes parvenaient à survivre et se sentaient en sécurité que sur la durée. Les investissements de la communauté in- avant que n’interviennent les Soviétiques. Depuis le coup ternationale doivent prendre en considération les besoins des d’Etat de 1978, la « sécurité humaine » s’est érodée. Le passé populations et non les envies des donateurs. Une bonne coor- n’était certes pas idyllique. Il y avait de la corruption, de la dination entre la communauté internationale et le gouverne- violence, un manque de liberté d’expression et de la produc- ment national doit être assurée. Celui-ci doit être davantage tion d’opium, mais rien à l’échelle d’aujourd’hui. La société soutenu et promu. Des mécanismes de suivi et d’évaluation afghane demeurait traditionnelle même si une frange d’extré- doivent être établis. Evitons les « fausses bonnes solutions misme se développait progressivement. » telles que la création de milices, mais investissons dans Après la chute des Soviétiques la communauté internationale le système judiciaire, dans des stratégies à long terme pour a laissé les Afghans se battre entre eux. Les Tâlebân, promet- construire une force armée nationale. Les projets de déve- tant de garantir la sécurité et le désarmement des différents loppement doivent s’étendre sur tout le pays car la pauvreté groupes, ont eu dans un premier temps le support d’une par- génère le terrorisme, et pour cela l’Afghanistan a toujours tie de la population. Mais cela n’était que mensonge. Les Tâ- besoin des ONG. lebân sont aujourd’hui connus pour leurs crimes contre leur peuple. Soviétiques, modjahedin, Tâlebân, tous ont concouru * Présidente de la Commission indépendante des Droits de l’Hom- à la perte de liberté et de dignité des Afghans. me d’Afghanistan Les Nouvelles d’Afghanistan n°123 5
1 La société afghane aujourd’hui Les vulnérabilités Peggy PASCAL* Des vulnérabilités aux causes structurelles ou conjoncturelles • Problème d’accès à l’eau ; érodent les capacités de résilience des populations afghanes. • Problèmes majeurs de santé en hiver (pneumonies) ; Aujourd’hui, nous estimons que le taux de personnes dites • Urbanisation galopante ; vulnérables s’élève à 80 % de la population. Sept ans après • Pas d’Etat de droit – corruption généralisée et justice dé- l’élection d’Hamed Karzaï, les vulnérabilités ont augmenté et faillante. avec elles le mécontentement du peuple. Mais avant tout, qu’entend-on par « vulnérabilité » ? Selon la Les vulnérabilités sont aussi le fait de la nature (catastro- définition proposée par la Fédération Croix Rouge et Crois- phes naturelles récurrentes, comme les sécheresses de 2001 sant Rouge : “sont vulnérables ceux qui sont le plus exposés et 2006, les inondations, etc.), des conflits et de l’insécurité. à des situations qui menacent leur survie ou leur aptitude à Elles varient selon l’age, le genre, l’insertion dans le ré- vivre avec un minimum de sécurité sociale et économique et seau social, le niveau d’éducation, la taille de la famille et de dignité humaine”. La vulnérabilité correspond à l’incapa- le sexe des enfants. La vulnérabilité peut s’accroître au sein cité de faire, au fait de ne pas avoir de choix possible. Si les même de la famille dès lors que l’on a beaucoup d’enfants à pauvres sont vulnérables, les vulnérables ne sont pas toujours charge, un seul revenu ou lorsque les enfants ne sont que des pauvres. Les vulnérabilités peuvent être sociales. Elles créent filles et qu’il n’est alors pas possible de les faire travailler. un cercle vicieux dans lequel les individus n’arrivent plus à Les plus vulnérables2 sont ceux qui manquent de ressources faire face, à se défendre. On est vulnérable « vis-à-vis » de matérielles et/ou de protection sociale, qui vivent dans des quelque chose. La vulnérabilité n’est pas figée, elle varie dans zones défavorisées, dans les zones d’insécurité et de conflits, le temps et dans l’espace. En parallèle, il est très important de en marge de la société ou qui sont victimes de ségrégation comprendre les capacités de résilience des populations. (principalement les femmes). Des éléments structurels sont facteurs de vulnérabilités. On peut percevoir les gros écueils de l’Afghanistan en citant La situation socio-économique en quelques chiffres … quelques chiffres : • 73% des Afghans pensent que leur situation est pire aujourd’hui qu’il y • 7% de la surface nationale est cultivable (seulement 4% en a quelques années (NRVA, 2005) ; terres irriguées / une saison de culture très courte / de gros • 44% de la population est en insécurité alimentaire chronique (NRVA, problèmes d’inaccessibilité) ; 2005) (augmentation de 75% du prix des aliments de base cette année • Peu d’emplois (majorité de journaliers ; beaucoup vivent (WFP, 2008) ; avec un à deux dollars par jour pour nourrir leur famille) ; • L’espérance de vie est de 43 ans (42 ans pour les femmes) (NRVA, • Augmentation de la population et baisse concomitante des 2005) ; ressources disponibles ; • 60 à 80% des mariages sont des mariages forcés (UNICEF, 2003) ; • Insécurité alimentaire majeure, augmentation des prix des • 1 femme sur 11 meurt enceinte ou en accouchant (UNICEF, 2005) ; denrées alimentaires de base 1; • 1 enfant sur 5 meurt avant l’âge de 5 ans (UNICEF, 2005) ; • 69% de la population n’a pas accès à l’eau potable (36% en ville et Action de Solidarités : l’accès à l’eau potable. « 69% de la population n’a pas accès à l’eau 74% en zones rurales) (NRVA, 2005) ; potable «. Photo Solidarités • Le taux d’alphabétisation est l’un des plus bas du monde : 31% (20% pour les femmes et 40% pour les hommes) (NRVA, 2005) ; • Une grande détresse psychologique …conséquence de la guerre, des conditions de vie Ces données sont à mettre en perspective avec d’autres chif- fres qui se passent de commentaires : alors que 100 millions de dollars sont dépensés par jour par l’armée américaine pour faire la guerre, 7 millions sont dépensés par l’ensemble des donateurs pour l’aide par jour. Les vulnérabilités et la pauvreté vont souvent de pair en Afghanistan. Seuls des programmes à long terme basés sur une compréhension fine des besoins réels des populations et de leurs capacités pourront, à terme, en venir a bout … * Directrice du bureau du Groupe URD en Afghanistan entre 2004 et 2007 1-Le prix de la farine a récemment doublé. La majeure partie des revenus se trouve absorbée par l’achat de ce produit de base. 2-Adapté de Who are the most vulnerable? Rapport du Research and Plan- ning Department de la Croix-Rouge britannique, page 59, décembre 1995. 6 Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
La société rurale Alain de BURES* S’intéresser à la société afghane, c’est avant tout comprendre petit-fils) que transversale (d’oncle à neveu, de frère à frè- les différentes « nationalités », la multiplicité des sociétés re, etc.). Il n’y a pas de stabilité sociale systématique par la traditionnelles, leurs spécificités linguistiques, historiques, transmission de l’autorité patrilinéaire de primo-géniture. Le culturelles et parfois religieuses. concept de patrimoine, au sens occidental, est très peu admis 80 % de la population afghane est rurale et a tendance à se dans la société. L’histoire de la lignée joue peu. Chacun cher- spécialiser. Les sociétés à élevage dominant évoluent diffi- che à montrer que ce qu’il possède vient de lui et à se mettre cilement. La production majeure détermine la physionomie en avant. La présence physique du patriarche est une garan- culturelle et sociale du groupe. Là où l’agriculture est fa- tie de la stabilité du groupe. Après sa disparition, on reste vorisée par une irrigation facile, la société est souvent d’un en indivision pour éviter la parcellisation, mais l’indivision meilleur niveau d’éducation (Laghmân, Nangarhâr, Chamâ- éclate au moment des mariages des petits-enfants. La parcel- li). L’évolution des choix en matière de cultures (des céréa- lisation est donc inévitable et avec elle le déclin du clan. Mais les au maraîchage, du maraîchage à l’arboriculture fruitière) son redressement social peut être obtenu lors du mariage des marque une évolution culturelle et une tendance à la stabilité filles. C’est le moyen de sceller des alliances avec un clan sociale de la population concernée. L’ouverture des voies de puissant. communication nouvelles est le tout premier vecteur favo- risant ces évolutions dans les zones rurales n’ayant pas eu tendance à l’exode. L’éducation ne porte pas L’endettement est une plaie de la société rurale. Elle accentue la difficulté d’investir en outils de production. Les dispositifs à la critique Cette légitimité de l’autorité et de la hiérarchie se reflète dans de microcrédit échouent faute de remboursements possibles. l’éducation. Dès l’enfance il est mal vu de commenter un or- Il est important de prendre en considération la façon dont la dre ou de donner un avis qui pourrait passer pour une critique. société rurale est structurée. La structure familiale de forme Même dans les établissements modernes, l’enseignement est patriarcale modèle la structure sociale. Tout est basé sur le religieux, ex-cathedra et professé « par cœur ». Il n’y a pas pouvoir du père géniteur, distributeur et dominant. La hié- d’incitation à l’expression personnelle ni à la participation rarchie est très formaliste et ostensible au sein de la famille. des élèves. Le système éducatif n’est pas favorable à la li- Les membres d’une même famille parlent souvent peu entre bération des esprits et à l’ouverture. Cela n’empêche pas les eux. Il n’y a pas de système établi pour la transmission du commentaires et encourage une certaine dissimulation. L’es- pouvoir, qui peut être autant verticale (du père vers le fils et prit critique est dangereux. En guise d’échappatoires, certains reconstruisent des qawm Séchage des abricots. « 80% de la population afghane est rurale et a tendance à se spécialiser «. Photo Solidarités parallèles, pour échapper au qawm naturel, où il y a plus de possibilité de reconstituer ou de s’intégrer dans une hié- rarchie davantage favorable à ses ambitions. Une ONG, un parti politique, un groupe d’anciens étudiants, une choura, etc. sont autant de terrains propices à la constitution de ces qawm parallèles. Mais ils n’ont pas l’autorité de principe dont est revêtu le géniteur, donc on a d’autant moins de vergogne à leur faire défaut si l’on n’y trouve pas son compte. Les répercussions de l’exil n’ont pas encore toutes été analy- sées. Les vagues d’exode et l’intrusion des étrangers depuis des décennies (Soviétiques, humanitaires, troupes occiden- tales, antennes paraboliques, Tâlebân, fascination de l’Occi- dent etc.) ont ajouté une grande confusion dans la multiplicité des sociétés traditionnelles d’Afghanistan. Les appels d’offre touchant à la reconstruction ne tiennent pas assez compte de l’évolution rapide de la société. Ils sont avant tout conçus de manière technocratique, ce qui contraint de passer un temps considérable devant l’ordinateur au détriment d’une présence sur le terrain auprès des populations. Il n’y a aucune solution préfabriquée si ce n’est suivre les évolutions et y répondre presque au jour le jour. * Conseiller technique santé animale (Madera) 1- Le qawm est le groupe social dont on fait partie au-delà de la famille. Les Nouvelles d’Afghanistan n°123 7
La situation humanitaire aujourd’hui Bertrand BREQUEVILLE* Presque sept ans après la chute des Tâlebân et malgré la vo- chées. Des pertes importantes ont également été enregistrées lonté affichée de la communauté internationale de mettre au niveau du cheptel, avec plus de 300 000 têtes décimées l’Afghanistan sur les rails du développement, un grand nom- par le froid ou le manque de fourrage. Aussi conséquent soit- bre de besoins humanitaires persistent dans la quasi-totalité il, ce chiffre représente une portion plutôt mince du cheptel du pays. national. Mais les pertes ont été localement très importantes, notamment dans les provinces les plus affectées de l’ouest, Tout d’abord, quelques chiffres1 qui, même s’ils peuvent pa- ce qui signifie encore plus de décapitalisation pour un grand raître quelque peu rébarbatifs, illustrent assez bien la situa- nombre de familles vulnérables. tion humanitaire actuelle. L’Afghanistan reste le cinquième L’Afghanistan connaît depuis le début de l’année 2007 une pays le plus pauvre du monde. Plus de 60% de la population inflation importante des prix des denrées alimentaires, qui vit en dessous du seuil d’extrême pauvreté, c’est-à-dire avec affecte principalement le blé et la farine de blé – le pain étant moins d’un dollar par jour. Le taux de malnutrition chroni- l’aliment de base pour une vaste majorité d’Afghans – ainsi que avoisine les 50%. Malgré des progrès indéniables dans certains secteurs depuis 2001, l’accès aux services sociaux « L’Afghanistan ne parvient pas à atteindre l’autosuffisance alimentaire. Après une sécheresse de base reste limité. Ainsi, seuls 64% des urbains et 26% des qui a fait son retour en 2008, il apparait à peu près évident qu’une aide alimentaire ruraux ont accès à l’eau potable. Cette apparente meilleure massive sera nécessaire d’ici la fin de l’année au plus tard «. Photo Solidarités situation dans les villes ne doit pas masquer la réalité des nombreuses zones d’habitat informel qui accueillent un grand nombre de réfugiés rentrés d’Iran ou du Pakistan (les fameux returnees) et de déplacés. Seulement 2,6 millions d’Afghans ont accès à l’assainissement. Malgré le programme du Basic Package of Health Services qui a indéniablement permis de poser les fondations nécessaires à une meilleure couverture, l’accès aux soins de santé reste insuffisant, notamment pour les femmes et les enfants. Les taux de mortalité infantile et maternelle restent malheureusement parmi les plus élevés au monde, avec respectivement 257 morts avant l’âge de cinq ans pour 1000 naissances vivantes et 1600 morts pour 100 000 naissances vivantes. Il convient néanmoins de préciser que les récents programmes de santé ont permis à l’Afgha- nistan de réduire son taux de mortalité infantile de 25% de- puis 2001. Le secteur de l’éducation a aussi connu d’énormes progrès. La conséquence directe de ces difficiles conditions d’accès aux services sociaux de base est une espérance de vie qui dépasse à peine les 43 ans. Quelques nouveaux facteurs agravants Il s’agit là de données si l’on peut dire « globales », mais les besoins humanitaires ont également été influencés par l’actua- lité marquée par trois éléments importants : les conséquences du dernier hiver, l’inflation des prix des denrées alimentaires et le retour, ou plutôt l’accentuation, de la sécheresse. Le dernier hiver a probablement été le plus rigoureux que l’Afghanistan ait connu au cours des vingt ou trente derniè- res années. Les derniers bilans officiels faisaient état de 1300 personnes mortes de froid et de plusieurs centaines de person- nes ayant dû subir des amputations des membres inférieurs en raison d’importantes engelures. Ce sont les provinces de l’ouest (Herat, Badghis…) qui ont été le plus sévèrement tou- 8 Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
que le riz. Il s’agit bien sûr d’un phénomène mondial, qui, fuyant les combats dans la zone de Sangin. En ce moment en Afghanistan, est exacerbé par un certain nombre de fac- même (fin mai), des déplacements continuent d’être rappor- teurs régionaux ou nationaux, comme la situation dans les tés dans la province de l’Helmand où près de 6000 personnes pays limitrophes, l’insécurité sur les routes qui fait grimper se sont rapprochées de la capitale provinciale afin de fuir les les prix de transport, etc. L’attitude des pays voisins (réduc- combats dans le district de Garmser. tion des exportations, mise en place de taxes…) est d’autant Tous ces nouveaux déplacés viennent grossir les rangs de dé- plus regrettable que l’Afghanistan a toujours été et reste dé- placés plus anciens. Aujourd’hui, le problème des déplacés pendant des importations pour subvenir à ses besoins alimen- est un problème délicat sur le plan politique et les autorités taires. Même au cours des bonnes années – comme en 2007 afghanes sont très souvent dans le déni de la réalité. Dès lors, avec une production céréalière de 5,6 millions de tonnes –, il est difficile d’avoir des chiffres précis, mais on peut donner l’Afghanistan ne parvient pas à atteindre l’autosuffisance ali- une fourchette large entre 150 000 et 300 000 individus, prin- mentaire, les besoins nationaux étant estimés à 6.1 millions cipalement dans des provinces comme Herat et Kandahar, de tonnes. ou, dans une moindre mesure, Farah et Nimroz. Il s’agit là En glissement annuel, l’inflation atteint pour les produits ali- de provinces dont l’accès est de plus en plus restreint pour mentaires des taux allant de 70 à 100% selon les régions. les ONG. Le phénomène semble s’être accéléré récemment, avec une La problématique des déplacés constitue une bonne transi- inflation de 75% sur les trois derniers mois. Pour un nombre tion vers une problématique similaire, qui est celle des re- grandissant de familles, la situation devient intenable. On es- turnees. Le plus gros des retours d’Iran et du Pakistan s’est time que plus de 60% du budget des ménages pauvres passe produit entre 2002 et 2003. L’absorption, à l’époque, a pu se désormais dans l’achat du pain. Le prix du pain varie en ce faire grâce une aide humanitaire appropriée (ECHO, HCR, moment entre 10 et 12 Afghanis la pièce, soit environ 13 et ONG…). Aujourd’hui, le HCR estime qu’il reste entre 1,5 et 15 centimes d’euro alors qu’il valait la moitié l’an dernier. 2 millions de réfugiés afghans au Pakistan et environ un mil- A cela s’ajoute la sécheresse qui fait son grand retour en lion en Iran. Côté pakistanais, nous assistons à la fermeture 2008. L’hiver rigoureux, très froid, n’a pas été synonyme de camps, fermeture programmée de longue date, comme de chutes de neige abondantes, en tout cas pas partout. Un c’est le cas pour le camp de Jalozai. Cette fermeture étant dégel extrêmement rapide à la fin du mois de février et un planifiée, le HCR pense pouvoir gérer la situation. Il s’attend mois de mars particulièrement sec ont fini d’aggraver la si- quand même à entre 200 et 350 000 returnees suite à ces tuation. FEWSNET2, la FAO et le ministère de l’Agriculture fermetures. D’après le HCR, ils devraient se rendre principa- craignent une mauvaise récolte, même s’ils ont pour l’instant lement dans les provinces de Nangarhar et de Paktya, ainsi du mal à quantifier quel pourra être le niveau de production. que dans celles de Koundouz et Kaboul dans une moindre Mais il apparaît à peu près évident qu’une aide alimentaire mesure. massive sera nécessaire d’ici la fin de l’année au plus tard. La situation est potentiellement plus inquiétante du côté ira- La hausse des prix, conjuguée avec les perspectives de mau- nien. Il n’y a quasiment plus de retours volontaires assistés vaise récolte, entraîne une hausse de l’insécurité alimentaire par le HCR. Les risques de déportations massives – ne se- ou des risques d’insécurité alimentaire dans les prochains rait-ce que ponctuellement comme ce fut le cas entre avril et mois. FEWSNET estime que 21 des 34 provinces afghanes mai 2007 avec plusieurs milliers de familles déportées d’Iran expérimenteront des conditions d’insécurité alimentaire mo- vers la province de Nimroz – sont réels, même s’ils sont ex- dérée à haute d’ici le mois de juin. Dans certaines provin- trêmement difficiles à quantifier du fait du manque total de ces, comme celle de Ghor, on a pu observer une diminution transparence de la part des autorités iraniennes. de 3 à 2 du nombre de repas quotidiens. Les mécanismes de Les besoins des returnees sont importants : habitat, eau, as- survie d’un grand nombre de familles (endettement, décapi- sainissement… Ils doivent être pris en compte et couverts talisation…) sont en train de s’éroder. A noter aussi que les afin d’éviter notamment les conflits avec les populations hô- migrations économiques vers l’Iran et, dans une moindre me- tes. sure, le Pakistan deviennent plus compliquées, ce qui aura également un impact sur l’économie des ménages les plus En conclusion, les besoins humanitaires restent conséquents. vulnérables. Il est important que les ONG humanitaires ou dites d’urgen- ce soient en mesure de maintenir une capacité d’intervention Les « déplacés » en Afghanistan afin de répondre à ces besoins dans le respect des principes humanitaires de base (indépendance, impartia- Depuis le mois d’avril, quelques déplacements de population lité, neutralité). Le développement économique est illusoire sont observés. Certes, ces déplacements économiques ou cli- tant qu’une large frange de la population afghane ne mangera matiques ne sont pas massifs. Pour l’instant, on parle tout au pas à sa faim ou n’aura pas un accès minimum aux services plus de quelques centaines de familles qui quittent les campa- sociaux élémentaires. Il est essentiel que des mécanismes gnes pour se rapprocher des centres urbains dans un nombre financiers dits d’urgence soient maintenus pour encore quel- limité de provinces (Badakhchan, Balkh, Zaboul, Helmand ques années en Afghanistan. et Kandahar). Néanmoins le phénomène risque de prendre de l’ampleur et doit être surveillé de près. On se souvient qu’en * Chef de mission en Afghanistan. Action Contre la Faim 2001, des villes comme Mazar-e Charif avaient d’abord attiré quelques centaines de déplacés avant que la ville ne compte plusieurs camps totalisant des dizaines de milliers de person- 1- Ces chiffres proviennent pour la plupart d’institutions telles que la Ban- nes. que Mondiale, les Nations unies ou certains ministères afghans. 2- FEWSNET: Famine Early Warning System Network. C’est un program- Aux déplacés économiques ou climatiques s’ajoutent ceux me de surveillance de la sécurité alimentaire financé par USAID et mis en fuyant les combats, principalement dans le sud du pays. Du- place dans un certain nombre de pays dont l’Afghanistan. Il sert à assurer le rant tout l’hiver, Kaboul a attiré des familles de l’Helmand suivi de certains indicateurs (météo, prix, macro-économie...). Les Nouvelles d’Afghanistan n°123 9
2 Les malaises de la société afghane L’Etat afghan dans dix ans Barnett R. RUBIN* Si j’avais écrit en 1998 un article sur ce que deviendrait afghanes ou exploiter ses faiblesses l’une contre l’autre, ce l’Etat afghan au cours des dix années suivantes, j’aurais en- qui a fait que l’Etat afghan n’a été que peu contesté sur la visagé plusieurs scénarios. Evidemment celui qui s’est effec- scène internationale et a permis la séparation des puissances tivement déroulé aurait manqué. Les événements depuis lors rivales par un Afghanistan neutralisé. ont rendu les prévisions encore plus difficiles. L’histoire de 2- Une population désarmée, démobilisée, isolée, sans orga- l’Afghanistan ces 35 dernières années s’est traduite par la fin nisation politique, qui s’adonne essentiellement à des acti- de son rôle d’Etat tampon coupé du monde. L’Afghanistan vités de subsistance, entraînant un faible niveau d’exigence n’est plus un pays qui empêche les conflits, mais un espace interne et de contestation de l’Etat. qui les favorise. Il y a dix ans, l’Afghanistan était le siège 3- Des subsides internationaux versés exclusivement à l’Etat d’un conflit de faible intensité entre les Tâlebân et l’Alliance pour lui permettre de financer les forces de sécurité néces- du Nord, mais aussi le théâtre du conflit indo-pakistanais, saire pour cet environnement caractérisé par des menaces de de l’affrontement entre sunnites et chiites, et jusqu’à un cer- faible importance. tain point de la concurrence entre les Etats-Unis, l’Iran et la Russie au sujet du trajet de pipelines. Tous ces conflits n’ont Les événements du 11 septembre ont illustré à la fois que fait que s’aggraver, alors que l’Afghanistan est aujourd’hui l’Etat afghan était faible, qu’il n’était plus intégré à la com- au cœur de la « Guerre contre le terrorisme », cette confron- munauté internationale, et que son territoire abritait désormais tation mal définie entre les Etats-Unis et les mouvements is- le centre d’un réseau mondial hautement organisé de violence lamistes mondiaux ; du conflit entre l’OTAN et la Russie ; politique. La réaction des Etats-Unis a été d’abattre le gou- de la confrontation entre les Etats-Unis et l’Iran ; de la lutte vernement faible des Tâlebân et d’appeler les Nations unies à interne au Pakistan pour l’avenir de ce pays ; et l’un des prin- tenter de faire revivre l’Etat afghan. Mais dans les conditions cipaux foyers d’une insurrection transnationale qui s’étend actuelles, cette dernière politique était vouée à l’échec. au Pakistan et à l’Afghanistan, et qui est liée à Al_Qaïda. Les relations de l’Afghanistan avec le système international Tout ceci va de pair avec un élargissement des clivages ethni- ont connu une évolution décisive. La quasi-totalité des gran- ques, tribaux, régionaux et religieux qui ont toujours marqué des organisations internationales et des Etats influents se sont la politique afghane. engagés en Afghanistan, si bien que d’innombrables autres conflits, aux causes extérieures, sont apparus en Afghanis- Un pays déstabilisé tan: 1- La «guerre contre le terrorisme», menée par les Etats- S’il semble improbable que l’Afghanistan revienne à l’épo- Unis: selon l’administration Bush, elle vise non seulement que où il était isolé du reste du monde, c’est parce que tous à la destruction d’Al-Qaida, mais aussi à l’élimination des les éléments qui lui ont permis de survivre dans une relative organisations ou des Etats qui abritent ou soutiennent les « stabilité pendant près d’un siècle ont disparu : population terroristes ». vivant en vase clos dans des vallées reculées, ayant peu de 2- Le conflit indo-pakistanais : le Pakistan cherche à éliminer liens avec le monde extérieur, disposant de quelques armes l’influence indienne en Afghanistan, qu’il considère comme légères et privée de toute organisation sinon au niveau local; faisant partie de son périmètre de sécurité, tandis que l’Inde gouvernement subventionné par des grandes puissances et considère que sa présence en Afghanistan est essentielle pour reconnu comme légitime par l’ensemble de ses voisins ; et pouvoir contrôler le Pakistan sur ses arrières. économie fondée sur une agriculture et un élevage de sub- 3- Le conflit sunnites/chiites : l’Arabie saoudite et l’Iran sont sistance, des poches réduites d’agriculture commerciale et le en compétition pour la première place dans le monde islami- commerce. que. Ils ont tous deux des alliés en Afghanistan. Le territoire de l’Afghanistan actuel n’a jamais été contrôlé 4- Les relations entre les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN: par un Etat sans que les forces de sécurité de celui-ci ne bé- ceux-ci, qui s’opposaient à la guerre en Irak, ont accepté néficient d’une aide internationale et il s’est effondré à plu- d’envoyer des troupes en Afghanistan. Maintenant, cet enga- sieurs reprises en raison d’invasions ou de contestations. La gement même contribue à la dégradation de leurs relations. stabilité d’un tel Etat demanderait, au minimum, un niveau 5- Les relations de la Russie avec les Etats-Unis et l’OTAN : de revenus et de légitimité suffisant pour recruter et mainte- la Russie soutient la guerre et les sanctions contre les Tâlebân nir des forces de sécurité capables de faire face au degré de et Al Qaïda, mais elle ne veut pas d’un déploiement perma- menaces auxquelles l’Etat est confronté. Dans l’environne- nent de l’OTAN en Afghanistan. ment actuel, celles-ci sont naturellement d’un degré élevé. 6- Le conflit Etats-Unis/Iran : les Etats-Unis et l’Iran ont œu- Depuis que les frontières de l’Etat afghan ont été délimitées vré ensemble pour renverser les Tâlebân et amener au pouvoir de manière à ce qu’il serve d’Etat tampon entre les empires le gouvernement afghan actuel, mais l’administration Bush a britannique et russe au 19ème siècle, les éléments clés de rejeté les ouvertures de l’Iran. Celui-ci a fourni de l’aide aux stabilité y sont les suivants : insurgés pour mettre Washington en garde contre les consé- 1- Accord entre les grandes puissances (qui étaient aussi des quences qu’aurait une agression contre l’Iran. puissances régionales) pour ne pas s’ingérer dans les affaires Dans ces conditions, le nombre de parties prenantes est trop 10 Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
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