DROIT DE VOTE POUR TOUS. LES CONTOURS D'UN DÉBAT - Revues ...
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DROIT DE VOTE POUR TOUS. LES CONTOURS D’UN DÉBAT N° 1229 - Janvier-février 2001 - 21 Pour le moins récurrent en France, le débat autour du vote des résidents non nationaux masque la question du statut et des droits politiques des immigrés. Comme les esclaves autrefois, comme les indigènes et les femmes par il y a quelques décennies, les étrangers se sont vu opposer des arguments Saïd Bouamama, basés sur une prétendue incapacité, puis sur la non-appartenance à la nation. socio-économiste, Au fond, leurs revendications – régularisation des sans-papiers, droit à une chargé naturalisation par simple déclaration, droit de vote – sont trois aspects d’une de recherche même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une non- à l’Ifar de Lille, citoyenneté pour une partie importante des habitants de son territoire ? militant associatif* Les résidents étrangers ne voteront pas aux prochaines élections muni- VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE cipales de 2001. Pourtant, la fin de l’année 1999 a été marquée par une effervescence des partis de la gauche plurielle et par une mobilisation des réseaux associatifs sur cette question. La Realpolitik l’a une nou- velle fois emporté sur le courage politique. Le Premier ministre se refuse à “repassionner” le débat sur l’immigration, qu’il estime avoir “désamorcé” par l’action de son ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement. Si le débat sur le droit de vote aux résidents étrangers est ancien, il semble buter sans cesse sur les mêmes arguments. Compte tenu des évolutions sociologiques et politiques en œuvre au sein des populations issues de l’immigration, ces arguments apparaissent comme des prétextes pour refuser ou retarder des évolutions incontournables. Derrière le débat sur le droit de vote pourrait ainsi se cacher un autre enjeu : celui des fron- tières idéologiquement sacralisées de la nation, et de leurs consé- quences économiques et politiques sur les “hors-frontières”. Les résidents étrangers ne sont pas la première catégorie de citoyens à propos de laquelle la question de l’entrée dans la sphère politique est posée. Avant eux, les esclaves, les femmes, les ouvriers, les coloni- sés ont vécu de longues périodes d’exclusion du politique. Les débats de ces périodes ont pour caractéristiques d’utiliser exactement les mêmes arguments que ceux mis en avant aujourd’hui pour les résidents * Cet article est tiré étrangers. Il n’est pas inutile de rappeler brièvement ces argumenta- de l’ouvrage paru tions et de s’interroger sur les raisons d’une telle ressemblance. cette année aux éditions de l’Esprit frappeur, J’y suis, j’y vote, La lutte pour les droits politiques L’ESCLAVE ÉDUCABLE aux résidents étrangers Au moment où la Révolution française pose les principes du droit (voir aussi la chronique “Livres”). naturel et de l’universalité des droits de l’homme, elle maintient en
l’état le “code noir” régissant l’esclavage. L’enjeu est déjà lié à la ques- tion des frontières. Il ne s’agit même pas de la frontière des droits politiques, mais de celle de l’appartenance ou non à l’humanité. Le N° 1229 - Janvier-février 2001 - 22 raisonnement à la base de cette contradiction entre principes affi- chés et pratiques concrètes est aujourd’hui encore à l’œuvre à pro- pos de l’immigration. Le nègre est considéré comme appartenant à l’humanité (les principes sont ainsi saufs), mais cette “humanité” serait non encore parvenue à maturité (le principe d’exclusion momentanée apparaît ainsi légitime). Même un Condorcet, pourtant l’un des penseurs les plus cohérents de la rupture révolutionnaire, considère qu’on “ne peut dissimuler qu’ils n’aient en général une grande stupidité” ; qu’il convient de les aider à “sortir de la cor- ruption et de l’avilissement” afin qu’ils réapprennent “les sentiments naturels de l’homme” et deviennent enfin dignes “qu’on leur confie le soin de leur bonheur et du gouvernement de leur famille”(1). Cela 1)- Condorcet, Réflexion sur l’esclavage des Nègres, conduira Condorcet à proposer un moratoire de “soixante-dix ans 1781, cité in Saïd Bouamama, J’y suis, j’y vote, La lutte VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE minimum” pour cette action de “réhumanisation”. Les nègres ont pour les droits politiques donc perdu leurs capacités et/ou leurs facultés à être des citoyens aux résidents étrangers, éd. L’Esprit frappeur, n° 77, libres, et il convient de les leur réapprendre. Paris, 2000. La Révolution française restera fidèle à cette logique et adoptera l’idée du moratoire, sans en fixer pourtant la durée. Voici ce que déclare Bonnemain à l’époque : “Il ne serait pas plus juste ni plus humain de rendre subitement la liberté aux Noirs qu’il n’est juste et humain de les avoirs retenus dans l’esclavage. La première opé- ration du gouvernement doit donc être de leur rendre la faculté d’être libre.”(2) La logique capacitaire ainsi proclamée permet en réalité de 2)- Bonnemain, “Régénération des colonies, préserver les intérêts des colons. Cette logique était promise à un ou moyen de restituer grand avenir, dans la mesure où elle justifiera la colonisation pour graduellement aux hommes leur état politique, l’extérieur et l’exclusion des droits politiques (en particulier pour les et d’assurer la prospérité des nations ; et moyens pour femmes et les ouvriers) pour l’intérieur. L’élitisme républicain est ainsi rétablir promptement l’ordre dans les colonies françaises”, le noyau commun aux exclusions liées à la colonisation et aux exclu- 1792, in Louis Sala-Molins, sions internes à la société civile française. Le code noir, Puf, 1987. INTÉGRATION DES INDIGÈNES ÉVOLUÉS, ÉDUCATION DES OUVRIERS INCAPABLES Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 intègre les “indigènes musulmans” à la nationalité française sans leur accorder la citoyen- neté, considérée comme incompatible avec leur statut personnel musulman. La France, si réticente à l’idée d’une dissociation entre nationalité et citoyenneté, a su y recourir dans d’autres circonstances historiques, quand ses intérêts économiques le lui commandaient. Soulignons cependant une exception à la règle : celle concernant les
indigènes les plus “évolués”, à qui seront reconnus les droits du citoyen. Toutes les réformes concernant le sta- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 23 tut des colonisés se contenteront d’élargir la sphère des “évolués”, indi- quant en cela le maintien du principe capacitaire pendant toute la période coloniale. Un certain discours sur les “élites issues de l’immigration” aujour- d’hui a sans aucun doute un lien avec ce concept “d’évolués” de la logique coloniale. La même logique capacitaire sera de nouveau déployée pour justifier la “république des propriétaires”, c’est- à-dire le régime censitaire français. VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Voici comment Sieyès décrivait l’in- capacité des pauvres : “Parmi les malheureux voués aux travaux pénibles, producteurs des jouissances d’autrui et recevant à peine de quoi Un bureau de vote à Bagnolet lors des élections présidentielles d’avril 1995. sustenter leur corps souffrant et plein © N. Amir/IM’Média. de besoins, dans cette foule immense d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, sans intellec- tualité, ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absor- bée […] est-ce là ce que vous appelez des hommes ? On les dit poli- 3)- Emmanuel Sieyès, cés ! Il y en a-t-il un seul qui fût capable d’entrer en société… ?”(3) Textes choisis, présentés par Roberto Zapperi, Ces propos de Sieyès ne sont pas isolés et conjoncturels. Ils reflè- éditions des Archives tent le regard dominant posé sur les “pauvres” pendant plus d’un siècle contemporaines, Paris, 1985. et demi. Donnons la parole à Benjamin Constant pour tirer la conclu- sion politique de cette logique capacitaire appliquée aux classes labo- rieuses : “Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse, cette classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est souvent prête aux sacrifices les plus héroïques et son dévouement est d’autant plus admirable qu’il n’est récompensé ni par la for- 4)- Benjamin Constant, tune ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui “Principes de politiques donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend applicables à tous les gouvernements capable de bien reconnaître ses intérêts. Il faut donc une condition représentatifs et particulièrement de plus que la naissance et l’âge prescrits par la loi. Cette condi- à la Constitution actuelle de la France”, in De la tion c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la liberté chez les modernes : rectitude du jugement. La propriété seule rend les humains capables écrits politiques, Hachette Littérature, Paris, 1989. de l’exercice des droits politiques.”(4)
Cette vision des “classes laborieuses” connaîtra des variantes mais sans remettre en cause l’idée d’une incapacité. Les divergences por- teront sur le caractère transitoire ou non de cette incapacité à la poli- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 24 tique. Comme pour les esclaves ou les colonisés, l’opinion selon laquelle l’éducation permettrait aux “pauvres” d’accéder à la raison est fréquente tout au long du XIXe siècle. Éduquer le peuple plutôt que d’assurer l’égalité économique est, on le voit, une vieille rengaine en France. Nous sommes, ici aussi, au cœur de l’élitisme républicain encore tant présent aujourd’hui. LES FEMMES, ÉTERNELLES MINEURES Si l’incapacité des ouvriers est expliquée à partir des conditions sociales, celle des femmes le sera à partir d’une prétendue spécifi- cité naturelle. Le résultat reste cependant le même : l’exclusion de la sphère politique. Voici ce que Diderot développait sur cette “spé- cificité” : “La femme porte au-dedans d’elle-même un organe sus- VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE ceptible de spasmes terribles, disposant d’elle et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce […]. Si j’avais été légis- 5)- Denis Diderot, lateur… Je vous aurais mises au-dessus de la loi ; vous auriez été “Des femmes”, 1772, in Lettres à Sophie Volland, sacrées, en quelque endroit où vous vous fussiez présentées.”(5) Au- Gallimard, 1984. dessus de la loi plutôt que dans la loi, voilà une excellente façon d’ex- clure des droits politiques tout en “valorisant” la prétendue spécifi- cité féminine. Une nouvelle fois le législateur républicain restera cohérent avec cette approche et le conventionnel Amar pourra déclarer en conclu- sion de cette approche “naturaliste” : “Les fonctions privées aux- quelles sont destinées les femmes par nature même, tiennent à l’ordre général de la société. Cet ordre résulte de la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d’occupa- tion qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle qu’il ne peut franchir, car la nature qui pose ses limites à l’homme, commande impérieusement et ne reçoit aucune loi.”(6) D’autres argu- 6)- Cf. Yvonne Kniebiehler, “L’obscurantisme des lumières”, ments ont bien entendu été avancés pour refuser le droit de cité aux in Yvonne Kniebiehler, Marcel Bernos, Élisabeth femmes. Ils sont tous à base capacitaire. Nous les reprendrons ulté- Ravoux-Rallo, Éliane Richard, rieurement dans notre raisonnement tant ils sont ressemblants à ceux De la pucelle à la minette. Les jeunes filles de l’âge mis en avant pour exclure les résidents étrangers du droit de cité. classique à nos jours, Temps actuels, 1983. Si nous nous sommes étendus sur ce soubassement historique de l’exclusion des droits politiques, c’est que celui-ci influence encore fortement les débats sur la reconnaissance de nouveaux citoyens. Chaque étape de l’élargissement de la sphère politique fait réappa- raître la logique capacitaire avec, certes, un vocabulaire moins cari- catural, mais avec toujours les mêmes conséquences excluantes. C’est
selon nous la raison pour laquelle nous pouvons retrouver aujourd’hui des similitudes entre le discours colonial (et les mesures qui en décou- lent) et le discours tenu sur les populations issues de l’immigration, N° 1229 - Janvier-février 2001 - 25 même de nationalité française. Le champ d’exercice de la logique capacitaire déborde ainsi de beaucoup la seule question de l’accès à la sphère politique. RÉSIDENTS ÉTRANGERS ET DROIT DE CITÉ Il n’y a pas eu d’évolution spontanée des idées rendant caduques les frontières antérieures de la sphère politique. C’est à chaque fois par des luttes sociales se traduisant en rapport de forces que les limites de la sphère politique ont été repoussées jusqu’à regrouper (du moins au niveau formel) l’ensemble des citoyens majeurs de la société fran- çaise (la notion de majorité étant elle-même un enjeu lié aux rapports de forces). Avec l’immigration, une nouvelle question se pose et est posée : la sphère politique peut-elle s’ouvrir à des personnes n’ayant VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE pas la nationalité française ? Il n’est dès lors pas étonnant qu’aux argu- ments capacitaires se surajoutent des justifications nouvelles liées à la défini- La distinction entre le droit d’élire tion de la nation. Cependant, même pour et le droit d’éligibilité n’est pas neutre ; ces arguments-là, la logique capacitaire on la retrouve encore aujourd’hui nous semble encore en œuvre. à propos des élections prud’homales. Logique capacitaire et logique L’immigré est considéré comme ayant nationaliste vont s’articuler au sein les capacités d’un citoyen passif d’un élitisme républicain rendant par- mais pas celles d’un citoyen actif. ticulièrement lent le processus d’accès aux droits des résidents étrangers et bloquant entièrement l’accès aux droits politiques. La seule pers- pective proposée est celle de la naturalisation, et encore, pour une “élite”, c’est-à-dire les nouveaux “indigènes postcoloniaux évolués”. Les deux logiques vont finir par se fondre et se confondre dans un seul énoncé présenté comme une évidence : seuls les Français ont natu- rellement les capacités à une citoyenneté active et à plus forte raison à une citoyenneté politique. L’État français peut ainsi renouer, à pro- pos de personnes vivant en métropole, avec l’idée d’une citoyenneté à plusieurs vitesses. Les étrangers obtiendront le droit d’élire des repré- sentants du personnel dans les entreprises, mais pas celui d’être élus. La distinction entre le droit d’élire et le droit d’éligibilité n’est pas neutre ; on la retrouve encore aujourd’hui à propos des élections pru- d’homales. L’immigré est considéré comme ayant les capacités d’un citoyen passif mais pas celles d’un citoyen actif. Il a le droit d’être repré- senté et les capacités de choisir ses représentants, mais pas celui de
représenter. On comprendra, dès lors, le danger actuel de certaines propositions consistant à octroyer le droit de vote aux résidents étran- gers sans le droit d’être élu. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 26 DES EXIGENCES DIFFÉRENTES POUR L’ACCÈS À UN MÊME DROIT L’une des formes d’expression de la logique capacitaire est l’exi- gence de conditions supplémentaires pour l’accès à un droit. Derrière cette exigence est posé le double postulat d’une impossibilité d’exer- cice du droit sans la capacité mise en avant, et celui d’une posses- sion de cette capacité par l’ensemble des Français de nationalité. Ainsi, la loi du 27 juin 1972 autorise les résidents étrangers à siéger dans les comités d’entreprise et à être élus comme délégués du per- sonnel avec comme condition supplémentaire de “savoir lire et écrire le français”. Il faudra attendre encore trois ans pour que cette formulation se transforme en “pouvoir s’exprimer en français”. VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE L’exigence inégalitaire pour l’accès à un même droit n’est pas neuve en France et dépasse de beaucoup la seule sphère politique. Elle est au cœur du principe même de la discrimination dans l’application des droits acquis (comme en témoignent les discriminations à l’em- bauche aujourd’hui). Elle est, au niveau des droits formels, une néga- tion de l’idée d’universalité du droit consubstantielle à toute pensée démocratique. Voici ce que des militantes pour l’accès aux droits poli-
tiques pour les femmes écrivaient en 1914 : “La femme n’est pas assez intelligente pour comprendre quelque chose à la politique. Réponse : pour admettre un homme à voter, exige-t-on qu’il soit intelligent ? N° 1229 - Janvier-février 2001 - 27 7)- Ligue nationale pour Pourquoi ne poser cette question que lorsqu’il s’agit de femmes ?”(7) le droit de vote des femmes, “Aux urnes citoyennes”, éditorial du Journal, 26 avril 1914. COMME LES FEMMES, LES IMMIGRÉS Cité in Patricia Latour, Femmes et citoyennes, SERAIENT NAÏFS ET MANIPULABLES éd. Le temps des cerises, Le dernier argument capacitaire est celui d’une absence de cul- 1995. ture démocratique parmi les résidents étrangers. Une période pro- batoire d’apprentissage serait donc nécessaire pour acquérir cette capacité à l’exercice des droits politiques. Fréquent dans le passé, cet argument est de moins en moins mis en avant, tant il est contre- dit par la réalité sociale (activité syndicale, associative, culturelle, etc.). Il n’est cependant pas inutile de le rappeler, pour souligner l’ampleur du consensus de départ. En effet, dans un passé pas si ancien, des hommes se revendiquant de la gauche comme de la droite VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE mettaient en avant ce type d’explication. L’articulation des logiques capacitaire et nationaliste est ici patente : le caractère influençable et la naïveté des résidents étran- gers menacent la souveraineté nationale. Outre les ouvriers, les femmes ont eu elles aussi à subir cet argument. Considérées comme trop dépendantes de leur mari ou de leur curé, elles étaient censées provoquer un raz de marée de la droite. Voici leur réponse en 1914 : “Chose curieuse : l’objection la plus grave vient des ‘esprits avan- cés’. Ils disent : si la femme votait, il en résulterait une réaction ter- rible. Réponse : d’abord, il n’est pas prouvé que les femmes ont plu- tôt telle opinion que telle autre. Ensuite, si elles l’ont, ça ne vous regarde pas. Vous ne pouvez décemment leur refuser le droit de vote 8)- Ligue nationale sous prétexte qu’elles ne voteraient pas bien, c’est-à-dire comme pour le droit de vote des femmes, article cité. vous.”(8) Rappelons que le droit de vote des femmes n’a bien entendu pas provoqué le raz de marée réactionnaire en question. UNE MUTATION VERS DES ARGUMENTS “NATIONALITAIRES” Les arguments capacitaires développés ci-dessus ne se présentent plus que rarement comme tels, ce qui ne veut bien entendu pas dire que la logique capacitaire qui les a produits a disparu. L’épuisement de certains arguments est le reflet de leur discrédit au regard de la réalité sociale, aux yeux certes des électeurs français, mais également aux yeux des premiers concernés, c’est-à-dire les résidents étrangers. La même logique d’exclusion recherche dès lors de nouveaux arguments. Les débats de la décennie sur les droits politiques pour les résidents
étrangers soulignent cette mutation et ce glissement des arguments utilisés. Certains raisonnements disparaissent, d’autres glissent d’un pôle politique à un autre, d’autres enfin émergent comme les formes N° 1229 - Janvier-février 2001 - 28 nouvelles d’une ancienne logique. C’est la raison pour laquelle il était important de présenter les arguments capacitaires au préalable, même s’ils ont tendance à disparaître du champ discursif et politique fran- çais. Car l’argument le plus fréquemment évoqué pour s’opposer ou pour limiter l’accès aux droits politiques est celui de la “souveraineté natio- nale”. Sous une forme ou sous une autre, il y aurait danger à faire dis- paraître la frontière des droits politiques. Le principe de cette fron- tière étant posé, les variantes peuvent alors se développer. Fréquent dans le passé, autant à droite qu’à gauche, l’argument est devenu, dans sa “forme pure”, l’élément central du discours de l’extrême droite. Pour cette dernière, la nation est une entité natu- relle et organique, a-historique et invariable. Nous débouchons dès lors sur une vision “sanguine” de la nation et de la nationalité, posant VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE une frontière absolue non seulement sur l’idée de droits politiques, mais sur l’idée même de droits. L’étranger n’est qu’un invité présent de manière momentanée sur le sol français. L’immigration ne sau- rait être de peuplement, sous peine de menacer l’existence même de la nation. La nationalité se structure alors autour du principe du “droit du sang” : “[L’acquisition de la nationalité française se fait] d’abord par filiation, être français, cela s’hérite ou se mérite : la 9)- Jean-Marie Le Pen, Contrat pour la France naturalisation ne pourra s’obtenir que par décret avec casier judi- avec les Français, document ciaire vierge, capacité d’assimilation à la population française, être de campagne pour les élections présidentielles accepté par la communauté nationale, prêter serment.”(9) Jean- de 1995. Marie Le Pen propose de fait la renonciation à sa nationalité d’ori- gine pour l’étranger devenant français et le réexamen de la situation des 2 500 000 naturalisés depuis 1974. La même logique avait conduit Pétain à retirer la nationalité française aux citoyens de confession juive naturalisés depuis 1927. La seconde conséquence est l’opposi- tion absolue à l’idée de droits politiques pour les résidents étrangers : “Le droit de vote en France doit être réservé aux Français. Les res- 10)- Jean-Marie Le Pen, sortissants des pays de l’Union européenne qui se sentent suffi- réponse à un questionnaire samment intégrés dans la société française peuvent demander de l’Aseca, Migrations société, n° 42, leur naturalisation et ainsi participer à la vie politique du pays.”(10) décembre 1995. L’IMMIGRÉ, CET ÊTRE OBÉISSANT À D’AUTRES RÈGLES QUE LE CITOYEN À droite, l’argument nationalitaire est moins caricatural mais bel et bien présent. Ainsi, Édouard Balladur n’accepte le droit de vote pour les résidents communautaires que parce qu’existe la récipro-
cité pour les Français résidant dans les autres pays de l’Union euro- péenne. Le droit n’est pas ici reconnu comme un droit universel attaché à la personne, mais comme le résultat d’un accord entre N° 1229 - Janvier-février 2001 - 29 États : “La situation des autres étrangers se trouvant sur le ter- ritoire français est juridiquement différente puisque la France 11)- Édouard Balladur, n’est pas liée à d’autres États que ceux de l’Union par un traité réponse au questionnaire cité. comparable à celui de Maastricht.”(11) Le citoyen n’est donc pas porteur de droits inaliénables, mais est propriété d’un État qui peut, par contrat avec d’autres pays, restreindre ou étendre sa citoyen- neté. De la même façon, l’immigré continue d’être considéré comme propriété de son État d’origine, et ses comportements sociaux et politiques comme dépendants du pays dont il possède la nationa- lité. L’immigré serait ainsi un être à part, possédant une rationa- lité elle-même spécifique. À l’inverse des autres citoyens, il ne raisonnerait Si l’on s’attache à la réciprocité, pas politiquement à partir de ses inté- le citoyen n’est pas porteur de droits VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE rêts sociaux et économiques, mais selon inaliénables, mais est propriété d’un État le seul critère de sa nationalité. La qui peut, par contrat avec d’autres pays, souveraineté nationale s’étend ici sur restreindre ou étendre sa citoyenneté. le concept de citoyen défini comme De même, l’immigré est considéré propriété de son État. comme propriété de son État d’origine. Le principe de réciprocité comme condition nécessaire à l’accès au droit a d’ailleurs été rejeté par le Conseil constitutionnel français. Dans sa décision du 30 octobre 1981, celui-ci a expressément affirmé que “la loi française peut accorder à des étrangers des droits même non reconnus aux Français par les États étrangers concernés”. Cette décision de bon sens prend simplement acte du fait que le résident étranger n’est pas une propriété mais un acteur porteur de droits dans son pays de résidence. On ne peut pas ne pas souligner ici le retour- nement paradoxal à propos de la question de la “souveraineté natio- nale”. Sous prétexte de préserver cette dernière, on en arrive à enle- ver à l’État français le droit de légiférer sur les droits de personnes résidant sur son territoire. La contradiction n’est pas propre à Édouard Balladur. Elle est issue du mode d’approche du fait national. Si le FN, par ses positions, nous oblige au choix entre une définition ethnique et culturelle de la nation d’une part, et une vision politique de celle-ci, Balladur et la droite posent, eux, le nécessaire choix entre une définition territorialisée de la nation et une définition non territorialisée. La nation peut-elle se concevoir sans territoire d’exercice des droits et des devoirs ? Les droits sont-ils liés à l’appartenance à une nationalité juridique ou à
la présence durable sur un territoire ? La nation elle-même regroupe- t-elle l’ensemble des résidents d’un territoire ou se limite-t-elle à ceux possédant la nationalité juridique ? Tels sont les enjeux des posi- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 30 tions défendues par la droite à propos des droits politiques pour les résidents étrangers. LES FRANÇAIS “NE SERAIENT PAS PRÊTS” Si les positions de la “gauche plurielle” sont différentes, puisque désormais l’ensemble des partis la composant (PS, PC, MDC, Verts) se déclarent pour le droit de vote au moins au niveau municipal, leurs arguments légitimant cette position restent ambigus. Jean-Pierre Che- vènement et le MDC ont le mérite de la cohérence sur cet aspect. Pour lui et son mouvement, c’est la contradiction produite par l’oc- troi du droit de vote aux étrangers ressortissants de l’UE qui semble faire reculer les frontières des droits politiques, et non la recon- naissance d’un nouveau droit inaliénable pour les étrangers ou une VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE transformation dans la définition de la nation. L’argument de la “sou- veraineté nationale” reste sauf et Che- vènement peut préciser, pour que per- La naturalisation, dans sa forme actuelle, sonne ne s’y trompe : “À partir du fait est vécue comme un reniement, nouveau qu’est, depuis l’adoption du d’où l’urgence et la nécessité d’assouplir traité de Maastricht, l’octroi du droit de la naturalisation et de la débarrasser vote aux étrangers communautaires de son présupposé assimilationniste. pour ces élections, j’ai trouvé normal qu’il n’y ait pas de ségrégation sur une base ethnique entre étran- gers communautaires et extra-communautaires, plus particuliè- rement à l’égard des ressortissants de pays notamment africains qui ont versé leur sang pour la libération du pays. C’est dans ce souci que j’ai préconisé le droit de vote uniquement aux élections municipales et seulement pour les titulaires de la carte de dix ans au moment du renouvellement. Ce droit de vote accordé dans ces conditions serait un pas vers la complète intégration de ces étran- gers établis de longue date en France. C’est donc dans la perspec- tive de la naturalisation française des étrangers concernés que j’ai déclaré : ‘Après les municipales viendront naturellement les élec- tions nationales’. Il n’y a donc pas dans ma pensée rupture entre la citoyenneté et la nationalité comme je l’entends dire. Le droit de vote aux élections locales resterait ainsi une propédeutique pour 12)- Jean-Pierre Chevènement, in Le Monde, l’accès à la citoyenneté française par la voie de la naturalisation.”(12) 17 décembre 1999. On ne peut pas ne pas souligner l’arrière-plan cynique du discours chevènementiste. Conditionner le droit de vote au renouvellement d’une carte de dix ans, alors que le même Jean-Pierre Chevènement a,
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 31 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Élections du Conseil par ses mesures, précarisé la stabilité du séjour et développé les cartes consultatif des étrangers à Amiens en 1989. d’une durée d’un an, c’est soit de l’incohérence grave, soit du cynisme © IM’Média. profond. Le parti socialiste, pour sa part, continue de jouer la même partition du “changement nécessaire mais encore impossible aujour- d’hui”. Pour ce faire, il alterne les arguments, depuis “les Français qui ne sont pas prêts” jusqu’aux “obstacles juridiques”, en passant par la proximité trop forte des échéances électorales. Le Parti communiste et les Verts continuent, malgré leurs positions de principe positives, à faire le grand écart pour ne pas compromettre la majorité plurielle. Les échéances municipales de 2001 ne seront donc pas un ren- dez-vous électoral pour les résidents étrangers. La raison principale reste l’absence de courage politique d’une majorité plurielle qui reste hantée par l’utilisation que pourrait faire la droite d’une telle réforme. Le gouvernement continue à se glorifier d’avoir “dépassionné” le débat sur l’immigration, même si le prix à payer pour cela s’appelle non- régularisation des sans-papiers et nouveau report du droit de vote pour les résidents étrangers. Quant aux autres échelons des droits politiques, ils sont renvoyés aux calendes grecques. LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE DES ABSENTS Il reste à nous poser la question des positions des premiers concer- nés. Un sondage de l’hebdomadaire L’Express datant de 1990 donne une réponse sans ambiguïté à cette question : “Jusque-là, en effet,
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 32 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE personne ne s’était inquiété de savoir s’ils étaient preneurs ou non Patrick Braouzec, maire de Saint-Denis, de cet éventuel nouveau droit. Réponse franche des immigrés : oui aux Francs-Moisins en 1995. à 66 % et même à 73 % s’agissant des Maghrébins […]. Les immi- © N. Amir/IM’Média. grés souhaitent avoir le droit de vote, et pas seulement pour les muni- cipales. Certes, la demande est particulièrement importante pour l’élection municipale (66 %), mais elle est également majoritaire pour la présidentielle (57 %) et même pour les législatives et les Euro- péennes […].”(13) La différence de pourcentage concernant les 13)- Guillaume Malaurie, “Pour qui voteraient Maghrébins n’est pas à imputer à une quelconque rationalité poli- les immigrés”, L’Express, tique spécifique, elle souligne simplement un séjour plus ancien et n° 2020, 23 mars 1990. donc un enracinement plus fort. Ce sondage met en évidence une demande de participation poli- tique à tous les échelons. Nous employons à dessein le terme “enra- cinement”, plutôt que le terme “intégration”, qui s’appuie en France sur une volonté d’assimiler. Pour les résidents étrangers, il n’y a aucune contradiction à avoir des droits politiques en gardant la nationalité d’origine. La nationalité est perçue comme un héritage du passé por- teur d’une connotation identitaire liée au caractère postcolonial de l’immigration. La naturalisation, dans sa forme actuelle, est vécue comme un reniement. Ces résultats soulignent l’urgence et la néces- sité d’assouplir la naturalisation et de la débarrasser de son présup- posé assimilationniste. Ils indiquent également que l’octroi du droit de vote aux municipales posera immédiatement la question de l’ac- cès aux autres élections. L’exercice d’un droit politique, même au
niveau municipal, entraînera pour certains une accélération de la demande de naturalisation et, pour d’autres, l’exigence et le combat pour l’accès aux autres échelons. C’est dire le retard pris par la classe N° 1229 - Janvier-février 2001 - 33 politique vis-à-vis des évolutions sociales dans l’immigration. Quand Jean-Pierre Chevènement propose un choix entre droit de vote et natu- ralisation, les populations issues de l’immigration demandent les deux simultanément. Les blocages de l’ensemble de la classe politique sur la question rappellent une leçon du passé que nous avons tendance à oublier. Les droits démocratiques n’avancent que par la lutte de ceux qui y ont réellement intérêt. Confier une exigence démocratique à un parti ou à un homme préoccupé de sa réélection, c’est garantir l’en- terrement de la revendication ou sa dévitalisation. Les associations issues de l’immigration sont aujourd’hui interpellées pour reprendre l’initiative, sous peine de voir les droits politiques sans cesse repor- tés pour une longue période ou ramenés à leur échelon minimum, VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE c’est-à-dire les municipales… et encore, sans droit d’éligibilité, après le renouvellement de la carte de dix ans (?), avec d’autres restrictions (?). Au-delà de la question du droit de vote, c’est la question du sta- tut de l’immigration qui est posée. À ce titre, le débat et le combat pour les droits politiques ne sauraient être séparés d’autres questions déstabilisant l’immigration. La régularisation de l’ensemble des sans-papiers, le droit à une naturalisation par simple déclaration et le droit de vote sont trois aspects d’une même question : une démo- cratie peut-elle s’accommoder d’une non-citoyenneté pour une par- tie importante des habitants de son territoire ? ✪ Dossier Citoyennetés, n° 1139, janvier 1991 A PUBLIÉ
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