Langues sinitiques et typologie : deux études de cas - Brill

 
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Langues sinitiques et typologie : deux études de cas

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INTRODUCTION

   La linguistique chinoise connaît depuis une trentaine d’années un regain
d’intérêt pour la variation spatiale - et sa signification du point de vue de la
caractérisation typologique - de ce qu’on appelle «le chinois», ou parfois les
«langues sinitiques», définies comme suit par Alain Peyraube (2011) dans le
Dictionnaire des langues (Bonvini, Busuttil & Peyraube 2011).
    Les langues sinitiques ou langues chinoises constituent l’une des deux branches de la
    famille des langues sino-tibétaines, l’autre branche étant le tibéto-birman. Comme
    taxon ou sous-groupe des langues, elles sont aussi diverses que les langues romanes
    ou germaniques de la famille indo-européenne. Ainsi, le cantonais et le mandarin,
    sous leurs formes parlées, ne sont pas du tout mutuellement compréhensibles, au
    même titre que le roumain et le portugais, ou l’anglais et l’allemand.
   Pour illustrer l’apport de ces recherches à la réflexion typologique, nous
abordons ici deux domaines pour lesquels la prise en compte de la variation
interne aux langues sinitiques peut avoir une conséquence pour la caractérisation
typologique du chinois : 1) la morphologie, 2) l’expression du déplacement.
   Avant de rentrer dans le vif du sujet, il nous faut revenir sur la notion de
«mandarin». La variation la plus évidente au sein des langues sinitiques est celle
opposant le mandarin aux langues sinitiques parlées au sud-est de la Chine,
comme le min, le yue, le hakka1 ou le wu. Le chinois standard, fondé sur le
dialecte de Pékin, est généralement adopté comme représentant du groupe
mandarin, c’est le cas par exemple du Dictionnaire des langues cité plus haut, ou
encore de l’Atlas des structures des langues du monde (WALS, Haspelmath et al.
2005) : nous ne disposons pas de descriptions systématiques et détaillées de
dialectes mandarins non standard. Mais ceci peut induire en erreur les linguistes
n’ayant pas accès à la littérature publiée en chinois, en laissant penser que le
groupe mandarin» est homogène. Bien que Zhu Dexi (Zhu 1987) ait attiré
l’attention des grammairiens sur la nécessité d’être extrêmement vigilant sur
l’origine des données qu’ils traitent, et de se méfier de conclusions fondées sur
des faits de langue trop hétérogènes, l’analyse du pékinois parlé à laquelle il les
*Inalco-CRLAO. Courriel : christine.lamarre@inalco.fr
1Nous renvoyons le lecteur aux diverses sections du Dictionnaire des langues consacrées
au mandarin (Paris 2011), au cantonais (Busuttil et al. 2011), au hakka (Chappell et al.
2011) et au min (Chappell et al. 2011).

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appelait s’est de fait heurtée à l’urbanisation accélérée de la métropole pékinoise,
ainsi qu’à l’essor de l’éducation et des médias (voir Chirkova 2003 : chapitre 1).
Nous essaierons donc ici de compenser cette surreprésentation dans les travaux
en langues occidentales d’une langue dont le caractère «construit», voire
artificiel, est bien connu, en nous référant si besoin est à des dialectes mandarins
non standard. Les deux études de cas présentées ici montrent qu’en comparant
une koïné écrite – le «mandarin» - à des langues régionales principalement orales
et décrites comme telles, nous pouvons minimiser certains aspects des langues
sinitiques non dénués d’intérêt pour la typologie. Ces deux études de cas se
réfèrent aux chapitres 2 et 3 du volume 3 de l’ouvrage Typologie linguistique et
description syntaxique : Les catégories grammaticales et le lexique, qui portent
respectivement sur les typologies lexicales et la morphologie flexionnelle (Bickel
& Nichols 2007 ; Talmy 2007).

1. UNE MORPHOLOGIE PAS TOTALEMENT INEXISTANTE, MAIS ASSEZ «LOCALE»
1.1. La mise à jour de l’approche morphologique en typologie

   Le chinois est souvent choisi, avec le vietnamien, comme exemple canonique
de langue «analytique» ou «isolante», selon la classification des langues
dominante au 19ème siècle (Li et Thompson 1981 :10, Hagège 1982 :
Introduction). Ainsi les mots sont invariables quelle que soit leur fonction de
sujet ou d’objet dans la phrase, leur ordre est capital, la catégorie du nombre n’y
est pas systématiquement marquée. Mais les travaux plus récents ont entrepris de
décomposer les caractéristiques morphologiques qui permettaient d’identifier les
langues analytiques, synthétiques ou agglutinantes en plusieurs paramètres
jusque-là considérés comme régulièrement corrélés et covariants. Bickel et
Nichols (2007) nous proposent ainsi de mesurer sur des échelles séparées le
comportement des langues en ce qui concerne le degré de fusion phonologique
des formants intervenant dans la flexion avec la base nominale ou verbale (il
s’agit de formants - le terme reprend anglais formative - exprimant des catégories
telles que le temps, l’aspect, le mode, le nombre, le genre, le cas etc.), le nombre
de catégories susceptibles d’être marquées sur le nom ou le verbe au niveau du
mot, et la densité sémantique de ces marqueurs (susceptibles d’exprimer
plusieurs catégories), qu’ils appellent de degré de synthèse.
   Le degré de synthèse en ce qui concerne la flexion verbale est représenté dans
l’Atlas des structures des langues du monde (WALS, carte 22, Inflectional
Synthesis of the Verb, Bickel & Nichols 2005b). On voit que le chinois standard
(mandarin) fait partie des langues où l’on trouve entre zéro et une catégorie par
mot. En effet il n’existe en chinois standard qu’un nombre très limité de suffixes -
si l’on considère que l’on a bien affaire à des suffixes dans le cas de -le ou -zhe,
qui marquent respectivement les aspects perfectif et duratif. Les suffixes
nominaux sont en lien avec la dérivation diminutive, qui recouvre en fait un
ensemble de sens assez disparates, mais là aussi, on en observe un seul par mot.
Les verbes comme les noms s’utilisent souvent sous leur forme non suffixée, avec
en ce cas la valeur «zéro». D’après cette carte seules 5 langues sur les 145

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examinées sont dans ce cas, ce qui suffit à expliquer que le chinois soit souvent
choisi comme représentant des langues analytiques. Les autres langues sinitiques
se comportent sur ce point comme le chinois standard.
   Le degré de fusion phonologique des morphèmes fonctionnels avec la base
fléchie est représenté sur la carte 20 (Fusion of Selected Inflectional Formatives,
Bickel & Nichols 2005a), où le mandarin appartient au type «isolant /
concaténatif». Notons qu’ici le type «isolant» fait référence à des langues où les
marqueurs sont des mots phonologiquement autonomes, alors que la
concaténation peut induire des phénomènes de cliticisation et d’assimilation
comme le voisement ou l’harmonie vocalique. Les suffixes aspectuels du
pékinois comme le ou zhe relèvent bien du type concaténatif, de par leur
réduction phonologique : perte du ton, ajustement du contour mélodique du ton
en fonction de la syllabe qui précède. Comme le notent Bickel & Nichols (2007 :
180 note 7), l’échelle de fusion qu’ils proposent est applicable également à la
morphologie dérivationnelle, nous n’engageons donc pas la discussion sur la
validité de la distinction et son application au chinois. Les phénomènes abordés
ici concernent la morphologie nominale (section 1.2) et verbale (section 1.3), ils
montrent que le chinois peut présenter des cas de fusion assez poussée du suffixe
avec la base, allant jusqu’au type présentant le degré le plus élevé de fusion, le
type «non linéaire» de Bickel & Nichols (2007 :180-183).

1.2. La morphologie nominale

   Bien que la morphologie chinoise soit notoirement pauvre, la plupart des
dialectes disposent d’un ou plusieurs procédés de suffixation nominale, fréquents
et productifs, qui jouent un rôle structurant au sein du lexique. Ces suffixes
prennent le plus souvent leur source (quand celle-ci est traçable) dans des
morphèmes signifiant «fils» ou «enfant», la suffixation est d’abord associée au
trait sémantique «petit», nous reprenons donc l’appellation générale et l’appelons
«dérivation diminutive». Elle véhicule également diverses connotations affectives
(familiarité, proximité, affection, ou dédain), dont Chao (1968 : 228-245) a
donné dans sa description détaillée des suffixes du pékinois un nombre
considérable d’exemples. En pékinois, la suffixation en –r, «le seul suffixe non
syllabique» du chinois standard, se réalise par une modification de la coda de la
syllabe, qui prend une sonorité rhotique et rétroflexe. Après avoir traité les
valeurs sémantiques corrélées à la suffixation en -r : petite taille, registre familier
ou trivialité, légèreté du propos, Chao analysait le cas de figure le plus fréquent,
où la rhoticisation permet à un morphème lié d’accéder au statut de mot, ex. bànr
«compagnon», hér «noyau (d’un fruit)», wèir «odeur», et táor «pêche», dont la
base est un morphème dépendant (ainsi táo a le sens de «pêcher» - l’arbre, et non
de «pêche»). Ce suffixe, s’il s’applique sur une base qui est un morphème
libre, peut ou non en modifier le sens. Il permet enfin de dériver des noms à
partir de verbes, comme par exemple2 dans les paires gài [kai51] «recouvrir» et

2 La transcription en italique est celle généralement utilisée pour noter le chinois standard,
le pinyin. Les transcriptions phonétiques en API sont placées entre crochets [ ], les tons

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gàir [ka˞51] «couvercle», ou dòng [tõŋ51] «geler» (climat) et dòngr [tõ˞51] «gelée»
(en charcuterie), mais aussi à partir d’adjectifs, ou de classificateurs.
   Mais cette fonction dérivationnelle ne s’applique que sur certains lexèmes,
dont la liste devra être mémorisée, et diffère en fonction des dialectes. Le
manque de systématicité et l’opacité sémantique de ce procédé morphologique en
ont fait un sujet de controverses dans la construction de la norme linguistique du
chinois standard. La sonorité bien particulière du -r est associée au pékinois en
tant que variation régionale non réductible à la langue commune (Norman
1988 :145). Plus récemment, Wang Lijia (2005) et Li Rulong (2001 :53-54) sont
revenus sur le débat entre les tenants d’une langue commune incluant les
modifications morphologiques telles que la dérivation en -r, et ses opposants : on
ne peut, disent-ils, sous le prétexte qu’elle présente des difficultés pour les
locuteurs originaires de régions où sont parlées d’autres langues sinitiques, se
passer de la rhoticisation en langue standard, car malgré la diversité phonétique
de ses manifestations formelles, il est clair aujourd’hui que la dérivation
diminutive traverse l’ensemble des langues sinitiques, et structure leur lexique.
   Par ailleurs, avec l’essor de la linguistique cognitive, diverses modélisations
ont tenté d’élucider le lien entre les valeurs sémantiques associées de façon
récurrente à la suffixation diminutive. Jurafsky (1988) a appliqué le concept de
catégories prototypiques aux faits de langue du cantonais, et analysé en
particulier les fonctions d’approximation (le nom dérivé dénote un objet similaire
à celui dénoté par la base), et d’individuation par rapport à une masse, comme
dans l’exemple cantonais cité par Chao (1947 p. 34) : tong25 «bonbon», dérivé de
tong21 «sucre». La fonction d’individuation du diminutif -r en pékinois a
également été soulignée par Fang (2007). Or comme le montrent les travaux de
Heine et al. (1991 :79-97) pour l’ewe, de Creissels (1999) sur plusieurs langues
africaines, et de Appah et Amfo (2011) sur l’akan (une langue kwa du groupe
Niger-Congo), les domaines sémantiques associés à la suffixation diminutive en
chinois ont de nombreux points communs avec ceux que l’on trouve dans
certaines langues africaines, où le suffixe prend aussi sa source dans le
morphème «enfant». Jurafsky (1996) élargit son champ d’investigation à d’autres
langues : il analyse les divers mécanismes de changement sémantique à l’œuvre
pour rendre compte des relations sémantiques attestées entre la forme de base et
la forme dérivée, et propose de les représenter par une configuration radiale. Il
considère par exemple que la dérivation nominale à partir de verbes ou d’autres
parties du discours est le résultat d’une généralisation (en anglais bleaching).
Cette analyse a été reprise par Wang Fang (2012 : 121-131), qui a examiné huit
domaines sémantiques ou fonctions associées à la modification diminutive, dans
21 dialectes répartis entre les dix langues sinitiques (il s’agit toujours d’un
suffixe prenant sa source dans le mot «enfant, descendant»). Ses résultats mettent
en évidence quatre valeurs prototypiques, communes aux 21 dialectes : le nom
modifié désigne un «objet de petite taille», un «objet similaire à celui dénoté par

sont notés ici sous la forme de chiffres indiquant la modulation de hauteur sur une échelle
de cinq degrés. Ainsi 51 indique un ton descendant, 55 un ton égal et haut, etc.
L’abréviation CS est utilisée pour «chinois standard». Les syllabes atonales sont
précédées d’un point.

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la base», la suffixation permet la spécialisation (le nom modifié dénote un objet
plus spécifique que le nom base), et la nominalisation. Les quatre autres valeurs
examinées sont, elles, spécifiques à certains dialectes.
   Enfin, les travaux publiés tant sur le continent chinois qu’à Taiwan et Hong
Kong au cours des trente dernières années ont mis en lumière l’ampleur de la
variation morphologique en matière de suffixation nominale parmi les langues
sinitiques, et ce y compris au sein des dialectes mandarins. Dès les années 1960,
des travaux sur le cantonais, sur des dialectes wu proches de Wenzhou (au
Zhejiang), ou sur des dialectes min (parlés au Fujian et à Taiwan) indiquaient que
des phénomènes aussi différents qu’un changement de ton et la rhoticisation de la
coda pouvaient remplir des fonctions parallèles de dérivation diminutive dans les
langues sinitiques. Or nous disposons désormais d’une littérature substantielle sur
la question, qui montre que les diminutifs sinitiques se manifestent aussi par des
changements phonétiques portant sur la coda, l’ensemble de la rime, le ton. Ces
travaux descriptifs sont complétés par des analyses historiques et comparatives,
qui nous permettent d’avoir une vue d’ensemble. L’atlas dialectal publié sous la
direction de Cao Zhiyun (Cao 2008, volume 3, carte 53) montre la répartition de
ces divers types de modification morphologique sur le continent chinois. Nous
donnons un tableau très schématique des principaux types attestés3.
   a) Affixation. Il s’agit normalement de suffixes provenant de mots signifiant
«fils, enfant» : ér [ɚ], zǐ [tsɿ] (au sud [tsaɪ]), ou jiǎn ([kiãn], ou simplement [a])
au Fujian. La prononciation de chacun d’entre eux varie selon les régions. Nous
plaçons dans cette catégorie les suffixes conservant une relative autonomie
syllabique qui permet d’identifier leur étymologie, même quand on constate une
certaine réduction phonétique (perte du ton, chute de la consonne initiale etc.).
Dans certains dialectes mandarins, le suffixe -ér se prononce comme une voyelle
rétroflexe [ɚ], par exemple Baoding (Hebei) [tʰau11.ɚ] ou non : [ɯ], [ə] etc., et
dans de nombreux dialectes du centre et du sud-est de la Chine, ce suffixe prend
la forme d’une liquide ou nasale syllabique ([l], [n̍ ], [ŋ̍]). La présence de ces
suffixes n’exclut pas des changements de ton de la syllabe en contact avec le
suffixe (la base, ou la dernière syllabe de la base en cas de mot dissyllabique),
provoqués par des phénomènes de sandhi. On trouve aussi divers phénomènes
d’assimilation conduisant à une allomorphie assez développée. La préfixation est
répertoriée par Shen (2003) pour le préfixe [kəʔ] dans des dialectes jin du Shanxi
(nord-ouest), mais reste peu décrite.

3La typologie adoptée pour cette présentation est fondée sur le degré de fusion du suffixe
avec la base, et diffère donc de celles de Wang Futang (1999), de Li Rulong (2001) et de
Liu Danqing (2013), qui s’organisent autour de l’étymon utilisé pour le mot «fils,
descendance» : ér, zĭ (zai) ou jiăn. Nous souhaitons en effet rapprocher la typologie des
dérivations diminutives de celle de la flexion verbale présentée dans la section suivante, et
pouvoir évaluer ce degré de fusion du point de vue de la typologie proposée par Bickel et
Nichols 2007.

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   b) Modification de la rime de la base, que l’on peut en général faire remonter à
une fusion de la base avec les suffixes mentionnés ci-dessus : er, zi ou jian. La
rhoticisation du pékinois (en chinois érhuà) est le cas le mieux décrit (voir
Norman 1988 :144-145), qui entraîne pour certaines rimes l’élimination de la
coda d’origine et son remplacement par –r : dans le cas de [kai51] «couvrir» 
[ka˞51] «couvercle», la coda [i], incompatible avec la rhoticisation, disparaît. Des
phénomènes de métathèse provoquent parfois une modification allant au-delà de
la coda, comme par exemple dans des dialectes du mandarin du nord parlés au
Hebei et du Shandong où la sonorité rhotique s’introduit entre la consonne
initiale dentale et le noyau, ex. [tɑo][tlɑo˞] «pêche» (CS táor, Li 2009 :96).
Dans les dialectes du centre de la Chine où -ér se prononce sous la forme d’une
nasale, la fusion peut prendre la forme d’une coda nasale ajoutée à la base,
comme dans le dialecte wu de Yiwu (Zhejiang, Fang 1988) : [ke55]  [keːn55]
«couvercle» (il y a allongement syllabique), ou entrainer la nasalisation du noyau
vocalique de la base, comme à Jinhua (Zhejiang) où le diminutif issu du
morphème [ ŋ̍212] «enfant» modifie la base [na535] «fille» pour produire [nã24]
«fille» (nasalisation plus sandhi tonal, Li 2001 :54). Parfois le suffixe ayant causé
la modification de la coda reste obscur, comme par exemple à Pingyi, à l’ouest
du Shandong : [ã]  [ɛ], [u]  [uei] etc. (Qian et al. 2001 :74-75). On suppose
que l’alternance vocalique attestée dans le dialecte de Huojia, au nord du Henan,
provient d’une suffixation en -zi : [kai13] «couvrir»  [kio13] «couvercle» (CS
gài / gàizi, voir He 1989 :147). Quand le suffixe est totalement absorbé dans la
syllabe précédente, il arrive qu’il laisse sur la base une trace telle que
l’allongement ou la modification du noyau vocalique, une modification tonale, ou
une combinaison de ces modifications phonétiques, par exemple à Xiàxiàn, un
dialecte mandarin du sud-ouest du Shanxi (Wang 1999 :139). pfɤ33  pfɤː33
   c) Alternance tonale. Le cantonais utilise la modification tonale produisant un
ton montant 35 comme procédé de dérivation, en dérivant par exemple le nom
[so35] «balai» du verbe [so33] «balayer». Comme le fait remarquer Chen (2000 :
34), les langues européennes présentent également des cas d’opposition comme
foot/feet qui reflètent d’anciennes variations phonologiquement conditionnées par
des affixes disparus. Ainsi à Wenling (Zhejiang, un dialecte wu) on trouve les
paires [tɔ31] «couteau» et [tɔ45] «petit couteau» (CS dāo/dāor), [dɔ31] «pêcher»
(morphème dépendant) et [dɔ15] «pêche» (le fruit, mot, CS táo/táor). Ce type de
diminutif présente un degré maximal de fusion, Bickel & Nichols (2005a) en fait
un type à part appelé «tonal», l’une des réalisations du type non linéaire.
   d) Réduplication. Elle se rencontre essentiellement à l’ouest de la Chine
(Shaanxi, Shanxi, Sichuan), et au Fujian. La carte 57 de l’atlas de Cao (2008)
montre la distribution de la réduplication nominale de fonction équivalente. Chao
(1968:202) notait déjà cette réduplication productive à Kunming, dans des
dialectes du Sichuan. Notons que la réduplication du verbe, de l’adjectif et du
classificateur est associée dans l’ensemble des langues sinitiques à diverses
catégories syntaxiques et sémantiques, mais que la réduplication nominale est,
elle, peu exploitée. Par exemple à Fengxiang (Shaanxi, notes de terrain) : [tɔ21-53
tɔ21] «petit couteau», à Fuzhou (Fujian) : [tsieŋ55] «pointu»  [tsieŋ55tsieŋ55]

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«pointe» (d’un crayon par exemple, CS jiān  jiānr). Notons que le
redoublement est considéré par Bickel & Nichols (2007 :183) comme un degré
élevé de fusion, de type non linéaire.
   e) Combinaison de plusieurs des types précédents. Nous regroupons ici
plusieurs cas. Il peut s’agir de plusieurs procédés entrant en combinaison sur la
même base, par exemple une base rédupliquée et dont la deuxième syllabe est
rhoticisée. Il peut aussi s’agir de dialectes où la réalisation morphophonétique de
la suffixation diminutive varie suivant les rimes, comme dans le cas du dialecte
min de Zhangping (Fujian) où le suffixe [a] se réalise comme une syllabe
distincte (avec un sandhi tonal sur la syllabe précédente), ex. [siŋ24-55-ŋã31]
«caisse» (CS xiāngzi), sauf quand le noyau syllabique est [a] et qu’il n’y a pas de
coda. En ce cas, seule l’alternance tonale manifeste la suffixation. Ainsi [tsʰa24-
51
  ], l’équivalent du CS chē-zi «voiture», peut s’analyser comme venant de la
syllabe [tsʰa24], qui devient théoriquement par suffixation [tsʰa24-55a31], mais se
réalise en une seule syllabe, dont le contour mélodique est le produit de la fusion
de celui des deux syllabes (Lǐ & Xiàng 2009 :97). Enfin le ton de la forme
dérivée peut être le résultat de la fusion syllabique : on constate en ce cas parfois
à la fois un allongement de la syllabe du verbe, et une modification de son
contour tonal. Ce cas a été décrit pour le dialecte mandarin parlé à Linyi au sud-
ouest du Shanxi par Wang Futang (1999 : 139) comme résultant de la dérivation
nominale en zi.
   Liú Dānqīng remarquait pour sa part dans un article récent (Liú 2013)
l’importance des «diminutifs» dans les langues sinitiques : il les considère comme
un cas exemplaire de ce qu’il nomme une «catégorie prégnante». Il justifie son
point de vue par les éléments suivants : un degré élevé de grammaticalisation ;
une forte productivité ; sa présence dans pratiquement tous les dialectes bien que
le chinois ancien en ait été dépourvu ; la variété de sa réalisation morpho-
phonétique ; son extension sémantique montrant son fondement sémantique et
non formel ; son rôle structurant dans la configuration du lexique, par exemple
dans sa fonction dérivationnelle.
   Nous avons laissé de côté ici les modifications phonétiques se produisant sur
les pronoms personnels, soit pour marquer le pluriel, comme dans le dialecte yue
de Taishan (Guangdong) où [kʰui33] «il/elle» a pour forme plurielle [kʰiak21]
«ils/elles» (Li & Xiang 2009:198), soit quand ils modifient le nom qui les suit,
comme un adjectif possessif en français.

1.3. La morphologie verbale

   Parmi les mots fonctionnels auxquels on attribue le statut de suffixe en chinois
standard figurent -le et -zhe, qui marquent respectivement l’aspect perfectif et
duratif (Chao 1968:219), et présentent dans certaines langues sinitiques –– y
compris dans des dialectes mandarins –– un degré de morphologisation
important. Pourtant les travaux de dialectologie accusent un important retard en

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ce qui concerne les suffixes verbaux, car à la différence des formes dérivées
nominales facilement repérables par une enquête classique à partir de listes de
mots, les formes fléchies des verbes n’apparaissent que dans des énoncés
complets, et exigent un protocole d’enquête spécifique. Il est d’ailleurs
significatif que l’atlas dialectal de Cáo (2008) n’ait pas de carte dédiée à ce
phénomène. Lamarre (2009, 2015) propose pour les dialectes du nord de la
Chine une typologie que nous avons adaptée ici de façon à ce qu’elle recoupe
celle des suffixes nominaux présentée ci-dessus, et remaniée en fonction de la
catégorisation de Bickel & Nichols (2007).
   En dehors des cas où le suffixe conserve son autonomie syllabique sous une
forme affaiblie (perte du ton, comme en chinois standard), on trouve des degrés
plus élevés de morphologisation résultant de la disparition totale du segment
d’origine du suffixe : rhoticisation de la coda, modification tonale induite sur la
base par le suffixe avant sa disparition, et diverses modifications de la rime
incluant une modification du timbre de la voyelle qui constitue le noyau
syllabique, ou l’allongement de la syllabe de la base qui a absorbé le segment
d’origine du suffixe. Parfois ces modifications segmentales se combinent avec
des fusions tonales assez complexes. Les types ci-dessous reprennent ceux
présentés dans Lamarre (2015). Nous avons choisi d’illustrer le cas où la forme
fléchie correspond en chinois standard à un verbe suivi du suffixe perfectif le
devant un objet nominal quantifié, ce qui dans une phrase simple se traduit par
une opposition entre inaccompli (futur en général pour un verbe d’activité) et
accompli (passé dans le même cas), par exemple «j’achète une livre de sel  j’ai
acheté une livre de sel».
  a) Affixation. C’est le cas du chinois standard, où le suffixe -le vient s’ajouter
sous la forme d’une syllabe atone, plus brève qu’une syllabe normalement
accentuée, et dont le contour mélodique est déterminé par celui de la syllabe
précédente (voir Norman 1988 : 148-149 pour une description de ces variations).
   b) Modification de la rime de la base. Il peut s’agir uniquement d’une
modification de la coda, comme avec la rhoticisation (la coda de la syllabe du
verbe est rhoticisée), que l’on peut mettre en parallèle avec celle déclenchée par
la dérivation nominale. Ce type de flexion est attesté dans plusieurs dialectes de
l’est du Shandong (voir Qian et al. 2001), et aussi au Hebei, et trouve son origine
très vraisemblablement dans le suffixe -le. On observe également des
phénomènes qu’on peut qualifier d’alternance vocalique. Celle-ci est largement
attestée au nord du Henan, dans les plaines centrales, par exemple à Xunxian, où
la forme de base du verbe [mai55] «j’achète (maintenant, futur)» prend sa forme
fléchie [mæ55] «j’ai acheté» devant un objet quantifié (voir Xin 2006). Dans ce
dernier cas, il n’existe pas de variante «syllabique», mais ces dialectes étant
parlés au cœur des régions où sont parlés des dialectes mandarins, on peut
supposer que l’origine est la même. On observe également parfois un
allongement de la rime (voir plus bas le type «mixte» pour des exemples).

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Langues sinitiques et typologie                                                        151

   c) Alternance tonale. Il s’agit dans les dialectes mandarins plutôt de sandhi
tonal déclenché sur la racine verbale par un suffixe atone, dans des dialectes où le
sandhi tonal est systématique devant des syllabes atones. Quand la réduction
phonétique de la syllabe atone (le suffixe) va jusqu’à une totale disparition du
segment, seul demeure le changement de ton sur le verbe. On trouve ce type dans
les dialectes mandarins, par exemple à Dezhou (un dialecte mandarin parlé à
l’ouest du Shandong, voir Qian et al. 2001 :261): [mɛ55] «achète» dont la forme
fléchie est [mɛ55-213] «a acheté»4. On la retrouve à l’autre extrémité du continent
chinois, en cantonais, où on pense qu’elle vient de l’intégration dans la syllabe de
la base du suffixe perfectif [tʃɔ35], dont seul le contour mélodique haut et montant
(35) demeure. La présence dans les deux cas de variantes syllabiques nous
permet de conclure que le mécanisme à l’origine de cette alternance tonale
diffère : dans le premier cas le suffixe est atone avant de disparaître, la
modification du ton de la base est celle survenant avant une syllabe atone, dans le
deuxième cas le ton du suffixe est «contagieux» et se transfère sur la base qui
perd le sien propre.
   d) Types mixtes. Il existe des dialectes combinant plusieurs des types décrits
ci-dessus. Ils ont recours à des procédés distincts soit en fonction de la rime du
verbe (donc en fonction d’un environnement phonétique), soit en fonction des
fonctions grammaticales de la flexion verbale (par exemple, le suffixe perfectif
reste syllabique et le suffixe duratif connaît une fusion, ou l’inverse). Notons
parmi les autres formes de combinaison celle où la forme fléchie se présente
comme le résultat de la fusion du suffixe avec la base, où le suffixe a perdu toute
spécificité segmentale, mais où on constate un allongement de la rime, et où le
contour tonal peut s’analyser aussi comme la contraction de celui du verbe et du
suffixe. Il y a parfois aussi sandhi tonal du verbe, comme par exemple dans le
dialecte de Weixian (un dialecte mandarin parlé au sud du Hebei, voir Cao
Muchun 2007) où à la forme de base [mai55] «achète» correspond la forme
fléchie [maːi55-353] «a acheté». Le contour mélodique de cette syllabe est celui
pris par une syllabe dont le ton de base est 55 avant une syllabe atone, 35, qui
redescend après au niveau médian 3, comme une syllabe atone. Du point de vue
segmental on constate un allongement [mai]  [maːi]. Nous avons pu observer
un phénomène similaire au nord-ouest de la Chine, à Fengxiang (Shaanxi, voir
Lamarre 2015). Le même mécanisme a été décrit par Wang Futang (1999 : 139)
pour la dérivation nominale en zi à Linyi (un dialecte mandarin parlé au sud-
ouest du Shanxi).
   Comme nous le faisions remarquer à propos des diminutifs ci-dessus, la variété
formelle des manifestations de la flexion verbale contraste avec le nombre de
formes en présence: il s’agit pour ce que nous connaissons d’une opposition
binaire : une forme fléchie et l’autre non. L’inventaire des fonctions

4 Le contour tonal résultant du sandhi tonal est représenté à la suite de celui du ton
d’origine, après un trait d’union : ainsi [mɛ55-213] représente une syllabe dont le ton
d’origine est haut et égal 55, qui est modifié devant une syllabe atone en ton tombant puis
montant 213.

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grammaticales assurées par la flexion verbale varie selon les dialectes, on y
retrouve de façon récurrente celles de l’aspect perfectif, de l’aspect duratif (non
pas l’aspect progressif, mais celui de l’état résultant, ex. «être allongé» par
rapport à «s’allonger»). La forme fléchie introduit aussi le terme du déplacement
(voir Lamarre 2009a), le complément d’appréciation, et peut aussi remplacer un
complément directionnel non déictique avant un directionnel déictique, toutes
fonctions qui du point de vue synchronique ou diachronique sont en lien avec le
bornage aspectuel, mais de façon assez distendue et parfois opaque.

1.4. Fusion phonologique, nivellement et simplification

   Comrie (2003:255), dans un article discutant le processus menant à la
formation d’alternances morpho-phonémiques, insistait sur le risque de sous-
estimer les phénomènes liés à la prosodie pour des langues comme le chinois. Or
parmi les manifestations formelles de la flexion nominale ou verbale dont nous
parlons ici, notons l’importance des phénomènes de sandhi tonal : une partie des
formes fléchies que nous mentionnons présente une modification du ton de la
base induite par un suffixe, qui dans certains cas a disparu mais laisse une trace
sur la base. Les formes que nous avons appelées plus haut «formes fléchies» ou
«formes dérivées» se manifestent souvent à travers un ensemble d’allomorphes
dont l’inventaire peut être très large, s’il dépend de la rime ou du ton de la base
nominale ou verbale. Le nombre d’allomorphes fait partie des critères proposés
par Bybee et al. (1994, chapitre 4) pour mesurer le degré de grammaticalisation
d’un morphème fonctionnel. Ces alternances de tons, comme l’alternance
vocalique, placent les dialectes où elles se produisent en haut de l’échelle
proposée par Bickel & Nichols (2005a, 2007) pour mesurer la fusion
phonologique de la base et du formant.
   Le paysage en train de se redessiner sous nos yeux ne va pas à l’encontre de
notre conception des langues sinitiques comme des langues analytiques : on ne
trouve pas de paradigme morphologique où une demi-douzaine de formes
fléchies marqueraient des fonctions grammaticales distinctes et structureraient la
phrase par exemple. On ne trouve pas non plus de succession d’affixes
s’agglutinant sur la même base. Pourtant, le degré élevé de fusion que
manifestent la dérivation diminutive et la flexion verbale dans certains dialectes
relativise cette classification canonique. On a affaire à une opposition binaire
entre forme fléchie/dérivée et forme de base, avec un ensemble assez flou mais
récurrent parmi les langues sinitiques de valeurs associées à la modification. Ces
phénomènes morphologiques se compliquent encore du fait de la coexistence de
plusieurs types de suffixes diminutifs, soit organisés en strates distinctes qui
s’appliquent à des sous-ensembles différents du lexique, soit se combinant en
s’appliquant sur la même base, comme ces mots redoublés et avec une coda
rthotique par exemple. La dissociation opérée par Bickel & Nichols (2007) nous
permet donc de refléter ces phénomènes sans pour autant remettre en question sur
le fond la tendance analytique du chinois. Si nous nous référons aux paramètres
utilisés dans leur carte 20 représentant la fusion phonologique des formants avec

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leur base (Fusion of Selected Inflectional Formatives), nous devrions sans doute
ajouter au type «isolant/concaténatif» le type «concaténatif/tonal», et le type
«alternance vocalique/concaténatif» (respectivement les types tonal/isolating,
tonal/concatenative, isolating /concatenative et ablaut/concatenative de Bickel
& Nichols 2005a).
   Enfin, ce qui nous intéresse ici, c’est que les langues sinitiques ont une
morphologie remarquablement «locale», c’est-à-dire que nombre de leurs
caractéristiques morphologiques sont spécifiques à une zone donnée. Ceci se
constate même en cas d’étymologie commune, par exemple avec le suffixe
venant de ér, du fait de la variété de prononciation de celui-ci (rétroflexe, nasale
etc.) encore compliquée par les phénomènes de sandhi tonal. Or la langue
standard qui s’est construite au vingtième siècle a abouti à un nivellement propre
aux koïnés issues de mélanges de dialectes, qui a en quelque sorte gommé ces
variations morphologiques, allant jusqu’à faire croire qu’elles étaient totalement
absentes de la langue. Trudgill (1986:107) a identifié ce phénomène de
nivellement (levelling) comme caractéristique des situations où plusieurs
dialectes sont en contact et produisent une langue commune ou koïné, il parle
également de simplification, et surtout de réduction des irrégularités.5 Ce n’est
donc pas un hasard si la langue standard se présente sous un angle plus
radicalement isolant que les dialectes non mandarins. Le système graphique, qui
ne permet pas de noter ces ajustements phonologiques ou ces phénomènes de
fusion, a pu jouer un rôle dans leur élimination.

2. L’EXPRESSION DU DÉPLACEMENT : DES DIALECTES DU NORD PLUS NETTEMENT
   «SATELLITIQUES» ?

2.1. Débats autour des directionnels chinois

   Les constructions résultatives constituent en chinois un ensemble de formes
régulièrement appariées, comme en anglais, à des caractéristiques sémantiques
telles que le changement d’état et la télicité. Certaines, telles que tuī-dăo
«renverser» (litt. «pousser-se renverser») combinent deux composants de nature
prédicative et se présentent comme des unités d’ordre lexical (Chao 1968:435 les
appelle des verbes composés de type Verbe-Résultat), des mots éphémères
produits à la demande de prédicats pris dans deux classes distinctes. L’affaire est
plus compliquée pour les combinaisons dont le second composant est un verbe
directionnel (voir Chao 1968:458-467), en partie du fait de la structure
bimorphémique de ces derniers: un composant non déictique, choisi parmi une
liste de sept ou huit verbes de déplacement comme «sortir», «entrer», «monter»,
5 «In dialect contact and dialect mixture situations there may be an enormous amount of
linguistic variability in the early stages. However, as times passes, focusing takes place by
means of reduction of the forms available. This reduction takes place through the process
of koinéization, which consists of the levelling out of minority and otherwise marked
speech forms, and of simplification, which involves, crucially, a reduction in
irregularities.»

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«descendre», «se lever», «passer, traverser», qui peut être suivi d’un composant
déictique (soit «aller» soit «venir»), avec possibilité d’insérer divers éléments de
nature nominale entre les deux directionnels, et même, à certaines conditions,
entre le verbe et le directionnel. À la différence des noms indiquant un lieu
servant de référence au déplacement, qui ne peuvent en chinois standard
apparaître qu’après le premier composant directionnel, et jamais après le
composant déictique (ex. 1), le groupe nominal indiquant l’objet déplacé, patient
de l’action, peut occuper diverses positions derrière le verbe. Les exemples 2a,
2b, 2c sont repris de Lu (2002), l’infinitif de la traduction française est volontaire
car comme nous le verrons plus loin, les interprétations temporelles ou modales
de ces phrases diffèrent.
      (1a)    pǎo-chū-le         chúfáng (lai)
             courir-sortir- PFV cuisine            (venir)
      (1b)    *pǎo-chu-lai (-le)           chúfáng
              courir-sortir-venir(-PFV) cuisine
              «[il/elle] sortit de la cuisine en courant (vers le locuteur situé hors de la
              cuisine)»

      (2a)   rēng-xia-lai                yí          ge         jiǔ-píng
             jeter-descendre-venir       un         CLAS        alcool-bouteille
      (2b)   rēng-xia                    yí         ge          jiǔ-píng         lai
             jeter-descendre             un         CLAS       alcool-bouteille venir
      (2c)   rēng                        yí         ge          jiǔ-píng             xia-lai
             jeter                       un         CLAS       alcool-bouteille       descendre-
             venir
             «jeter une bouteille d’alcool (vers le bas, par la fenêtre du haut d’un immeuble
             par exemple, vu du point de vue de quelqu’un passant en bas de l’immeuble)»

   La question du lien entre le verbe initial et le verbe directionnel qui le suit,
comme celle du degré de grammaticalisation de ce dernier, ont resurgi dans les
discussions sur la typologie proposée par Leonard Talmy (2007) et la
catégorisation du chinois au sein des langues du monde dans l’expression du
déplacement. Liú Yuèhuá (1998) considère, avec l’école de l’Académie des
Sciences Sociales représentée par Lü Shuxiang (Lü 1980), que les compléments
directionnels sont une sous-catégorie des compléments résultatifs. Ce type
d’analyse conforte une interprétation des directionnels comme entrant en
composition avec le verbe comme «satellites», à l’instar des préverbes du russe
ou du hongrois, ou des particules verbales de l’anglais. Mais une étude de Dan
Slobin (2004) envisage, elle, de placer le chinois avec le thaï, où la trajectoire du
déplacement est exprimée par un verbe dans une construction à verbes en série.
Ces langues présenteraient un type intermédiaire entre les langues à cadre
satellitique, qui encodent la trajectoire dans des éléments affixés au verbe, et les
langues exprimant la trajectoire principalement par des verbes, comme le
français. Ainsi, là où les sujets francophones produisent en regardant l’image 12
de Frog story - un hibou qui s’envole d’un arbre en sortant brusquement d’un
trou à l’intérieur du tronc - la phrase présentative «D’un trou de l’arbre sort un

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hibou», les sujets chinois produisent la phrase suivante (également présentative,
avec inversion du sujet) :
    (3)    fēi-chū          yì zhī               māotóuyīng
           voler-sortir     un CLAS              hibou
           «Un hibou sort de l’arbre (en volant).»                  (Slobin 2004 :224)
   Même si les séquences verbales considérées ici en (1), (2) et (3) ne sont pas en
général considérées en grammaire chinoise comme des constructions verbales en
série (CVS), Paul (2008, note 4) fait remarquer que la régulière dissociation des
deux composants déictique et non déictique (ex. 2b), et la possibilité d’insérer le
suffixe perfectif le ainsi que des éléments de nature nominale entre le verbe et le
directionnel (ex. 2c) nous interdit de les considérer comme des mots composés.
Ne pourrait-on donc pas les inclure dans les CVS, suggère-t-elle, si on élargit
leur définition à des séquences de prédicats qui partagent un argument, mais pas
forcément leur sujet ?
   Mais ceci impliquerait que le verbe directionnel qui figure en deuxième ou
troisième position du groupe verbal ait conservé son intégrité en tant que verbe.
La perte du ton d’origine des directionnels en pékinois (et par conséquent en
chinois standard), la classe fermée qu’ils forment, et la perte de structure
argumentale constatée dans divers dialectes du nord et du centre de la Chine sont
autant d’éléments qui indiquent également leur grammaticalisation, et semblent
les distinguer du deuxième prédicat d’une CVS6. Nous revenons ici sur un point
précis sur lequel la variation interne aux langues sinitiques est susceptible
d’apporter sa pierre au débat: la position relative de l’objet patient et du
directionnel.

2.2. La position du groupe nominal patient

   Dans le cas de déplacement causé par une force extérieure à l’objet ou la
personne qui se déplace, la position du groupe nominal patient de l’action est en
chinois standard incroyablement variable, comme le montrent les exemples 2a,
2b et 2c. En effet, quatre positions sont en compétition, si l’on inclut les phrases
en bă plaçant l’objet avant le verbe, sans que les multiples travaux consacrés à la
question aient permis d’aboutir à une règle transparente. Nous les désignons à la
suite de Lǚ (1985/1993) et de Zhāng (1991) par les lettres A, B et C : [V-Dnd-
Dd-O]7 (ex. 2a), [V-Dnd-O-Dd] (ex. 2b), [V-O-Dnd-Dd] (ex. 2c), auxquels nous
ajoutons le type D : [bă-O V-Dnd-Dd], illustré par l’exemple suivant.
6 Voir Lamarre 2013 pour une présentation générale de l’expression des événements de
déplacement en chinois standard, Lamarre 2007, 2008 et Tang et Lamarre 2008 sur les
restrictions pesant sur les noms locatifs suivant les compléments directionnels dans
certains dialectes, et Lamarre 2009b pour un récapitulatif des éléments plaidant en faveur
de la grammaticalisation des verbes directionnels en position de complément.
7 Les abréviations utilisées ici sont les suivantes : V : Verbe en position 1, Dd :

Directionnel déictique, Dnd : Directionnel non déictique. Le cantonais est transcrit dans
les exemples de Carine Yiu en Jyutping (système de transcription utilisé à Hong Kong).

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      (4)    Nǐ     kuài       bǎ      yàoshi gěi          wǒ       rēng-xia-lai !
             2SG    vite       ACC     clé       à         1SG      jeter-descendre-venir
             «Lance-moi vite les clés!» (le locuteur est en bas de l’immeuble et parle à
             quelqu’un à l’étage).

   Zhāng (1991) insiste sur le fait qu’à l’inverse des deux autres types A et B, le
type C se trouve en pékinois seulement dans des phrases impératives ou
enchâssées, et nécessite l’ajout du suffixe perfectif le pour indiquer un événement
réalisé. Il suppose qu’il s’agit d’une tournure archaïque, ce qui expliquerait
qu’elle demeure en vigueur dans les dialectes du sud mais soit très rare dans les
dialectes du nord. Il n’a trouvé que 10 occurrences du type C sur un total de 886
dans un corpus composé de romans de l’écrivain Lǎo Shě, dont la langue reflète
le pékinois. Lǚ (1985) et Liú Yuèhuá (1998 : 43), qui ont travaillé sur un
important corpus composé avec soin, concluent également à la grande rareté du
type C en chinois standard (chinois du nord) contemporain. Lù (2002) et Yáng
(2006) mettent, quant à eux, le type C à égalité en langue moderne avec les autres
types, mais ils précisent bien que le type C se limite aux phrases impératives, ou
irréelles (voir Lù 2002, note 13).
   Or dès qu’on examine des données plus spécifiques à une région donnée, la
situation change. Par exemple Zhōu (1999) insiste sur le fait que le pékinois parlé
n’emploie pas le type C, qui trahit, dit-il, une origine méridionale chez la
personne qui l’emploie. Les travaux qui se sont penchés sur la question
mentionnent son agrammaticalité dans des dialectes du Shaanxi (voir Tang et
Lamarre 2007 sur un dialecte mandarin parlé près de Xi’an, et Xing 2011 pour
un dialecte jin parlé au nord Shaanxi), et du Shanxi (Qiáo 2006). À l’inverse, le
type C domine en cantonais et en min du sud. Par exemple à Quanzhou (un
dialecte min méridional du Fujian, proche de celui parlé à Taiwan, voir Lǐ
Rúlóng 1997), seul le type C est possible si le nom objet est défini, s’il est
indéfini, A et C sont possibles, mais en aucun cas B. Les travaux menés
récemment sur le cantonais par Yiu (2013) et les données qu’elle a recueillies
(2014:217) sur cinq dialectes du sud-est (un dialecte wu, trois dialectes min et le
cantonais de Hong Kong) confirment ces tendances. Aucune contrainte d’ordre
modal ne pèse sur le type C en cantonais ou en min, il peut s’utiliser dans des
phrases décrivant des événements passés, comme le montrent les exemples
suivants.
      (5)    keoi5 zau6 zaak6 di1     lei2 lok 6    lai4.
             he then pick CLAS        pear descend come
             «He then brought down some pears.»         (Cantonais, Yiu 2014: 217)

      (6)    Keoi5 tek3 jat1 go3         bo1 jap6 lai4.
             s/he kick one CLAS          ball enter come
             «S/he kicked a ball in here.»                 (Cantonais, Yiu 2013:558)

      (6’)   Tī                         yí        ge       qiú       jin-lai !
             donner.un.coup.de.pied     un        CLAS     ballon entrer-venir
             «Mets une balle dans le but (vers moi, en donnant un coup de pied dedans)!»
                                                           (chinois standard)

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Langues sinitiques et typologie                                                            157

   La prise en compte des descriptions de l’ensemble des langues sinitiques,
quand elle inclut des dialectes mandarins non standard, montre en fait une
distribution complémentaire des types B et C dans les dialectes du nord et du
sud-est, alors que le chinois standard admet trois positions différentes du patient
après le verbe. Le tableau ci-dessous montre la position respective de l’objet
déplacé, du verbe, du directionnel non déictique et du directionnel déictique,
dans le cas où l’objet déplacé apparaît après le verbe.
            Distribution des types A, B et C dans les dialectes du nord et du sud-est
                               Type A                Type B                 Type C
                              Verbe-Dnd-Dd-O        Verbe-Dnd-O-Dd        Verbe-O-Dnd-Dd
    Cantonais                         –                     –                     +
    Quanzhou                          +                     –                     +
    Chinois standard                  +                     +                    (+)
    Pékinois, Hebei,                  +                     +                     –
    Shanxi, Shaanxi…

   Les parenthèses (+) pour la langue standard marquent la restriction de mode
relevée plus haut.
   Afin d’examiner des données contemporaines, nous avons analysé une
trentaine d’heures de séries télévisées chinoises reflétant la langue du nord8, où
nous avons trouvé seulement 8 phrases reflétant le type C, qui confirment les
observations de Zhāng (1991) et Lù (2002) : il s’agit de phrases impératives (ex.
7), ou relevant de la modalité déontique (par exemple contenant le verbe modal
yào), de phrases habituelles, de subordonnées hypothétiques, ou de phrase
enchâssées, non assertées (ex. 8). Parmi les huit, une seule incluait le suffixe le et
exprimait un événement passé.
      (7)     Zhèi    ge       sānlúnchē            wǒ        shǐ      yíxià,     wǒ
              DEMPROX CLAS     tricycle             1SG       utiliser un.peu,    1SG
              lā      ge       dōngxi chu-qu.
              tirer CLAS       chose     sortir-venir
              «Je t’emprunte un peu ce tricycle, j’ai quelque chose à transporter avec.»
              (Dix ans de mariage, épisode 2, 2259)
      (8)     Jiǎn       nèi     xiē      pòlànr    hui-lai             gàn      shénme ?
              ramasser DEMDIS PLUR        gueniller entrer-venir       faire    quoi ?
              «À quoi ça va te servir de ramener ces guenilles (que tu as ramassées)?»
              (Dix ans de mariage, épisode 18, 0812)
   Nous en concluons que le type C est certes attesté en chinois standard
contemporain, mais il se pourrait bien que la coexistence de plusieurs types soit
le résultat de la koïnésation qui a produit cette langue : pour se trouver une
«niche» dans un système déjà bien pourvu (trois autres ordres de mots possibles),
8Jiéhūn shí nián «Dix ans de mariage» (épisodes 1-20, de Gao Xixi, 15 heures), et Pínzuǐ
Zhāng Dàmín de xìngfú shēnghuó «La vie heureuse de Zhang Damin» (épisodes 1-10, de
Shen Haofang, 7,5 heures).

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