LE CŒUR DES GILETS JAUNES SE REFUSE À L'EXTRÊME DROITE - BUREAU DE BRUXELLES - Rosa ...
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Quantité Critique est un collectif de maîtres de conférences, de doctorants et d’étudiants en sociologie qui enquêtent sur les mouvements sociaux en France depuis septembre 2018. Sur le mouvement des gilets jaunes, ils ont conduit une enquête par questionnaires dans plusieurs groupes Facebook nationaux liés au mouvement. Celle-ci a permis de recueillir 526 questionnaires portant sur la politisation et le rapport au travail des répondants. De plus, le collectif conduit actuellement un travail de terrain sur plusieurs ronds-points occupés de l’Oise, à Senlis, Compiègne et Beauvais. Celui-ci se compose d’une enquête par questionnaires en face à face dont les données sont en cours de traitement, ainsi que d’une enquête qualitative comptant une cinquantaine d’entretiens avec des personnes mobilisées. Les gilets jaunes sont-ils un mouvement populiste qui fait le lit de l’extrême droite ? La question est abrupte. Au-delà du mépris social formulé par certains commentateurs à l’encontre des classes populaires dont elle est parfois l’expression, il demeure nécessaire de se confronter à cette interrogation pour plusieurs raisons. D’abord, toutes les enquêtes sociologiques concluent à la présence d’un grand nombre d’électeurs d’extrême-droite parmi les gilets jaunes et leurs soutiens. Bien que ceux-ci ne soient pas majoritaires, la présence de cette orientation politique interroge la capacité des gilets jaunes à se constituer en un mouvement de défense de la démocratie et du progrès social. Ensuite, cinq mois après le début du mouvement, l’industrie sondagière place le Rassemblement National loin devant toutes les autres formations opposées au macronisme. L’omniprésence de ces chiffres invite une partie des médias à faire du parti d’extrême-droite le réceptacle naturel de la colère en cours dans le pays. Impossible donc de négliger la question d’un risque d’extrême-droitisation de la mobilisation portée par les gilets jaunes. Enfin, nous devons porter une attention toute particulière à cette question depuis la publication par Luc Rouban d’un sondage1 dont les résultats semblent indiquer la domination de dispositions politiques populistes chez les sympathisants du mouvement, et le fait que Marine Le Pen serait la principale personnalité à bénéficier du mouvement des gilets jaunes. Cette interprétation de la politisation du mouvement à l’extrême-droite est loin de faire consensus dans le foisonnement d’enquêtes collectives apparues depuis novembre. Si sur certains points de l’analyse, comme la composition socio-professionnelle du mouvement, elles obtiennent des résultats très proches, un travail de caractérisation des dynamiques politiques du mouvement reste encore à réaliser. En effet, les enquêtes dessinent parfois des positionnements idéologiques contradictoires rendant le débat particulièrement complexe. Nous allons ici évaluer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes incarneraient un populisme favorable à l’extrême-droite, en partant des analyses menées par différentes équipes de sociologues et de politistes. La multiplication des données peut créer de la confusion, en faisant circuler des chiffres et des résultats qui n’ont pas été produits avec la même méthode, ni sur les mêmes publics. Elle peut cependant être transformée en atout. Chacune des méthodes utilisées tend à saisir une dimension particulière du mouvement.Le questionnaire en face à face favorise par exemple une captation des positions revendiquées ouvertement, quand les enquêtes par internet permettent, grâce à l’anonymat, de lever le voile sur des positions plus difficiles à assumer. De même, la diversité des publics captés par les différentes enquêtes permet de saisir les différences de politisation en fonction de la distance au coeur du mouvement. Quels sont les effets de la mobilisation sur ces différentes franges ? En privilégiant une approche distinguant le gilet jaune actif de ses soutiens, nous mettrons en valeur les différentes logiques de subjectivation politique à l’oeuvre entre le coeur et les marges du mouvement. Cette distinction permet alors de nuancer l’idée selon laquelle celui-ci entretiendrait une propension au « populisme » dont le Rassemblement National serait le premierbénéficiaire. 2 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
L’ÉNIGME DES GILETS JAUNES ACTIFS : COMMENT S’EST ORGANISÉ LE REFUS DE LA POLITISATION VERS L’EXTRÊME-DROITE? Toutes les études convergent vers l’idée selon laquelle l’entrée dans le mouvement des gilets jaunes se fait à partir de positions politiques très polarisées. Une première manière de les caractériser consiste à observer la façon dont ils se situent sur l’axe gauche-droite. Cependant, l’une des caractéristiques majeures du mouvement est le refus majoritaire de se référer à ce type d’opposition. L’enquête de Sciences-Po Grenoble2, réalisée fin décembre 2018 par diffusion d’un questionnaire en ligne dans des groupes Facebook de gilets jaunes sans restriction géographique donne les proportions suivantes : 60% des enquêtés ne se positionnent pas, mais parmi ceux qui le font, la gauche a une courte avance. L’enquête3 du collectif Quantité Critique, réalisée selon une méthode proche et à la même période, donne des résultats similaires : plus de 50% de « ni-nistes », 12% de personnes se positionnant à droite (dont 7% très à droite) et 15% à gauche (dont 3,6% très à gauche). Au total, en additionnant le « ni gauche, ni droite » et les non-réponses, 70,2% des gilets jaunes de l’échantillon ne se positionnent pas sur l’axegauche-droite4. Cette opposition ne constituant un référentiel pertinent que pour environ un tiers de l’échantillon dans le cas des deux enquêtes, il est nécessaire de caractériser politiquement les gilets jaunes par un autre moyen : le vote au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Dans l’enquête de Quantité Critique, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sont au coude à coude, obtenant chacun 19% des votes des personnes interrogées. Malgré d’importantes variations, toutes les enquêtes signalent la présence importante de votants FN. Si l’on ajoute le fait que, selon une conclusion bien établie de la sociologie électorale, une partie des non-réponses dissimule des électeurs de Marine Le Pen, il est probable que le vote d’extrême-droite fut la principale option exprimée en 2017 par la population ici étudiée. La prudence est toutefois de rigueur lorsque l’on mobilise ces chiffres. S’ils offrent une photographie précieuse des rapports de force au mois de novembre 2018, ils ne rendent pas compte des effets de la mobilisation au fil du temps. La question de la place du Rassemblement National doit donc se poser de manière dynamique : comment expliquer l’échec du RN à hégémoniser le mouvement au vu d’une telle proportion des gilets jaunes ayant voté pour Marine Le Pen ? Malgré les tentatives des militants d’extrême-droite pour orienter celui-ci, notamment par la diffusion intensive d’une propagande autour des accords de Marrakech au mois de novembre, la xénophobie est restée marginale dans les débats internes. La question migratoire n’a jamais été présentée comme un enjeu décisif. Les plateformes de revendications des gilets jaunes peuvent de façon localisée et ponctuelle porter le souhait d’une limitation de l’immigration, mais dans l’immense majorité des cas, ce n’est pas leur sujet5. Ainsi les revendications ont-elles plutôt porté sur le rétablissement de l’ISF ou sur la hausse des salaires. Le politiste Samuel Hayat6 a d’ailleurs mis en évidence la pertinence du concept d’« économie morale » développé par E. P. Thompson pour interpréter les valeurs des gilets jaunes : il existerait un consensus tacite sur une manière légitime d’organiser l’économie qui serait mise à mal par les réformes successives. Cela permet d’expliquer pourquoi les revendications des gilets jaunes sont “la formulation de principes économiques essentiellement moraux”7. De surcroît, les interventions des porte-paroles comme François Boulo ou Jérôme Rodriguez ont systématiquement défendu l’idée que les revendications “anti- migrants” n’avaient pas leur place dans le mouvement. Même les représentants les plus identifiés au début du mouvement comme proches de l’extrême-droite, à l’instar de Maxime Nicolle, ont montré leur volonté de ne pas nourrir de discours racistes publiquement. Il est de ce point de vue particulièrement illustratif que Benjamin Cauchy, un militant Debout La France largement extérieur aux occupations et aux manifestations, soit l’un des rares à avoir expliqué que le grand débat censurait la question migratoire. 3 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
Ce positionnement des figures médiatiques, dont la stratégie majoritaire vise à évincer la question migratoire, est largement analogue à celui que l’on retrouve sur nombre de ronds-points à l’échelle locale. Le rôle des responsables de ronds-points a été de ce point de vue crucial dans le développement des conversations. Ils et elles engagent très souvent les gilets jaunes à ne pas se positionner sur des bases qui mettraient en danger l’unité du mouvement. La question migratoire n’apparaît ni dans l’affichage (tracts, pancartes, etc.) ni dans les thèmes évoqués lors des débats collectifs. Lors de la passation de questionnaires, il est en effet apparu qu’une grande majorité des gilets jaunes avait une vision claire de ce qui est le sujet du mouvement et de ce qui ne l’est pas. La question migratoire est perçue comme un “sujet qui fâche” propre à fragiliser les revendications sociales et économiques formulées par ailleurs. Sur les 700 questionnaires déjà traités par les chercheurs du Centre Emile-Durkheim de Bordeaux, seuls 22 mentionnent l’immigration. Un tel cadrage du débat associé au fait qu’une frange très importante des gilets jaunes, abstentionnistes ou de gauche, prend des positions résolument antiracistes, a rendu inefficaces les tentatives de politisation sur ces thématiques. La polémique sur l’antisémitisme n’a elle au quotidien fait l’objet d’aucun travail politique, de droite ou de gauche, tant elle est apparue aux participants comme une création médiatique extérieure au mouvement. Cet enfouissement de la xénophobie de certaines fractions des gilets jaunes est d’ailleurs très profond. Il les amène à un auto-contrôle de leurs prises de position publiques afin de préserver l’unité du mouvement, y compris chez les votants Marine Le Pen. Ces derniers font preuve d’une grande discipline dans l’expression de leur positionnement public. Ils séparent ce qui relève de la conviction intime et les avis qui doivent être versés dans la discussion collective. Dans l’Oise par exemple, sur 43 électeurs de Marine Le Pen participant au mouvement interrogés par Quantité Critique, seuls 4 estiment que le mouvement doit se positionner sur l’immigration. Evidemment, les conséquences de cet auto-contrôle sur les subjectivités politiques sont difficiles à mesurer. Engendre-t-il une dévalorisation effective des idées d’extrême-droite ou une simple occultation d’attitudes xénophobes toujours prégnantes ? Seules les futures enquêtes sur les attitudes idéologiques et électorales des gilets jaunes permettront d’établir un bilan du mouvement. On peut cependant noter qu’à l’extrême-droite, la xénophobie n’est pas un élément annexe, une dimension particulière et isolée de la politisation. Elle correspond au contraire au prisme à travers 4 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
lequel l’ensemble des enjeux politiques sont appréhendés : les problèmes économiques seraient la conséquence des travailleurs immigrés, l’insécurité la conséquence d’une non-intégration supposée. Cette tendance des gilets jaunes à censurer toute dimension xénophobe du discours politique et à produire une parole dans laquelle il n’est point besoin de nommer un bouc-émissaire étranger ne peut alors qu’être bénéfique dans la production de sociétés alternatives et émancipatrices. Ce fait surprenant au vu du recrutement politique d’une partie des participants n’a pas semblé intéresser les chaînes d’information en continu, ces dernières ayant plutôt couvert les rares actes antisémites ou racistes, à contre-courant de la façon dont la discussion interne au mouvement est organisée. DE LA CRISE DU TRAVAIL À LA CRISE DÉMOCRATIQUE La marginalisation de la xénophobie a permis au mouvement d’investir un socle revendicatif rassemblé dans le « pouvoir vivre » comme revendication centrale. Ce « pouvoir vivre », mis en avant par l’enquête de Sciences-Po Grenoble « se décline dans des revendications très ancrées dans le quotidien (perte de pouvoir d’achat, salaires et retraites insuffisants, ras-le-bol fiscal…), qui disent la volonté des gilets jaunes « de pouvoir vivre de leur travail et de ne plus simplement survivre 8 »». L’attachement à l’enjeu de la valorisation du travail est la conséquence de la présence majoritaire des fractions les plus précaires des classes populaires. Les chercheurs de Sciences-Po Grenoble trouvent ainsi dans leur échantillon 74% de personnes précaires9 tandis que dans l’échantillon de Quantité Critique, 89%des gilets jaunes déclarent « avoir du mal à boucler leurs fins de mois ». Réciproquement, un sondage mené par l’institut Elabe10 montre que 27% des personnes ayant des « fins de mois difficiles » se déclarent gilets jaunes, soit 7% de plus que la moyenne. Le coeur de la mobilisation est ainsi composé d’actifs, le Centre Emile- Durkheim en trouvant par exemple 75% quand l’équipe de Sciences-Po Grenoble en trouve 67%. Si la position géographique et la question du transport ont servi d’éléments déclencheurs, les gilets jaunes se sont très rapidement emparés des enjeux salariaux. L’originalité du mouvement réside sans doute dans sa logique de contournement des mécanismes classiques de négociation collective. Dès la fin novembre, l’ampleur de la demande de hausse des salaires place le pouvoir d’achat au coeur des revendications. Plus étonnant, les revendications de hausses ne sont adressées ni aux employeurs, ni à leurs représentants ; c’est l’Etat qui en est le destinataire. Cette originalité a été peu relevée par les commentateurs, si ce n’est sous l’angle trop classique de la crise du syndicalisme. En réalité, elle s’explique par l’expérience concrète du salariat et la crise des mécanismes historiques de négociation collective. Les mobilisés semblent issus majoritairement de petites entreprises caractérisées par une conflictualité sociale moins prononcée. L’enquête de terrain menée par Quantité Critique dans l’Oise montre en effet, chez les salariés de TPE-PME, une claire sur-représentation des personnes déclarant un rapport « amical » ou « cordial » avec les employeurs (plus des ¾) qui sont souvent intégrés au collectif de travail. Face à la figure positive du petit employeur et à la réalité des difficultés financières des petites structures, l’action collective à cette échelle est rarement envisagée. Lorsque l’on interroge les participants aux occupations dans l’Oise sur leurs récentes demandes d’augmentations de salaire, ils sont dubitatifs. Les réponses recueillies à la question « Avez-vous demandé une augmentation à votre employeur ? » en attestent : « Pourquoi faire ? », « On connaît déjà la réponse... » 5 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
Dans ces conditions, le conflit social se déporte hors des murs de l’entreprise et en dehors des jours ouvrés. Le mouvement des gilets jaunes est donc l’expression de l’impraticabilité de la négociation décentralisée au niveau de l’entreprise, tel qu’elle avait été pensée par les gouvernements Sarkozy et Hollande. Il est donc normal de retrouver l’État comme acteur interpellé par les participants. Cependant, cette crise de la négociation collective s’est conjuguée au refus opposé par l’État de proposer une solution aux revendications salariales exprimées à travers le signifiant large du pouvoir d’achat11. Les propositions de l’exécutif en décembre ont été jugées insuffisantes mais également en décalage avec l’objet des revendications. Le grand débat a par ailleurs démontré la volonté du pouvoir d’évincer la question salariale, ni évoquée, ni prise en compte par un gouvernement qui répète pourtant qu’il faut que « le travail paye ». La méfiance à l’égard du pouvoir, et dans une certaine mesure des « élites », n’est donc pas nécessairement l’expression d’une hostilité aux arbitrages étatiques ou d’une ferveur «populiste» des classes populaires mobilisées.Elle résulte de l’absence de volonté du gouvernement de prendre en compte les demandes sociales au coeur de la protestation. Cette situation de blocage explique d’ailleurs l’émergence de revendications institutionnelles : favorisée par les pratiques militantes qui ont émergé dans le mouvement (réunions sur les ronds-points, groupes d’actions autonomes, assemblées générales, forums sur les réseaux sociaux), la question démocratique est en effet venue se greffer au coeur des revendications. Le RIC est devenu la proposition politique symbolisant les impasses d’un État récalcitrant à intervenir. Il est une des réponses trouvées par les classes populaires à la crise de l’intermédiation. Une étude du socle revendicatif tend donc à écarter l’hypothèse d’une politisation à l’extrême-droite des acteurs engagés au coeur de la mobilisation, car les enjeux principaux (question salariale, démocratie) n’entrent pas en résonance avec son imaginaire politique. 6 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
UN MOUVEMENT EN CERCLES CONCEN- TRIQUES ? UNE TENTATIVE DE THÉORISER LA DISTINCTION ENTRE GILETS JAUNES SYMPATHISANTS ET MOBILISÉS. Il est néanmoins impossible d’évacuer la question du succès de l’extrême-droite et des thèses réactionnaires aux marges du mouvement, chez les sympathisants déclarés des gilets jaunes. Comme nous l’avons évoqué à travers le sondage présenté par Luc Rouban, mais aussi dans les intentions de vote déclarées pour les élections européennes, le Rassemblement National semble être la force d’opposition qui a le plus bénéficié de la crise actuelle. Il est toutefois crucial de ne pas réifier les gilets jaunes en un ensemble homogène. Entre les occupants des ronds-points, les cyber-activistes de Facebook et les simples sympathisants non-mobilisés, les opinions observées à différentes échelles varient trop pour permettre une telle simplification. L’échelle d’observation a donc une influence déterminante sur les résultats obtenus par les enquêtes. Ceci nous amène à faire l’hypothèse d’une configuration du mouvement en cercles concentriques. On constate un succès des discours d’extrême-droite dans ses marges extérieures peu mobilisées, sensibles aux thèmes réactionnaires. En revanche, ces idées ne parviennent que très difficilement à pénétrer le noyau dur des gilets jaunes actifs. Il est indispensable de découpler ces deux niveaux d’analyse pour comprendre comment, en dynamique, la participation effective au mouvement est productrice d’une socialisation politique propre à éloigner ceux qui y prennent part des idées d’extrême-droite. Aux marges de la mobilisation, on trouve une frange de la population qui soutient les gilets jaunes, mais ne prend pas activement part à leur révolte. Sur l’étude de cette population, les échantillons nationaux sont particulièrement intéressants. Elle se caractérise, comme le montre Luc Rouban, par un surcroît d’opinions d’extrême-droite. Dans son analyse, l’hostilité à l’immigration, le souhait du retour de la peine de mort et celui du retrait de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe sont rassemblés au sein d’un indice de tolérance. Il montre ainsi que 65% des personnes soutenant fortement les gilets jaunes ont un indice de tolérance faible, contre seulement 38% de ceux qui ne les soutiennent pas. Luc Rouban présente également les soutiens aux gilets jaunes comme un mouvement dominé par des dispositions qu’il qualifie de populistes en raison de leur critique des élites et de leur désir de participation. Qualifier de populisme cette défiance légitime et cette demande d’institutions davantage participatives, c’est prêter sa voix à une forme de confusionnisme. Le terme de populisme est trop souvent employé pour discréditer les aspirations d’une partie de la population à davantage de participation politique. C’est pourquoi ce mode d’enquête qui consiste à croiser, sur des échantillons nationaux, l’opinion sur le mouvement avec les idées politiques, ne permet pas d’apprécier dans leur complexité les enjeux politiques soulevés par les gilets jaunes. En effet, entre l’entretien d’une confusion sur le public visé (les gilets jaunes ou les personnes qui déclarent les soutenir) et les implications normatives de ses analyses, la méthode employée par Rouban ne permet pas de mesurer les effets du degré de participation sur le positionnement idéologique. Il aurait été nécessaire de différencier les gilets jaunes actifs et les simples sympathisants pour connaître la distribution réelle des opinions d’extrême-droite au sein du mouvement. Malheureusement, à ce jour, peu de données sur échantillon national saisissent l’importance de cette distinction. Seul l’institut Kantar Sofres12, dans un sondage dont la passation a eu lieu du 21 au 25 février au moment de l’acte 15 du mouvement, a différencié les participants actifs des sympathisants. Elle montre que les gilets jaunes actifs sont moins autoritaires et xénophobes que les simples sympathisants. Il en va ainsi de la xénophobie : 50% des gilets jaunes actifs considèrent qu’il y’a « trop d’immigrés en France » contre 54% de leurs sympathisants (pour une moyenne nationale de 44%). 7 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
Les participants actifs sont même parfois en dessous de la moyenne nationale. Sur l’islamophobie, 43% des participants actifs considèrent que « l’on donne trop de droits aux musulmans » contre 51% de leurs soutiens et 45% de moyenne nationale. Les personnes ayant participé au mouvement sont donc légèrement moins islamophobes que la moyenne des Français, ce qui représente un résultat notable et en contradiction complète avec l’hypothèse d’une extrême-droitisation du mouvement. Il en va de même de la sensibilité au discours sécuritaire : 60% des gilets jaunes actifs trouvent que la justice n’est « pas assez sévère avec les petits délinquants », contre 72% des personnes qui les soutiennent tandis que la moyenne nationale est à 64%. Quant à savoir s’il faudrait « donner beaucoup plus de pouvoir à la police », 31% des participants actifs au mouvement sont d’accord, contre 45% de ceux qui les soutiennent, avec 49% de moyenne nationale. Ces deux derniers points s’expliquent bien sûr par la répression policière et judiciaire qui s’abat sur le mouvement, mais montre néanmoins le scepticisme des gilets jaunes à l’encontre du discours sur le « laxisme », pourtant emblématique de la pensée d’extrême-droite. En revanche, à l’intérieur du cercle des gilets jaunes les plus actifs et les plus mobilisés, cette difficulté des idées d’extrême-droite à pénétrer le noyau actif du mouvement tient à deux éléments. D’abord, elle tient à une considération stratégique que nous avons déjà évoquée : le besoin d’unité des classes populaires définies prioritairement par leurs conditions matérielles, permettant d’agréger à la mobilisation les « assistés » pris pour cible par le discours d’extrême-droite. Ensuite, une expérience de subjectivation politique propre à ce mouvement original. Nous faisons ici référence aux travaux de Raphaël Challier13, qui a réalisé une ethnographie du mouvement dans un bourg de Lorraine particulièrement mobilisé, où Marine Le Pen est arrivée largement en tête au premier tour des deux dernières élections présidentielles. Il remarque que la participation active au mouvement – c’est-à-dire l’occupation des ronds-points et les manifestations – provoque des rencontres entre catégories de la population qui ne se fréquentent pas en temps normal, desquelles émerge « un sentiment d’appartenance partagé » entre ceux qui « ont en commun d’être des petits ». Ces solidarités nouvelles nécessitent une euphémisation des clivages partisans et des jugements portés sur les uns et les autres. Challier cite pour exemple ce militant RN qui craint « de s’engueuler avec des gens s’il dit ses opinions » tout comme ce militant LFI qui évite le sujet de la politique car « tout le monde n’est pas d’accord, et ça fait des problèmes ». Selon le chercheur, cet « entre-soi populaire » ébranle la conscience triangulaire, cette tendance identifiée par Olivier Schwartz14 chez les classes populaires à se construire 8 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
en double opposition, à la fois contre ceux d’en haut (les élites politiques et économiques) et contre ceux d’en bas (les immigrés, les chômeurs, les « assistés ») qui se trouvent revalorisés par leur action au sein de la mobilisation. Cette vision tripartite de la société laisse ainsi place chez les gilets jaunes, par un processus de socialisation accélérée entre des fractions des classes populaires qui se rencontrent pour la première fois, à une vision duale opposant les privilégiés aux exploités, qui ressemble beaucoup aux prémisses d’une conscience de classe. Evidemment, celle-ci est invisible dans les rapports de force nationaux saisis à travers les sondages précédant les élections européennes. Deux raisons expliquent potentiellement cette intraductibilité du mouvement dans les intentions de vote à gauche : le faible poids démographique des gilets jaunes actifs qui vont se mobiliser lors de l’élection européenne, ainsi que la délégitimation du système partidaire. Malgré les soutiens précoces de la France Insoumise et du Parti Communiste Français, la gauche apparaît pour de nombreux gilets jaunes (actifs comme soutiens) comme incapable de se faire le porte- voix des aspirations populaires. Cette crise du rapport de la gauche aux classes populaires a ouvert une opportunité que l’extrême-droite a su saisir bien avant le mouvement des gilets jaunes. Jusqu’à présent, les organisations politiques de gauche ont misé sur le ralliement des acteurs mobilisés à leur cause plutôt que sur le travail de conviction auprès des soutiens constituant un halo autour du mouvement. C’est pourtant là que se joue la bataille décisive aujourd’hui. NOTES 1 L’Obs (2019): ANALYSE. Les «gilets jaunes», une transition populiste de droite, www.nouvelobs.com/politique/20190201.OBS9532/analyse-les-gilets-jaunes-une-transition-populiste-de-droite.html . 2. Le Monde (2019): Qui sont vraiment les «gilets jaunes»? Les résultats d’une étude sociologique, www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/26/qui-sont-vraiment-les-gilets-jaunes-les-resultats-d-une-etude-soci- ologique_5414831_3232.html . 3. L’Humanité (2018): Enquête. Les gilets jaunes ont-ils une couleur politique?, www.humanite.fr/enquete-les-gilets-jaunes-ont-ils-une-couleur-politique-665360 . 4. D’autres enquêtes ont pourtant donné des résultats très différents: le Centre Emile-Durkheim de Bordeaux, sur une enquête de terrain localisée, trouve ainsi 42,6% de personnes se positionnant à gauche. La captation de nombreux questionnaires en manifestation explique peut-être cette différence. Le Monde (2018): «Gilets jaunes»: une enquête pionnière sur la «révolte des revenus modestes», https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus- modestes_5395562_3232.html . 5. Le Monde (2019): L’immigration, angle mort du grand débat national, www.lemonde.fr/politique/article/2019/03/15/l-immigration-angle-mort-du-grand-debat_5436504_823448.html. 6. Mediapart (2019): Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir. https://blogs.mediapart.fr/edition/mondes-possibles-cycle-de-rencontres/article/070219/les-gilets-jaunes-l-economie-morale- et-le-pouvoir-samuel-hayat . 7. Ibid. 8. Le Monde (2019): Qui sont vraiment les «gilets jaunes»? Les résultats d’une étude sociologique, www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/26/qui-sont-vraiment-les-gilets-jaunes-les-resultats-d-une-etude-soci- ologique_5414831_3232.html . 9. La proportion de personnes précaires est basée sur le score EPICES, en usage dans certaines administrations comme l’AssuranceMaladie. 10. Elabe (2018): Les Français et les gilets jaunes, https://elabe.fr/wp-content/uploads/2018/11/20181128_elabe_bfmtv_les-francais-et-les-gilets-jaunes.pdf . 9 ROSA LUXEMBURG STIFTUNG BUREAU DE BRUXELLES
11. Cette notion ambigüe obstrue la question salariale mais permet d’agréger d’autres demandes sociales diverses sur les minimas sociaux, l’allocation pour les personnes en situation de handicap ou dans une certaine mesure le niveau des retraites. 12. Le Monde (2019): Marine Le Pen ne réalise pas l’OPA espérée sur les «gilets jaunes», www.lemonde.fr/politique/article/2019/03/12/marine-le-pen-ne-realise-pas-l-opa-esperee-sur-le-mouvement-des-gilets- jaunes_5434643_823448.html . 13. Mediapart (2019): La mobilisation des gilets jaunes dans un bourg rural de Lorraine, https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/080319/la-mobilisation-des-gilets-jaunes-dans-un-bourg-rural-de-lorraine . 14. La Vie des Idées (2009): Vivons-nous encore dans une société de classes?, https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090922_schwartz.pdf . POUR LE COLLECTIF QUANTITÉ CRITIQUE Zakaria Bendali , Antoine de Cabanes, Gauthier Delozière , Maxime Gaborit Gala Kabbaj, Yann Le Lann, Pablo Livigni, Hugo Touzet Rosa-Luxemburg-Stiftung, Bureau de Bruxelles Rue Saint-Ghislain 62, 1000 Bruxelles, Belgique – www.rosalux.eu Responsable légal de la publication, directeur de bureau Andreas Thomsen, mai 2019 Conception et réalisation HDMH sprl Photos 1 DANIEL BRIOT Domaine public www.flickr.com/photos/143952895@N08/46670062904/ 2, 3, 4 PATRICE CALATAYU CC BY-SA 2.0 www.flickr.com/photos/patrice_calatayu/45419018325/ www.flickr.com/photos/patrice_calatayu/46998973492/ www.flickr.com/photos/patrice_calatayu/46330681412/ WWW.ROSALUX.EU
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