" La véritable histoire " du rachat d'Instagram par Facebook

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" La véritable histoire " du rachat d'Instagram par Facebook
« La véritable histoire »
              du rachat d'Instagram par Facebook
Raconter « la vraie histoire » du rachat d'Instagram par Facebook : c'est
l'objet du récent livre de Sarah Frier, journaliste chez Bloomberg. Où l'on
     mesure le degré de jalousie de Mark Zuckerberg à l'égard de ce
  concurrent à la croissance insolente. Interview de l'auteure, confinée à
                               San Francisco.

                                                                                                        15/05/2020

Mike Krieger et Kevin Systrom, photographiés en 2017 au siège californien d'Instagram, un an avant leur départ.©CHRISTIE
HEMM KLOK/The New York Times-REDUX-REA

Sarah Frier n'aurait pu imaginer plus étrange contexte pour la sortie de son
premier livre, No Filter : The Inside Story of Instagram. Confinée à San
Francisco, la jeune journaliste tech de Bloomberg plaisante sur la « tournée de
promo virtuelle » à laquelle elle se plie avec grâce depuis la publication, le 14
avril, de cet ouvrage sur la filiale de Facebook qui a reçu un accueil très
favorable par la presse économique anglo-saxonne. « Si je peux en distraire
quelques-uns pendant leur confinement… »
" La véritable histoire " du rachat d'Instagram par Facebook
Au moins l'actualité est-elle de son côté : le 28 avril, le Wall Street Journal a
donné un coup de projecteur sur la vague inquiétante de départs au conseil
d'administration de Facebook : sur les neuf membres du board, cinq ont jeté
l'éponge depuis le début de 2019, frustrés de ne pas être écoutés par le CEO
Mark Zuckerberg, plus enclin à écarter les critiques qu'à se laisser
questionner.

Or c'est précisément le côté ombrageux du fondateur de Facebook que
dépeint le livre de Sarah Frier, dont le projet remonte à deux ans.

Le moment eurêka

À force de chroniquer l'actualité des Facebook, Instagram, Snapchat et autres
Twitter pour le compte de son prestigieux employeur, la jeune femme a appris
à mesurer le degré de fascination qu'exercent ces réseaux qui font désormais
pleinement partie de nos vies.

Lorsqu'elle a intégré la rédaction il y a huit ans avec, en poche, son diplôme
en journalisme économique obtenu en 2011 à l'université de Caroline du Nord,
elle s'est d'abord appliquée à comprendre le potentiel de ces entreprises
encore jeunes. « La nature du travail a changé au fur et à mesure qu'elles
gagnaient en popularité. Mon enjeu consistait de plus en plus à mesurer à
quel point leurs décisions impactaient la vie des consommateurs. »

La reporter a eu son moment eurêka au printemps 2018, lors de la publication
d'une de ses enquêtes sur Facebook en couverture de Business Week, en
pleine audition du PDG Mark Zuckerberg par les sénateurs américains dans la
foulée du scandale Cambridge Analytica.

D'Insta au corona

L'amitié des cofondateurs d'Instragram est sortie renforcée de leurs déboires
avec Facebook. Après avoir passé quelques mois à se consacrer à des
activités en solo (le pilotage d'avions pour Kevin Systrom, un bébé pour Mike
Krieger), ils ont, à la mi-avril, dévoilé un nouveau projet commun : un site,
rt.live, qui permet de suivre l'évolution de l'épidémie de Covid-19 aux Etats-
Unis, Etat par Etat, à partir d'un indicateur unique, le taux de contagiosité. Les
rôles sont à nouveau clairement répartis entre ces personnalités
complémentaires : à Systrom le contenu et le marketing, à Krieger l'ingénierie.
Sans avoir l'ambition initiale d'Instagram, rt.live se veut un « radar » fiable et
simple de la pandémie.
" La véritable histoire " du rachat d'Instagram par Facebook
Les transformations d'un « monstre »

Son mentor au journal, le vétéran de la tech Brad Stone, l'incitait depuis
longtemps à se lancer dans un livre, convaincu de la force de frappe inégalée
d'un ouvrage au long cours. En connaissance de cause : il a lui-même signé
plusieurs livres de référence dont le passionnant Amazon, The Everyday
Store, qui, faute d'avoir plu à Jeff Bezos, décrocha le Prix 2013 du meilleur
livre économique décerné par le Financial Times et Goldman Sachs.

Elle doutait encore de l'intérêt de revenir en long et en large sur une société
très largement couverte ; l'avalanche de réactions provoquées par sa une la fit
changer d'avis.

La journaliste Sarah Frier©Al Drago/Bloomberg

Lorsqu'elle se lance dans l'aventure à l'été 2018, Sarah Frier pressent que « la
vraie histoire » du rachat très médiatique d'Instagram par Facebook offre une
bonne trame pour résumer les transformations souvent inquiétantes
du « monstre » créé à l'hiver 2004 par Zuckerberg à Harvard.

L'acquisition en 2012 d'Instagram, une jeune pousse de 13 salariés encore
fragile et technologiquement arriérée, deux ans après son lancement par deux
étudiants de Stanford, a fait couler beaucoup d'encre. Même si la mariée en
intéressait d'autres - Jack Dorsey, cofondateur de Twitter, lui faisait une cour
assidue -, le prix affiché de 1 milliard de dollars (finalement ramené à 715
millions en raison de l'évolution boursière) est apparu comme une aberration.
Un cas d'école de réussite ?

Instagram était en effet, à l'époque, à mille lieues du « concours de popularité
géant et de l'avenue pour les marques » qu'il est devenu. À l'époque, seul
Google avait déboursé davantage (1,65 milliard de dollars) pour s'emparer
d'un concurrent menaçant, YouTube, mais c'était deux ans avant la crise
financière de 2008. Qui plus est, les garanties d'autonomie promises par
Facebook aux fondateurs d'Instagram ont créé un standard dans la Silicon
Valley.

Cet exemple présenté comme vertueux permettra plusieurs acquisitions qui
auraient été « impossibles sans ce précédent », comme celles de WhatsApp
et d'Oculus VR par Facebook en 2014. « On nous a toujours présenté le
rachat d'Instagram par Facebook comme un cas d'école de réussite, mais
certains de mes contacts avaient éveillé ma curiosité, explique Sarah Frier. En
interne, les choses ne semblaient pas se dérouler de manière aussi idyllique
qu'on voulait bien nous le faire croire. La fameuse indépendance garantie aux
fondateurs semblait plus compliquée que prévu à exercer. J'ai décidé de
creuser ! »

Une vive concurrence

Fin septembre 2018, coup de théâtre : les créateurs d'Instagram annoncent
leur départ. Dans une déclaration postée sur Facebook, Kevin Systrom, de
retour d'un congé parental à rallonge, et Mike Krieger expliquent
vouloir « prendre des congés pour explorer à nouveau leur curiosité et leur
créativité ». Les craintes massivement exprimées dès 2012 par les 30 millions
de fans d'Instagram se sont révélées largement fondées. L'affaire donne à
Sarah Frier un argument en or pour démarcher les éditeurs. Au long des
quelque 300 pages de No Filter, la journaliste raconte avec une profusion
d'anecdotes la dégradation de la relation entre Mark Zuckerberg et Kevin
Systrom, qui a toujours été le visage public de l'entreprise, alors que Mike
Krieger se chargeait de l'arrière-boutique.

Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, décrit par Sarah Frier comme obnubilé par les comparaisons chiffrées.©Al
Drago/Bloomberg
Malgré leurs nombreux points communs (un profil d'entrepreneur, de l'ambition
à revendre) nourrissant un certain respect mutuel, les deux hommes sont
rapidement entrés en concurrence à propos du développement de leurs
entreprises respectives. Peu après avoir acquis Instagram pour des raisons
purement défensives, Zuckerberg se persuade que la menace, désormais
interne, n'a pas disparu et qu'« Instagram cannibalise Facebook ».

Systrom a beau argumenter que le premier, loin de croquer la part du second,
contribue à agrandir le gâteau dans son ensemble, il ne parvient pas à
raisonner son ombrageux interlocuteur. Les chiffres lui donnent pourtant
raison. L'an dernier, Instagram a apporté 20 milliards de dollars (5 de plus que
YouTube, généralement considérée comme la plate-forme la plus populaire du
Net), soit plus du quart des revenus totaux de Facebook.

Inspirant et positif

Pourtant, loin de fournir à Instagram, sur la durée, toutes les ressources
humaines et financières nécessaires à sa croissance, Mark Zuckerberg s'est
vexé de l'attachement manifeste de ses utilisateurs à cette forme d'« Internet
utopique » où ils peuvent afficher leur vie idéalisée.

Comme le montre No Filter, la clé de la popularité d'Instagram a été « plus
psychologique que technologique ». « Contrairement à Twitter et Facebook,
pas besoin d'avoir quoi que ce soit d'intelligent à y montrer, analyse avec
humour Sarah Frier. Il suffit de poster une photo de ce qui vous entoure et les
filtres font le reste pour transformer la réalité en art. C'est comme si Twitter
avait un bouton qui vous permettait automatiquement d'écrire des choses
intelligentes. »

Facile d'utilisation, inspirant, positif, Instagram dispose de bien des atouts dont
Facebook est dépourvu pour rendre accros des followers pourtant très
sollicités par ailleurs. De quoi alimenter l'envie d'un Zuckerberg obnubilé par
les comparaisons chiffrées, dont les tendances autoritaires ont souvent teinté
les décisions stratégiques.

Des divergences de vue irréductibles

Les mariés n'ont, à dire vrai, jamais raisonné de la même façon sur la
meilleure manière d'envisager la croissance, de s'adresser à leurs membres
ou de courtiser les célébrités. L'approche artisanale, quasiment artistique,
d'Instagram tranche avec les méthodes standardisées, industrielles, de
Facebook. La question de la publicité prouve le fossé entre ces deux
philosophies. Le 1er novembre 2013, Kevin Systrom consent à intégrer à ses
conditions un premier spot sur son réseau : une publicité pour la marque de
vêtements Michael Kors, retenue pour ses qualités esthétiques. Il persévérera
dans cette approche minimaliste durant plusieurs mois, n'acceptant qu'un
annonceur par jour et validant personnellement chaque spot.

 « C'était, pour lui, non négociable. Si Louis Vuitton appelait pour placer une
publicité le 20e jour du mois et que le créneau était déjà attribué à Ben &
Jerry's, il se voyait opposer une fin de non-recevoir », écrit Sarah Frier. Dès
l'été 2014, Zuckerberg enjoint Systrom de renoncer à « micro-manager la
qualité » et d'engranger plus de recettes publicitaires. Dans la société mère,
qui ne s'embarrasse pas de considérations de qualité, les employés ne
contrôlent pas plus les publicités que les messages du fil d'actualité. Quand un
annonceur prend contact en vue de cibler un certain public, Facebook utilise
les données dont il dispose sur ses membres pour lui proposer une audience
personnalisée.

« From Facebook »

Au-delà de la publicité, les deux parties s'opposent sur nombre de décisions
stratégiques : l'utilisation des algorithmes, la fréquence des notifications aux
utilisateurs, les recommandations qui leur sont adressées pour inviter d'autres
personnes, la manière de lancer des produits, etc. Quand, moins de six ans
après le rachat, Zuckerberg intègre officiellement Instagram dans une
grande « famille d'apps » pour « encourager les ponts » avec Messenger et
WhatsApp, c'en est officiellement fini de l'autonomie de façade, d'autant qu'il
place la division ainsi créée sous les ordres de l'un de ses proches lieutenants,
Chris Cox.

Après la démission des fondateurs apparaîtra la mention formelle « from
Facebook » à l'ouverture de chacune des apps. « Systrom et Krieger avaient
accepté de vendre Instagram à Facebook dans l'espoir de rendre leur réseau
plus grand, plus pertinent, plus pérenne, mais leur app s'est trouvée diluée
dans une lutte d'ego dommageable pour la communauté », résume Sarah
Frier. Les particularités de la plate-forme ont, au passage, été gommées. Si au
départ, « Facebook était réservé aux amitiés, Twitter aux opinions et
Instagram aux expériences », les frontières entre les trois se sont brouillées.

Signe des temps : alors qu'Instagram a longtemps été le seul réseau que
Sarah Frier n'utilisait pas professionnellement, il lui sert désormais à décrocher
des contacts. « Comme les gens lui restent singulièrement plus attachés, ils y
vérifient leurs messages plus fréquemment », plaide-t-elle tout en regrettant sa
banalisation.
Un des réseaux les plus puissants

+ de 1 milliard d'utilisateurs mensuels actifs d'Instagram en juin 2018 (derniers
chiffres disponibles) contre 2,6 milliards pour Facebook (mars 2020).
89% des utilisateurs d'Instagram sont domiciliés hors des Etats-Unis.
71% ont moins de 35 ans.
4,2 milliards de likes sur Instagram par jour.
53 minutes passées par jour en moyenne sur Instagram contre 58 minutes
passées par jour en moyenne sur Facebook.
Sources : Facebook, Omnicore, Statista, Recode

                                                           Par Isabelle Lesniak
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