Introduction Ontologie, épistémologie et axiologie des oeuvres musicales chez Levinson

 
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Sandrine Darsel                            1

                                                                                                                                                     Introduction
                                                                                                            Ontologie, épistémologie
                                                                                                             et axiologie des œuvres
                                                                                                            musicales chez Levinson
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                         La question de la perception musicale est une question traditionnelle qui accom-
                                                                                     pagne toute l’histoire de la réflexion théorique sur la musique : elle apparaît avec les
                                                                                     premières pensées philosophiques de l’art musical tel Pythagore ou Platon, intéresse
                                                                                     Rousseau et Rameau tout autant que Helmholtz. Or, l’avènement de nouveaux
                                                                                     modes d’écoute musicale ainsi que l’apport intellectuel transdisciplinaire place
                                                                                     aujourd’hui cette question dans une nouvelle configuration qui invite à associer
                                                                                     aux réflexions des philosophes, celles des scientifiques et des acteurs du monde de
                                                                                     la musique (musiciens, critiques, techniciens, public…). La présente introduction
                                                                                     ne saurait avoir la prétention de proposer un état de la question qui aurait quelque
                                                                                     exhaustivité. Plus simplement, la présentation de l’approche de Levinson et la mise
                                                                                     en dialogue avec des points de vue diversifiés voudraient avoir le mérite de manifes-
                                                                                     ter la complexité et les enjeux principaux de la question de la perception musicale.
                                                                                         En effet, l’ouvrage de Levinson, dont le fil conducteur est l’écoute musicale,
                                                                                     a pour objectif d’éclairer l’expérience musicale du point de vue de ses condi-
                                                                                     tions de compréhension et d’appréciation. Plus précisément, il analyse le rôle
                                                                                     joué par l’appréhension formelle dans la perception musicale : lorsqu’on perçoit
                                                                                     le sens d’une œuvre, qu’on la saisit, en somme qu’on la comprend, l’attention
                                                                                     portée sur les relations musicales à grande échelle et la forme musicale de l’œuvre
                                                                                     est-elle requise ? De prime abord, on serait facilement tenté de penser que l’une
                                                                                     des qualités de la musique est justement de posséder ou au moins de manifester

                                                                                               • 1 – Sandrine Darsel est docteur en philosophie, professeur agrégé et membre associé des
                                                                                               LHSP-Archives Poincaré (université de Lorraine/CNRS).
- 12 -                                    La    mus i q ue           sur      le     vif

                                                                                     une forme musicale (que celle-ci soit descriptible ou non en terme technique).
                                                                                     La structure formelle permettrait du point de vue définitionnel de distinguer
                                                                                     une suite sonore de bruits d’une structure musicale, et du point de vue évaluatif,
                                                                                     d’établir un critère appréciatif – la « bonne musique » aurait au moins une forme
                                                                                     spécifique. Certains pourraient même ajouter que la séparation souvent établie
                                                                                     entre la musique savante dite « sérieuse » – telle la musique classique occidentale
                                                                                     ou encore toute musique écrite – et la musique de masse appelée parfois « diver-
                                                                                     tissement musical » – comme la variété internationale – repose en partie sur leurs
                                                                                     conditions respectives de réception : la première, exigeante, requiert de l’auditeur
                                                                                     qu’il dépasse la simple perception immédiate pour une contemplation formelle
                                                                                     alors que la seconde, facile et accessible à tous, suppose uniquement de l’auditeur
                                                                                     qu’il soit attentif à ce qu’il entend. La mise en relation de la musique avec l’idée
                                                                                     de forme permet aux tenants de l’opposition entre musique sérieuse et divertis-
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     sement musical de justifier leur indifférence, voire leur mépris pour la musique
                                                                                     de masse – deux attitudes qui reposent sur le glissement du critère définitionnel
                                                                                     au critère évaluatif. D’où la restriction générale de la formation et de l’éducation
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     musicale au répertoire classique ou encore à la musique écrite.
                                                                                         Ainsi, la notion de « forme musicale » se situe à un carrefour d’enjeux musicaux
                                                                                     importants : définition de la musique, catégorisation des types de musique, quali-
                                                                                     tés du public, éducation, évaluation, émotions… Pour autant, peut-on s’en tenir à
                                                                                     ces oppositions et typologies évaluatives ? Le répertoire classique se distingue-t-il de
                                                                                     la musique de masse du fait de la qualité de son contexte de réception ? De manière
                                                                                     générale, quelles sont les conditions à satisfaire pour qu’un auditeur comprenne
                                                                                     l’œuvre qu’il écoute ? Faut-il appréhender sa structure formelle ou suffit-il plus
                                                                                     simplement d’en suivre la progression temporelle ? Autrement dit, la compré-
                                                                                     hension musicale minimale exige-t-elle des capacités intellectuelles supérieures
                                                                                     ou repose-t-elle plutôt sur des dispositions anépistémiques et non conceptuelles ?
                                                                                         Ce livre ambitionne de renverser la conception dichotomique de l’expérience
                                                                                     musicale (telle qu’elle a été esquissée ci-dessus) : selon Levinson, la compréhension
                                                                                     musicale du répertoire classique ne requiert pas chez l’auditeur la capacité à saisir la
                                                                                     forme de l’œuvre ni l’œuvre en tant que totalité organique ; il importe seulement
                                                                                     de suivre de manière attentive la progression musicale d’un instant à l’autre, d’un
                                                                                     moment à l’autre, d’une partie à l’autre. Cette spécificité, loin d’opposer des types
                                                                                     de musique, caractérise l’ensemble des conditions psychologiques de la récep-
                                                                                     tion musicale (à l’exception des œuvres musicales non téléologiques, c’est-à-dire
                                                                                     dépourvues de toute direction 2). Elle permet par contre de comprendre la diffé-
                                                                                               • 2 – Levinson précise en effet que son analyse s’applique à la musique téléologique ayant une
                                                                                               direction, une cohérence, une progression et non à certaines œuvres musicales contemporaines
                                                                                               déconstruites et dépourvues de direction, même minimale. On pourrait ajouter que Levinson
I nt ro d uction                                                          - 13 -

                                                                                     rence entre art temporel et art non temporel au sens où les arts non temporels tels
                                                                                     la peinture, l’architecture ou la photographie requièrent quant à eux une attention
                                                                                     formelle et une saisie globale de l’œuvre d’art comme un tout.
                                                                                         Levinson souhaite montrer que la compréhension musicale, en dépit de l’image
                                                                                     véhiculée par les critiques musicaux et acteurs de l’éducation musicale, se présente
                                                                                     comme beaucoup moins exigeante qu’elle n’y paraît et par là même, accessible à
                                                                                     tous. Ce qui compte c’est de saisir la musique sur le vif. En effet, quelle que soit la
                                                                                     complexité structurelle de l’œuvre musicale et son extension temporelle, sa compré-
                                                                                     hension est une activité basique 3, c’est-à-dire simple et rapide ; elle appelle des dispo-
                                                                                     sitions psychologiques primaires qui ne nécessitent aucune formation spécifique
                                                                                     ni compétences élevées. Ainsi, la réussite de l’expérience musicale ne dépend ni de
                                                                                     la contemplation formelle, ni de la réflexion intellectuelle et encore moins d’une
                                                                                     quelconque maîtrise conceptuelle. Le cœur de la compréhension musicale est bien
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     loin de ces exigences secondaires : la musique constitue un événement sensible dont
                                                                                     on fait l’expérience en la suivant au fur et à mesure de son avancée. Comprendre
                                                                                     la musique pour Levinson c’est cheminer avec elle, découvrir sa progression sans
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     avoir besoin de connaître préalablement son itinéraire général, sans même avoir un
                                                                                     aperçu synthétique de son tracé. L’auditeur qui ne comprend pas une œuvre musicale
                                                                                     parcourt la musique à l’aveugle, perdu dans ses méandres, trébuchant à chaque coin et
                                                                                     recoin, happé autant par le chemin musical sur lequel il avance tant bien que mal, que
                                                                                     par les autres itinéraires possibles qui se présentent à lui, comme débroussaillant un
                                                                                     terrain musical vierge. Et seule une fréquentation familière, réitérée permettra à l’audi-
                                                                                     teur de comprendre l’œuvre en clarifiant la progression musicale de l’œuvre écoutée.
                                                                                         Ainsi, cet ouvrage a le mérite de questionner à nouveaux frais la perception
                                                                                     musicale. Le plus souvent, l’échiquier épistémologique se situe du côté d’une
                                                                                     conception formelle : s’il y a débat et rupture à propos de la finesse des compé-
                                                                                     tences perceptives, conceptuelles et intellectuelles requises pour comprendre une
                                                                                     œuvre musicale, on s’accorde généralement pour dire que les œuvres musicales
                                                                                     appellent de la part de l’auditeur la saisie de leur structure générale (une chanson,
                                                                                     une sonate, une variation…) et des relations musicales principales à grande échelle
                                                                                     (refrain, reprise, changement de tonalité…). À tout le moins, on considère qu’une
                                                                                     œuvre musicale, comme un livre, un tableau ou un film, doit être perçue dans son
                                                                                     unité comme un tout et non comme une simple succession d’éléments disparates.
                                                                                     Ainsi, au moment où Levinson s’empare de la question de la réussite de l’expé-

                                                                                                considère exclusivement des exemples musicaux tirés du répertoire classique en tant que cas
                                                                                                paradigmatiques de la musique téléologique.
                                                                                                • 3 – Le terme « basique » qui qualifie la compréhension musicale minimale est utilisé par Levinson
                                                                                                tout au long de son argumentation. Ce choix terminologique n’est pas sans conséquences quant à
                                                                                                l’examen du statut et du fonctionnement de la perception musicale.
- 14 -                                     La      mus i q ue            sur        le     vif

                                                                                     rience musicale, l’opinion selon laquelle la compréhension musicale est exigeante
                                                                                     du point de vue formel et conceptuel jouit d’une popularité importante chez les
                                                                                     théoriciens de la musique. Des musicologues comme Pierre Schaeffer 4 – selon
                                                                                     lequel la musique est une architecture qui parle – ou des philosophes comme
                                                                                     Eduard Hanslick 5 insistent sur les compétences intellectuelles complexes exigées
                                                                                     par la musique. La popularité de cette approche peut s’expliquer d’une part, par
                                                                                     l’influence des créations musicales post-romantiques et contemporaines, et d’autre
                                                                                     part comme une conséquence des difficultés rencontrées par la perspective senti-
                                                                                     mentaliste sous ses diverses formes : « La forme, par opposition au sentiment, est le
                                                                                     vrai contenu, le vrai fond de la musique ; elle est la musique même 6. » De manière
                                                                                     générale, les approches traditionnelles de la réception musicale ont la particularité
                                                                                     de la penser à partir de la dualité suivante : le sentiment versus l’intellect.
                                                                                          Or, le tournant épistémique inauguré par Nelson Goodman 7 réfléchit sur les
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     rapports entre l’art et la connaissance, l’esthétique et la logique, du point de vue
                                                                                     de l’objet (le fonctionnement symbolique esthétique sous l’angle logique), du
                                                                                     processus (la parenté entre l’artiste et le scientifique) ou encore de la réception
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     esthétique (la teneur épistémique de l’expérience esthétique). Mais, alors qu’il est
                                                                                     question dans ce contexte du rôle des concepts, des connaissances et des compé-
                                                                                     tences culturelles ou encore du statut logique des émotions, Levinson prend ici
                                                                                     une toute autre direction. En effet, l’omniprésence de la musique et son accès
                                                                                     généralisé d’un côté, et d’un autre côté, la durée des œuvres musicales et leur
                                                                                     complexité formelle éventuelle posent un problème philosophique important : y
                                                                                     a-t-il une condition psychologique minimale requise pour comprendre de manière
                                                                                     basique n’importe quelle œuvre musicale ? Autrement dit, la musique est une mise
                                                                                     à l’épreuve du concept général de compréhension de l’œuvre d’art. Et ce qui donne
                                                                                     sens à la question de savoir si la compréhension musicale suppose d’appréhender des
                                                                                     relations musicales à grande échelle et nécessite par-là d’outrepasser les limites de la
                                                                                     perception auditive, c’est que la recherche d’une réponse se soumet non seulement
                                                                                     au verdict de la cohérence logique et du sens commun mais aussi aux résultats des
                                                                                     sciences contemporaines. Plus généralement, cet ouvrage constitue un point straté-
                                                                                     gique pour comprendre nos relations avec cet art omniprésent qu’est la musique.
                                                                                          La compréhension musicale peut révéler des degrés importants de variation
                                                                                     qualitative entre l’auditeur qui saisit l’œuvre en question et celui qui la connaît

                                                                                               • 4 – Schaeffer Pierre, Traité des objets musicaux : essais interdisciplines, Paris, Seuil, 1998 [1977].
                                                                                               • 5 – Hanslick Eduard, Du beau dans la musique : essai de réforme de l’esthétique musicale, trad.
                                                                                               par C. Bannelier, Paris, Ch. Bourgeois, 1986 [1854].
                                                                                               • 6 – Ibid., p. 135.
                                                                                               • 7 – Goodman Nelson, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, trad. par
                                                                                               J. Morizot, Paris, Hachette, 2005 [1968].
I nt ro d uction                                                        - 15 -

                                                                                     parfaitement. Ce qui intéresse Levinson dans cet ouvrage c’est la compréhension
                                                                                     musicale minimale : il ne s’agit pas d’élaborer un idéal épistémique mais plutôt
                                                                                     d’examiner ce que l’on entend lorsqu’on dit d’un auditeur qu’il a « compris »,
                                                                                     « saisi » l’œuvre et qu’elle « fait sens ». Or, l’expérience musicale réussie est tiraillée
                                                                                     entre deux conceptions radicalement opposées dont le tableau suivant permet de
                                                                                     saisir les divergences essentielles :

                                                                                       Conceptions                 Concaténationisme :                           Architectonisme :
                                                                                                           une conception verticale et analogique       une conception horizontale et digitale
                                                                                        Conditions        Version performative : la compréhension      Version intellectuelle : la compréhension
                                                                                       logiques de la     musicale requiert seulement un ensemble      musicale appelle un ensemble de capaci-
                                                                                      compréhension       de dispositions élémentaires à agir          tés réflexives supérieures
                                                                                         musicale                             =                                              =
                                                                                                          Quasi-écoute : rétention, perception et      Quasi-écoute, mémoire, imagination, con-
                                                                                                          anticipation                                 ceptualisation et appréhension synoptique
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                        Objet de la              Focal temporel restreint :                Focal structurel large et global :
                                                                                      compréhension       − Le présent musical                         − L’extension musicale
                                                                                         musicale         − Relations temporelles immédiates           − Relations structurelles à grande échelle
                                                                                                            à petite échelle (les successions de         (le rapport entre le tout et ses parties)
                                                                                                            moment-à-moment)                           − La forme
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                                          − Le temps
                                                                                      Caractéristiques    − Implicite                                  − Explicite
                                                                                     de la compréhen-     − Inconsciente                               − Consciente
                                                                                       sion musicale      − Synthétique                                − Analytique
                                                                                                          − Temporelle                                 − Formelle
                                                                                                          − Sensible                                   − Réflexive
                                                                                                          − Physique                                   − Discursive
                                                                                        Conditions        − Écoute réitérée (au moins à 2 reprises) − Écoute réitérée (fréquence importante)
                                                                                       préalables à la    − Familiarité stylistique (acquise par la − Appropriation stylistique
                                                                                      compréhension         répétition de l’écoute musicale)
                                                                                         musicale
                                                                                       Archétype de     Un auditeur historiquement informé 8 Un auditeur instruit aux compétences
                                                                                     l’auditeur éclairé aux compétences minimales            élevées
                                                                                      Conséquences
                                                                                         pratiques :
                                                                                     − la formation       − Moyen possible mais non nécessaire ni      − Condition nécessaire pour la compré-
                                                                                     musicale               suffisant pour la compréhension              hension
                                                                                     − l’analyse          − Pratique superflue mais pas nuisible       − Apport bénéfique incontestable :
                                                                                     musicale               intrinsèquement                              auxiliaire enrichissant
                                                                                     − l’interprétation   − Un auxiliaire concomitant du fait de la    − Un ingrédient souvent essentiel du fait
                                                                                     descriptive            primauté de la perception : l’absence      de la collaboration de la perception et
                                                                                                            complète de conceptualisation n’est        de la conceptualisation : l’affinement des
                                                                                                            pas le signe d’un échec de la compré-      concepts permet d’éduquer et d’amélio-
                                                                                                            hension ni d’une faiblesse de l’expé-      rer la perception.
                                                                                                            rience musicale.
                                                                                      Références phi-                Edmund Gurney                                 Eduard Hanslick
                                                                                      losophiques ou                  Leonard Meyer                                  Peter Kivy
                                                                                       intellectuelles               Jerrold Levinson

                                                                                                 • 8 – Pour une analyse du statut du spectateur « informé », voir les pages suivantes.
- 16 -                                   La     mus i q ue          sur       le    vif

                                                                                         Afin de comprendre cette tension théorique, il sera utile de comparer le
                                                                                     raisonnement de Levinson avec celui de Kivy lequel a fait l’objet de discussions
                                                                                     nombreuses. Tous deux s’accordent sur un point pourtant controversé : le rôle
                                                                                     central de la perception musicale pour la compréhension de l’œuvre et par-là
                                                                                     même, la défense d’une théorie optimiste de la perception au sens où l’expé-
                                                                                     rience perceptive est considérée comme une indicatrice fiable des états de chose.
                                                                                     Pourtant, le consensus entre Levinson et Kivy s’arrête sur deux éléments cruciaux :
                                                                                     le statut épistémique de la perception musicale ainsi que l’objet de la compré-
                                                                                     hension musicale. Selon Kivy, l’expérience musicale ne doit pas, pour satisfaire
                                                                                     les conditions de compréhension de l’œuvre, se limiter au présent musical 9. La
                                                                                     réduction de la portée de l’attention musicale repose sur une confusion entre
                                                                                     unité et cohérence : la cohérence en tant que qualité locale a à voir avec l’enchaî-
                                                                                     nement successif des sons, alors que l’unité comme qualité globale concerne la
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     structure musicale dans son ensemble. S’il est vrai que la compréhension musicale
                                                                                     basique consiste en la quasi-perception de la progression musicale, il n’en reste
                                                                                     pas moins qu’elle s’avère insuffisante pour comprendre l’œuvre. Kivy souscrit ainsi
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     à la conception dite « architectoniste ». L’écoute musicale globale est un type de
                                                                                     perception plus exigeante qui appelle certaines compétences élevées : mémoriser
                                                                                     les motifs les plus importants, reconnaître et anticiper les répétitions thématiques,
                                                                                     percevoir les variations rythmiques, entendre les changements de tonalité, etc.
                                                                                     Kivy parvient à la conclusion que ce type de perception cognitive n’implique
                                                                                     pas l’idée contradictoire d’une écoute atemporelle d’une œuvre musicale tempo-
                                                                                     relle. L’intervention de processus cognitifs conscients n’a pas pour conséquence de
                                                                                     confondre la perception synoptique de l’architecture globale d’une œuvre avec la
                                                                                     connaissance propositionnelle, articulée de cette structure générale.
                                                                                         En réponse aux tenants de l’architectonisme, Levinson se défend contre l’accu-
                                                                                     sation selon laquelle le concaténationisme nierait tout rôle à la structure générale
                                                                                     d’une œuvre musicale. La conception concaténationiste reconnaît l’influence
                                                                                     causale de la structure générale d’une pièce de musique mais refuse de lui accorder
                                                                                     une place centrale et essentielle du point de vue épistémique et évaluatif : la struc-
                                                                                     ture générale d’une œuvre n’a pas à être appréhendée pour accéder à la compré-
                                                                                     hension musicale basique ni pour ressentir du plaisir. Par ailleurs, la différence
                                                                                     entre la version forte du concaténationisme présentée au chapitre ii de cet ouvrage
                                                                                     et la version modérée défendue in fine par Levinson s’avère non négligeable : le
                                                                                     concaténationisme fort refuse toute portée épistémique à l’attention structurelle en
                                                                                     ce qui concerne la compréhension élémentaire d’une œuvre et son appréciation ;

                                                                                               • 9 – Kivy Peter, New Essays on Musical Understanding, Oxford, Oxford University Press, 2001,
                                                                                               chap. xx.
I nt ro d uction                                                               - 17 -

                                                                                     à la différence, le concaténationisme modéré n’exclut pas l’attention structurelle
                                                                                     de manière définitive au sens où la saisie intellectuelle de l’architecture globale
                                                                                     d’une œuvre constitue un auxiliaire possible quoique secondaire et très modeste,
                                                                                     pour comprendre et apprécier une œuvre musicale. Néanmoins, refuser l’idée
                                                                                     selon laquelle la compréhension musicale basique nécessite une saisie formelle
                                                                                     de l’œuvre, c’est s’opposer à une sur-intellectualisation de l’expérience musicale.
                                                                                         Ainsi, Levinson réexamine la façon dont on appréhende, comprend et évalue
                                                                                     la musique : l’expérience musicale ne suppose rien d’autre comme condition
                                                                                     minimale de réussite que la quasi-écoute laquelle dépasse l’instant entendu –
                                                                                     puisqu’à chaque instant d’une unité minimale ou d’une cohérence séquentielle,
                                                                                     l’auditeur doit entendre cette unité pour suivre l’œuvre musicale, pour qu’elle fasse
                                                                                     sens 10. Autrement dit, l’expérience musicale réussie est cognitive – au sens où il
                                                                                     ne s’agit pas simplement d’être absorbé naïvement par les propriétés actuellement
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     perceptibles de l’œuvre – mais cela n’exige pas qu’elle soit intellectuelle. Parler
                                                                                     de compréhension musicale à propos de l’expérience musicale réussie ne signifie
                                                                                     pas intégrer des conditions intellectuelles élevées de satisfaction : écouter avec
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     compréhension une œuvre musicale, c’est l’affaire de tous. Ainsi, la conception
                                                                                     défendue par Levinson permet de rendre compte du succès général des expériences
                                                                                     musicales, quelle que soit la formation de l’auditeur : l’éducation musicale passe
                                                                                     moins par la connaissance théorique et l’analyse musicale que par la familiarité et
                                                                                     l’écoute réitérée.
                                                                                         Pourtant, à partir de l’idée selon laquelle la compréhension minimale de
                                                                                     l’œuvre musicale suppose seulement la quasi-perception, on pourrait inférer
                                                                                     la conclusion suivante : du point de vue épistémique, la relation de l’auditeur
                                                                                     à l’œuvre musicale est peu exigeante et son pouvoir éducatif faible comparé à
                                                                                     d’autres formes artistiques. Néanmoins, Levinson est loin d’aboutir à cette conclu-
                                                                                     sion pessimiste : mettre l’accent sur l’immédiateté et la facilité cognitive de la
                                                                                     compréhension musicale ne conduit pas selon lui, à la dévalorisation de la relation
                                                                                     musicale ni de la musique en général.
                                                                                         De manière générale, Levinson n’adopte pas le point de vue du spécialiste
                                                                                     cultivé mais celui de l’auditeur « minimalement éclairé 11 », comme cela est souvent
                                                                                     le cas dans ses autres articles et communications. Un spectateur éclairé n’est pas

                                                                                               • 10 – À ce propos, on peut lire les analyses psychologiques de la perception de Maurice Pradines.
                                                                                               Cf. Pradines Maurice, La fonction perceptive, Paris, Denoël/Gonthier, 1981.
                                                                                               • 11 – Un spécialiste cultivé a reçu une éducation artistique précise ; il se distingue par ses capacités
                                                                                               descriptives et analytiques pour l’étude des œuvres musicales. Un auditeur est éclairé s’il est familier
                                                                                               avec l’œuvre et son style. Cette familiarité s’acquiert simplement par une écoute fréquente, réitérée
                                                                                               au moins à deux ou trois reprises. Il se distingue par ses dispositions à répondre et à réagir à l’écoute
                                                                                               d’une œuvre familière.
- 18 -                                      La     mus i q ue              sur       le      vif

                                                                                     un expert esthétique au sens humien 12 : aucune compétence extraordinaire n’est
                                                                                     requise ; la compréhension musicale semble être davantage la conséquence d’une
                                                                                     assimilation ou appropriation par la pratique et l’expérience. Cet ouvrage privilé-
                                                                                     gie la perspective de l’expérience de l’auditeur amateur de musique et abandonne
                                                                                     l’analyse de la compréhension musicale à l’aune des termes et concepts élaborés par
                                                                                     les experts. Cette approche particulière explique le recours fréquent de Levinson
                                                                                     à ses propres expériences musicales, au-delà de sa culture musicale manifeste. Il
                                                                                     souhaite remonter, en deçà des idéalisations de la musicologie, à la connaissance
                                                                                     musicale basique, considérée comme ensevelie sous des sédiments théoriques, des
                                                                                     connaissances intellectuelles, des concepts techniques. Le but de Levinson est ainsi
                                                                                     de découvrir, comme un archéologue, l’essence psychologique de la compréhen-
                                                                                     sion musicale. Ce travail passe notamment par une phénoménologie de l’expé-
                                                                                     rience musicale éclairée : irréductible à un événement mental objectif que l’on
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     pourrait simplement observer de l’extérieur, il importe selon Levinson de suivre
                                                                                     l’effectuation même de cette expérience et de mettre à jour l’originalité de l’inten-
                                                                                     tionnalité de la perception musicale éclairée 13.
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                          Du point de vue méthodologique, le lecteur, qu’il soit convaincu par les propo-
                                                                                     sitions de Levinson ou désireux de les contester, appréciera son souci de l’argu-
                                                                                     mentation ainsi que son recours fréquent à des exemples musicaux. En effet, c’est
                                                                                     toujours à partir d’œuvres musicales tirées du répertoire occidental classique que
                                                                                     Levinson teste la pertinence et la solidité de la conception concaténationiste. On
                                                                                     peut remarquer aussi l’absence de dogmatisme quant aux contenus : la démarche
                                                                                     argumentative de Levinson est marquée par des modifications de doctrine lorsqu’il
                                                                                     découvre une objection probante à son encontre. Toutefois, par ce choix méthodo-
                                                                                     logique, on pourrait craindre le développement d’une pensée partielle dépourvue
                                                                                     d’héritage. Or, Levinson rappelle l’influence de théoriciens musicaux du passé sur
                                                                                     l’élaboration et la construction de sa pensée. Il consacre notamment le premier
                                                                                     chapitre de cet ouvrage à l’exposition de la conception d’Edmund Gurney et ne
                                                                                     cesse d’y revenir : sa réflexion au sujet de la compréhension musicale part de cet
                                                                                     héritage de pensée duquel il se réclame. Ainsi, l’argumentation de Levinson en

                                                                                               • 12 – Hume analyse en effet les compétences requises pour la réussite d’un jugement esthétique dans
                                                                                               son essai La norme du goût. La délicatesse d’esprit, l’habileté et l’expérience, l’absence de préjugé ainsi
                                                                                               que le bon sens caractérise l’esthète, l’homme de goût, rare et appartenant à une élite. En résumé,
                                                                                               la culture est considérée comme déterminante et constitutive d’une expérience réussie. Cf. Hume
                                                                                               David, La norme du goût, in Essais sur l’art et le goût, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2010 [1757].
                                                                                               • 13 – Cela rappelle la proximité de son analyse avec celle élaborée par Bergson lequel développe
                                                                                               l’opposition célèbre entre l’espace homogène, sans qualités, en tant que représentation abstraite
                                                                                               conçue par notre intelligence et la durée qualitative vécue pas notre conscience : à l’opposé de
                                                                                               la durée pure, la réalité de l’espace serait formelle, indépendante de son contenu, de sa matière.
                                                                                               Cf. Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007 [1923].
I nt ro d uction                                                             - 19 -

                                                                                     faveur de l’idée selon laquelle la compréhension musicale relève du savoir-faire, de
                                                                                     la familiarité et de dispositions basiques se veut comme l’écho théorique de la voie
                                                                                     de Gurney et comme l’écho pratique des amateurs de musique distincts des experts
                                                                                     et auditeurs instruits. Et si son raisonnement possède une force dialectique, c’est
                                                                                     parce que Levinson prend soin de se confronter directement à la fois à des objec-
                                                                                     tions majeures mais aussi à des cas musicaux particuliers. En ce sens, l’exposition
                                                                                     transparente et réitérée des prémisses, de l’argumentation et des objections rend
                                                                                     possible la discussion de ses conclusions.
                                                                                         En effet, la notion de « forme musicale », quoiqu’apparemment restreinte,
                                                                                     ouvre sur un champ de problèmes multiples : ontologiques (Quelle est la nature
                                                                                     de l’œuvre musicale ?), épistémologiques (En quoi consiste la compréhension
                                                                                     musicale ?) et axiologiques (Sur quoi repose l’évaluation d’une œuvre ?). Tout en
                                                                                     faisant apparaître en filigrane ces questions sous-jacentes, l’ouvrage de Levinson n’a
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     pas pour objectif de les explorer de manière détaillée, non pas qu’il ne s’y intéresse
                                                                                     pas (nombre de ses articles ont été l’occasion de les considérer) mais simplement
                                                                                     elles dépassent le cadre de son investigation.
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                         Ainsi, le raisonnement philosophique de Levinson ne s’arrête pas sur les
                                                                                     problèmes ontologiques de la définition, des conditions d’existence et d’identité
                                                                                     d’une œuvre musicale ; il n’analyse pas non plus les rapports entre œuvre musicale
                                                                                     et structure formelle 14 ni le statut ontologique des propriétés esthétiques. Cette
                                                                                     problématique métaphysique a été l’objet d’un examen ultérieur par Levinson
                                                                                     et on ne pourra qu’inciter le lecteur à lire ses contributions au débat ontolo-
                                                                                     gique 15. De manière générale, l’analyse de la musique conforte et précise deux
                                                                                     idées majeures introduites et défendues par Levinson dans ses autres publications :
                                                                                        1. Une position historiciste : que ce soit du point de vue ontologique, épisté-
                                                                                        mique ou évaluatif, les œuvres d’art sont liées aux contextes historico-artis-
                                                                                        tiques et aux intentions artistiques du créateur.
                                                                                        2. Un objectivisme esthétique : le contenu esthétique des œuvres d’art est irréduc-
                                                                                        tible à sa base physique et structurelle ; il est objectif, limité et fixé dans le temps.
                                                                                     Plus précisément, du point de vue de l’ontologie musicale, Levinson tente de
                                                                                     concilier deux aspects apparemment contradictoires de la musique : la matérialité
                                                                                     d’une œuvre musicale et son caractère abstrait. La doctrine souvent admise insiste
                                                                                     sur la réalisabilité multiple des œuvres musicales : toutes les œuvres musicales

                                                                                               • 14 – S’agit-il d’un rapport d’identité ou de matière constituante ?
                                                                                               • 15 – Au sujet de la définition de la musique, lire Levinson Jerrold, L’art, la musique et l’histoire,
                                                                                               trad. par J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, Éd. de l’Éclat, 1998. À propos du statut ontologique
                                                                                               des œuvres musicales, lire Levinson Jerrold, Music, Art and Metaphysics: Essays in Philosophical
                                                                                               Æsthetics, New York, OUP Oxford, 2011 [1990].
- 20 -                                    La      mus i q ue           sur       le     vif

                                                                                     permettent plusieurs interprétations performatives musicales qualitativement diffé-
                                                                                     rentes de la même œuvre (par exemple, Les Variations Goldberg de J.-S. Bach jouées
                                                                                     par des musiciens professionnels – Glenn Gould, Maurizio Pollini, Alexandre
                                                                                     Tharaud, etc. – ou par des amateurs, contemporains et passés). Elles ne sont
                                                                                     toutefois pas des structures sonores éternelles. Levinson souhaite en effet rendre
                                                                                     compte des intuitions du sens commun que sont la création des œuvres musicales,
                                                                                     l’importance de leur histoire de production et la contribution essentielle de la
                                                                                     perception auditive comme accès épistémologique aux œuvres musicales.
                                                                                         Ainsi, une œuvre musicale est un type structurel spécifique, « à la fois non
                                                                                     physique et publiquement accessible 16 ». Cette spécificité repose sur trois carac-
                                                                                     téristiques : l’instrumentation, le contexte musico-historique et l’acte de compo-
                                                                                     sition par telle(s) personne(s). Une œuvre musicale, loin d’être un type implicite,
                                                                                     est un type indiqué, initié par un acte humain intentionnel (le compositeur). La
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     différence entre un type implicite et un type indiqué peut être comprise par analo-
                                                                                     gie avec la différence entre une phrase et une déclaration : une phrase peut être à
                                                                                     la base de différentes déclarations selon les circonstances ; de manière analogue,
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     une même structure sonore peut être indiquée plusieurs fois, le résultat étant des
                                                                                     œuvres musicales différentes 17. Ainsi, la distinction élaborée par Levinson entre
                                                                                     type implicite et type indiqué permet d’expliquer pourquoi Lemon Incest de Serge
                                                                                     Gainsbourg n’est pas l’Étude no 3 opus 10 de Chopin, malgré leur identité sonore.
                                                                                     Le présent ouvrage ne s’appuie pas sur ce postulat ontologique même s’il y renvoie
                                                                                     au moins de manière interrogative : lorsqu’on dit d’une œuvre musicale qu’elle
                                                                                     possède une structure sonore, à quoi s’engage-t-on du point de vue ontologique ?
                                                                                         En effet, la thèse concaténationiste de Levinson soulève de manière fondamentale
                                                                                     un problème métaphysique général appliqué aux œuvres musicales : une pièce de
                                                                                     musique, considérée comme une et indivisible, est-elle une structure ou bien un
                                                                                     système ? Comme l’indique Peter Caws 18, il importe de distinguer la structure du
                                                                                     système du point de vue métaphysique : la structure est un ensemble de relations alors
                                                                                     que le système est un ensemble d’éléments. On pourrait ainsi analyser la position
                                                                                     concaténationiste défendue par Levinson comme reposant sur le postulat métaphy-
                                                                                     sique suivant : une œuvre musicale est un ensemble d’éléments (ou événements)
                                                                                     sonores. Parler de « structure sonore » à propos de l’identité d’une œuvre musicale
                                                                                               • 16 – Levinson Jerrold, L’art, la musique et l’histoire, p. 45.
                                                                                               • 17 – Voir en particulier les articles suivants : Predelli Stefano, « Musical Ontology and
                                                                                               the Argument from Creation », British Journal of Æsthetics, 2001, vol. 41, no 3, p. 279-292 ;
                                                                                               Dodd Julian, « Defending Musical Platonism », British Journal of Æsthetics, 2002, vol. 42, no 4,
                                                                                               p. 380-402 ; Howell Robert, « Types, Indicated and Initiated », British Journal of Æsthetics, 2002,
                                                                                               vol. 42, no 2, p. 105-127.
                                                                                               • 18 – Caws Peter, « Structure », in J. Kim et E. Sosa (éd.), A Companion to Metaphysics, Malden,
                                                                                               Blackwell Publishers Ltd, 2000 [1995], p. 471-479.
I nt ro d uction                                                            - 21 -

                                                                                     ne peut pas s’entendre en un sens strict puisque ce sont les éléments qui priment
                                                                                     et déterminent ce qu’est l’œuvre. À l’inverse, la position architectoniste considère
                                                                                     la notion de « structure sonore » en un sens strict : une œuvre musicale est un
                                                                                     ensemble de relations. La manière dont on définit ces relations déterminera le type
                                                                                     de conception architectonique défendue : une définition extensionnelle de la structure
                                                                                     sonore consiste en un ensemble de paires ordonnées ; une définition intensionnelle
                                                                                     s’élabore en termes des propriétés des relata ; une définition intentionnelle considère
                                                                                     les relations en tant qu’elles sont appréhendées et soutenues par un sujet intentionnel.
                                                                                     Par ailleurs, la distinction métaphysique entre le système et la structure – distinction
                                                                                     qui n’est pas sans conséquence épistémique et axiologique – révèle une autre distinc-
                                                                                     tion importante : celle entre la forme et la structure. La forme est l’aspect extérieur
                                                                                     et abstrait des touts alors que la structure est un ensemble de relations internes et
                                                                                     incarnées. Dès lors, l’enjeu métaphysique de l’ouvrage de Levinson est double – bien
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     que cela ne soit pas explicité ni analysé – : d’une part, une œuvre musicale serait au
                                                                                     sens strict un système sonore ; d’autre part, les formes musicales comme la forme
                                                                                     sonate, ne constitueraient pas en tant que telles des structures.
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                          Mais qu’en est-il alors du statut des propriétés esthétiques d’une œuvre musicale
                                                                                     tel que le fait d’« avoir de l’unité » ? Levinson convoque parfois l’idée selon laquelle
                                                                                     ces propriétés ne se réduisent pas à ses propriétés physiques et formelles même si
                                                                                     elles en dépendent quant à leur existence. Toutefois, n’y a-t-il pas contradiction
                                                                                     entre le réalisme esthétique et le concaténationisme ? À cela, Levinson répond par
                                                                                     la négative : même si les propriétés esthétiques elles-mêmes dépendent causalement
                                                                                     et ontologiquement des relations à grande échelle, la compréhension basique de
                                                                                     ces propriétés ne dépasse pas la portée de la quasi-écoute. L’attention formelle
                                                                                     constitue seulement un moyen possible quoique non nécessaire pour appréhender
                                                                                     le contenu esthétique d’une œuvre musicale. Néanmoins, le rapport entre l’hypo-
                                                                                     thèse ontologique qu’est le réalisme esthétique et la thèse épistémologique qu’est
                                                                                     le concaténationisme reste problématique : la réalité des propriétés esthétiques
                                                                                     des œuvres musicales est présupposée bien qu’elle soit mise en péril par l’analyse
                                                                                     concaténationiste de l’expérience musicale.
                                                                                          Du point de vue de l’épistémologie musicale, la discussion se focalise sur les
                                                                                     conditions psychologiques de la compréhension musicale ainsi que sur les aspects
                                                                                     phénoménologiques de l’expérience musicale réussie. À la différence de son ouvrage
                                                                                     The Pleasures of Æsthetics 19, il ne s’agit pas de considérer de manière précise le
                                                                                     statut des connaissances pour l’expérience musicale 20. La logique des émotions
                                                                                               • 19 – Levinson Jerrold, The Pleasures of Æsthetics: Philosophical Essays, Ithaca, Cornell University
                                                                                               Press, 1996.
                                                                                               • 20 – Il défend l’idée selon laquelle la compréhension musicale est à la fois contextuelle et non
                                                                                               discursive.
- 22 -                                      La     mus i q ue            sur       le    vif

                                                                                     musicales, qui a été l’objet de multiples discussions 21, n’est pas en tant que telle
                                                                                     examinée bien qu’elle fasse partie intégrante de l’expérience musicale. Il ne s’agit
                                                                                     pas non plus de rendre compte des capacités cognitives mises en œuvre pour appré-
                                                                                     hender le fonctionnement symbolique d’une œuvre musicale 22 – de l’expression
                                                                                     (exprimer l’attente) à l’échantillonnage (exemplifier la forme « sonate ») en passant
                                                                                     par la représentation (être l’image de la mort), la citation (renvoyer à tel fragment
                                                                                     musical), etc. – ni d’élaborer la logique du travail interprétatif, performatif ou
                                                                                     critique 23, appelé par les pièces de musique. Même si pour Levinson cet ouvrage
                                                                                     est l’occasion d’expliquer en quoi la compréhension musicale n’est pas de manière
                                                                                     essentielle discursive, et par là de distinguer le travail d’expertise critique avec l’expé-
                                                                                     rience musicale commune réussie, ce qui l’intéresse davantage c’est de « traquer »
                                                                                     les conditions psychologiques minimales pour bien entendre une œuvre musicale.
                                                                                         D’ailleurs, l’approche de la compréhension musicale par le concept de quasi-
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     perception ne manque pas de mérites théoriques. En effet, la compréhension
                                                                                     musicale est le plus souvent tiraillée entre une question de connaissance pure,
                                                                                     théorique ou une affaire d’émotions, de sensibilité émotionnelle. L’un des points
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     forts de l’ouvrage de Levinson est de se déprendre de cette bipolarisation : c’est en
                                                                                     écoutant une œuvre musicale (et parfois aussi en l’interprétant) qu’un auditeur
                                                                                     manifeste sa compréhension. Autrement dit, une épistémologie de la musique
                                                                                     ne peut se passer d’une analyse de la perception musicale. En ce sens, le concept
                                                                                     de quasi-écoute permet de saisir une compétence centrale exigée par la musique
                                                                                     en tant qu’art temporel. Toutefois, on peut se demander si le concept de quasi-
                                                                                     écoute permet de distinguer l’écoute musicale de l’écoute musicale avec compré-
                                                                                     hension 24. La disposition à entendre de manière synthétique le présent musical et
                                                                                     ses connexions immédiates n’est-elle pas davantage la marque de l’écoute musicale
                                                                                     distincte de la simple perception sonore, plutôt que le principe directeur ou la
                                                                                     condition à satisfaire pour comprendre tel ou tel type de musique ?
                                                                                         On pourrait en ce sens envisager une autre voie pour caractériser la compré-
                                                                                     hension musicale en tant qu’espèce de perception aspectuelle. La logique de cette
                                                                                                • 21 – Voir notamment l’article « Hope in the Hebrides », paru dans Music, Art and Metaphysics,
                                                                                                part. 3, p. 336-375.
                                                                                                • 22 – Cette approche est initiée par Nelson Goodman, notamment dans son ouvrage majeur
                                                                                                Langages de l’art, trad. J. Morizot, Nîmes, J. Chambon, 1990. Pour des perspectives logiques
                                                                                                similaires, on peut citer : Pouivet Roger, Logique et esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1996 ; Morizot
                                                                                                Jacques, La philosophie de l’art de Nelson Goodman, Nîmes, J. Chambon, 1996.
                                                                                                • 23 – Selon Levinson, il importe de distinguer ces deux espèces d’interprétation : l’interprétation
                                                                                                performative du musicien ne suppose pas, pour sa réussite, les qualités descriptives, conceptuelles
                                                                                                et analytiques impliquées par l’interprétation critique.
                                                                                                • 24 – On peut même se demander si l’approche phénoméniste, centrale dans cet ouvrage, ne
                                                                                                conduit pas à confondre la compréhension musicale avec le sentiment de comprendre une œuvre
                                                                                                musicale (l’un n’impliquant pas l’autre).
I nt ro d uction                                                           - 23 -

                                                                                     activité perceptuelle comprend l’idée d’un espace grammatical propre aux saisies
                                                                                     conceptuelles. La notion de perception aspectuelle chevauche les catégories de la
                                                                                     sensation et de la pensée 25. Cette approche, initiée par Wittgenstein 26, mérite d’être
                                                                                     examinée. Elle s’accorde quant à la nécessité de percevoir le présent musical irréduc-
                                                                                     tible à tel événement sonore et de suivre la progression musicale, disposition qui ne
                                                                                     doit pas être confondue avec une mosaïque de sensations sonores atomiques. Elle
                                                                                     refuse tout autant l’idée selon laquelle la compréhension musicale serait comparable
                                                                                     à une investigation scientifique au sens où la conceptualisation en termes techniques
                                                                                     musicaux, le diagnostic théorique et l’analyse formelle constitueraient des principes
                                                                                     directeurs pour la compréhension musicale. Elle ne suppose pas non plus l’appré-
                                                                                     hension d’une totalité organisée à laquelle une signification serait ensuite ajoutée.
                                                                                         Par ailleurs, on peut considérer le terme de « perception musicale » au sens étroit
                                                                                     ou au sens large : au sens étroit, il s’agit d’entendre une entité sonore comme une
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     œuvre musicale ; au sens large, d’entendre une œuvre musicale comme telle œuvre
                                                                                     musicale. La saisie des aspects spécifiques de l’œuvre musicale entendue n’est pas
                                                                                     une perception à laquelle s’ajoute une interprétation. La perception aspectuelle est
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     une perception réelle qui possède une modalité intellectuelle. C’est une perception
                                                                                     de signification sans médiation. Il n’y a pas association d’éléments sensoriels et
                                                                                     intellectuels : la perception musicale aspectuelle partage les traits de l’entendre et
                                                                                     du penser. Ce qui explique les différences de degrés de compréhension musicale
                                                                                     (basique ou élevée, limitée ou complexe, superficielle ou approfondie) et aussi
                                                                                     la nécessité d’une éducation musicale, c’est l’extrême variété des aspects saisis :
                                                                                     lorsque l’on perçoit de manière aspectuelle une œuvre musicale, certains aspects
                                                                                     peuvent être saisis très rapidement (entendre une phrase musicale comme la fin de
                                                                                     l’œuvre), d’autres exigent davantage d’attention ou de compétences (entendre un
                                                                                     rythme musical comme binaire ou ternaire), certains révèlent une dimension senso-
                                                                                     rielle dominante 27 (entendre une phrase musicale comme tendue) alors que pour
                                                                                     d’autres, la dimension intellectuelle prévaut (entendre une œuvre musicale comme
                                                                                     une fugue) 28. Plus généralement, on peut redouter que le concaténationisme, sous

                                                                                               • 25 – Fontaine Olivier, « Le « voir comme », entre voir et penser ? Remarques sur l’espace
                                                                                               grammatical de la saisie d’aspects », in C. Chauviré, S. Laugier et J.-J. Rosat (éd.), Wittgenstein,
                                                                                               les mots de l’esprit : philosophie de la psychologie, Paris, Vrin, 2001, p. 159-182.
                                                                                               • 26 – Wittgenstein Ludwig, Remarques sur la philosophie de la psychologie, trad. G. Granel,
                                                                                               Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1994, vol. II, § 462.
                                                                                               • 27 – À ce propos, il serait pertinent de considérer l’aspect écologique de la perception musicale
                                                                                               au sens où elle ne serait pas simplement auditive mais aussi visuelle, tactile, olfactive. Pour une
                                                                                               approche de l’intermodalité à l’occasion de la perception d’une image, voir Lopes Dominique,
                                                                                               Understanding pictures, Oxford/New York, Oxford University Press, 1996.
                                                                                               • 28 – Pour une analyse détaillée de cette approche, voir Darsel Sandrine, De la musique aux
                                                                                               émotions, Rennes, PUR, 2010, chap. vi.
- 24 -                                    La     mus i q ue           sur       le    vif

                                                                                     sa forme radicale ou modérée, renouvelle implicitement la dichotomie entre sensa-
                                                                                     tion et pensée. Et même si Levinson cherche à contenir la portée de ses conclusions,
                                                                                     il semble que du point de vue méthodologique et théorique, le concaténationisme
                                                                                     tend parfois à une fragmentation artificielle de dispositions unifiées et complexes.
                                                                                          Afin d’éviter cette dichotomie, ne serait-il pas fécond de considérer la compré-
                                                                                     hension musicale du point de vue cognitif en tant qu’engagement de l’auditeur
                                                                                     avec des symboles ? Il s’agirait en ce sens d’envisager l’œuvre musicale comme un
                                                                                     système symbolique 29 et la compréhension musicale comme une manière de faire
                                                                                     fonctionner symboliquement l’œuvre considérée. Pour percevoir avec compré-
                                                                                     hension une œuvre musicale, deux niveaux d’analyse sont requis : les relations
                                                                                     syntaxiques entre les symboles du système ainsi que les relations sémantiques des
                                                                                     symboles aux référents du système. En ce sens, il n’y a aucune opposition entre la
                                                                                     forme et le contenu, tous les deux étant unis dans le statut même du symbole. La
ISBN 978-2-7535-2730-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

                                                                                     compréhension musicale implique d’activer le fonctionnement symbolique des
                                                                                     œuvres musicales, c’est-à-dire de discerner les liens référentiels (citation de formes,
                                                                                     exemplification d’un rythme, expression d’une émotion, etc.) et de saisir les aspects
« La musique sur le vif », Jerrold Levinson. Sandrine Darsel (trad. et introd.)

                                                                                     syntaxiques significatifs des sons entendus, des notes lues, des gestes musicaux
                                                                                     vus… L’activité de compréhension d’un auditeur est en ce sens comparable à l’éla-
                                                                                     boration d’une carte : il ne s’agit pas de tout mentionner pour être exact, ni de tout
                                                                                     saisir par une accumulation d’observations, ni d’énumérer de manière exhaustive
                                                                                     les paramètres musicaux entendus mais plutôt d’intégrer les traits significatifs de
                                                                                     l’œuvre musicale écoutée. Par conséquent, il s’agirait de remettre en cause l’immé-
                                                                                     diateté (ou la quasi-immédiateté) de l’accès à l’œuvre musicale : la compréhension
                                                                                     musicale serait plutôt du côté d’un travail de discernement et d’organisation des
                                                                                     aspects significatifs du point de vue syntaxique et sémantique.
                                                                                          En outre, on peut se demander si le concaténationisme permet véritablement
                                                                                     de rendre compte de l’ensemble des conditions de réception des œuvres relevant de
                                                                                     la musique téléologique. En effet, l’enregistrement musical peut-il être considéré
                                                                                     comme un bouleversement technologique sans conséquence épistémologique ?
                                                                                     Levinson laisse de côté le problème soulevé par nos pratiques d’écoute musicale
                                                                                     d’œuvres qui sont des enregistrements. Or, si l’on considère que l’enregistre-
                                                                                     ment musical constitue un saut ontologique par rapport à la musique « live »,
                                                                                     il importe d’examiner la spécificité des conditions de réception des enregistre-
                                                                                     ments musicaux : l’enregistrement musical modifie-t-il de manière substantielle
                                                                                     les pratiques musicales de l’auditeur ? Autrement dit, peut-on élaborer une épisté-
                                                                                     mologie de l’enregistrement musical ? En effet, l’écoute acousmatique, à l’aveugle,
                                                                                               • 29 – Le terme « symbole » est ici compris de manière neutre et recouvre tout autant les textes,
                                                                                               les sons, les images que les cartes, les diagrammes ou les gestes. Cf. Goodman Nelson, Langages
                                                                                               de l’art, p. 27.
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