Le lourd héritage - James Monroe's ...

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Le lourd héritage - James Monroe's ...
Le lourd héritage
Texte Stéphanie LE BARS
Photos Miranda BARNES                          des
Pères fondateurs.
L’HISTOIRE AMÉRICAINE L’A LONGTEM PS OCCULTÉ :
LES PREM IERS PRÉSIDENTS DES ÉTATS-UNIS FURENT
ESCLAVAGISTES. TEL JAM ES MONROE, LE CINQUIÈM E
D’ENTRE EUX. LES ANCÊTRES DE GEORGE, ADA
OU JENNIFER ÉTAIENT ESCLAVES À HIGHLAND,
SA PLANTATION EN VIRGINIE. UN LIEU DEVENU
M USÉE AUQUEL CES DESCENDANTS APPORTENT
DEPUIS PEU LEUR CONTRIBUTION. UN MOYEN
D’ÉCLAIRER LEURS CONCITOYENS SUR LA RÉALITÉ
DE CE QUE FUT L’ESCLAVAGE. UNE FAÇON AUSSI,
POUR EUX, DE SE RÉCONCILIER AVEC LEUR PASSÉ.

                                                               TO U T E L E U R V I E, L E S   (1861-1865). À quelques kilomètres
                                                     MONROE ONT SU.      Vaguement. Sans       de Highland, Charlottesville est deve­
                                                     se le dire vraiment. Mais, de géné­       nue, en août 2017, l’épicentre du
                                                     ration en génération, ils savaient.       suprémacisme blanc et de ses vents
                                                     Ces familles de Noirs américains,         mauvais. À l’issue d’un rassemble­
                                                     installés dans les environs de Char­      ment de l’extrême droite, nostal­
                                                     lottesville (Virginie), se doutaient      gique des États du Sud, une contre-
                                                     que leur patronyme n’était pas sans       manifestante y a été tuée dans une
                                                     lien avec celui d’un des Américains       attaque à la voiture-bélier.
                                                     les plus illustres de l’histoire :        Face à ce passé qui ne passe pas,
                                                     James, cinquième président des            aucun Monroe, jusqu’à récemment,
                                                     États-Unis, père de la doctrine du        n’avait voulu franchir les quelques
                                                     même nom, propriétaire terrien et,        kilomètres de routes de campagne
                                                     donc, dans cette Virginie du début        bucolique menant à la propriété de
                                                     du xixe siècle, esclavagiste.             l’ancien président, cernée de champs
                                                     Depuis toujours, George Monroe,           soignés. George Monroe père n’aurait
                                                     67 ans, son fils qui porte le même        pour rien au monde longé la magni­
                                                     prénom, 46 ans, leur cousine Ada,         fique allée de frênes menant à la sta­
                                                     80 ans, et une partie de leur paren­      tue imposante du grand homme, à
                                                     tèle imaginaient bien que le domaine      proximité de la maison de bois blanc,
                                                     de Highland, nom de l’ancienne            ouverte au public dès les années 1930
                                                     plantation du président, abritait une     et transformée en musée depuis plus
                                                     partie de l’histoire de leur famille,     de quarante ans. À quoi bon ? Il serait
                                                     tout autant que celle du compagnon        imman­qua­blement tombé sur le
                                                     de route de Thomas Jefferson.             quartier des esclaves, une série de
                                                     On est loin ici des champs de coton       maisonnettes proprettes et rénovées,
                                                     du sud du pays, des rives humides du      témoignages romantiquement revisi­
George Monroe Jr., 46 ans, vit non loin de           Mississippi irriguant d’immenses          tés d’une r­éalité autrement plus
Highland, l’ancienne plantation du président         propriétés entrées dans l’imaginaire      cruelle. « Toute ma vie, je n’ai pu pro-
Monroe, où ses aïeux furent esclaves.
                                                     collectif comme les symboles de           noncer le mot plantation », explique
Ci-dessus, l’église baptiste de Middle Oak,          l’esclavage. Les pâturages verdoyants,    ce fonctionnaire à la retraite, rencon­
à quelques kilomètre du domaine,                     les fermes bordées de barrières           tré sur les lieux avec des membres de
fondée en 1891 par d’anciens esclaves
de la plantation.                                    blanches immaculées évoquent plu­         sa famille et la conservatrice du
                                                     tôt la Normandie ou l’Auvergne. Il        musée, Sara Bon-Harper. « Pour nous,
Page de droite, l’une des maisons                    n’empêche : l’histoire des États-Unis,    cela remuait trop de choses terribles.
du quartier des esclaves reconstitué.
                                                     elle, est bien là. Ce coin de Virginie    Pourquoi aurait-on voulu visiter un
                                                     est un concentré des tensions améri­      lieu où nos ancêtres ont été torturés ? »,
                                                     caines, une terre meurtrie par les        interroge le Virginien à l’accent cha­
                                                     batailles de la guerre de Sécession       loupé. Soucieux de précision, il
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choisit ses mots posément,          universitaire va plus loin. « De qui
                                             mais son ton, calme, dissimule mal          racontions-nous l’histoire ici ? Et
                                             un fond de colère.                          pourquoi cette histoire devait-elle être
                                             Une même réticence a longtemps              racontée exclusivement par les
                                             retenu Jennifer Stacy, passionnée de        hommes blancs ? », demande l’an­
                                             généalogie, de se rendre « là où tout       thropologue et archéologue.
                                              a commencé ». Monroe par sa mère,          La collaboration en cours entre
                                              cette érudite, employée fédérale à         ­l’institution et les descendants va
                                              Washington, a mis les pieds pour la         permettre au musée d’inclure l’his­
                                              première fois sur le domaine en 2017.       toire des familles Monroe afro-amé­
                                              « Quand on s’appelle Monroe et qu’on       ricaines au récit de la plantation et de
                                              est noir, on se doute bien de la manière   les faire activement participer aux
                                              dont les choses se sont passées. C’est     choix du musée. « On a sept ou huit
                                              douloureux de se dire que nos ancêtres     générations de Monroe enterrées dans
                                              furent des êtres humains possédés par      le cimetière local, explique Jennifer
                                              d’autres êtres humains. On préférerait     Stacy. Mes grands-parents, nés à la fin
                                              se tenir à distance de cette histoire »,   du xixe siècle, avaient la mémoire de
                                              témoigne l’arrière-arrière-arrière-        leurs propres grands-parents, tenus en
                                              petite-fille de Ned, l’un des rares fils   esclavage ici. Or ces histoires sont
                                              d’esclave affranchi de la plantation       rarement présentées et, malheureuse-
                                              Monroe dont la famille a conservé          ment, on ne possède aucun objet qui
                                              une trace. Le lopin de terre qui lui fut   en témoigne. » Elle-même a pourtant
                                              octroyé est toujours dans la famille.      ressenti « une familiarité » la pre­
                                              Car les Monroe noirs de 2020 des­          mière fois qu’elle a foulé le sol de ces
                                              cendent bien en droite ligne des           terres. « C’était comme si quelque
                                              quelque 250 esclaves que possédait         chose de très ancien me remontait à la
                                              l’homme d’État. En les vendant avec        mémoire ; je le ressentais dans mon
                                              sa propriété en 1828, il leur a légué      âme, plus que dans ma tête. »
                                              son nom de famille, un droit élémen­       Ce projet constitue aussi l’occasion
                                              taire dont ces êtres humains arrachés      de réévaluer l’image des « grands
                                              à l’Afrique avaient été spoliés à leur     hommes » et leur relation ambiguë
                                              arrivée sur le continent américain.        avec l’esclavage. Comment prétendre
                                              Il y a trois ans, fort de cette convic­    poser les bases d’une société démo­
                                              tion, le fils de George, même corpu­       cratique, fondée sur les droits de
                                              lence massive, même franc-parler           l’homme, tout en réduisant d’autres
                                              que son père, a commis l’impen­            hommes à l’état de chose que l’on
                                              sable : un samedi, ce banquier s’est       peut s’approprier ? La question
                                              présenté au guichet du musée, a            taraude tout autant les descendants
                                              déclaré s’appeler Monroe, expliqué         d’esclaves que l’universitaire. Cette
                                              que ses ancêtres avaient travaillé là      interrogation est depuis quelques
                                              et qu’il souhaitait en savoir plus sur     années abordée dans d’autres pro­
                                              cette « connexion ». « Je passais          priétés des Pères fondateurs : celle de
                                              devant le panneau de la propriété          George Washington à Mount Vernon
                                              depuis que j’étais enfant, je savais       ou celle de Thomas Jefferson à
                                              qu’il y avait un lien, mais les anciens    Monticello. Dans l’une, une exposi­
                                              ne voulaient jamais trop parler de         tion sur l’esclavage est présentée de
                                              ça », explique-t-il autour d’une col­      manière permanente à l’entrée du
                                             lation servie dans le domaine. Ses          musée. Dans l’autre, la relation de
                                             premiers pas sur place l’ont boule­         Thomas Jefferson avec Sally
                                             versé : l’émotion de marcher sur les        Hemings, l’une de ses esclaves et
                                             traces de ses ancêtres enchaînés, de        leurs six enfants, est désormais
                                             toucher des arbres qu’ils avaient pu        amplement racontée. « On est passé
                                             toucher, de parcourir les bâtiments         de la célébration à l’exploration,
                                             qu’ils avaient construits. Veillant sur     explique Sara Bon-Harper. Mais l’es-
« On vit encore avec le souvenir de la       la propriété, un chêne multicen­            clavage reste mal enseigné à travers
ségrégation, qui a été la suite historique   tenaire, surnommé « l’arbre
                                                                                                                                    Miranda Barnes pour M Le magazine du Monde

                                                                                         le pays, surtout quand on aborde la
de l’esclavage », explique Ada Monroe,
80 ans, descendante d’esclave de Highland.   témoin », lui a paru particulièrement       biographie des Pères fondateurs. Or,
                                             évocateur de ce lien.                       il faut prendre en compte la com-
En haut, la statue du président              La conservatrice du musée, Sara             plexité de l’histoire. »
James Monroe à Highland.
                                             ­Bon-Harper, a immédiatement com­           À Highland, depuis 2016, des guides
Page de droite, dans une ancienne             pris la valeur de cette rencontre.         sont à même de répondre aux ques­
maison d’esclave du domaine.                  « Impliquer les descendants des            tions des visiteurs (blancs pour la
                                              esclaves dans l’interprétation de cette    plupart) relatives à l’esclavage. « Il
                                              période s’est imposé comme une évi-        faut réexpliquer qu’il n’y avait pas de
                                              dence. Ce lieu était autant leur maison    “bons” maîtres, que la brutalité était
                                              que celle de James Monroe. » Et cette      inhérente à la possession d’êtres
Le lourd héritage - James Monroe's ...
LE M AG A ZINE

                                                                                         “L’esclavage reste mal enseigné à travers
                                                                                         le pays, surtout quand on aborde la biographie
                                                                                         des Pères fondateurs. Il faut réexpliquer
                                                                                         qu’il n’y avait pas de ‘bons’ maîtres, que la
                                                                                         brutalité était inhérente à la possession d’êtres
                                                                                         humains.” Sara Bon-Harper, conservatrice au Musée Monroe

humains », constate la guide Sharon          Highland doit permettre d’en dire           entre colère et fatalisme. Pas une ride     régulièrement la société américaine
Hiner. Mais, sur le site, le quartier        autant sur le passé que sur le présent      n’abîme son visage lorsque les souve­       et a ressurgi pendant les primaires
des esclaves reconstitué voisine             ou l’avenir. « Cette démarche rend          nirs remontent. Mais la main de la          du Parti démocrate. Pour beaucoup,
avec une maison d’hôtes accueillant          possible une forme de réconciliation        vieille dame assise sur un canapé se        la clé passe par l’éducation davantage
des mariages et des réceptions. Un           avec le passé. Car il y a encore chez les   crispe sur sa canne à l’évocation des       que par un chèque. « Il s’agit de don-
mélange des genres pour le moins             descendants d’esclaves un mélange de        « souffrances » de sa jeunesse. « On ne     ner aux nouvelles générations les
maladroit auquel Sara Bon-Harper             colère, de honte, de tristesse, de déso-    pouvait pas utiliser les mêmes trans-       outils qui permettent d’avoir une
espère bientôt remédier.                     lation », confirme Jennifer Stacy. Elle     ports, les mêmes toilettes, les mêmes       meilleure vie », juge Jennifer Stacy.
Sous l’impulsion de son fils, George         ressent toujours une forte émotion à        restaurants que les Blancs. Lorsqu’on       Dans les prochains mois, Sara
Monroe père, qui ne voulait pas se           la pensée de ces générations per­           allait dans un magasin, on nous sui-        ­Bon-Harper espère susciter des dis­
confronter aux errements de                  dues. « Je suis plutôt quelqu’un de         vait à la trace, car les vendeurs            cussions autour de cette question.
­l’histoire, a finalement franchi le pas     miséricordieux, mais l’esclavage, cela,     avaient peur qu’on les vole. On ne           Mais tous les Monroe ne voient pas
 il y a deux ans. « Les gens ont besoin de   je ne peux pas pardonner. »                 pouvait pas dire ce qu’on pensait. »         d’un bon œil ce travail de mémoire
 savoir d’où ils viennent », explique-t-il   D’autant que, comme ses cousins,            Dans les boutiques de chaussures ou          mené par une poignée d’entre eux.
aujourd’hui. D’autant que flottait           elle constate à quel point l’héritage       de vêtements, les Noirs n’avaient pas        « On a des fortes têtes dans la famille
dans la famille la possibilité d’un lien     de l’esclavage et les ravages de la         le droit d’essayer les articles.             et il a fallu gagner leur confiance : ils
de sang avec James Monroe. Un test           ségrégation, qui a sévi jusque dans les     Comme dans un enchaînement tragi­            étaient sceptiques sur l’intérêt de
génétique réalisé par George fils a un       années 1960, pèsent toujours sur la         quement logique, George fils renché­         cette collaboration avec les gens de
peu semé le trouble : 27 % de son            société américaine. Issue de la classe      rit : « On a plus de droits aujourd’hui,     Highland », explique George fils.
ADN est d’origine européenne. Rien           moyenne, la quinquagénaire, qui fut         mais c’est toujours difficile. Le racisme    « Surtout, certains pensent encore
ne permet, pour l’heure, d’en déduire        la première de sa famille à fréquenter      est profondément ancré. Je l’ai décou-       que l’on ne peut toujours pas faire
une parenté avec l’ancien président.         une classe non ségréguée – la mixité        vert de manière évidente quand je suis       confiance aux Blancs », décrypte
« Ce type de découverte relativise le        raciale à l’école date de 1953 – se sou­    arrivé dans une université, majoritai-       sans détour son père. « On a tou-
concept de race et devrait permettre         vient de la « honte » éprouvée lorsqu’il    rement blanche. Dans le travail aussi,       jours la peur qu’ils nous fassent du
d’avoir des débats plus apaisés sur          était question de l’esclavage dans les      on doit faire plus que les Blancs pour       mal », explicite Ada de sa petite
les questions raciales aux États-Unis »,     cours d’histoire. « À la fin des            le même salaire ou pour obtenir une          voix chevrotante.
espère ce passionné d’histoire. « Plus       années 1960, on avait toujours des          promotion. » Il évoque encore l’incar­       Mais ces Monroe-là se veulent aussi
on en sait sur cette histoire pas si         consignes : ne pas regarder les Blancs      cération de masse, qui touche de             les fiers descendants de ceux qui ont
ancienne, plus on a de chances de            dans les yeux pour éviter les pro-          manière disproportionnée les                 traversé les pires épreuves. « Tous
construire des ponts entre les commu-        blèmes. Et, aujourd’hui encore, on          hommes noirs, révélatrice des discri­        n’ont pas survécu à la traversée de
nautés », confirme aussi Martin              apprend à nos garçons comment ren-          minations persistantes.                      l’Atlantique en bateau, aux conditions
Violette, un ancien guide de Highland,       trer en vie à la maison s’ils se font       Immanquablement, la conversation             de travail sur les plantations, à la
dont les recherches sur les premiers         arrêter par la police pour avoir brûlé      dérive aussi sur la question des répa­       ségrégation. Nos ancêtres, si. Leur
Monroe ont contribué à découvrir             un feu rouge ! », regrette-t-elle dans      rations dues aux descendants d’es­           force a irrigué toutes les générations
leurs descendants en Virginie et en          une allusion aux violences policières       claves. « Nos ancêtres ont été privés        jusqu’à notre époque », veut croire
Floride, où une partie des esclaves du       à l’encontre des jeunes Noirs.              de leurs droits, de leur culture, de leur    George fils, déterminé à faire valoir
chef d’État avaient été vendus.              « On vit encore avec le souvenir de la      identité ; quelque chose doit être fait      son histoire et à l’inscrire dans le
Car, pour tous, le travail de mémoire        ségrégation, qui a été la suite histo-      pour réparer cette perte », estime           récit de la famille Monroe. Blancs et
effectué avec les responsables de            rique de l’esclavage », confirme Ada,       George père. Cette question agite            Noirs confondus.

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