Le château de Barbe-Bleue

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Le château de Barbe-Bleue
Le château de Barbe-Bleue
                                               Béla Bartók
                                      Wesendoncklieder
                                            Richard Wagner

                         Tous droits réservés, diffusion gratuite à usage pédagogique
                         Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon

                                                                                         Mardi 5 mai 2015
                                                                                           Jeudi 7 mai 20h
                                                                                     Dimanche 10 mai 15h
                                                                                  Opéra Berlioz / Le Corum
                                                                                     Durée : 1h15 environ

Cahier pédagogique
Saison 2014-2015
Service Jeune Public et Actions Culturelles – 04 67 600 281 - www.opera-orchestre-montpellier.fr
Le château de Barbe-Bleue
Le château de Barbe-Bleue
BELA BARTOK

Opéra en un acte et un prologue
Livret de Béla Balázs
Création le 24 mai 1918 à Budapest

Pavel Baleff, direction musicale
Jean-Paul Scarpitta, conception, mise en scène, décors et costumes

Angela Denoke, Judith
Jukka Rasilainen, Barbe-Bleue

Urs Schönebaum, lumières

Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon

Reprise

En première partie Wesendonck –Lieder de Richard Wagner (1813 – 1883)
Poèmes de Mathilde Wesendonck

Der Engel (L'Ange)
Stehe still ! (Arrête-toi !)
Im Treibhaus - Studie zu Tristan und Isolde (Dans la serre)
Schmerzen (Douleurs)
Träume - Studie zu Tristan und Isolde (Rêves)

Pavel Baleff, direction musicale
Angela Denoke, soprano

Jean-Paul Scarpitta, mise en espace
Urs Schönebaum, lumières

Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon
Le château de Barbe-Bleue
Béla Bartók

Le 25 mars 1881, Béla Bartók naît à Nagyszentmiklós en Transylvanie. À l’époque, ce pays est la plus
petite possession de la Hongrie orientale. Son père est directeur d'une école d'agriculture et violoncelliste
dans un petit orchestre d'amateurs. C'est un homme cultivé et dynamique que Bartók perd à l’âge de six
ans.

Dès son enfance, la santé de Bartók est fragile. Sa vaccination à trois mois contre la variole entraine un
eczéma qui persiste cinq ans et dont il souffre dans son orgueil, au point de se cacher et de refuser de voir
quiconque. Il n’est donc pas question pour lui de jeux en compagnie d'autres enfants et il mène une vie
solitaire à la maison. Une pneumonie retarde son développement et il marche et parle plus tard qu'il n'est
habituel.

                                                        Très jeune, Bartók révèle ses dons pour la musique.
                                                        Il commence le tambour à l’âge de trois ans et sa
                                                        mère, institutrice et pianiste, lui donne ses
                                                        premières leçons de piano deux ans plus tard.

                                                        Il développe alors rapidement d’incroyables
                                                        capacités musicales. À neuf ans, il livre ses
                                                        premières compositions.

Tous droits réservés, diffusion gratuite à usage pédagogique

Organiste dans son lycée à partir de 1897, il se produit en concert régulièrement et choisit un an plus tard
d’intégrer le conservatoire de musique de Budapest où László Erkel prend en main son éducation
musicale en lui enseignant le piano et l’harmonie.

Sa première représentation au conservatoire a lieu en 1892 où il interprète sa première composition,
le Cours du Danube. Bartók poursuit ses études de piano et produit ses œuvres dans de nombreux
concerts et tournées en Europe. En 1901, il interprète la Sonate en Si mineur de Liszt et c’est en 1903, alors
qu’il termine ses études et qu’il écrit Kossuth, grande œuvre orchestrale influencé par les poèmes
symphoniques de Richard Strauss. Cette œuvre marqua le début de sa célébrité et d’une longue carrière de
concertiste. En effet, seulement quelques années plus tard, il part en tournée en Espagne et au Portugal, où
il accompagne un jeune violoniste nommé Ferenc Vessey. Puis, en 1922, il se produit dans une grande
tournée en Europe (Slovaquie, Angleterre, France, Allemagne), à laquelle succéderont deux tournées aux
Etats-Unis, en 1927 et en 1940, entrecoupées d’un retour en Turquie pour une tournée en 1936. Ainsi,
Bartók fut un pianiste accompli et il se forgea une culture vaste, riche des influences de tous les pays
où il se produit.

Pour comprendre le travail de composition de Béla Bartók, il est essentiel de revenir sur l’histoire de son
pays. En effet, la Transylvanie fut tout au long de l’histoire soumise à de nombreuses puissances politiques
: aux Hongrois tout d'abord, mais aussi aux Ottomans, à l'Autriche catholique des Habsbourg et au régime
Horthy. Il est ainsi à la confluence des cultures magyare, roumaine et slovaque. Ainsi, Béla Bartók vécu
dans un pays qui était depuis des siècles à la recherche d’une identité nationale. Au retour d’un
voyage à Paris en 1905, il se lie d’amitié avec le compositeur et ethnomusicologue Zoltán Kodaly
avec qui il décide de dresser un inventaire de tous les chants et mélodies populaires du bassin
Le château de Barbe-Bleue
danubien. À l’inverse de nombreux de ces contemporains européens, ce n'est pas seulement un
sentiment nationaliste fort qui l'incite à réaliser cet ambitieux projet en premier lieu, mais plutôt
une émotion musicale intense.
Il s'oppose d’ailleurs à la conception ethnomusicologique allemande, théorique et abstraite, en privilégiant
le travail sur le terrain et refuse de se contenter de collecter uniquement dans son pays natal à la
manière de Dvořák et Smetana en République Tchèque, Grieg en Norvège, De Falla en Espagne, Vaugan
Williams en Angleterre ou encore Indy en France. Ainsi Bartók entreprend une longue série de voyages qui
le mènent d'abord en Transylvanie, puis dans le nord et le sud de la Hongrie. Il se rend aussi en
Roumanie, où, épris de musique locale, il visite jusqu’à une trentaine de fois certains villages. Il parcourt
aussi la Slovaquie, l'Ukraine, la Bulgarie et même l'Algérie ou l'Anatolie afin de comprendre le
cheminement complexe et étonnant des cultures.
La collecte des chants n'est pas chose facile même si le phonographe d'Edison est une aide précieuse. Il faut
gagner la confiance des paysans souvent suspicieux envers les gens des villes, peu désireux de chanter
devant un étranger et intimidés par l'appareil. Pour ce travail, Bartók appris quatorze langues et dialectes.
Lorsqu’on demanda plus tard à son fils comment une telle connaissance était possible, il répond qu’il
« apprenait dans l'autobus ».
En parallèle de ces apprentissages linguistiques, Bartók apprend aussi la phonétique pour noter les
plus fines nuances du langage et s'intéresse à la sociologie, à l'histoire, aux traditions et aux rites.
Ainsi à côté de son travail de pianiste Bartók mène une intense carrière d’ethnomusicologue. Il
rassemble tout au long de sa vie des milliers de chansons et de danses populaires et il en transcrit un
nombre incalculable dans ses œuvres. Beaucoup de ses compositions sont néanmoins des airs
inventés de toutes pièces, mais auxquels il confère un tel accent de vérité que l’on pourrait les croire
authentiques. Dès son enfance, sa démarche n’était donc pas d’écrire en tâtonnant au piano, mais bien
une écriture spontanée fortement liée aux musiques populaires qui avaient forgé son oreille depuis sa petite
enfance. On parle ainsi couramment chez Bartók d’un « folklore imaginaire ». L’utilisation des modes de
la musique hongroise, roumaine et arabe, des gammes pentatoniques, des ornements et des rythmes de
danses, la variété des timbres, l’alliance du rythme, de la légèreté et de la puissance, font de sa musique un
ensemble teinté de tournures populaires.

              Bartók enregistrant sur phonographe des chants folkloriques à Darázs en 1909
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Le château de Barbe-Bleue
Un autre élément important du travail de composition chez Bartók est la place fondamentale qu’il
accorde aux rapports proportionnels de durée. En effet, ils sont chez lui un véritable outil de
construction et d’équilibre. Il est l’un des premiers à les employer de manière systématique au XXème
siècle.
Dès 1909, il présente son unique opéra Le château de Barbe Bleue, dans lequel il mêle musique et
rapports mathématiques en utilisant le nombre d’or, procédé qu’il utilisera à de nombreuses reprises. La
sonate pour deux pianos et percussion, le Divertimento, Contrastes, quelques pièces de Microkosmos dont Ce
que la mouche raconte, ou encore Musique pour cordes, percussion et célesta en sont plusieurs exemples.

En parallèle de son travail de pianiste, de compositeur et d’ethnomusicologue, Bartók est aussi professeur
de piano au conservatoire de Budapest pendant vingt-sept ans, ne s'arrêtant que pour ses tournées
et ses voyages. Ses élèves sont unanimes pour dire sa patience, sa conscience, son inflexibilité, mais
aussi l'importance qu'il attache à la structure de l'œuvre et à sa compréhension. Il fait le choix de
laisser au second plan la technique de ses élèves pour sauvegarder leur liberté d'interprétation. Sa
technique pianistique est d'ailleurs si personnelle qu'il refuse de l’imposer. En effet, la force de son jeu
n'est pas dans la force d'une main qui frappe le piano de haut mais dans un martèlement au ras du clavier,
le bras rigide, les poignets et les doigts d'acier. Par sa Méthode de piano écrite avec Sandor Reschovsky, ses
recueils Pour les enfants et ses six livres Microkosmos, Bartók prend place parmi les plus grands
professeurs de son époque.

À l’époque où il travaille au conservatoire de Budapest, Bartók se prend de passion pour Debussy, qu’il
découvre grâce à son ami Kodaly. Il nourrit alors une grande passion pour le compositeur et admire en lui
ses harmonies audacieuses, ses tournures pentatoniques et sa volonté d'aller vers de nouveaux horizons. En
effet, de la même manière que Bartók, Debussy refuse d’entrer dans un moule préétabli et son
besoin de liberté, de créativité et d’originalité l’amène à redéfinir le langage musical de son époque
en élargissant l’utilisation des lois harmoniques, thématiques et formelles dont il a hérité, en créant
un nouveau courant esthétique. C’est ainsi qu’on trouve chez Bartók l’emploi abondant des mélodies
pentatoniques ou encore de la gamme par ton. En parallèle de Debussy, on peut aussi trouver l’influence
de nombreux autres compositeurs dans l’œuvre de Bartók en raison de ses nombreux voyages et de son
incroyable curiosité. L’influence de Beethoven pour ses formes, de Liszt et Schönberg pour leur vision
révolutionnaire et leur volonté de tout changer, de Bach pour la maitrise de ses fugues et la beauté de son
contrepoint, de Strauss et de la musique à programme pour sa trame littéraire intense, ou encore plus
subtilement celle de Wagner, pour l’utilisation de procédés spécifiques telles que l’utilisation de leitmotivs,
l’abondance de chromatismes et d’une volonté de grande continuité dans l’œuvre musicale. En effet,
Wagner tend vers la suppression des ruptures dans l’opéra grâce à un enchaînement continu des actes.
C’est une idée que Bartók utilise quand il réalise son opéra d’un seul tenant, sans actes ni coupures, dans
lequel chaque porte s’ouvre et mène à la suivante sans relâche, en maintenant une continuité et une
tension permanente. Ainsi, toutes ces influences sont autant de subtilités qu’acquiert l’écriture de
Bartók, riche d’une large connaissance des esthétiques musicales antérieures et contemporaines.

Enfin, il semble important d’évoquer la manière dont les deux guerres mondiales influencèrent l’œuvre
et la vie de Bartók. En 1914, après un voyage en Afrique du Nord et en France, Bartók doit rentrer en
Hongrie face au début menaçant de la première guerre mondiale. Cette période est pour lui très difficile
car il est dans l’impossibilité de quitter la Hongrie. C’est dans ce contexte terrible qu’il écrit deux grands
chefs-d’œuvre musicaux : Le Prince des bois et le Mandarin merveilleux, qui remportent un franc succès. Au
début de la seconde guerre mondiale, Bartók observe la montée du nationalisme et l’emprise nazie se
resserrant sur la Hongrie. Avec courage et fermeté, il refuse de se compromettre avec le régime
fasciste et s’oppose à Horthy. Il change alors de maison d’édition lorsque cette dernière se nazifie, refuse
que ses œuvres soient jouées dans des concerts nazis, et demande à participer à l’exposition sur la musique
dite « dégénérée » à Düsseldorf en 1938 au côté de Schönberg, Krenek et tant d’autres ; et ce malgré la
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tragique manière dont ils sont exposés. Dans son testament, il exige aussi qu’aucune rue, parc ou
monument public ne porte son nom dans les pays touchés par le fascisme. En 1940, l’emprise nazie sur la
Hongrie le pousse à s’expatrier. Après une tournée aux Etats-Unis en compagnie du clarinettiste Benny
Goodman, il accepte un poste de chargé de recherche à l’Université de Columbia et s’installe à New York.
Il compose pour Benny Goodman et Szigeti la Rhapsodie pour clarinette, violon et piano qui remporte un
immense succès. Cependant, sa vie est extrêmement difficile : les critiques ne lui sont pas favorables, les
difficultés financières l’accablent et il est atteint d’une leucémie qui lui est fatale. Il décède le 26 septembre
1945 dans une misère des plus totales.

Ainsi, Pierre Citron ne pourrait être plus juste lorsqu’il affirme que Bartók réalise la rare alliance,
d'un grand musicien, d'un grand homme et d'un grand destin. Prodigieux artiste par ses chefs-
d’œuvre, admirable par son engagement politique et humain, il est, sans aucun doute l’un des
symboles de la réussite et de l'épanouissement artistique. Sa droiture personnelle et esthétique lui
interdirent de renier, même implicitement, ses admirations passées et il se servit de toutes ses
rencontres et de ses voyages pour créer un style musical novateur. Orphelin, solitaire, blessé par des
amours malheureux, emporté dans une révolution brutale, prisonnier dans un régime tracassier et
tyrannique qui l'empêche de faire jouer ses œuvres dans son pays, chassé de chez lui par le
despotisme né de la guerre et de l'ombre nazi, il mourut pauvre, malade, en exil.

Bartók est le musicien en qui le XX ème siècle trouve son image la plus fidèle et la plus déchirante. Il
est des artistes pour qui la musique est une revanche sur la vie, pour Bartók ce fut l'expression d'une
vie. Par sa conception musicale novatrice, alliant un travail considérable sur les possibilités du
rythme, l’emploi de procédés mathématiques, le mélange incroyable des musiques populaires et de
la musique savante, il ouvrit une nouvelle porte au XX ème siècle qui fut franchie par des
compositeurs tels que Xenakis, Messiaen et Boulez, en annonçant déjà, la création d'un nouveau
système sonore.
Le château de Barbe-Bleue
Le temps de Bartók

1881           Béla Bartók naît le 25 mars     Le tsar Alexandre II est assassiné et Manet peint Un
                        à Nagyszntmiklós       bar aux Folies-Bergère.
            (à vos souhaits !), en Hongrie.
1899              Il entre au Conservatoire    C’est l’année des premières : 1ère transmission T.S.F
                               de Budapest.    sur une longue distance (40 km), 1er autobus, 1ère
                                               ligne de chemin de fer électrifiée en Europe.
1903    Il obtient son diplôme et se dirige    Jack London écrit L’Appel de la forêt, Pavlov présente
                      vers la composition.     ses travaux sur les réflexes conditionnés.
1905    Avec Zoltán Kodály, Bartók bat la      En France, la loi de séparation des Églises et de l’État
                      campagne hongroise       est votée, le terme de « fauvisme » apparaît et Debussy
         et roumaine, explorant ses trésors    compose La Mer.
                     musicaux populaires.
1908          Bartók compose son premier       L’explorateur américain, Peary, est le premier à
                 Quatuor à cordes et épouse    atteindre le pôle Nord, en traîneau tiré par des chiens.
              sa jeune élève, Martá Ziegler    Hale, lui, découvre le magnétisme des tâches solaires.
                           l’année suivante.
1914   Pendant la 1ère Guerre Mondiale, il     Première Guerre Mondiale.
1918   compose deux ballets, Le Prince de
         bois et Le Mandarin merveilleux.
1918       Le Château de Barbe-Bleue, son      Lénine écrit L’État et la Révolution et Kautsky, La
         unique opéra, est créé à Budapest     Dictature du prolétariat. Apollinaire, lui, publie ses
             six ans après sa composition.     Calligrammes.
1927   Il compose son troisième Quatuor à      Stefan Zweig publie La Confusion des sentiments, Fritz
             cordes et, l’année suivante, le   Lang réalise le film Metropolis et Lindbergh traverse,
                                 quatrième.    sans escale, l’Atlantique Nord.
1940     Fuyant le nazisme, Bartók s’exile     L’Armistice franco-allemand est signé, Hemingway
                          aux États-Unis       écrit Pour qui sonne le glas et Charly Chaplin réalise
             où il mène une vie difficile.     son premier film parlant, Le Dictateur.
1944   Son Concerto pour orchestre est bien    Les alliés débarquent en Normandie et la France est
                        accueilli à Boston.    libérée. Sartre écrit la pièce Huis clos, Anouilh, le
                     Il commence à écrire      drame Antigone, Barjavel, le roman Le voyageur
               le Concerto pour piano n°3      imprudent. Anne Franck, déportée, interrompt son
                  et le Concerto pour alto,    Journal (qui sera porté à la scène en 1955).
                  qu’il ne pourra achever.
1945                Il meurt de leucémie.      C’est la fin de la guerre en Europe, Benjamin Britten
                   Son élève, Tibor Serly,     compose l’opéra Peter Grimes, Charles Trenet chante
               termine les deux concertos.     La Mer et les premières bombes atomiques sont mises
                                               au point aux États-Unis.
Le château de Barbe-Bleue
L’histoire de Barbe-Bleue
Le barde annonce une fable ancienne qu’on rejouera au théâtre de l’âme, le théâtre intérieur. Le rideau se
lève – le rideau des paupières. Nous sommes dans une vaste salle ronde d’un château, plongée dans
l’obscurité ; sept portes fermées l’entourent. Barbe-Bleue et Judith entrent dans la pièce.

Le prince a enlevé la jeune fille à sa famille qui se désespère mais Judith suit son époux de son plein gré.
L’obscurité la surprend et ces murs (várak) qui suintent – ne dirait-on pas qu’ils pleurent ? Elle jure de
sécher leurs larmes, de réchauffer les pierres, de laisser entrer la joie et la lumière au château. Rien ne peut
l’éclairer, affirme le prince. Pourquoi ces portes (ajtó) sont-elles fermées, demande Judith. « Personne ne
doit les ouvrir », rétorque Barbe-Bleue. « Ouvre-les ! (Nyisd-ki !), ordonne Judith, laisse entrer la lumière ! »
Elle frappe à la première porte, d’où l’on entend des gémissements. Cela ne parvient pas à la décourager :
elle demande la clé (kulcs). La première clé tourne dans la serrure, la première porte s’ouvre, une lumière
rouge envahit la scène : c’est la chambre des tortures. Judith ne tremble pas, elle baigne ses mains dans le
flot de clarté ; il vaut mieux de la lumière rouge que ces ténèbres.

Barbe-Bleue lui tend la seconde clé, un second flot de lumière s’étend sur le sol ; elle est rougeâtre, cuivrée.
C’est la salle d’armes ; glaives, lances, arcs et flèches – tous ensanglantés. « Trembles-tu (félsz-e ?), Judith ? »
, demande Barbe-Bleue. Mais rien ne peut retenir Judith, il lui faut plus de lumière. Elle exige la troisième
clé, au nom de son amour.

Barbe-Bleue lui tend trois autres clés mais à une condition : qu’elle regarde mais qu’elle ne demande rien.
Judith se précipite sur la troisième porte. Un trait de lumière dorée s’ajoute aux deux autres : c’est la salle
du trésor. « Tout est à toi », déclare Barbe-Bleue. « Le sang (vér) ruisselle sur ces pierres », chuchote Judith.
Sans attendre, elle ouvre la quatrième porte : cette fois la lumière est bleue, c’est un jardin qui s’étend
devant ses yeux, le jardin secret du prince, lys, roses, clématites, œillets – et du sang sur les pelouses. « Qui
les a arrosées ? » demande Judith, sans obtenir de réponse.

Elle va donc à la cinquième porte et l’ouvre. La lumière est éblouissante : un vaste panorama s’ouvre
devant ses yeux, révélant une contrée radieuse, tout le domaine de Barbe-Bleue, prairies, forêts, rivières,
montagnes. Au moment où Barbe-Bleue offre tout cela à Judith, elle aperçoit une ombre rouge sur un des
nuages. « Viens dans mes bras ! », demande le prince.

Mais Judith ne voit que les deux portes fermées. Elle refuse de céder avant de les ouvrir. « Tu voulais de la
lumière, dit Barbe-Bleue, prends garde, jamais mon palais ne sera plus éclairé ! »

« Que je vive ou que je meure, crie Judith, pas une seule porte ne restera fermée ! » Barbe-Bleue lui tend
encore une clé. Judith approche de la sixième porte et l’ouvre. Une ombre passe : derrière la porte, un lac
s’étend, un lac immobile et taciturne. « Ce sont des larmes » (könnyek), dit Barbe-Bleue et il ouvre à
nouveau ses bras. Ils s’embrassent longuement. « M’aimes-tu vraiment ?, demande Judith. As-tu aimé
d’autres femmes ? » Barbe-Bleue la supplie de ne plus poser de questions (sohse kérdezz). « Etaient-elles plus
belles ? Les as-tu aimées davantage ? », insiste Judith. « Aime-moi et tais-toi », implore Barbe-Bleue.
« Ouvre la septième porte ! » ordonne Judith, « je sais ce qu’elle cache : tout ce sang est celui de tes épouses
assassinées ! Ils disaient donc vrai ! Ouvre vite, il faut que je sache ! »
Le château de Barbe-Bleue
Barbe-Bleue lui tend la septième clé : « regarde, voici mes épouses ». Judith tourne la clé et les deux
dernières portes ouvertes se referment silencieusement. Une lumière blafarde éclaire la pièce. « Elles sont
vivantes ! » s’écrie Judith. Couronnées, parées de plus riches bijoux, trois femmes avancent comme des
reines et s’arrêtent devant le prince. Barbe-Bleue tombe à genoux : elles lui ont apporté des richesses, fait
éclore ses fleurs, agrandir ses domaines, elles ne seront jamais oubliées.

La première est le matin, la seconde – le midi, la troisième – le soir. La quatrième, Judith, est venue la
nuit. Barbe-Bleue va à la troisième porte, saisit une couronne, un manteau et des bijoux pour en vêtir
Judith, en dépit de ses protestations. Une à une, les portes se referment. Pliant sous le poids de son lourd
manteau d’étoiles, de sa couronne scintillante, de sa parure étoilée, Judith disparaît derrière la septième
porte.
Maintenant plus rien, rien que l’obscurité ; Barbe-Bleue reste seul...

                                                          Piotr Kaminski, in Mille et un opéras, Ed. Fayard
                                                    Tous droits réservés, diffusion gratuite à usage pédagogique

                       Gillot, illustration pour La Barbe-Bleue de Charles Perrault –
                   Epinal, imprimerie Pellerin, 1860 – BNF, Estampes et photographies
                          Tous droits réservés, diffusion gratuite à usage pédagogique
Le château de Barbe-Bleue
Le mythe de Barbe-Bleue, de Perrault à Bartók

Tout en renouvelant l’approche d’un mythe déjà traité musicalement par Dukas en 1907, Bartók, d’après le
livret de Balázs suit l’œuvre symboliste de son prédécesseur : la musique du Château de Barbe-Bleue, créé en
1918, est l’une des plus évocatoires, offrant le sentiment d’une activité souterraine qui permet de multiples
lectures. En définitive, que gagne Judith à rompre le cycle du secret et du caché ? Que veut-elle prouver en
forçant l’intimité de son époux ? En exigeant d’ouvrir les sept portes, n’accomplit-elle pas plutôt l’œuvre du doute
et du soupçon, c’est-à-dire la ruine du couple ?

Charles Perrault fixe le mythe de Barbe-Bleue en littérature en écrivant les Contes du temps passé ou
Contes de ma mère l’Oye, en 1697. Au cœur du sujet, la transgression d’un interdit.

Celui de Barbe-Bleue, riche autant que brutal, qui indique à son épouse la porte qu’elle ne doit
absolument pas ouvrir, dans leur vaste demeure. La transgression permet cependant à l’épouse curieuse de
découvrir le secret de son époux et de s’affranchir de sa propre destinée. En découvrant derrière la porte les
cadavres de six épouses qui l’ont précédée, elle recueille le bénéfice de la révélation de ce qui lui était tenu
caché : en voyant ce qui ne pouvait être vu, en dévoilant à la lumière la vérité souterraine, elle accède à la
clé de l’œuvre : la lumière qui lui était au départ refusée. Intuition, clairvoyance, ou encore, doute et
soupçon, pensées illégitimes... que penser réellement de ce conte fantastique et philosophique ?

Paul Dukas a mis en musique le livret de Maurice Maeterlinck mais son opéra, Ariane et Barbe-
Bleue prend beaucoup de liberté avec le mythe : la lecture défend ici le point de vue de l’épouse. Elle
est l’héroïne qui s’apprête à libérer les épouses captives mais échoue à les convaincre de s’affranchir du
royaume de l’ombre et du caché. Les femmes de Barbe-Bleue resteront auprès de leurs époux. Et Ariane
quittera un monde pour lequel elle ne peut plus rien apporter.

Kodaly qui assiste à la première d’Ariane de Dukas, le 10 mai 1907 à l’Opéra-Comique ne semble
pas convaincu par l’œuvre, en particulier par la musique.
Le poète Béla Balázs, également hongrois, l’accompagne : le sujet l’inspire manifestement, puisqu’il
compose son propre texte d’après le mythe : ainsi naît Le Château de Barbe-Bleue, mystère musical,
mis en parallèle avec les ballades séculaires transylvaniennes, dont la ballade d’Anna Molnar. Balàzs offre
son livret à Kodaly et à Bartók. Ce dernier se montre le plus inspiré par le sujet. Il commence la
composition d’une partition d’après le texte de Balázs, dès février 1911.

Bartók à l’œuvre (1911-1918)

Âgé de 20 ans, le jeune compositeur hongrois Béla Bartók présente le 20 septembre 1911, une
première version du Château, lors d’un concours à Budapest. La commission rejette énergiquement
la partition, jugée maladroite : psychologie des personnages à peine fouillée, musique plus abstraite que
scénique, action flottante, à peine représentable.

À l’été 1912, Bartók reprend la partition. De même, peu avant la création en 1918, et à nouveau en
1921, pour la réduction pour piano de la partition. Après le succès de son ballet, Le Prince de bois, en
1917, sur un livret du même Béla Balázs, Bartók peut créer son opéra à l’Opéra Royal de Hongrie.
La création, le 24 mai 1918, ne recueille pas un franc succès. L’époque est celle des prémices de
l’effondrement de l’Empire austro-hongrois : le texte de Balázs est jugé dangereux. La transgression
qui est au cœur du sujet, souligne la tension de l’époque. L’œuvre dérange d’autant que la musique
exprime plus fortement encore les pulsions antagonistes des personnages, en particulier, la quête libertaire
et séditieuse de Judith, l’épouse de Barbe-Bleue. L’intendant de l’opéra demande que soit retiré de l’affiche
le nom du poète librettiste : Bartók refuse et préfère retirer l’œuvre totalement.

                                            Portrait de Béla Bartók
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L’œuvre de Balázs : une œuvre initiatique qui plonge dans la psyché

Le texte du poète hongrois se concentre sur deux protagonistes : Judith et Barbe-Bleue. Ici, un seul
acte sans rupture (quand l’opéra de Dukas / Maeterlinck se déroule en trois actes). Le couple suit une
initiation à deux, puisque Judith ouvre chaque porte en présence de son époux. C’est un parcours
initiatique assumé à deux. La véritable scène se projette dans la psyché des êtres présents. Tel est le sens de
la formule récitée en introduction : « Hélas, je cache mon chant / Où faut-il que je le cache ? ».

Texte symboliste parfois énigmatique, le livret de Balázs nourrit sa propre complexité, comme il permet de
multiplier les clés de compréhension. Comme chez le poète belge Maeterlinck, (Pelléas pour Debussy ou
surtout, Ariane pour Dukas), les mots ne disent rien, ils expriment des états psychiques demeurés
souterrains qui affleurent magnifiquement en surface, portés par la musique.

Pourtant la suggestion du texte n’empêche pas des images violentes, effrayantes, traumatisantes : le sang de
la faute, du péché, de la malédiction, l’indice d’un crime inoubliable (il reste ineffaçable), s’impose à Judith
dont le regard doit affronter chacune des révélations qu’elle a suscitées. Au sang, succède la vision du lac de
larmes (la sixième porte). Terrible moment où les êtres doivent se révéler l’un à l’autre et dire, sans pudeur,
les fautes tues, les actes honteux que la mémoire a refoulés. En vérité, la porte dévoile les trois autres
épouses richement parées du duc. Après ce dévoilement, Judith se voit couronnée à son tour par son époux
et franchit la septième porte pour en être la nouvelle prisonnière.
La musique de Bartók

Inspiré par les musiques populaires magyares, avec Kodaly, depuis 1905, Bartók inscrit avec davantage
d’évidence que le poème, les références à la littérature et à la mémoire hongroise.
En particulier, il travaille à l’articulation musicale de la langue hongroise, ce qui rend extrêmement
difficile toute adaptation du livret dans une autre langue. Tout indique une réalité muette et lugubre,
une atmosphère de fin et de déclin, un monde endormi et sombre. Judith n’a d’autre souci que d’ouvrir les
sept portes qui sont tenues fermées pour dévoiler les mondes parallèles qui ne demandent qu’à jaillir.

Le Château est un corps vivant dont les blessures incarnent un monde condamné par sa propre
inertie. En en ébranlant les fondations, Judith amorce l’avènement d’une ère nouvelle, surtout
conscience régénérée, pleinement active. Or, le dernier tableau ajoute, non pas à l’éclaircissement de la
légende onirique mais plutôt à son trouble mystérieux, à la fois féerique et cauchemardesque.

Interprétation : deux lectures possibles

Le château serait l’âme masculine dont chaque porte ouverte, révèle les aspects enfouis. Cruauté et
ambition, richesse et tendresse, fierté et blessure, enfin amours passés (dernière porte). Judith,
épouse curieuse autant qu’amoureuse, accepte de servir pleinement l’homme aimé à condition qu’en un
acte de confiance totale, il lui ouvre l’accès aux replis les plus secrets de sa personnalité. Ainsi pour honorer
cet amour qu’elle assume définitivement, Judith accepte chacun des enseignements dévoilés. Pour
répondre à la confiance que l’homme dévoilé lui a témoignée, Judith, prend la place que son époux lui a
choisie. Celle de la « plus belle », donc de la plus aimée. Mais aussi, tout autant de la plus prisonnière.

Chaque étape franchie, est une épreuve destinée à éprouver la confiance de l’épouse. À chaque
nouvelle vision d’horreur apparente, Judith sublime l’effroi initial. Son amour pour Barbe-Bleue n’en est
que plus fort, plus émouvant, plus inconditionnel.

Toute révélation a son prix

Pourtant à la fin de l’œuvre, le manteau trop lourd que le duc pose sur les épaules de son épouse,
transmet une toute autre lecture : il témoignerait du poids de la connaissance.

Connaissance extrémiste et fatale en définitive, et même vénéneuse : les épreuves que suscite Judith sont
celles d’une éprouvante dissection opérée sur son époux. Si la femme cherche à ouvrir chaque porte et voir
ce qui doit être tenu secret c’est que, rongée par l’esprit du doute, elle détruit l’amour qui cimentait le
couple. Ce qu’elle provoque semble désormais irréparable. Judith est la femme du doute, du soupçon qui
détruit ce qui existait. Voilà qui explique pourquoi le dernier tableau est un retour à la sombre et lugubre
froideur du début. Ce qui devait rester secret doit demeurer dans le silence et l’obscurité, sous le sceau du
respect, de la confiance, de l’amour.

En voulant connaître, comme l’Eve primitive, Judith a mis en péril son couple : elle s’est mise elle-même
en péril. Plus grave, la quête de Judith s’avère d’une atroce cruauté pour le duc : en acceptant de se
dévoiler, il meurt à chaque fois que lui est révélé ce qu’il avait refoulé. Les trois épouses scellent le destin de
l’homme : comme des heures décisives sur l’horloge de la vie : le matin, midi et soir. Judith sonnera l’heure
de sa fin.
Si le voyage promet des découvertes insoupçonnées à ceux qui les ont suscitées, leur fragilité profonde,
plongeant à l’origine du doute, les aura foudroyés. Personne n’échappe finalement à ce qu’il provoque
malgré lui.

L’identité des êtres se forge à mesure du chemin parcouru, fut-il sans issue et sans retour. Vision sombre et
fataliste, Le Château de Barbe-Bleue de Bartók / Balázs est profondément pessimiste en définitive. Le regard
des auteurs y jette un éclat cynique sur les rapports de l’homme et de la femme. Comme sur tous les êtres
pris individuellement : qui peut relever le défi de voir, sans duperie ni maquillage, chacun de ses actes
passés ?

Quoique l’on puisse penser de la signification de l’œuvre, la musique en traduit l’opérante
complexité. C’est bien sa force indiscutable, marquant aussi le génie d’un compositeur de 27 ans
qui y a développé un « volcan musical qui entre en éruption pendant soixante minutes de tragédie
condensée », selon le témoignage de Kodaly. Une lave irrépressible qui plonge dans les profondeurs
de la psyché. À l’auditeur d’en décrypter le sens.

                                                ALEXANDRE PHAM, sur le site www.classiquenews.com
                                                  Tous droits réservés, diffusion gratuite à usage pédagogique

Le château de Barbe-Bleue ou les portes de la transgression
[…]

Formes de l’opéra

C’est avant tout la glorification de la langue hongroise, de ses volutes, de son chant intime, de ses
méandres. Ceci rend assez vain toute traduction de cet opéra dans une autre langue.
« Bartók est enfermé dans le magyar (langue hongroise) aussi sûrement que Barbe-Bleue est enfermé dans son
château qui est son moi intime. » (Paul Griffits).
Il emploie pour cette langue ductile, agglutinante, une sorte de parlando rubato qui ne tient plus
compte des barres de mesure. « Bartók a voulu affranchir la langue et rendre musicale l’inflexion
naturelle de la voix » (Kodály).

Opéra en un seul acte, concis, d’une durée d’à peine une heure, il a une forme en arc typique de
l’écriture de Bartók, et l’on va de l’obscurité du début aux ténèbres de la fin, avec des éléments
thématiques récurrents. Ainsi le thème du sang parcourt, comme bien sûr un fil rouge, toute la partition,
et le nom de Barbe-Bleue, Kékszakállú, sans cesse proclamé, sert aussi de base thématique. De même les
thèmes des larmes.

De nombreux liens avec le Prince de Bois existent. L’œuvre jumelle du Château de Barbe-Bleue est bien
Le Prince de bois écrit juste trois années plus tard et encore sur un livret de Béla Balázs. L’une permet
d’avoir des reflets sur l’autre. Là aussi, un simple conte de fées devient une tragédie psychologique. Un
prince amoureux d’une princesse froide et lointaine va jouer sur les apparences en habillant un morceau de
bois de ses propres vêtements et de sa chevelure. Demandant à une bonne fée d’attribuer la vie à son
double, il se retrouve piégé, car la princesse va tomber amoureuse de son mannequin. La misogynie latente
de Bartók passe ici du sourire de la légende à la réalité du couple et de la vanité de la femme. Cette femme
qui panique Bartók est aussi la projection de Judith questionneuse et inquisitrice, qui par sa curiosité fatale
tue l’amour. Et la douleur est sous-jacente, car les vrais sentiments amoureux sont destinés à être bafoués,
selon Bartók, par la femme sensible au superficiel et non à la profondeur d’âme.
Judith et la Princesse portent en elles la méconnaissance du véritable amour […].
Pour exprimer cela, Bartók va créer une prosodie originale au plus proche de la diction populaire de
la langue hongroise, avec ses accents particuliers, ses rythmes décalés, ses assonances. La métrique
unique de cette langue enrobe chaque mot chanté, chaque note émise.

Bartók utilise une écriture modale, souvent pentatonique, et ce qu’il intitule un « parlando rubato ».
La phrase chantée est souvent courte et oscille entre mélodie et violence parfois, déclamatoire le
plus souvent. On est entre le récitatif et le chant, et seul le dernier air de Barbe-Bleue évoquant ses
femmes passées et présentes est un véritable air lyrique. Tout le reste n’est pas opératique, mais
merveilleusement sinueux et évocateur. Un véritable dialogue amoureux sert de trame. Des cris d’amour
sont dits par Barbe-Bleue : « Ta main soit bénie… Aime-moi, embrasse-moi, embrasse-moi… Tu m’apportes
joie, lumière… ».

Bartók se sert de couplets et non pas de longues phrases. Mais le plus extraordinaire est le génie
orchestral de Bartók. Dès le début se met en place le socle musical qui sera repris textuellement à la
fin. Puis chaque porte fera l’objet d’une nouvelle orchestration, fascinante et inventive, rutilante ou
désespérée.
Chaque scène a une couleur particulière, dominante. Chaque univers de Barbe-Bleue est peint
comme une toile. Et cette recherche de couleur est la clé de cet opéra, rejoignant les recherches de
Scriabine, de Schönberg, et plus tard de Messiaen. Du thème du sang à celui des larmes, c’est une
palette inouïe comme un tapis de douleur que Bartók déroule.

Bartók utilise des instruments peu usuels : xylophone, célesta, orgue, clarinettes dans l’extrême aigu,
trompettes en saccade… Les clarinettes ont d’ailleurs un grand rôle dans toute l’œuvre. Les accords,
appelés d’ailleurs « accords affectifs » par le musicien, sont faits d’agrégats rares, et culminent dans la
cinquième porte.

Bartók utilise un grand orchestre souvent avec des instruments par quatre (4 cors, 4 trompettes, 4
trombones, 4 flûtes, 4 bassons) mais aussi un large éventail d’instruments (2 hautbois, 3 clarinettes,
un cor anglais, 2 harpes, un célesta, un tuba, un orgue, une percussion fournie, des cordes).

Pour traiter ce conte d’autrefois, et le tragique de toujours, Bartók mêle une sorte d’innocence primitive et
une très haute sophistication musicale. C’est l’orchestre qui donne à voir et commente, alors que les
personnages subissent et tâtonnent.

Bartók utilise le principe de répétition – les portes successives, le sang présent du premier accord au
dernier, les larmes qui étaient sans doute cette humidité enrobant le château. Tout semble murmures,
rappels lancinants, résignation à venir, et parfois éléments véhéments de révolte ou de puissance.
La musique frissonne autant que ce monde frissonnant, elle crie et pleure aussi parfois.
Le livret, la musique, et leurs abîmes

Béla Balázs a intitulé son texte « un mystère » et il s’agit bien d’un conte symbolique avec une forêt de
métaphores, écrit en couplets courts retrouvant les paroles des bardes anciens. Ce livret de Béla Balázs, est
scrupuleusement suivi et habité par Béla Bartók. Une traduction, celle officielle de l’éditeur Universal mais
pas très fidèle, est disponible sur le site de LivretPartition.com. La meilleure étant celle de l’Avant-Scène
opéra de Nathalie et Charles Zaremba.
Il est essentiel de le lire tant la fusion entre la musique et le texte est totale. Bartók suit syllabe par
syllabe le texte, accompagne pas à pas la montée non pas vers la lumière, mais vers la catastrophe finale des
deux êtres, en sept stations de douleur.
« Le texte se fond totalement avec la musique tel un double arc-en-ciel grandiose » (Zoltan Kodaly).

Les personnages y sont ainsi indiqués :
    - Le Duc (en fait le Prince en hongrois) Barbe-Bleue, baryton.
    - Judith, sa femme, mezzo-soprano.
    - Le Récitant du prologue, rôle parlé.
    - Les trois précédentes femmes de Barbe-Bleue, rôles muets.

L'action se passe dans une salle du château de Barbe-Bleue, dans les temps légendaires.

Balázs influencé par les dramatiques ballades populaires dira : « Je voulais dépeindre une âme
moderne avec les couleurs primaires du chant populaire ». Ce que réalise parfaitement Bartók. Balázs
utilise des vers courts de quatre pieds comme dans les contes populaires hongrois. Si certains thèmes
du conte archaïque peuvent affleurer (la rumeur de l’ogre, la curiosité destructrice de la femme, la
transgression des interdits, la violence conjugale, l’omniprésence du sang, la peur…), le texte de Balázs est
autre. Barbe-Bleue devient le centre de l’opéra et sa fragilité en fait un homme et non un monstre.
La femme n’est surtout pas soumise, la jalousie est plus importante que la curiosité, les portes sont
multiples.

La symbolique du chiffre 7 […] on peut signaler les 7 portes, les 7 demandes de Judith, les 7 refus de
Barbe-Bleue, les 7 acceptations résignées du même, les 7 ouvertures de portes, les 7 paysages
psychologiques découverts derrière ces portes. Une autre symbolique des nombres est en filigrane par
l’utilisation presque cachée du nombre d’or.

L’action ou plutôt la non-action, -c’est la musique qui fait l’action-, est totalement psychologique, et elle se
déroule dans un seul lieu : la salle immense du château cernée par sept portes closes.
On est dans un monde hors du monde, dans un territoire sans être humain, ruisselant de symboles
et de métaphores. […]

On vit un drame à trois, Barbe-Bleue, Judith et le château qui est l’enveloppe charnelle et spirituelle de
Barbe-Bleue. Chaque porte franchie est un pas supplémentaire vers la néantisation de l’amour, un état
d’âme autre, la marche inéluctable vers la seule compagne possible, la solitude.
Barbe-Bleue et Judith se parlent mais jamais ensemble. Kodály parlait de « symphonie scénique ou de drame
avec accompagnement symphonique ». Et il ajoute « Nous avons affaire à un chef-d’œuvre, un volcan musical en
éruption pour soixante minutes de tragédie condensée qui nous laisse avec un seul et unique désir : le désir de
l’écouter encore. »
Judith, jeune épousée qui a fui sa famille, pour suivre, aimer et sauver Barbe Bleue de ses violences qui
affleurent sans cesse, veut vaincre sa part d’ombre pour lui apporter la lumière. Malgré les rumeurs courant
dans les villages elle se croit plus forte que la peur, investie par la force de son amour. Elle veut inonder le
château et Barbe-Bleue de lumière, méconnaissant sa personnalité, ses secrets intimes, son âme repliée.
Malgré les refus de Barbe-Bleue elle va vouloir ouvrir toutes les portes, et la dernière transgression lui sera
fatale : elle va rejoindre dans le passé les autres femmes derrière la septième porte, ayant perdu et présent et
avenir.

La première parole prononcée, après la mise en garde du prologue, est « Nous sommes au but, me suis-tu
Judith », la dernière sera « Désormais plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre… ».

La musique commence presque imperceptiblement sous le monologue parlé avec une sorte de grondement
des cordes graves. Une mélodie immémoriale pentatonique semble sourdre du plus lointain de la mémoire.
Le temps et l’espace sont abolis.

Tout est sombre comme les motifs musicaux. Hautbois et clarinette mystérieuse plantent l’atmosphère
pleine d’oiseaux de nuit avant l’entrée des voix. Les thèmes fondateurs (la nuit, le sang figuré par une
intense dissonance et par le mot hongrois véres qui revient sans cesse accompagné par une seconde
mineure, les larmes) sont déjà présents au travers de chromatismes inquiétants. L’entrée de Barbe-Bleue et
de Judith se fait sur une montée orchestrale. Avant que l’entrée ne se referme dans un lourd bruit sourd de
l’orchestre, Barbe-Bleue demande à Judith si elle accepte son destin. Des élans passionnés traversent
l’orchestre sur l’union et l’acceptation de Judith. Dans l’obscurité encore présente, un dialogue commence
qui déjà marque l’échec à venir, l’impasse inéluctable des sentiments. La porte d’entrée se referme comme
une prison, le monde extérieur n’existe plus.

« Pourquoi m’as-tu suivi Judith » demande inquiet Barbe-Bleue. « Parce que je t’aime » brandit Judith qui
affirme apporter la lumière, - autre repère thématique de l’orchestre -, et pouvoir réchauffer les froides
pierres, tarir les eaux humides. La peur du château hostile et sombre est traduite par le halètement de la
musique. Un bref interlude avec une clarinette comme un oiseau de nuit amène à la visite du château et la
découverte des portes sinistres.

« Nul ne doit ouvrir ses portes » prévient sourdement Barbe-Bleue. « Donne-moi les clés, car je t’aime » et
Barbe-Bleue est séduit, sans doute fier de montrer sa puissance et ses assises sociales figurées dans les trois
premières portes. Ce sont les trois aspects de sa personnalité dominatrice et puissante, avec un mélange
d’orgueil et de cruauté. La porte du jardin est son jardin secret, sa tendresse. La porte du domaine, la
cinquième, sa puissance et sa violence, sa domination. La porte des larmes est sa fragilité et les
blessures intimes. La dernière porte est sa mémoire, et tous ses amours passés qui l’ont tissé et fait ce
qu’il                                                                                                      est.
Alors commence la tentative de Judith pour briser l’obscurité et l’humidité du château. Elle croit y
parvenir en ouvrant les portes.

1ère porte, la salle de torture
À l’ouverture de cette porte un immense soupir secoue tout le château. Une chambre rouge sang comme
des blessures se dévoile. En fait c’est l’orchestre qui décrit la chambre car Judith est muette d’horreur.
Xylophone et flûtes hallucinés, les bois crépitants et les trémolos de cordes tous dans l’aigu, parlent mieux
que les yeux de Judith des instruments de torture : chaînes, verges, tenailles, roues, et des douleurs
engendrées. Partout ruisselle le sang.
Malgré les conseils de prudence de Barbe-Bleue (« Prends garde, prends bien garde pour toi, prends garde
pour moi ... Aime-moi mais ne pose jamais de questions »), et malgré la peur naissante de Judith, celle-ci de
plus en plus véhémente, réclame l’ouverture d’autres portes. Elle appelle comme un rituel magique la
lumière qu’elle croit déjà voir poindre, alors que Barbe-Bleue ne voit que du sang. Barbe-Bleue cède
encore.

2e porte, la salle d’armes
Une lumière rouge jaunâtre s’étend par terre. Une trompette éclatante marque la salle d’armes de Barbe-
Bleue. Ses guerres et sa violence sont là à jour et les fanfares militaires de l’orchestre en témoignent. « Ta
puissance est implacable » découvre Judith. Le sang coule encore.
Judith poursuit haletante sa mission de lumière qu’elle croit voir de plus en plus forte et exige l’ouverture
de toutes les autres portes. Barbe-Bleue finit par croire à l’apparition de la lumière en lui et dans son
château. Il lui donne les clefs de trois autres portes. La précipitation, puis l’hésitation de Judith sont
traduites en musique.

3e porte, la salle des trésors
Une lumière dorée émane des pierreries, des diamants, des rubis. La richesse de Barbe-Bleue est là étalée
pour séduire Judith. Des arpèges de célesta, de longs accords de cuivres, des violons lyriques, donnent une
couleur irréelle à la scène. On est dans la magie des sons. La fascination de Judith est montrée par une
musique suave et lyrique, les volutes de deux violons solos qui deviennent des oiseaux, un célesta qui, lui,
devient une cascade.
Mais cette offrande de bijoux est également refusée par Judith qui ne voit que du sang. Barbe-Bleue la
pousse vers une autre porte, blessé que son cadeau soit refusé.

4e porte, le jardin secret
Une lumière vert bleuté provient des branches chargées de fleurs. L’orchestre est lui aussi en floraison :
harpes en glissando, cor solo flottant sur un tapis moelleux de cordes souvent en trémolos. L’orchestre
devient lumière et rosée. L’offrande des fleurs est aussi marquée par le refus de Judith qui voit du sang
ruisseler partout. Et la musique se teinte aussi de sang par le leitmotiv donné par les cors. Fasciné par
l’apparente lumière qui inonde son repaire, Barbe-Bleue l’a conduit devant la cinquième porte où elle se
précipite.

5e porte, les vastes domaines de Barbe-Bleue
C’est le plus haut point de la montée dans le château et aussi le point culminant de l’œuvre. Tout
l’orchestre avec également un orgue célèbre la vastitude des possessions de Barbe-Bleue par une suite
d’accords énormes qui montent et descendent, épais, terrifiants. Des fanfares de trompettes et de cors
célèbrent la puissance du prince. Le cri de Judith est stupéfiant, inattendu, après cela elle reste muette et
c’est Barbe-Bleue et l’orchestre qui décrivent les terres et les ruisseaux du royaume. Un immense choral est
entonné par Barbe-Bleue. Mais Judith refuse également le royaume, car un nuage rouge saigne, alors que
Barbe-Bleue ne voit que lumière.
Judith exige l’ouverture des deux dernières portes restantes, alors que Barbe-Bleue parle d’un point de non-
retour, où l’obscurité et les doutes vont ressurgir. Malgré la supplication de Barbe-Bleue, Judith ouvre la
sixième porte. Un long gémissement retentit, comme pour la première porte.

6e porte, un lac de larmes
C’est le plus haut sommet de l’orchestration de Bartók qui rend tangibles les flots étales et dormants de
larmes et de désespoir. Fontaines de trémolos aux cordes, roulements sourds de timbales, arpèges des
harpes et du célesta, coulées des clarinettes, font de cette scène un moment de magie orchestrale. La
musique semble souffrir et se fige « comme un sang qui se fige ».
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