Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les primates - OpenEdition Journals
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Revue de primatologie 10 | 2019 Varia Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les primates The game of illusions: appearance-reality discrimination in primates Marie Hirel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/primatologie/4056 DOI : 10.4000/primatologie.4056 ISSN : 2077-3757 Éditeur Société francophone de primatologie Référence électronique Marie Hirel, « Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les primates », Revue de primatologie [En ligne], 10 | 2019, mis en ligne le 25 mars 2020, consulté le 14 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/primatologie/4056 ; DOI : https://doi.org/10.4000/primatologie.4056 Ce document a été généré automatiquement le 14 avril 2020. Les contenus de la Revue de primatologie sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 1 Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les primates The game of illusions: appearance-reality discrimination in primates Marie Hirel NOTE DE L’ÉDITEUR Soumis le 20 septembre 2019, accepté après révisions le 14 mars 2020, publié en ligne le 25 mars 2020. 1 Les apparences sont trompeuses 1 Être capable de s’adapter aux changements de notre milieu de vie dépend principalement de nos capacités sensorielles. La perception est un processus indispensable pour recueillir des informations sur notre environnement physique et social. Percevoir correctement notre environnement est nécessaire pour ajuster notre comportement et anticiper les changements de notre milieu. Pour une grande majorité des espèces évoluant dans des habitats très variés, et particulièrement chez les primates, la vision est alors la modalité sensorielle la plus utilisée (Matsuno et Fujita, 2009). De nombreuses études ont par ailleurs démontré des similitudes et seulement quelques différences dans les mécanismes et les caractéristiques spatio-temporelles fondamentales du traitement visuel chez les primates. Nous partageons notamment notre vision trichromatique avec les grands singes et les singes de l’ancien monde alors que celle des singes du nouveau monde semble plus hétérogène (pour de plus amples informations : Matsuno et Fujita, 2009). La perception visuelle est fréquemment impliquée dans la plupart de nos comportements, de la recherche de nourriture jusqu’aux relations sociales. En effet, le système visuel nous permet d’obtenir très Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 2 rapidement, et à distance, de multiples informations sur notre environnement, comme la taille, la distance, la couleur ou la forme des éléments (Kanizsa, 1985). La plupart du temps, la perception visuelle est fiable pour nous donner des informations sur notre monde. Cependant, nous sommes tout de même confrontés tous les jours à des situations dans lesquelles les choses paraissent différentes de ce qu’elles sont en réalité (Matsuno et Fujita, 2009 ; Moll et Tomasello, 2012). Ces situations sensorielles ambiguës peuvent être dues à de simples illusions visuelles, par exemple lorsqu’un bâton droit semble tordu une fois partiellement immergé, ou bien confondre un serpent avec une branche. Les risques de percevoir les informations autrement que ce qu’elles sont en réalité semblent aussi être augmentés par le fait qu’un stimulus peut donner une à plusieurs informations à la fois (Kanizsa, 1985 ; Kelley et Kelley, 2014). Par exemple, les stimuli visuels qui permettent de déterminer la taille d’un objet peuvent aussi nous renseigner sur la distance à laquelle cet objet est situé par rapport à nous. De même, l’ombre d’un objet donne des informations sur sa forme. Ces informations visuelles perçues peuvent être ambiguës et nous induire en erreur. Enfin, nous pouvons aussi être trompés par des situations plus complexes d’interactions sociales. Ainsi, chez l’humain, une personne peut induire intentionnellement en erreur une autre avec l’usage de mensonges ou d’autres artifices (Flavell et al., 1983 ; Krachun et al., 2016). Nous pouvons par conséquence être trompés par les informations que nous recevons d’objets, mais aussi d’individus, d’actions ou même d’expériences. Que se passe-t-il alors lorsque notre environnement nous joue des tours en nous renvoyant une image qui n’est pas représentative de la réalité ? Que se passe-t-il lorsque notre système visuel interprète des stimuli d’une autre façon que la réalité ? Nous semblons être capables de déjouer les illusions et d’adapter nos comportements en conséquence, mais sommes- nous les seuls primates à en être capables ? 2 Sensibilité aux illusions visuelles 2 Les illusions visuelles jouent un rôle important dans l’apparence parfois trompeuse de notre environnement. Elles sont très répandues dans le monde animal, notamment lors de la sélection sexuelle à travers les parades sexuelles et la compétition entre mâles (modification de caractéristiques physiques grâce aux contrastes de couleur ou brillance avec le fond pour attirer les femelles, aux illusions des contours de tâches ou parties du corps pour augmenter sa taille ou sa visibilité, etc.). Elles se retrouvent aussi dans le cadre des stratégies anti-prédatrices avec le camouflage ou les marques distractives (Cott, 1940 ; Gomez et Théry, 2007 ; Heindl et Winkler, 2003 ; Kelley et Kelley, 2014 ; Levi, 2008 ; Stevens et Merilaita, 2009 ; Stevens et al., 2011). Kelley et Kelley (2014) définissent les illusions visuelles comme des « effets qui agissent en déformant la perception d’un individu tels que la taille, la distance, la forme, la couleur ou le mouvement d’individus, de parties d’individus (par exemple, les appendices et les ornements corporels), ou d’objets exposés par des individus (par exemple, des cadeaux nuptiaux) ». Elles impactent alors l’interprétation cognitive et correspondraient à des perceptions subjectives en contradiction avec la réalité physique du stimulus (Coren et Girgus, 1978 ; Kelley et Kelley, 2014 ; Matsuno et Fujita, 2009). Dans ces cas ambigus, le système visuel ne va pas toujours transmettre les informations réelles cohérentes de l’environnement mais plutôt une illusion de la réalité (Kanizsa, 1985). Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 3 3 De nombreuses études sur les illusions visuelles ont ainsi été réalisées chez les humains et les primates non humains. Elles partent de l’hypothèse que si des espèces partagent des mécanismes similaires de perception, alors elles sont susceptibles de présenter une sensibilité similaire aux illusions. Pour évaluer cette sensibilité, c'est-à-dire le fait que la perception de la réalité soit modifiée par le phénomène d’illusion et ne corresponde plus à la réalité, ces études ont utilisé des tests de choix à deux options avec des figures géométriques présentées sur un écran. Les illusions visuelles les plus testées sont les illusions géométriques, comme celle de Müller-Lyer et de Ponzo (Figures 1a et 1b : dans les deux cas, la barre horizontale du haut paraît plus grande que celle du bas alors qu’elles sont de même taille), celles de Delboeuf et d’Ebbinghaus (Figures 1c et 1d : dans les deux cas, le rond noir de gauche paraît plus petit que celui de droite alors qu’ils sont identiques). Elles engendrent toutes une modification de la perception de la taille d’un objet suivant la taille et/ou la disposition des objets qui l’entourent (Fujita, 1997 ; Parrish et Beran, 2014 ; Suganuma et al., 2007). En choisissant significativement plus souvent les stimuli paraissant les plus gros à cause de l’illusion, les humains (Homo sapiens), les chimpanzés (Pan troglodytes), les macaques rhésus (Macaca mulatta) et les capucins bruns (Sapajus apella) ont montré une sensibilité similaire à ces illusions (Coren et Girgus, 1972 ; Fujita, 1997 ; Parish et Beran, 2014 ; Parrish et al., 2015 ; Suganuma et al., 2007). 4 D’autres illusions fortement étudiées sont les illusions subjectives, comme celle des contours ou celle de Kanizsa (Figure 1e : un carré blanc est perçu alors qu’il n’existe pas en réalité). Elles engendrent une perception d’objets qui sont absents physiquement, ou partiellement occultés, de l’environnement visuel mais qui correspondent aux attentes associées à un contexte (Kanizsa, 1985 ; Nieder, 2002). Les illusions subjectives sont très courantes dans la vie quotidienne de nombreux primates, notamment ceux vivant en milieu forestier puisque la végétation empêche très souvent de voir un objet, comme un fruit, dans son intégralité. Les humains, les chimpanzés, les macaques japonais (Macaca fuscata) et les capucins bruns y sont sensibles et seraient donc capables de rassembler des stimuli distincts pour former l’objet dans son ensemble (Fagot & Tomonaga, 2001 ; Fujita et Giersch, 2005 ; Matsuno et Fujita, 2009 ; Sato et al., 1997 ; Sugita, 1999). Une seule étude s’est penchée sur les prosimiens en testant des lémuriens (Lemur catta) à l’illusion de Delboeuf mais les résultats de cette étude ne permettent pas de conclure que ces lémuriens sont sensibles à cette illusion (Santaca et al., 2017). Cependant, en répliquant le même protocole qu’une étude sur les chimpanzés (Parrish et Beran, 2014), les auteurs ont suggéré que le dispositif n’était pas adapté à l’espèce. De plus, contrairement aux espèces simiiformes (par exemple, chimpanzés : Matsuzawa, 1990 ; capucins : De Valois, 1971 ; cercopithecinae : Fobes et King, 1982 ; De Valois et De Valois, 1988), les lémuriens présentent une acuité visuelle plus faible que les humains qu’il faut prendre en compte dans l’élaboration de ces tests d’illusions (Feng et al., 2016 ; Neuringer et al., 1981). 5 Pour établir les mécanismes qui sous-tendent les illusions, il est essentiel de comprendre quand une illusion est la plus susceptible de se produire parmi les différentes espèces de primates (Parrish et al., 2015). La perception d’une illusion va dépendre des mécanismes d’intégration qui tiennent compte à la fois de l’objet et de son contexte visuel (Coren et Girgus, 1978). Concrètement, ces illusions visuelles perturbent l’organisation perceptuelle des stimuli visuels, c'est-à-dire le processus par lequel une représentation organisée d’une scène visuelle est construite par le Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 4 groupement des éléments visuels de la scène en fonction des relations entre ces éléments (Kanizsa, 1985 ; Matsuno et Fujita, 2009). Chez l’humain, de nombreuses études ont prouvé qu’une différence d’attention aux éléments d’une scène conduit à des différences dans la perception et l’intensité des illusions, pouvant parfois annuler voire inverser complètement leurs effets (Coren et Girgus, 1972 ; Ebert et Pollack, 1972 ; Girgus, et al., 1972 ; Massaro et Anderson, 1971 ; Yamazaki et al., 2010). De même, chez les primates non humains, Fujita (1997) a mis en évidence une différence interspécifique dans la perception de l’illusion de Ponzo suivant la disposition des éléments de la figure. En situation classique (« V inversé » situé en haut des traits ; voir Figure 1b), les humains, les chimpanzés et les macaques rhésus perçoivent l’illusion de manière similaire. Mais lorsque le « V inversé » est remplacé par des lignes verticales au trait, les macaques rhésus ne perçoivent plus l’illusion, les chimpanzés conservent la même sensibilité alors que les humains la perçoivent encore plus intensément. Les résultats non concluants de l’illusion d’Ebbinghaus chez les babouins de Guinée peuvent aussi être expliqués par l’utilisation d’éléments de stimuli trop différents en couleur et en taille (Parron et Fagot, 2007), notamment car d’autres études montrent chez les babouins une sensibilité à des illusions visuelles (illusion de Zöllner : Behnar et Samuel, 1982 ; illusion du corridor : Barbet et Fagot, 2002). Cependant, Parron et Fagot (2007) proposent plutôt que leurs résultats reflètent une différence entre les humains et les babouins dans la capacité à grouper et à organiser les éléments visuels perçus. L’étude de Fagot et Tomonaga (2001) illustre bien cette différence dans le processus de groupement visuel entre chimpanzés et humains. Dans l’illusion de Kanisza, plus la distance entre les éléments de la figure augmente, plus l’effet d’illusion disparaît, autrement dit moins on perçoit le carré blanc. Les auteurs se sont alors aperçus que les chimpanzés arrêtent de percevoir l’illusion à une distance inter-éléments moins grande par rapport aux humains. Nous resterions sensibles plus longtemps parce que nous traitons d’abord la configuration globale des éléments de notre environnement avant d’analyser les éléments locaux (Fagot et Tomonaga, 2001 ; Kimchi, 1992 ; Martin, 1979 ; Navon, 1977 ; Neiworth et al., 2006 ; Nielsen et al., 2006 ; Parron et Fagot, 2007 ; Tanaka et Fujita, 2000). 6 Navon (1977) a été le premier à mettre en évidence cette hiérarchie des stimuli dans le traitement visuel préférentiellement global chez l’humain en utilisant les stimuli présentés en figure 1f : nous voyons en premier la lettre F (la forme globale) avant de voir les petites lettres E (éléments locaux) qui la constituent. Des études ont ensuite testé des primates non humains avec ces mêmes stimuli visuels dans des paradigmes de « matching-to-sample ». Les macaques japonais semblent eux aussi réaliser un traitement global des informations visuelles plus rapide que le traitement des éléments locaux (Tanaka et Fujita, 2000). Au contraire, les babouins de Guinée, les macaques rhésus et les capucins bruns semblent adopter la stratégie inverse : ils perçoivent et traitent les informations locales avant la configuration globale (Fagot et Deruelle, 1997 ; Hopkins et Washburn, 2002 ; Nielsen et al., 2006 ; Parron et Fagot, 2007 ; Spinozzi et al., 2003,2006). Concernant les chimpanzés, les résultats de Fagot et Tomonaga (2001) montrent un traitement visuel préférentiellement local. Cependant, d’autres études apportent des résultats contradictoires montrant plutôt des différences individuelles et/ou liées à la densité des éléments (Fagot et Tomonaga, 1999 ; Hopkins et Washburn, 2002 ; Matsuno et Tomonaga, 2007). Cet effet de la densité a aussi été montré chez les tamarins à crêtes blanches (Saguinus oedipus) : le traitement global est plus rapide lorsque la densité des éléments visuels est forte, alors qu’il n’y a aucune préférence Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 5 globale-locale quand les éléments sont plus dispersés (Neiworth et al., 2006). De façon intéressante, la densité des stimuli du test sur les macaques japonais (Tanaka et Fujita, 2000), seule étude montrant un traitement de préférence globale chez un primate non humain, semble plus élevée que dans les autres tests. 7 Cependant, une caractéristique importante de la littérature sur le traitement visuel de préférence globale ou locale, mais aussi sur les illusions visuelles, est qu’elle a systématiquement nécessité un apprentissage des individus aux dispositifs (par exemple, toucher les écrans, manipuler un joystick, etc.), aux règles des tests et à discriminer les éléments cibles. Des différences dans les procédures d’apprentissage peuvent donc biaiser certains résultats. L’étude de Parrish et al. (2015) en est un bel exemple : dans leur première expérience, les macaques rhésus et les capucins bruns, ayant réalisé leur apprentissage sur tous les éléments de la figure et pas uniquement sur l’élément cible, n’ont pas répondu au test de l’illusion suivant les règles établies par les auteurs et ne semblaient donc pas sensibles à l’illusion. Après variation des stimuli et de leur présentation dans une deuxième expérience pour modifier leur apprentissage, les deux espèces ont cette fois-ci montré une sensibilité. Ces problèmes méthodologiques pourraient certainement être palliés par des paradigmes plus naturels évaluant des réponses spontanées des sujets, comme par exemple dans les études de Parrish et Beran (2014) et de Santaca et al. (2017) où de la nourriture fait office de stimulus. 8 Ces recherches montrent une sensibilité aux illusions visuelles qui sont présentes chez toutes les espèces de primates. Elles révèlent également des similarités dans le traitement de l’information visuelle qui sont partagées au moins par l'humain et les primates simiiformes. Quelques études ont même pu mettre en évidence un rôle potentiel de zones cérébrales spécifiques dans ce processus de traitement des illusions (Fagot et Deruelle, 1997 ; Sugita, 1999 ; Nieder, 2002 ; Huang et al., 2002 ; von der Heydt et Peterhans, 1984). Par ailleurs, des variations de sensibilité entre ces espèces mettent en évidence différents mécanismes dans la perception visuelle des primates, notamment dans l’organisation perceptuelle hiérarchique des éléments visuels. Cependant, aucune hypothèse évolutive claire sur les mécanismes et le fonctionnement du système visuel des primates ne peut encore être faite car ces résultats sont obtenus sur trop peu d’individus et souffrent de biais expérimentaux trop importants. D’un autre côté, les fonctions sous-jacentes n’ont été qu’à peine considérées par ces études. Or, des différences d’organisation et/ou de traitement perceptif visuel entre les espèces pourraient avoir des conséquences plus ou moins importantes sur leurs comportements. Outre le fait d’y être sensible, ne serait-il pas avantageux de comprendre lorsque l’on est trompé par une illusion ? Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 6 Figure 1 a) Illusion de Müller-Lyer ; b) Illusion de Ponzo ; c) Illusion de Delboeuf ; d) Illusion d’Ebbinghaus ; e) Illusion subjective (de Kanizsa) ; f) Stimulus utilisé pour montrer la préférence globale-locale dans le traitement visuel. a) Müller-Lyer illusion ; b) Ponzo illusion ; c) Delboeuf illusion ; d) Ebbinghaus illusion ; e) Completion illusion (Kanizsa) ; f) Stimulus used to highlight global-local precedence in visual processing. 3 La discrimination apparence-réalité 9 Se rendre compte que ce que l’on perçoit de notre environnement peut différer de la réalité correspond à la capacité de discriminer l’apparence de la réalité. Selon Flavell et ses collègues (1986), la discrimination apparence-réalité « prend de nombreuses formes, survient dans de nombreuses situations et peut avoir de graves conséquences sur nos vies. La relation entre apparence et réalité occupe une place quotidienne importante dans l’activité perceptuelle, conceptuelle, émotionnelle et sociale – dans les perceptions erronées, les fausses attentes, les malentendus, les fausses croyances, la tromperie, le jeu, la fantaisie, etc. ». Cette capacité est donc très importante dans le monde physique et social. Être capable de comprendre quand une perception erronée peut nous amener à mal interpréter notre environnement et donc à effectuer un comportement inadapté confère un avantage évolutif évident (Flavell et al., 1983 ; Karg et al., 2014 ; Krachun et al., 2016 ; Moll et Tomasello, 2012). Par exemple, confondre un serpent avec une branche peut être fatal pour un singe. Or, si ce singe est capable de comprendre que l’apparence qu’il perçoit est potentiellement différente de la réalité, il pourra être capable de se rendre compte que c’est un serpent et non une branche. Cela lui évitera de marcher dessus ou de s’y accrocher. 10 De plus, la discrimination apparence-réalité dans le monde physique semblerait être un prérequis pour développer cette capacité dans le monde social, plus communément appelée capacité d’attribution de fausses perceptions à autrui. En effet, une différence apparence-réalité peut aussi être présente dans des interactions sociales complexes comme la tromperie pour manipuler socialement ses congénères. On retrouve ces situations chez l’humain par exemple avec les mensonges, mais les autres primates pourraient probablement aussi y avoir recours (Hare et al., 2006 ; Hirata et Matsuzawa, 2001 ; Kelley et Kelley, 2014 ; Whiten et Byrne, 1988). Autrement dit, la capacité à Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 7 discriminer l’apparence de la réalité dans le monde physique peut être considérée comme un prérequis au développement d’une « Théorie de l’esprit ». Introduite par Premack et Woodruff (1978), la Théorie de l’Esprit est définie comme la capacité à attribuer des états mentaux à soi-même et à autrui, tels que des intentions, des croyances, des connaissances, ou des perceptions. La Théorie de l’Esprit est donc constituée de différents composants cognitifs (par exemple le suivi du regard, la lecture d’attention, la prise de perspective, l'attribution de fausses perceptions ou de fausses croyances) permettant de comprendre les états mentaux des autres et d’anticiper leurs comportements (Call et Tomasello, 2008 ; Guillier, 2017 ; Meunier, 2017 ; Premack et Woodruff, 1978). Disposer de ces capacités représente un énorme avantage pour la compétition, la coopération ou pour toute autre forme de communication entre conspécifiques (Baron-Cohen, 1989). Mais pourquoi la discrimination apparence-réalité du monde physique serait un prérequis et non pas un des composants de la Théorie de l’Esprit ? 11 Suite à de nombreuses études, les psychologues du développement ont apporté des preuves solides que les humains ne naissent pas avec une Théorie de l’Esprit complète, c’est-à-dire semblable à celle d’un adulte. Au lieu de cela, les capacités cognitives se développent progressivement tout au long de l’ontogenèse d’un individu, dont certaines avant les autres (Flavell, 1993 ; Gopnik et Astington, 1988 ; Luo et Baillargeon, 2007 ; Piaget, 1954). En effet, certains composants semblent être nécessaires pour développer des capacités cognitives plus complexes caractéristiques d’une Théorie de l’Esprit complète, comme l’attribution de fausses perceptions ou de fausses croyances. La discrimination apparence-réalité, à l’instar de l’attribution de fausses perceptions et de fausses croyances, nécessite le traitement de multiples représentations mentales contradictoires simultanées de la réalité. Cependant, alors que l’attribution de fausses perceptions ou de fausses croyances repose sur la compréhension d’une représentation mentale erronée d’un autre individu par rapport à la réalité, la discrimination apparence-réalité repose sur la compréhension de sa propre perception erronée par rapport à la réalité (Flavell et al., 1986 ; Gopnik et Astington, 1988 ; Krachun et al., 2009 ; Wellman et al., 2001). Pour certains chercheurs, comprendre ses propres états mentaux semble d’une complexité cognitive moindre par rapport à l'attribution de ces états aux autres et devrait donc se développer en premier. Dans la même idée, comprendre que notre propre perception peut différer de la réalité serait nécessaire à l’attribution à autrui de perceptions et/ou de croyances différentes des nôtres. La discrimination apparence-réalité pourrait ainsi être une condition préalable au développement d’une Théorie de l’Esprit complète (Flavell et al., 1986 ; Gopnik et Astington, 1988 ; Krachun et al., 2009 ; Meltzoff et Brooks, 2008 ; Wellman et al., 2001). 12 Un programme de recherche sur la discrimination apparence-réalité chez les enfants a d’abord été initié par Braine et Shanks (1965), puis a été développé dans les années 1980 par Flavell et ses collègues (1983, 1986, 1987). Leurs tests consistaient à présenter aux enfants des objets ambigus, puis à leur poser des questions sur l’apparence et la réalité de ces objets (« À quoi ressemble l’objet ? », « Quel est-il réellement ? »). Les expérimentateurs utilisaient soit une illusion d’identité (par exemple, le test de l’éponge où une éponge est peinte de façon à ressembler à une pierre) soit une illusion qui modifiait les propriétés des objets en utilisant des lentilles déformantes, des filtres de couleur, des miroirs, etc. Ces premières études ont montré un développement progressif avec l’âge de la capacité de discriminer l’apparence de la réalité : les enfants de trois ans échouent aux tests, ceux de quatre ans ont des résultats ambigus et ceux de Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 8 cinq ans réussissent parfaitement (Braine et Shanks, 1965 ; Flavell, 1993 ; Flavell et al., 1983 ; Flavell et al., 1986 ; Flavell et al., 1987 ; Russell et Mitchell, 1985 ; Taylor et Hort, 1990). Cependant, des explications alternatives à l’absence de capacités cognitives représentationnelles peuvent justifier l’échec des plus jeunes. Les nombreuses différences entre les variables de ces tests (utilisation de différents mots, objets, illusions, histoires, personnages, etc.) ont pu engendrer plus de problèmes aux enfants que la différenciation entre l’apparence et la réalité elle-même. L’une des plus grandes critiques sur ces résultats fut l’utilisation du langage : les enfants devaient répondre verbalement à des questions du chercheur. L’échec des enfants de trois ans pouvait simplement être dû à un problème de compréhension des questions ou de confusion des mots employés (Deak, 2006 ; Deak et Enright, 2006 ; Hansen et Markman, 2005 ; Moll et Tomasello, 2012 ; Sapp et al., 2000). Les études plus récentes ont réadapté les tests avec des tâches non verbales et leurs résultats confirment ce développement progressif avec l’âge. Cependant, l’âge auquel semble apparaître la discrimination apparence- réalité est diminué : même s’ils font toujours quelques erreurs, les enfants de trois ans (et même certains de deux ans et demi) réussissent maintenant les tests en distinguant l’apparence de la réalité (Deak, 2006 ; Hansen et Markman, 2005 ; Karg et al., 2014 ; Moll et Tomasello, 2012 ; Sapp et al., 2000). Toutes ces études nous apportent de précieuses informations sur le développement de la discrimination apparence-réalité chez l’humain. Mais sommes-nous la seule espèce à avoir développé cette capacité ? 4 Sommes-nous les seuls primates à discriminer l’apparence de la réalité ? 13 D’autres chercheurs ont concentré leur intérêt sur les racines évolutives de cette capacité à discriminer l’apparence de la réalité en testant des primates non humains. Comme exposé précédemment, nos plus proches parents rencontrent sans aucun doute des ambiguïtés perceptuelles dans leur environnement et sont sensibles aux illusions visuelles (Kelley et Kelley, 2014 ; Matsuno et Fujita, 2009). De plus, de nombreuses études portant sur la Théorie de l’Esprit ont pu mettre en évidence la présence de certains des composants cognitifs sous-jacents à cette dernière, tels que la perception de l’attention ou la prise de perspective visuelle d’autrui, chez les grands singes mais aussi chez certaines espèces de singes (Call et Tomasello, 2008 ; Canteloup et al., 2016 ; Flombaum et Santos, 2005 ; Meunier, 2017 ; Overduin-de Vries et al., 2014 ; Tomasello et al., 1998). Enfin, à des situations d’illusions similaires, d’autres recherches apportent des explications alternatives à la présence d’une capacité cognitive conceptuelle. Elles suggèrent plutôt une adaptation comportementale dite adaptation prismatique, c'est-à- dire un réarrangement du système de coordination sensori-moteur pour réduire les distorsions des modalités sensorielles et éviter les erreurs motrices (Kornheiser, 1976 ; Redding et Wallace, 1997 ; Rossetti et al., 1993 ; Welch et Warren, 1980). Étudier la discrimination apparence-réalité chez les primates non humains apparaît ainsi pertinent et nécessaire à une meilleure connaissance des capacités cognitives de ces espèces mais aussi de l’origine évolutive de nos propres capacités. Malheureusement, peu d’études sur les primates non humains ont été réalisées, de sorte que nos connaissances actuelles sur leur compréhension entre apparence et réalité restent très limitées. Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 9 14 Jusqu’à présent, seules trois études ont testé la discrimination apparence-réalité chez les grands singes. Elles ont repris les tests effectués chez les enfants en les adaptant aux primates non humains pour permettre une comparaison fiable entre espèces : les individus sont confrontés à des situations où les propriétés réelles et apparentes des stimuli sont différentes. Ces expériences consistent en des tests de choix entre deux items alimentaires, généralement de taille différente. Si les individus montrent une préférence significative pour l’item paraissant le plus petit (mais qui est en réalité le plus gros), alors les chercheurs considèrent qu’ils ont réussi le test et qu’ils démontrent une capacité à discriminer l’apparence de la réalité. Chacune de ces études adopte la même procédure : précédée de tests de préférence et/ou de discrimination, leurs expériences sont constituées de plusieurs tests successifs (l’individu doit réussir un test pour pouvoir passer au suivant), dont plusieurs tests de contrôle d’hypothèses alternatives. 15 Krachun et ses collègues (2009) ont mené la première étude en testant des chimpanzés sur une illusion de taille grâce à des lentilles déformantes : les sujets devaient faire un choix entre un petit raisin paraissant plus gros placé derrière une lentille grossissante et un gros raisin paraissant plus petit placé derrière une lentille rétrécissante. Sur les quatorze sujets testés, seulement quatre ont réussi le test en choisissant la récompense alimentaire qui paraissait la plus petite mais qui était en réalité la plus grande. 16 Dans la deuxième étude, Karg et ses collègues (2014) ont utilisé le même paradigme expérimental pour tester des enfants et des grands singes sur une illusion de taille, mais correspondant à une illusion subjective cette fois. Ils ont inversé les tailles d’un grand et d’un petit bâton de nourriture en les cachant partiellement avec un cache visuel. Les gorilles (Gorilla gorilla), les bonobos (Pan paniscus), les orangs-outans (Pongo abelii), les chimpanzés et les enfants de deux ans et demi ont réussi au niveau du groupe : leurs performances ont montré une préférence significative pour le bâton réellement plus grand, suggérant d’après ces chercheurs une capacité à distinguer l’apparence de la réalité chez toutes les espèces de grands singes. 17 Dans la troisième étude, Krachun et ses collègues (2016) ont voulu étudier l’ampleur et la flexibilité de la discrimination apparence-réalité des chimpanzés en testant cette fois-ci différents types d’illusions visuelles. Comme pour leur étude précédente (Krachun et al., 2009), une illusion de taille a été créée en plaçant un gros et un petit raisin derrière des lentilles déformantes (Figure 2a). Une illusion de quantité a aussi été faite entre un et deux raisins à l’aide d’un miroir : le groupe de deux raisins placés devant le miroir paraissait être un groupe de quatre (Figure 2b). Enfin, une illusion de couleur a été créée sur des cubes dont la couleur était modifiée lorsqu’ils étaient placés derrières des filtres colorés (Krachun et al., 2016). Sur les cinq chimpanzés testés avec l’illusion des lentilles, tous ont une fois de plus adapté leur comportement en choisissant la récompense alimentaire réellement la plus grande. Par contre, seulement un chimpanzé sur sept testés a réussi les deux autres expériences. 18 À la suite de ces résultats chez les grands singes, seule une étude s’est intéressée à des espèces de primates plus éloignées phylogénétiquement de l’humain. Hirel et ses collègues (2020) ont testé une espèce de singe de l’ancien monde, le macaque de Tonkean (Macaca tonkeana), et une espèce de singe du nouveau monde, le capucin brun (Sapajus apella). Ils ont repris le même paradigme expérimental que celui de Krachun et al. (2016), permettant une comparaison fiable des performances entre les singes et les chimpanzés (Figure 2) : une expérience avec des lentilles déformantes créant une Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 10 illusion de taille entre deux raisins, et une expérience avec un miroir créant une illusion de quantité entre deux groupes de raisins secs. Pour ces deux expériences constituées de plusieurs tests successifs dont des contrôles d’hypothèses alternatives, deux macaques de Tonkean sur huit testés et huit capucins bruns sur onze testés ont choisi significativement plus souvent la récompense alimentaire réellement la plus grande. De plus, les résultats montrent que la plupart de ces individus ont réussi la tâche très rapidement, dès les premiers essais. Le nombre de capucins bruns ayant réussi étant clairement plus important que celui des chimpanzés de l’étude de Krachun et al. (2016), Hirel et ses collègues (2020) considèrent que leurs résultats apportent des preuves solides pour suggérer la présence de la discrimination apparence-réalité chez cette espèce de primate du nouveau monde. En revanche, les résultats des macaques de Tonkean sont plus ambigüs et nécessitent d’autres études pour pouvoir émettre une hypothèse. 19 Toutefois, ces résultats pourraient être expliqués par des hypothèses alternatives à la présence ou absence d’une discrimination apparence-réalité. Toutes ces études ont ainsi effectué des contrôles pour vérifier que les individus n’ont pas fait un simple apprentissage ou un suivi visuel, excepté Karg et al. (2014). Dans leur étude, les individus pouvaient simplement suivre du regard les stimuli pour réussir à choisir le plus grand. Leurs résultats sont donc difficiles à interpréter : on ne peut pas conclure d’une présence de la discrimination apparence-réalité chez tous les grands singes. D’autre part, Karg et ses collègues (2014) suggèrent que la capacité de conservation des propriétés d’objets pourrait être suffisante pour réussir ces tests, sans nécessairement être capable de distinguer l’apparence de la réalité. Les chimpanzés ont d’ailleurs déjà démontré cette capacité (Mendes et al., 2008 ; Suda & Call, 2005). Il est vrai que toutes les expériences d’apparence-réalité requièrent cette capacité de conservation, et la frontière entre ces deux capacités semble ambiguë, nécessitant de plus amples recherches sur le sujet. D’un autre côté, l’échec de certains individus pourrait être expliqué par un problème dans le contrôle inhibiteur : ces individus n’arrivent pas à choisir une petite quantité de nourriture alors qu’ils voient une grosse quantité à côté, même en sachant qu’en réalité la grosse quantité est plus petite (Karg et al., 2014 ; Krachun et al., 2009). Cette idée rejoint les résultats montrant de grandes difficultés dans l’apprentissage de contingence inverse chez les primates non humains (Anderson et al., 2008 ; Boysen et al., 2001 ; Krachun et al., 2009 ; Vlamings et al., 2006). 20 Ces quatre études souffrent également de quelques problèmes méthodologiques. Premièrement, Hirel et al. (2020) ont soulevé un problème avec ces procédures d’étapes successives : cela augmente la probabilité de faux positifs dans les résultats individuels qu’il faut prendre en compte, ce qui impose de prendre des précautions dans les conclusions faites de ces résultats. Deuxièmement, les chercheurs suggèrent que leurs protocoles ont pu être trop compliqués avec un nombre trop important de manipulations de l’expérimentateur, être trop longs, demander trop de concentration et de motivation, etc. Ces biais expérimentaux pourraient en effet expliquer les échecs des macaques de Tonkean plutôt qu’une absence de la discrimination apparence-réalité (Hirel et al., 2020). Le grand taux d’échecs dès les premières étapes des expériences chez toutes les espèces confirme que les individus pourraient ne pas avoir compris la situation des tests. 21 Ces quatre études préliminaires mettent alors en évidence que les grands singes, les macaques de Tonkean et les capucins bruns ont une sensibilité aux illusions présentées, Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 11 mais n’ont pas forcément tous une compréhension de leur sensibilité. Les chimpanzés et les capucins bruns semblent potentiellement capables de discriminer l’apparence de la réalité. Or, cette conclusion ne peut être faite pour les autres espèces de grands singes et les macaques de Tonkean, tant que de nouvelles études ne sont pas réalisées sur ces espèces. Enfin, un autre point notable de ces études est que les animaux testés et notamment ceux ayant réussi les tests sont de tout âge, et même très jeunes pour certains. La discrimination apparence-réalité pourrait donc apparaître tôt dans le développement des primates non humains (Hirel et al., 2020). Il serait alors très intéressant d’entreprendre de nouvelles expériences sur des individus encore plus jeunes pour nous aider à déterminer si le développement de la discrimination apparence-réalité chez les primates non humains apparaît au même stade de développement et avec le même modèle progressif que chez les enfants (Hansen et Markman, 2005 ; Karg et al., 2014 ; Moll et Tomasello, 2012). Figure 2 Dispositifs expérimentaux utilisés dans l’étude de Hirel et al. (2020), inspirés de ceux de Krachun et al. (2016) : a) illusion de taille de raisins à l’aide de lentilles déformantes ; b) illusion de quantité de raisins à l’aide d’un miroir. Experimental devices used in the study of Hirel et al. (2020), based on those of Krachun et al. (2016): a) illusion of the grapes size using distorting lenses; b) illusion of the amount of grapes using a mirror. 22 Pour aller plus loin, Lurz et Krachun (2011) ont voulu savoir si un chimpanzé, qui est capable de discriminer l’apparence de la réalité, est aussi capable de comprendre que ses congénères se font tromper comme lui par des illusions. Ceci correspond à la discrimination apparence-réalité dans le monde social, autrement dit à l’attribution de fausses perceptions à autrui. Pour cela, ils ont développé une expérience dans laquelle le sujet testé doit anticiper les actions d’un individu naïf en reconnaissant que ce dernier perçoit de manière erronée la taille d’objets placés derrière des lentilles déformantes. Krachun et Lurz (2016) ont adapté ce paradigme pour tester des enfants âgés de quatre-cinq ans. Deux objets étaient placés sous des lentilles déformantes fixées à chaque extrémité d’une barre pivotante et l’individu naïf était le premier à faire son choix en tirant une extrémité de la barre : de ce fait, l’autre extrémité de la barre se retrouvait du côté du sujet. Si ce dernier n’était pas positionné devant l’extrémité pour récupérer l’objet, celui-ci tombait et ne pouvait plus être récupéré, et aucune Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 12 récompense n’était donnée. Pour réussir le test, le sujet devait alors se déplacer du bon côté de la barre pivotante où serait l’objet non choisi par son partenaire naïf, avant que celui-ci ne fasse son choix, et ce, afin de récupérer l'objet avant qu'il ne tombe. Leurs résultats démontrent une capacité à attribuer de fausses perceptions à autrui chez ces enfants, avec un développement progressif des performances entre quatre et cinq ans. Tester des primates non humains est cependant plus difficile et des controverses existent sur les études de la Théorie de l’Esprit. Nombreux scientifiques considèrent que les primates non humains ont réussi les tests non pas parce qu’ils possèdent vraiment des capacités cognitives de compréhension et d’attribution d’états mentaux, mais plutôt grâce à des processus cognitifs de plus bas niveau, comme l’apprentissage associatif (Heyes, 1998, 2014 ; Povinelli et Vonk, 2003, 2004). Dans ce contexte, Heyes (1998) a proposé la fameuse « expérience des lunettes », qui fut ensuite améliorée par Povinelli et Vonk (2003, 2004), permettant de révéler des compétences cognitives de la Théorie de l’Esprit chez les primates. Toujours basé sur les illusions visuelles, ce paradigme a été repris par Karg et ses collègues (2015) : ils ont mené deux expériences testant la capacité des chimpanzés à projeter leur propre expérience visuelle avec un objet pour prédire ce que peut voir un humain. Dans l'expérience 1, les sujets ont été évalués sur un test de suivi de regard d’un expérimentateur, selon que le visage de ce dernier soit devant un masque opaque ou transparent. L’hypothèse était que si les chimpanzés pouvaient utiliser leur propre expérience avec les masques pour déduire ce que l’expérimentateur peut voir, ils suivraient moins le regard de l’expérimentateur avec le masque opaque. Or, aucune différence significative n’a été trouvée entre les deux situations. Dans l’expérience 2, les auteurs ont réitéré le test avec, cette fois, un paradigme compétitif. Deux boites contenant de la nourriture étaient situées de chaque côté du sujet et de l’expérimentateur, et fermées par des couvercles opaques ou transparents. Après une familiarisation avec ces couvercles, les chimpanzés pouvaient voler la nourriture à l’expérimentateur si celui-ci ne pouvait pas voir la tentative de vol (c'est-à-dire la présence de nourriture sous le couvercle opaque). Les chimpanzés ont montré une préférence significative à prendre la nourriture sous le couvercle opaque. Dans un test contrôle où l’expérimentateur n’était plus présent lors du choix, ils n’ont pas montré une telle préférence. Un apprentissage associatif des sujets à choisir le couvercle opaque est peu probable car aucune amélioration des performances des individus n’a été faite avec le temps, entre les premiers et les derniers essais. Ces résultats suggèrent ainsi une capacité des chimpanzés à projeter leur expérience avec les couvercles pour savoir ce que l’expérimentateur peut voir. 23 Néanmoins, des résultats contradictoires ont été trouvés par Karg et ses collègues (2016). Leur paradigme compétitif consistait en une illusion subjective comme dans leur étude de 2014 : deux bâtons de nourriture de même taille entièrement visible du point de vue du sujet mais partiellement occultés par un cache visuel du côté du congénère compétiteur. Ce dernier choisissait en premier le bâton souhaité, puis le sujet devait faire son choix sans avoir vu quel bâton il restait pour lui. L’hypothèse était que si les chimpanzés comprenaient la perception erronée de leur congénère (un bâton plus grand que l’autre alors qu’ils sont de la même taille), ils choisiraient significativement plus souvent le côté où le bâton paraissait plus petit, car non choisi par le compétiteur. Or, les sujets ont effectué des choix aléatoires qu’ils soient face à un compétiteur ou seul, et n’ont donc pas montré une adaptation de leur comportement suivant la perception de leur congénère qui aurait reflété une attribution de fausses perceptions à autrui. Cependant, dans leur étude, les sujets testés ne faisaient jamais l’expérience au Revue de primatologie, 10 | 2019
Le jeu des illusions : discrimination entre apparence et réalité chez les pri... 13 préalable de l’illusion et/ou n’avaient jamais accès au dispositif expérimental depuis la position de leur congénère. En revanche, dans les études aux résultats positifs de Krachun et Lurz (2016) et de Karg et al. (2015), ainsi que celles sur la discrimination apparence-réalité (Hirel et al., 2020 ; Karg et al., 2014 ; Krachun et al., 2009 ; Krachun et al., 2016), les sujets faisaient toujours l’expérience à la fois de l’apparence réelle des objets et de l’apparence erronée par l’illusion. Ces résultats confortent l’idée que les primates ont besoin d’utiliser leur propre expérience pour comprendre et inférer des perceptions aux autres (Flavell et al., 1986 ; Heyes, 1998, 2014 ; Meltzoff & Brooks, 2008 ; Wellman et al., 2001). D’autre part, ces études démontrent la présence d’autres composants cognitifs de la Théorie de l’Esprit chez les chimpanzés. Mais les autres espèces étant potentiellement capables de discriminer l’apparence de la réalité ont- elles aussi développé d’autres composants ? En effet, les grands singes et plusieurs espèces de macaques et de capucins ont démontré certaines capacités cognitives complexes de la Théorie de l’Esprit, comme le suivi du regard (Amici et al., 2009 ; Meunier, 2017 ; Tomasello et al., 1998), la lecture attentionnelle (Call et Tomasello, 2008 ; Canteloup et al., 2015 ; Defolie et al., 2015), ou la prise de perspective visuelle (Call et Tomasello, 2008 ; Canteloup et al., 2016 ; Flombaum et Santos, 2005 ; Hare et al., 2003 ; Overduin-de Vries et al., 2014). Tous ces résultats appuient l’hypothèse de la discrimination apparence-réalité comme prérequis au développement d’une Théorie de l’Esprit, et démontrent que les grands singes et les singes partagent avec l’Homme plusieurs composants cognitifs de la Théorie de l’Esprit. 5 Conclusion 24 Ces études préliminaires sur les primates non humains nous apportent ainsi de nouveaux éléments sur l’origine évolutive de la capacité à discriminer l’apparence de la réalité dans le monde physique, qui semble plutôt datée au moins d’un ancêtre commun avec le genre Sapajus. Elles fournissent aussi de nouvelles informations sur les pressions évolutives écologiques et sociales qui pourraient favoriser le développement de cette capacité cognitive. De plus, elles constituent un point de départ pour tester, avec des protocoles robustes utilisant des illusions perceptuelles, d'autres composants plus complexes de la Théorie de l’Esprit, comme l'attribution de fausses perceptions à autrui. Cependant, ce n’est qu’un premier pas dans la recherche sur la discrimination apparence-réalité chez les primates non humains. Nos connaissances actuelles sur le sujet restent très limitées et de nombreuses questions se posent encore. La discrimination apparence-réalité est-elle présente chez tous les primates ou uniquement chez certaines espèces ? De même, est-elle présente chez d'autres espèces que les primates ? Apparaît-elle au même stade de développement que chez l’humain et/ou de la même manière progressive ? La discrimination apparence-réalité étant considérée pour certains comme un prérequis de la Théorie de l’Esprit, la démontrer chez ces espèces signifie-t-il qu’elles peuvent développer d’autres composants cognitifs plus complexes ? Ou bien s’arrête-t-elle à une fonction uniquement écologique et non sociale ? Il est aujourd’hui nécessaire de tester d'autres espèces de primates non humains, présentant différentes caractéristiques phylogénétiques et/ou socio- écologiques, afin d’élargir nos connaissances sur l'origine et le développement de cette capacité à discriminer l’apparence de la réalité, et plus généralement sur l’évolution de la cognition des primates. Revue de primatologie, 10 | 2019
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