La société afghane : quelles dynamiques? - AFRANE

 
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La société afghane : quelles dynamiques? - AFRANE
Vingt-neuvième année
                                           N°123
                                    Novembre 2008
                                         (4e trimestre)

                 Les Nouvelles
                                                6 Euros

                 d’AFGHANISTAN

                                 SPECIAL

                 La société afghane :
ISSN 0249-0072

                    quelles dynamiques?
La société afghane : quelles dynamiques? - AFRANE
Editorial                                                          Les Nouvelles
                                                                       d’Afghanistan
Soutenir
les dynamismes                                                                   SOMMAIRE N°123
                                                                                 La société afghane :

C      e numéro des Nouvelles d’Afghanistan est particulier. Il
est consacré à la publication des interventions faites au cours
                                                                                quelles dynamiques?
                                                                    INTRODUCTIONS
                                                                    Etre la voix des sans voix, par Guy CAUSSE                   4
du colloque organisé le 22 mai dernier par la quasi totalité        Présentation des enjeux, par Pierre LAFRANCE                 4
des ONG françaises. Ce colloque avait pour but de dresser           Le vécu du peuple afghan, par Sima SAMAR                     5
une sorte de tableau de la situation en Afghanistan à partir        1- LA SOCIETE AFGHANE AUJOURD’HUI
de l’expérience des ONG et des contributions de personna-           Les vulnérabilités, par Peggy PASCAL                          6
lités afghanes d’horizons divers, mais engagées dans la re-         La société rurale, par Alain De BURES                         7
                                                                    La situatuion humanitaire aujourd’hui
construction. Il s’agissait aussi de rédiger des « recomman-        par Bertrand BREQUEVILLE                                      8
dations» destinées à la Conférence de Paris du 22 juin sur          2- LES MALAISES DE LA SOCIETE AFGHANE
la reconstruction de l’Afghanistan. L’ensemble des textes ici       L’Etat afghan dans dix ans, par Barnett R. RUBIN             10
réunis fournit ainsi une riche documentation sur l’état actuel      La drogue, par Alain LABROUSSE                               12
                                                                    La corruption, par Yama TORABI                               14
des problèmes rencontrés par le pays. Ni les ombres ni les
                                                                    3- QUEL ETAT,
dynamismes de la société afghane ne sont occultés, mais
                                                                    QUELLES GOUVERNANCES?
l’ampleur des problèmes à surmonter apparaît nettement.             Limites et écueils de la construction politique
Les ONG françaises ont depuis continué leur travail de              par Abdel-Ellah SEDIQI                                       16
concertation et de réflexion. Elles ont contribué au débat na-      Articulation état-société : le cas d’une province de l’Est
                                                                    par Marjan KAMAL                                             16
tional sur l’action française en Afghanistan. Elles ont été re-     L’articulation entre sociétés locales et programmes
çues par le ministre français des Affaires étrangères. Elles ont    de développement, par Elsa PIOU                              19
souligné avec beaucoup d’autres l’évidence que la solution          La justice et la réforme du système judiciaire
                                                                    par Nadjibullah DJANBAZ                                      21
en Afghanistan ne pouvait pas être seulement militaire et que
                                                                    4- L’ACTUALITE DE LA RECONSTRUCTION
la France devait faire beaucoup plus dans le domaine civil.         Quelques aspects de la reconstruction, par Etienne GILLE     22
Elles continuent d’agir avec ténacité et courage auprès des         Tour d’horizon des secteurs de la reconstruction
populations qui leur manifestent fréquemment leur sympathie.        par François GRÜNEWALD                                       24
                                                                    Le développemenr du secteur de la santé, par Dr ASHRAF       27
Et elles rappellent constamment leur indépendance.                  La place des humanitaires dans la phase actuelle
Vue d’Afghanistan où je me trouve au moment où j’écris ces          par Gilles DORRONSORO                                        28
lignes la situation est loin d’être simple. Mais les personnes      Les humanitaires en Afghanistan, par Alain BOINET            29
rencontrées ne sont pas aussi pessimistes qu’on pourrait le         5- LES ASPIRATIONS DE LA SOCIETE AFGHANE,
                                                                    SES ATTENTES
croire en Europe. Il est évidemment trop tôt pour en juger de       La justice: une question centrale, par Amin WARDAK           32
manière définitive mais certains pensent que la sécurité est        Faire de la diversité afghane une nation, par Karim PAKZAD   32
meilleure à Kaboul depuis que les forces afghanes en assu-          Interroger les jeunes, par Hommayoun TANDAR                  33
                                                                    D’énormes progrès et un plan de route, par Dr. Assad OMER    34
rent le contrôle. Mieux informées, moins nerveuses peut-être?       Rendre mieux compte de l’afghanité, par Régis KOETSCHET      35
Si ceci se trouvait confirmé, ce serait une nouvelle encoura-       CONCLUSIONS                                                  36
geante.
Je suis heureusement surpris par le dynamisme souriant
constaté lors de mes rencontres avec des acteurs de la vie          DERNIERES NOUVELLES
                                                                    Chronologie, brèves, bibliographie                           37
sociale afghane. Puis-je préciser : « notamment chez les fem-
mes » ? Ce dynamisme de certains, leur foi presque naïve            MESSAGE DES ONG FRANCAISES                                   44
que leur pays peut s’en sortir pour peu qu’on lui en laisse le
temps et que les interférences extérieures se fassent plus lé-
                                                                        Photo de couverture : Semis dans le centre de
gères, réussiront ils à contrebalancer l’inertie des autres, leur       l’Afghanistan. 7% des terres sont cultivables, 80%
corruption ou leur incompétence ?                                       de la population est rurale. Photo Solidarités
La communauté internationale doit retrousser ses manches
pour qu’il en soit ainsi.                                                                    Adresse E-mail
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                                                 Etienne GILLE
                                                   le 17 octobre
                                                                             Les Nouvelles d’Afghanistan
                                                                                16, passage de la Main d’Or -75011 Paris
             Site internet: www.afrane.asso.fr

2                                                                                             Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
La société afghane :
                  quelles dynamiques ?
                              • La société afghane aujourd’hui.
                           • Les malaises de la société afghane.
                • Limites et écueils de la construction politique : quel Etat,
                                   quelles gouvernances ?
                              • L’actualité de la reconstruction.
                   • Les aspirations de la société afghane. Ses attentes.

     Colloque du jeudi 22 mai 2008, organisé à Médecins du Monde
     par un grand nombre d’ONG françaises travaillant en Afghanistan.
        Textes rassemblés par Jeanne TAISON (Groupe URD) et Etienne GILLE

                                                                                                                      Photo A. Marigo

Ouverture
Pierre MICHELETTI*                                                connaissance du contexte afghan, afin d’identifier et de mieux
                                                                  percevoir les dynamiques de cette société, pour une meilleure
J’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue à ce colloque       intervention. Il me semble important, même si cela peut
« La société afghane, quelles dynamiques ? », co-organisé         sembler paradoxal à certains, que les ONG, caractérisées par
avec les ONG françaises présentes en Afghanistan. Nous            leur nature non gouvernementale, continuent de s’interroger
sommes très heureux d’organiser cet évènement dans le siège       quant au rôle de l’Etat et aux dynamiques sociétales.
de notre association. L’implication de Médecins du Monde          A l’issue de ce colloque, nous vous présenterons une série
est ancienne dans ce pays où de grands besoins humanitaires       de recommandations préparées en amont par les ONG
persistent.                                                       organisatrices, présentes en Afghanistan, document que nous
Il est intéressant de voir comment un savoir-faire acquis en      entendons compléter par les conclusions des différentes
France, en termes de réduction des risques auprès des usagers     tables rondes. Une fois entérinées et validées par chaque
de drogue, peut s’exporter dans le premier pays producteur        institution, ces recommandations seront présentées lors du
d’opium et d’héroïne, maintenant consommateur. Les enjeux         forum sur la société civile afghane, organisé le 24 mai 2008
liés au trafic de drogue sont considérables en Afghanistan.       par le Ministère des Affaires Etrangères.
Il est impératif de favoriser la prise en charge sanitaire et     Avant de passer la parole aux intervenants, je souhaiterais
sociale des problématiques liées à l’usage des drogues.           conclure par une note optimiste, parfaitement illustrée par la
La plupart des questions et des enjeux humanitaires               citation de Youssef Courbage et de Emmanuel Todd.
contemporains sont omniprésents en Afghanistan, avec une          « L’intégrisme n’est qu’un aspect transitoire de l’ébranlement
forte résonance géopolitique. On pensera notamment aux            de la croyance religieuse dont la fragilité nouvelle induit des
difficultés liées à l’intégration civilo - militaire croissante   comportements de réaffirmation. La coïncidence dans le
et la réaffirmation des ONG à se distinguer du « militaro-        temps d’un reflux religieux et d’une poussée fondamentaliste
humanitaire » sur le terrain et à défendre leur neutralité,       est un phénomène classique. Mise en question et réaffirmation
indépendance et impartialité. A ce titre, il est intéressant de   de l’existence de Dieu sont les deux faces d’une même réalité,
noter les résultats d’une enquête récente auprès de l’opinion     même si l’abandon de la croyance traditionnelle est l’issue
publique française, qui montre que 91 % des sondés                inévitable de l’hésitation métaphysique. Les dosages sont
considèrent que les militaires ont leur place dans l’action       divers mais l’ambivalence de transition existe toujours. Il
humanitaire. L’Afghanistan est en outre cité comme le             n’est même pas nécessaire de voyager pour en trouver des
deuxième pays représentant un danger mondial.                     exemples».
Le programme de cette journée est riche. Il vise une meilleure    * Président de Médecins du Monde

Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
                                                                                                                                  3
Introductions
Etre la voix                                                                      Présentation
des sans voix                                                                     des enjeux
Guy CAUSSE*                                                                       Pierre LAFRANCE*

Le peuple afghan donne toute sa légitimité à ce colloque. Il                      La société afghane est aujourd’hui acteur mais aussi instru-
en va de notre responsabilité d’ONG, d’experts, de grands                         ment de tensions internationales aux larges répercussions.
témoins et d’amis de l’Afghanistan d’être la voix des sans                        Sa vitalité, ses compulsions, ses inerties ont rendu le monde
voix, pour exprimer la souffrance, les interrogations et les                      perplexe. Connaître la société afghane signifie prendre la me-
déceptions de ce monde silencieux. Il nous faudra aussi dire                      sure de ses structures mouvantes, de ses contradictions, de
les progrès accomplis et le désir de voir le pays pacifié, dans                   ses blessures et de ses malaises. Il est temps de rassembler
le respect de l’identité afghane.                                                 les connaissances acquises par tous ceux qui la connaissent
De nombreuses ONG françaises sont allées à la rencontre de                        et l’observent et, ainsi, de mieux accompagner son dévelop-
l’Afghanistan et se sont inscrites dans l’histoire de ce pays. Il                 pement, d’encourager son aptitude à se transformer, et à ren-
y a 25 ans, nous étions auprès des Afghans dans ce « Royau-                       forcer ses capacités de résilience … pour qu’elle devienne
me de l’insolence » sous l’occupation soviétique, puis dans                       un acteur de la stabilité régionale et internationale, non plus
celui de la désespérance avec la guerre fratricide des mod-                       l’inverse.
jahedin. Nous étions aussi présents dans le silence sous la                       Ceci dit, que sait-on aujourd’hui de cette société ? Quelles
dictature des Tâlebân... Enfin, vint le temps de la renaissance                   sont les contradictions et les vulnérabilités qui l’exposent à
de toutes les espérances. Aujourd’hui, nous sommes heureux                        ces malaises, dont l’un des plus spectaculaires est la produc-
de participer à la reconstruction de ce pays et à la promotion                    tion de pavot et la contribution au trafic de drogue ? Quelles
de son peuple !                                                                   solutions, quels remèdes peut-elle trouver, et comment peut-
Nos diverses missions s’inscrivent dans la certitude des im-                      on l’y aider ? Comment définir les attentes, les aspirations et
menses capacités et richesses du peuple afghan à condition                        les ambitions de cette société en évolution, en interrogeant
que la communauté internationale fasse les choix stratégi-                        les sujets qui la composent ? L’aide internationale actuelle
ques convenables et assure un soutien efficace. Cependant,                        est-elle pertinente ? Autant de questions centrales qui feront
les limites imposées à notre action par la situation sont pour                    l’objet des exposés et débats d’aujourd’hui.
nous autant de souffrances. L’aide humanitaire ne parvient                        Avant de donner la parole à Mme Sima Samar, il me semble
pas aux zones non sécurisées qui sont parmi les plus pauvres                      important de résumer certains points essentiels. L’Afghanis-
et couvrent plus de la moitié du territoire. Des problèmes hu-                    tan est un espace géopolitique défini par ses cols, qui font
manitaires majeurs hypothèquent l’avenir, en raison de l’hi-                      communiquer entre eux de vastes bassins fluviaux, parfois de
ver très rude et de la sécheresse récente. Des déplacements                       hauts plateaux, autant d’aires culturelles différenciées mais
de population du fait de la faim sont donc à prévoir en cours                     inter-communicantes. Ce pays a une certaine cohérence géo-
d’année.                                                                          graphique mais aussi une grande diversité culturelle qui nous
Il nous faut évoquer les choix politiques. Il faut constater le                   amène à parler de sociétés afghanes au pluriel. Son histoire
renforcement de l’aide militaire dont le coût représente pour                     est marquée par la tribalité guerrière et offensive. L’Afgha-
le France l’équivalent de cinq années d’aide humanitaire. Il                      nistan signifie « pays des Pachtounes », nom de cette ethnie
faut également dénoncer l’insuffisance de la promotion de la                      conquérante qui a autrefois réussi à bâtir un empire avant
société afghane au regard d’une présence étrangère omnipré-                       de limiter ses appétits expansionnistes et sa suprématie. Ces
sente et financièrement très coûteuse.                                            tensions, ces rivalités constructives ont toujours caractérisé
Par ce colloque, les ONG présentes en Afghanistan souhai-
tent évoquer l’actualité sociale de ce pays, les dynamiques et                    Petite fille au cahier. «Il est primordial de renforcer l’enseignement pour que les jeunes
les attentes qui l’animent. Nous avons voulu donner en prio-                      Afghans ne reçoivent pas pour seule éducation des vérités préétablies». Photo Solidarités
rité la parole aux Afghans qui seront présents dans chacune
de nos tables rondes. Merci à Madame Sima Samar et à tous
nos amis afghans d’ici et de là-bas pour leurs témoignages
qui vont enrichir cette rencontre. Merci à Monsieur Barnett
Rubin et à tous les experts qui vont donner autorité à ce col-
loque. Merci au Docteur Assad Omer, ambassadeur d’Afgha-
nistan en France, et à Monsieur Régis Koetschet, ancien am-
bassadeur de France en Afghanistan, pour leur présence qui
honore cette initiative des ONG françaises.

* Responsable des Missions Afghanistan de Médecins du Monde
                                                                Photo A. Marigo

4                                                                                                                              Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
la société afghane. Ce pays est également au carrefour de
courants idéologiques très forts (marxisme, islamisme), qui
ont souvent été réduits à des préceptes simplifiés. Pendant
plusieurs années, l’Afghanistan a été privé d’un véritable
développement intellectuel. Il est primordial de renforcer
l’enseignement pour que les jeunes Afghans ne reçoivent
pas pour seule éducation des vérités préétablies ni des mots
d’ordre, pour faire prévaloir le délibératif, le consensuel et le
constructif sur l’injonctif et le coercitif.
La solution militaire n’est pas le remède aux maux afghans.
La paix ne peut être gagnée que par une action rigoureuse sur
la société, par la construction sociale et économique. L’éco-       Jeunes femmes en formation. « Les droits des femmes, inexistants dans de nombreuses
                                                                    provinces, ne sont pas une priorité de l’agenda politique ». Photo Banque mondiale
nomie doit changer de nature. Il faut promouvoir la création
et la répartition la plus égale possible des richesses. Les lois
doivent être élaborées par les sujets plutôt qu’imposées de         En 2001, la communauté internationale intervient et fait
l’extérieur. Il s’agit là des conditions d’une paix durable en      nombre de promesses, à la tête desquelles la sécurité, la ré-
Afghanistan. Il y a aujourd’hui de nombreuses opportunités          duction de la pauvreté et le développement des services so-
car la société afghane, particulièrement jeune, est en voie         ciaux. Aujourd’hui, les attentes de la population sont nom-
d’évolution.                                                        breuses. Malgré les réformes du gouvernement Karzaï, de
                                                                    nombreuses faiblesses entachent différents secteurs. L’enjeu
Mais aujourd’hui la communauté internationale agit-elle en          de la sécurité reste une priorité dans ce contexte et la situa-
ce sens ? L’aide internationale se révèle inefficace, inadaptée     tion tend à s’aggraver. L’Afghanistan subit aujourd’hui une
et incohérente. On prétend aider à la bonne gouvernance, mais       à deux attaques-suicides par jour. En dehors d’une minorité
les ministères établis reproduisent des schémas de rivalité et      extrêmement riche, force est de constater que la population
ne communiquent pas entre eux. Le gouvernement afghan               ne cesse de s’appauvrir. En termes de développement des ser-
n’utilise pas l’ensemble des crédits mis à sa disposition par la    vices sociaux, même si des infrastructures se reconstruisent
communauté internationale, ce qui pose question : il devrait        et des projets d’envergure se mettent en place, ils demeurent
être aidé pour en optimiser l’utilisation. Les grands travaux       le bénéfice des personnes aisées. Pour ce qui est de l’éduca-
profitent à la population certes, mais ne donnent pas lieu aux      tion, des améliorations sont à noter, mais plus de 50 % des
créations d’emploi qu’on pouvait en attendre, et beaucoup           enfants, dont une majorité de filles, n’ont toujours pas accès à
de main d’œuvre étrangère est importée. Plus globalement,           l’école. Or nous savons que le manque d’éducation et la pau-
les incohérences de l’aide en Afghanistan illustrent bien des       vreté sont facteurs d’extrémisme, autant d’enjeux à prendre
malaises propres à la civilisation contemporaine.                   en compte au plus vite. Dans le domaine de la santé, le pays
                                                                    manque cruellement de médecins, particulièrement de fem-
* Président de MADERA                                               mes. Malgré quelques progrès, la justice et la police souffrent
                                                                    de graves lacunes, notamment dans le domaine de la repré-
                                                                    sentation et de la défense des femmes, et n’ont pas gagné la
                                                                    confiance de la population. Les mécanismes judiciaires sont à
                                                                    peine en place et souvent gérés par des personnes illettrées.

Le vécu                                                             Une grande défiance persiste entre le gouvernement et la po-
                                                                    pulation. Certains des acteurs de la violence passée, respon-

du peuple afghan
                                                                    sables de nombreuses exactions, sont encore au pouvoir, ce
                                                                    qui ne fait qu’aggraver le manque de confiance et creuser un
                                                                    fossé. Même si le Parlement se compose de 25 % de femmes
                                                                    grâce à un système de quotas, les droits des femmes, inexis-
Sima SAMAR*                                                         tant dans de nombreuses provinces, ne sont pas une priorité
                                                                    de l’agenda politique.
Si l’Afghanistan n’a jamais été un pays riche et développé,         Le problème afghan est un défi global qui ne pourra être traité
les hommes parvenaient à survivre et se sentaient en sécurité       que sur la durée. Les investissements de la communauté in-
avant que n’interviennent les Soviétiques. Depuis le coup           ternationale doivent prendre en considération les besoins des
d’Etat de 1978, la « sécurité humaine » s’est érodée. Le passé      populations et non les envies des donateurs. Une bonne coor-
n’était certes pas idyllique. Il y avait de la corruption, de la    dination entre la communauté internationale et le gouverne-
violence, un manque de liberté d’expression et de la produc-        ment national doit être assurée. Celui-ci doit être davantage
tion d’opium, mais rien à l’échelle d’aujourd’hui. La société       soutenu et promu. Des mécanismes de suivi et d’évaluation
afghane demeurait traditionnelle même si une frange d’extré-        doivent être établis. Evitons les « fausses bonnes solutions
misme se développait progressivement.                               » telles que la création de milices, mais investissons dans
Après la chute des Soviétiques la communauté internationale         le système judiciaire, dans des stratégies à long terme pour
a laissé les Afghans se battre entre eux. Les Tâlebân, promet-      construire une force armée nationale. Les projets de déve-
tant de garantir la sécurité et le désarmement des différents       loppement doivent s’étendre sur tout le pays car la pauvreté
groupes, ont eu dans un premier temps le support d’une par-         génère le terrorisme, et pour cela l’Afghanistan a toujours
tie de la population. Mais cela n’était que mensonge. Les Tâ-       besoin des ONG.
lebân sont aujourd’hui connus pour leurs crimes contre leur
peuple. Soviétiques, modjahedin, Tâlebân, tous ont concouru         * Présidente de la Commission indépendante des Droits de l’Hom-
à la perte de liberté et de dignité des Afghans.                    me d’Afghanistan

Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
                                                                                                                                                    5
1              La société afghane aujourd’hui

                                          Les vulnérabilités
                                                                                  Peggy PASCAL*

Des vulnérabilités aux causes structurelles ou conjoncturelles                                  • Problème d’accès à l’eau ;
érodent les capacités de résilience des populations afghanes.                                   • Problèmes majeurs de santé en hiver (pneumonies) ;
Aujourd’hui, nous estimons que le taux de personnes dites                                       • Urbanisation galopante ;
vulnérables s’élève à 80 % de la population. Sept ans après                                     • Pas d’Etat de droit – corruption généralisée et justice dé-
l’élection d’Hamed Karzaï, les vulnérabilités ont augmenté et                                   faillante.
avec elles le mécontentement du peuple.
Mais avant tout, qu’entend-on par « vulnérabilité » ? Selon la                                  Les vulnérabilités sont aussi le fait de la nature (catastro-
définition proposée par la Fédération Croix Rouge et Crois-                                     phes naturelles récurrentes, comme les sécheresses de 2001
sant Rouge : “sont vulnérables ceux qui sont le plus exposés                                    et 2006, les inondations, etc.), des conflits et de l’insécurité.
à des situations qui menacent leur survie ou leur aptitude à                                    Elles varient selon l’age, le genre, l’insertion dans le ré-
vivre avec un minimum de sécurité sociale et économique et                                      seau social, le niveau d’éducation, la taille de la famille et
de dignité humaine”. La vulnérabilité correspond à l’incapa-                                    le sexe des enfants. La vulnérabilité peut s’accroître au sein
cité de faire, au fait de ne pas avoir de choix possible. Si les                                même de la famille dès lors que l’on a beaucoup d’enfants à
pauvres sont vulnérables, les vulnérables ne sont pas toujours                                  charge, un seul revenu ou lorsque les enfants ne sont que des
pauvres. Les vulnérabilités peuvent être sociales. Elles créent                                 filles et qu’il n’est alors pas possible de les faire travailler.
un cercle vicieux dans lequel les individus n’arrivent plus à                                   Les plus vulnérables2 sont ceux qui manquent de ressources
faire face, à se défendre. On est vulnérable « vis-à-vis » de                                   matérielles et/ou de protection sociale, qui vivent dans des
quelque chose. La vulnérabilité n’est pas figée, elle varie dans                                zones défavorisées, dans les zones d’insécurité et de conflits,
le temps et dans l’espace. En parallèle, il est très important de                               en marge de la société ou qui sont victimes de ségrégation
comprendre les capacités de résilience des populations.                                         (principalement les femmes).
Des éléments structurels sont facteurs de vulnérabilités. On
peut percevoir les gros écueils de l’Afghanistan en citant                                      La situation socio-économique en quelques chiffres …
quelques chiffres :                                                                             • 73% des Afghans pensent que leur situation est pire aujourd’hui qu’il y
• 7% de la surface nationale est cultivable (seulement 4% en                                    a quelques années (NRVA, 2005) ;
terres irriguées / une saison de culture très courte / de gros                                  • 44% de la population est en insécurité alimentaire chronique (NRVA,
problèmes d’inaccessibilité) ;                                                                  2005) (augmentation de 75% du prix des aliments de base cette année
• Peu d’emplois (majorité de journaliers ; beaucoup vivent                                      (WFP, 2008) ;
avec un à deux dollars par jour pour nourrir leur famille) ;                                    • L’espérance de vie est de 43 ans (42 ans pour les femmes) (NRVA,
• Augmentation de la population et baisse concomitante des                                      2005) ;
ressources disponibles ;                                                                        • 60 à 80% des mariages sont des mariages forcés (UNICEF, 2003) ;
• Insécurité alimentaire majeure, augmentation des prix des                                     • 1 femme sur 11 meurt enceinte ou en accouchant (UNICEF, 2005) ;
denrées alimentaires de base 1;                                                                 • 1 enfant sur 5 meurt avant l’âge de 5 ans (UNICEF, 2005) ;
                                                                                                • 69% de la population n’a pas accès à l’eau potable (36% en ville et
Action de Solidarités : l’accès à l’eau potable. « 69% de la population n’a pas accès à l’eau   74% en zones rurales) (NRVA, 2005) ;
potable «. Photo Solidarités                                                                    • Le taux d’alphabétisation est l’un des plus bas du monde : 31% (20%
                                                                                                pour les femmes et 40% pour les hommes) (NRVA, 2005) ;
                                                                                                • Une grande détresse psychologique …conséquence de la guerre, des
                                                                                                conditions de vie

                                                                                                Ces données sont à mettre en perspective avec d’autres chif-
                                                                                                fres qui se passent de commentaires : alors que 100 millions
                                                                                                de dollars sont dépensés par jour par l’armée américaine pour
                                                                                                faire la guerre, 7 millions sont dépensés par l’ensemble des
                                                                                                donateurs pour l’aide par jour.
                                                                                                Les vulnérabilités et la pauvreté vont souvent de pair en
                                                                                                Afghanistan. Seuls des programmes à long terme basés sur
                                                                                                une compréhension fine des besoins réels des populations et
                                                                                                de leurs capacités pourront, à terme, en venir a bout …

                                                                                                * Directrice du bureau du Groupe URD en Afghanistan entre 2004
                                                                                                et 2007

                                                                                                1-Le prix de la farine a récemment doublé. La majeure partie des revenus se
                                                                                                trouve absorbée par l’achat de ce produit de base.
                                                                                                 2-Adapté de Who are the most vulnerable? Rapport du Research and Plan-
                                                                                                ning Department de la Croix-Rouge britannique, page 59, décembre 1995.

6                                                                                                                                    Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
La société rurale
                                                                      Alain de BURES*

S’intéresser à la société afghane, c’est avant tout comprendre                       petit-fils) que transversale (d’oncle à neveu, de frère à frè-
les différentes « nationalités », la multiplicité des sociétés                       re, etc.). Il n’y a pas de stabilité sociale systématique par la
traditionnelles, leurs spécificités linguistiques, historiques,                      transmission de l’autorité patrilinéaire de primo-géniture. Le
culturelles et parfois religieuses.                                                  concept de patrimoine, au sens occidental, est très peu admis
80 % de la population afghane est rurale et a tendance à se                          dans la société. L’histoire de la lignée joue peu. Chacun cher-
spécialiser. Les sociétés à élevage dominant évoluent diffi-                         che à montrer que ce qu’il possède vient de lui et à se mettre
cilement. La production majeure détermine la physionomie                             en avant. La présence physique du patriarche est une garan-
culturelle et sociale du groupe. Là où l’agriculture est fa-                         tie de la stabilité du groupe. Après sa disparition, on reste
vorisée par une irrigation facile, la société est souvent d’un                       en indivision pour éviter la parcellisation, mais l’indivision
meilleur niveau d’éducation (Laghmân, Nangarhâr, Chamâ-                              éclate au moment des mariages des petits-enfants. La parcel-
li). L’évolution des choix en matière de cultures (des céréa-                        lisation est donc inévitable et avec elle le déclin du clan. Mais
les au maraîchage, du maraîchage à l’arboriculture fruitière)                        son redressement social peut être obtenu lors du mariage des
marque une évolution culturelle et une tendance à la stabilité                       filles. C’est le moyen de sceller des alliances avec un clan
sociale de la population concernée. L’ouverture des voies de                         puissant.
communication nouvelles est le tout premier vecteur favo-
risant ces évolutions dans les zones rurales n’ayant pas eu
tendance à l’exode.                                                                  L’éducation ne porte pas
L’endettement est une plaie de la société rurale. Elle accentue
la difficulté d’investir en outils de production. Les dispositifs
                                                                                     à la critique
                                                                                     Cette légitimité de l’autorité et de la hiérarchie se reflète dans
de microcrédit échouent faute de remboursements possibles.
                                                                                     l’éducation. Dès l’enfance il est mal vu de commenter un or-
Il est important de prendre en considération la façon dont la
                                                                                     dre ou de donner un avis qui pourrait passer pour une critique.
société rurale est structurée. La structure familiale de forme
                                                                                     Même dans les établissements modernes, l’enseignement est
patriarcale modèle la structure sociale. Tout est basé sur le
                                                                                     religieux, ex-cathedra et professé « par cœur ». Il n’y a pas
pouvoir du père géniteur, distributeur et dominant. La hié-
                                                                                     d’incitation à l’expression personnelle ni à la participation
rarchie est très formaliste et ostensible au sein de la famille.
                                                                                     des élèves. Le système éducatif n’est pas favorable à la li-
Les membres d’une même famille parlent souvent peu entre
                                                                                     bération des esprits et à l’ouverture. Cela n’empêche pas les
eux. Il n’y a pas de système établi pour la transmission du
                                                                                     commentaires et encourage une certaine dissimulation. L’es-
pouvoir, qui peut être autant verticale (du père vers le fils et
                                                                                     prit critique est dangereux.
                                                                                     En guise d’échappatoires, certains reconstruisent des qawm
Séchage des abricots. « 80% de la population afghane est rurale et a tendance à se
spécialiser «. Photo Solidarités                                                     parallèles, pour échapper au qawm naturel, où il y a plus
                                                                                     de possibilité de reconstituer ou de s’intégrer dans une hié-
                                                                                     rarchie davantage favorable à ses ambitions. Une ONG, un
                                                                                     parti politique, un groupe d’anciens étudiants, une choura,
                                                                                     etc. sont autant de terrains propices à la constitution de ces
                                                                                     qawm parallèles. Mais ils n’ont pas l’autorité de principe dont
                                                                                     est revêtu le géniteur, donc on a d’autant moins de vergogne à
                                                                                     leur faire défaut si l’on n’y trouve pas son compte.
                                                                                     Les répercussions de l’exil n’ont pas encore toutes été analy-
                                                                                     sées. Les vagues d’exode et l’intrusion des étrangers depuis
                                                                                     des décennies (Soviétiques, humanitaires, troupes occiden-
                                                                                     tales, antennes paraboliques, Tâlebân, fascination de l’Occi-
                                                                                     dent etc.) ont ajouté une grande confusion dans la multiplicité
                                                                                     des sociétés traditionnelles d’Afghanistan. Les appels d’offre
                                                                                     touchant à la reconstruction ne tiennent pas assez compte de
                                                                                     l’évolution rapide de la société. Ils sont avant tout conçus de
                                                                                     manière technocratique, ce qui contraint de passer un temps
                                                                                     considérable devant l’ordinateur au détriment d’une présence
                                                                                     sur le terrain auprès des populations. Il n’y a aucune solution
                                                                                     préfabriquée si ce n’est suivre les évolutions et y répondre
                                                                                     presque au jour le jour.

                                                                                     * Conseiller technique santé animale (Madera)

                                                                                     1- Le qawm est le groupe social dont on fait partie au-delà de la famille.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
                                                                                                                                                                  7
La situation humanitaire
                 aujourd’hui
                                              Bertrand BREQUEVILLE*

Presque sept ans après la chute des Tâlebân et malgré la vo-       chées. Des pertes importantes ont également été enregistrées
lonté affichée de la communauté internationale de mettre           au niveau du cheptel, avec plus de 300 000 têtes décimées
l’Afghanistan sur les rails du développement, un grand nom-        par le froid ou le manque de fourrage. Aussi conséquent soit-
bre de besoins humanitaires persistent dans la quasi-totalité      il, ce chiffre représente une portion plutôt mince du cheptel
du pays.                                                           national. Mais les pertes ont été localement très importantes,
                                                                   notamment dans les provinces les plus affectées de l’ouest,
Tout d’abord, quelques chiffres1 qui, même s’ils peuvent pa-       ce qui signifie encore plus de décapitalisation pour un grand
raître quelque peu rébarbatifs, illustrent assez bien la situa-    nombre de familles vulnérables.
tion humanitaire actuelle. L’Afghanistan reste le cinquième        L’Afghanistan connaît depuis le début de l’année 2007 une
pays le plus pauvre du monde. Plus de 60% de la population         inflation importante des prix des denrées alimentaires, qui
vit en dessous du seuil d’extrême pauvreté, c’est-à-dire avec      affecte principalement le blé et la farine de blé – le pain étant
moins d’un dollar par jour. Le taux de malnutrition chroni-        l’aliment de base pour une vaste majorité d’Afghans – ainsi
que avoisine les 50%. Malgré des progrès indéniables dans
certains secteurs depuis 2001, l’accès aux services sociaux
                                                                   « L’Afghanistan ne parvient pas à atteindre l’autosuffisance alimentaire. Après une sécheresse
de base reste limité. Ainsi, seuls 64% des urbains et 26% des      qui a fait son retour en 2008, il apparait à peu près évident qu’une aide alimentaire
ruraux ont accès à l’eau potable. Cette apparente meilleure        massive sera nécessaire d’ici la fin de l’année au plus tard «. Photo Solidarités
situation dans les villes ne doit pas masquer la réalité des
nombreuses zones d’habitat informel qui accueillent un grand
nombre de réfugiés rentrés d’Iran ou du Pakistan (les fameux
returnees) et de déplacés. Seulement 2,6 millions d’Afghans
ont accès à l’assainissement. Malgré le programme du Basic
Package of Health Services qui a indéniablement permis de
poser les fondations nécessaires à une meilleure couverture,
l’accès aux soins de santé reste insuffisant, notamment pour
les femmes et les enfants. Les taux de mortalité infantile et
maternelle restent malheureusement parmi les plus élevés au
monde, avec respectivement 257 morts avant l’âge de cinq
ans pour 1000 naissances vivantes et 1600 morts pour 100
000 naissances vivantes. Il convient néanmoins de préciser
que les récents programmes de santé ont permis à l’Afgha-
nistan de réduire son taux de mortalité infantile de 25% de-
puis 2001. Le secteur de l’éducation a aussi connu d’énormes
progrès. La conséquence directe de ces difficiles conditions
d’accès aux services sociaux de base est une espérance de vie
qui dépasse à peine les 43 ans.

Quelques nouveaux facteurs
agravants
Il s’agit là de données si l’on peut dire « globales », mais les
besoins humanitaires ont également été influencés par l’actua-
lité marquée par trois éléments importants : les conséquences
du dernier hiver, l’inflation des prix des denrées alimentaires
et le retour, ou plutôt l’accentuation, de la sécheresse.
Le dernier hiver a probablement été le plus rigoureux que
l’Afghanistan ait connu au cours des vingt ou trente derniè-
res années. Les derniers bilans officiels faisaient état de 1300
personnes mortes de froid et de plusieurs centaines de person-
nes ayant dû subir des amputations des membres inférieurs
en raison d’importantes engelures. Ce sont les provinces de
l’ouest (Herat, Badghis…) qui ont été le plus sévèrement tou-

8                                                                                                                 Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
que le riz. Il s’agit bien sûr d’un phénomène mondial, qui,        fuyant les combats dans la zone de Sangin. En ce moment
en Afghanistan, est exacerbé par un certain nombre de fac-         même (fin mai), des déplacements continuent d’être rappor-
teurs régionaux ou nationaux, comme la situation dans les          tés dans la province de l’Helmand où près de 6000 personnes
pays limitrophes, l’insécurité sur les routes qui fait grimper     se sont rapprochées de la capitale provinciale afin de fuir les
les prix de transport, etc. L’attitude des pays voisins (réduc-    combats dans le district de Garmser.
tion des exportations, mise en place de taxes…) est d’autant       Tous ces nouveaux déplacés viennent grossir les rangs de dé-
plus regrettable que l’Afghanistan a toujours été et reste dé-     placés plus anciens. Aujourd’hui, le problème des déplacés
pendant des importations pour subvenir à ses besoins alimen-       est un problème délicat sur le plan politique et les autorités
taires. Même au cours des bonnes années – comme en 2007            afghanes sont très souvent dans le déni de la réalité. Dès lors,
avec une production céréalière de 5,6 millions de tonnes –,        il est difficile d’avoir des chiffres précis, mais on peut donner
l’Afghanistan ne parvient pas à atteindre l’autosuffisance ali-    une fourchette large entre 150 000 et 300 000 individus, prin-
mentaire, les besoins nationaux étant estimés à 6.1 millions       cipalement dans des provinces comme Herat et Kandahar,
de tonnes.                                                         ou, dans une moindre mesure, Farah et Nimroz. Il s’agit là
En glissement annuel, l’inflation atteint pour les produits ali-   de provinces dont l’accès est de plus en plus restreint pour
mentaires des taux allant de 70 à 100% selon les régions.          les ONG.
Le phénomène semble s’être accéléré récemment, avec une            La problématique des déplacés constitue une bonne transi-
inflation de 75% sur les trois derniers mois. Pour un nombre       tion vers une problématique similaire, qui est celle des re-
grandissant de familles, la situation devient intenable. On es-    turnees. Le plus gros des retours d’Iran et du Pakistan s’est
time que plus de 60% du budget des ménages pauvres passe           produit entre 2002 et 2003. L’absorption, à l’époque, a pu se
désormais dans l’achat du pain. Le prix du pain varie en ce        faire grâce une aide humanitaire appropriée (ECHO, HCR,
moment entre 10 et 12 Afghanis la pièce, soit environ 13 et        ONG…). Aujourd’hui, le HCR estime qu’il reste entre 1,5 et
15 centimes d’euro alors qu’il valait la moitié l’an dernier.      2 millions de réfugiés afghans au Pakistan et environ un mil-
A cela s’ajoute la sécheresse qui fait son grand retour en         lion en Iran. Côté pakistanais, nous assistons à la fermeture
2008. L’hiver rigoureux, très froid, n’a pas été synonyme          de camps, fermeture programmée de longue date, comme
de chutes de neige abondantes, en tout cas pas partout. Un         c’est le cas pour le camp de Jalozai. Cette fermeture étant
dégel extrêmement rapide à la fin du mois de février et un         planifiée, le HCR pense pouvoir gérer la situation. Il s’attend
mois de mars particulièrement sec ont fini d’aggraver la si-       quand même à entre 200 et 350 000 returnees suite à ces
tuation. FEWSNET2, la FAO et le ministère de l’Agriculture         fermetures. D’après le HCR, ils devraient se rendre principa-
craignent une mauvaise récolte, même s’ils ont pour l’instant      lement dans les provinces de Nangarhar et de Paktya, ainsi
du mal à quantifier quel pourra être le niveau de production.      que dans celles de Koundouz et Kaboul dans une moindre
Mais il apparaît à peu près évident qu’une aide alimentaire        mesure.
massive sera nécessaire d’ici la fin de l’année au plus tard.      La situation est potentiellement plus inquiétante du côté ira-
La hausse des prix, conjuguée avec les perspectives de mau-        nien. Il n’y a quasiment plus de retours volontaires assistés
vaise récolte, entraîne une hausse de l’insécurité alimentaire     par le HCR. Les risques de déportations massives – ne se-
ou des risques d’insécurité alimentaire dans les prochains         rait-ce que ponctuellement comme ce fut le cas entre avril et
mois. FEWSNET estime que 21 des 34 provinces afghanes              mai 2007 avec plusieurs milliers de familles déportées d’Iran
expérimenteront des conditions d’insécurité alimentaire mo-        vers la province de Nimroz – sont réels, même s’ils sont ex-
dérée à haute d’ici le mois de juin. Dans certaines provin-        trêmement difficiles à quantifier du fait du manque total de
ces, comme celle de Ghor, on a pu observer une diminution          transparence de la part des autorités iraniennes.
de 3 à 2 du nombre de repas quotidiens. Les mécanismes de          Les besoins des returnees sont importants : habitat, eau, as-
survie d’un grand nombre de familles (endettement, décapi-         sainissement… Ils doivent être pris en compte et couverts
talisation…) sont en train de s’éroder. A noter aussi que les      afin d’éviter notamment les conflits avec les populations hô-
migrations économiques vers l’Iran et, dans une moindre me-        tes.
sure, le Pakistan deviennent plus compliquées, ce qui aura
également un impact sur l’économie des ménages les plus            En conclusion, les besoins humanitaires restent conséquents.
vulnérables.                                                       Il est important que les ONG humanitaires ou dites d’urgen-
                                                                   ce soient en mesure de maintenir une capacité d’intervention
Les « déplacés »                                                   en Afghanistan afin de répondre à ces besoins dans le respect
                                                                   des principes humanitaires de base (indépendance, impartia-
Depuis le mois d’avril, quelques déplacements de population        lité, neutralité). Le développement économique est illusoire
sont observés. Certes, ces déplacements économiques ou cli-        tant qu’une large frange de la population afghane ne mangera
matiques ne sont pas massifs. Pour l’instant, on parle tout au     pas à sa faim ou n’aura pas un accès minimum aux services
plus de quelques centaines de familles qui quittent les campa-     sociaux élémentaires. Il est essentiel que des mécanismes
gnes pour se rapprocher des centres urbains dans un nombre         financiers dits d’urgence soient maintenus pour encore quel-
limité de provinces (Badakhchan, Balkh, Zaboul, Helmand            ques années en Afghanistan.
et Kandahar). Néanmoins le phénomène risque de prendre de
l’ampleur et doit être surveillé de près. On se souvient qu’en     * Chef de mission en Afghanistan. Action Contre la Faim
2001, des villes comme Mazar-e Charif avaient d’abord attiré
quelques centaines de déplacés avant que la ville ne compte
plusieurs camps totalisant des dizaines de milliers de person-     1- Ces chiffres proviennent pour la plupart d’institutions telles que la Ban-
nes.                                                               que Mondiale, les Nations unies ou certains ministères afghans.
                                                                   2- FEWSNET: Famine Early Warning System Network. C’est un program-
Aux déplacés économiques ou climatiques s’ajoutent ceux            me de surveillance de la sécurité alimentaire financé par USAID et mis en
fuyant les combats, principalement dans le sud du pays. Du-        place dans un certain nombre de pays dont l’Afghanistan. Il sert à assurer le
rant tout l’hiver, Kaboul a attiré des familles de l’Helmand       suivi de certains indicateurs (météo, prix, macro-économie...).

Les Nouvelles d’Afghanistan n°123
                                                                                                                                              9
2       Les malaises de la société afghane

              L’Etat afghan dans dix ans
                                                     Barnett R. RUBIN*

Si j’avais écrit en 1998 un article sur ce que deviendrait         afghanes ou exploiter ses faiblesses l’une contre l’autre, ce
l’Etat afghan au cours des dix années suivantes, j’aurais en-      qui a fait que l’Etat afghan n’a été que peu contesté sur la
visagé plusieurs scénarios. Evidemment celui qui s’est effec-      scène internationale et a permis la séparation des puissances
tivement déroulé aurait manqué. Les événements depuis lors         rivales par un Afghanistan neutralisé.
ont rendu les prévisions encore plus difficiles. L’histoire de     2- Une population désarmée, démobilisée, isolée, sans orga-
l’Afghanistan ces 35 dernières années s’est traduite par la fin    nisation politique, qui s’adonne essentiellement à des acti-
de son rôle d’Etat tampon coupé du monde. L’Afghanistan            vités de subsistance, entraînant un faible niveau d’exigence
n’est plus un pays qui empêche les conflits, mais un espace        interne et de contestation de l’Etat.
qui les favorise. Il y a dix ans, l’Afghanistan était le siège     3- Des subsides internationaux versés exclusivement à l’Etat
d’un conflit de faible intensité entre les Tâlebân et l’Alliance   pour lui permettre de financer les forces de sécurité néces-
du Nord, mais aussi le théâtre du conflit indo-pakistanais,        saire pour cet environnement caractérisé par des menaces de
de l’affrontement entre sunnites et chiites, et jusqu’à un cer-    faible importance.
tain point de la concurrence entre les Etats-Unis, l’Iran et la
Russie au sujet du trajet de pipelines. Tous ces conflits n’ont    Les événements du 11 septembre ont illustré à la fois que
fait que s’aggraver, alors que l’Afghanistan est aujourd’hui       l’Etat afghan était faible, qu’il n’était plus intégré à la com-
au cœur de la « Guerre contre le terrorisme », cette confron-      munauté internationale, et que son territoire abritait désormais
tation mal définie entre les Etats-Unis et les mouvements is-      le centre d’un réseau mondial hautement organisé de violence
lamistes mondiaux ; du conflit entre l’OTAN et la Russie ;         politique. La réaction des Etats-Unis a été d’abattre le gou-
de la confrontation entre les Etats-Unis et l’Iran ; de la lutte   vernement faible des Tâlebân et d’appeler les Nations unies à
interne au Pakistan pour l’avenir de ce pays ; et l’un des prin-   tenter de faire revivre l’Etat afghan. Mais dans les conditions
cipaux foyers d’une insurrection transnationale qui s’étend        actuelles, cette dernière politique était vouée à l’échec.
au Pakistan et à l’Afghanistan, et qui est liée à Al_Qaïda.        Les relations de l’Afghanistan avec le système international
Tout ceci va de pair avec un élargissement des clivages ethni-     ont connu une évolution décisive. La quasi-totalité des gran-
ques, tribaux, régionaux et religieux qui ont toujours marqué      des organisations internationales et des Etats influents se sont
la politique afghane.                                              engagés en Afghanistan, si bien que d’innombrables autres
                                                                   conflits, aux causes extérieures, sont apparus en Afghanis-
Un pays déstabilisé                                                tan:
                                                                   1- La «guerre contre le terrorisme», menée par les Etats-
S’il semble improbable que l’Afghanistan revienne à l’épo-         Unis: selon l’administration Bush, elle vise non seulement
que où il était isolé du reste du monde, c’est parce que tous      à la destruction d’Al-Qaida, mais aussi à l’élimination des
les éléments qui lui ont permis de survivre dans une relative      organisations ou des Etats qui abritent ou soutiennent les «
stabilité pendant près d’un siècle ont disparu : population        terroristes ».
vivant en vase clos dans des vallées reculées, ayant peu de        2- Le conflit indo-pakistanais : le Pakistan cherche à éliminer
liens avec le monde extérieur, disposant de quelques armes         l’influence indienne en Afghanistan, qu’il considère comme
légères et privée de toute organisation sinon au niveau local;     faisant partie de son périmètre de sécurité, tandis que l’Inde
gouvernement subventionné par des grandes puissances et            considère que sa présence en Afghanistan est essentielle pour
reconnu comme légitime par l’ensemble de ses voisins ; et          pouvoir contrôler le Pakistan sur ses arrières.
économie fondée sur une agriculture et un élevage de sub-          3- Le conflit sunnites/chiites : l’Arabie saoudite et l’Iran sont
sistance, des poches réduites d’agriculture commerciale et le      en compétition pour la première place dans le monde islami-
commerce.                                                          que. Ils ont tous deux des alliés en Afghanistan.
Le territoire de l’Afghanistan actuel n’a jamais été contrôlé      4- Les relations entre les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN:
par un Etat sans que les forces de sécurité de celui-ci ne bé-     ceux-ci, qui s’opposaient à la guerre en Irak, ont accepté
néficient d’une aide internationale et il s’est effondré à plu-    d’envoyer des troupes en Afghanistan. Maintenant, cet enga-
sieurs reprises en raison d’invasions ou de contestations. La      gement même contribue à la dégradation de leurs relations.
stabilité d’un tel Etat demanderait, au minimum, un niveau         5- Les relations de la Russie avec les Etats-Unis et l’OTAN :
de revenus et de légitimité suffisant pour recruter et mainte-     la Russie soutient la guerre et les sanctions contre les Tâlebân
nir des forces de sécurité capables de faire face au degré de      et Al Qaïda, mais elle ne veut pas d’un déploiement perma-
menaces auxquelles l’Etat est confronté. Dans l’environne-         nent de l’OTAN en Afghanistan.
ment actuel, celles-ci sont naturellement d’un degré élevé.        6- Le conflit Etats-Unis/Iran : les Etats-Unis et l’Iran ont œu-
Depuis que les frontières de l’Etat afghan ont été délimitées      vré ensemble pour renverser les Tâlebân et amener au pouvoir
de manière à ce qu’il serve d’Etat tampon entre les empires        le gouvernement afghan actuel, mais l’administration Bush a
britannique et russe au 19ème siècle, les éléments clés de         rejeté les ouvertures de l’Iran. Celui-ci a fourni de l’aide aux
stabilité y sont les suivants :                                    insurgés pour mettre Washington en garde contre les consé-
1- Accord entre les grandes puissances (qui étaient aussi des      quences qu’aurait une agression contre l’Iran.
puissances régionales) pour ne pas s’ingérer dans les affaires     Dans ces conditions, le nombre de parties prenantes est trop

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