LE PAPE FRANÇOIS EST DEVENU UN LEADER INCONTOURNABLE

 
CONTINUER À LIRE
Andrea Riccardi
        « LE PAPE FRANÇOIS EST
        DEVENU UN LEADER
        INCONTOURNABLE »
        › Jérôme Cordelier

     La Communauté de Sant’Egidio, c’est un rêve de liberté lancé à Rome en
     1968, dans la foulée de Vatican II, par un professeur d’histoire, Andrea
     Riccardi, et une poignée d’étudiants. Aujourd’hui, cette ONG, qui a
     fêté ses 50 ans en mars dernier en présence du pape François dans la
     sublime basilique Sainte-Marie-du-Trastevere, compte 60 000 membres
     dans 70 pays, très actifs sur le front humanitaire, social et le dialogue
     interreligieux. Ceux que l’on surnomme « les casques bleus de l’Église »
     sont des artisans de paix, intervenant notamment pour la réconciliation en
     Colombie ou au Mozambique, et déminant aujourd’hui nombre de conflits
     en Afrique. Sant’Egidio a aussi mis en place des corridors humanitaires
     pour les migrants. Son président-fondateur, ancien ministre de la
     Coopération internationale et de l’Intégration dans le gouvernement de
     Mario Monti, intellectuel francophile, auteur de nombreux essais, est un
     homme d’influence à Rome. Andrea Riccardi a conseillé Jean-Paul II, qui
     s’est souvent appuyé sur Sant’Egidio pour ses actions diplomatiques, et il
     est maintenant très écouté par le pape François, qu’il voit régulièrement,
     même s’il se montre discret sur ces entretiens. Pour la Revue des Deux
     Mondes, Andrea Riccardi décrypte les dessous de la politique diplomatique
     du pape François.

68                       DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019
que fait le pape ?

«             Revue des Deux Mondes – Le rapprochement avec la Chine
              est-il un effet de la politique de détente défendue depuis
              le début de son pontificat par le pape François ?

   Andrea Riccardi Le rapprochement avec la Chine, c’est le dernier
bloc du mur de la guerre froide qui est tombé. Le Vatican n’avait
jamais eu de relations avec la République populaire de Chine. Le
monde catholique y souffre d’une division radicale entre l’Église soi-
disant officielle et une autre soi-disant patriotique. Du fait de cette
absence d’unité, la présence catholique est réduite en Chine : il n’y a
pas de centre, pas de conférence épiscopale, pas de moteur. Il existe
même aujourd’hui un risque que cette présence catholique devienne
marginale alors même que ce pays se retrouve au sommet de sa puis-
sance et de son influence dans le monde. La méthodologie diploma-
tique du pape s’est donc mise en branle.

   Revue des Deux Mondes – En quoi consiste cette méthodologie ?

    Andrea Riccardi Négocier, négocier, négocier… Négocier avec
audace, patience, flexibilité et résistance. L’accord préliminaire signé
entre la Chine et le Vatican le 22 septembre n’est qu’un début. On
n’a touché qu’un seul chapitre : la Chine reconnaît au saint-père un
droit d’intervention dans le processus de nomination des évêques.
Mais c’est une avancée importante. Ne nous leurrons pas, il y aura
des souffrances, des problèmes d’adaptation, des difficultés. Pour
être mis en pratique, cet accord a encore besoin de négociations,
y compris à la base, comme le reconnaît le pape dans sa « Lettre
aux catholiques chinois », tant la situation chinoise est complexe.
Mais par un tel rapprochement, l’Église poursuit la mission qui est
la sienne : chercher la plus grande liberté religieuse possible. Je rap-
pelle que le rôle de l’État dans la nomination des évêques n’est pas
une nouveauté dans l’histoire. Les exemples abondent même. Je me
souviens que Franco proposait trois noms d’évêques au pape, qui
choisissait parmi ceux-ci. Beaucoup de régimes ont souhaité limiter

                              DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019                        69
andrea riccardi

     le pouvoir de nomination du Saint-Siège. ­Napoléon III sélectionnait
     les évêques lui aussi, et le pape les installait. Ce fut également le
     cas dans plusieurs anciens États italiens ainsi que dans des régimes
     latino-américains.

        Revue des Deux Mondes – Côté chinois, quelle est la motivation ?

         Andrea Riccardi C’est la question, effectivement : pourquoi la Chine
     passe-t-elle un accord avec une religion et un État avec lesquels elle n’a
     pas de rapports diplomatiques ? Elle pouvait continuer à considérer le
     Vatican comme quantité négligeable. Mais la volonté du gouvernement
     chinois est d’harmoniser la vie sociale et d’éviter le prolongement de la
     situation pénible des catholiques, pour des raisons d’ordre public en
     particulier, d’unité et de cohésion sociale. Autre facteur : avoir un rap-
     port loyal avec le Saint-Siège, le grand empire spirituel des catholiques,
     est intéressant pour le plus grand empire du monde. On insiste beau-
     coup sur les concessions du Saint-Siège, mais je veux souligner la consi-
     dération que manifeste la Chine envers le Saint-Siège.

        Revue des Deux Mondes – D’une manière générale, comment quali-
        fiez-vous l’action diplomatique du pape ? Est-elle différente de celle
        de ses prédécesseurs ?

         Andrea Riccardi Je ne crois pas. Il y a une grande continuité avec
     l’action de Paul VI dans la diplomatie pour la paix et pour la liberté
     religieuse, à laquelle le pape François ajoute la défense du bien commun
     du monde, en particulier de l’environnement. Le Saint-Siège a souvent
     été sollicité dans plusieurs conflits, comme en Colombie ou au Mozam-
     bique. Mais surtout il incarne une présence attentive aux souffrances
     des peuples chrétiens comme non-chrétiens. Il y a la diplomatie des
     voyages pontificaux mais aussi tous les réseaux qui travaillent sous la res-
     ponsabilité de deux grands experts : le cardinal Pietro Parolin, secrétaire
     d’État du Saint-Siège, qui a géré le dossier chinois, et Mgr Paul Richard
     Gallagher, diplomate de grande expérience. Les nonces apostoliques,

70                       DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019
« le pape françois est devenu un leader incontournable »

qui sont les ambassadeurs du Vatican, sont très valorisés par François : le
pape les reçoit beaucoup et il entretient des relations personnelles avec la
plupart d’entre eux. Je pense notamment à Mgr Claudio Gugerotti, qui
officie comme nonce en Ukraine, pays marqué par un conflit politique
national et ecclésiastique entre les patriarches de Constantinople et de
Moscou. Les nonces forment un réseau engagé, efficace, qui répond aux
diplomates du centre (ceux qui sont en poste au Vatican).

   Revue des Deux Mondes – La diplomatie pontificale n’est pas seule-
   ment une affaire institutionnelle. Sa force réside aussi dans la mul-
   tiplicité des canaux discrets, notamment grâce aux nombreux cardi-
   naux, évêques, prêtres, et même religieux, religieuses…

    Andrea Riccardi Sa force, c’est surtout la présence sur le terrain
et le contact avec les situations, à travers les différentes Églises. Il ne
s’agit pas seulement d’interventions secrètes, mais surtout d’une pro-
fonde, intime connaissance des pays dans lesquels l’Église est engagée.
À côté de la Chine, de la Russie, des États-Unis, la diplomatie ponti-
ficale bénéficie d’une vision globale du monde, nourrie par le fait que
l’Église s’intéresse à tout. Nul pays n’est étranger à l’Église.

   Revue des Deux Mondes – ­Sant’Egidio est une organisation non
   gouvernementale catholique puissante. Comment son influence
   s’exerce-t-elle ?

    Andrea Riccardi Sant’Egidio n’est pas seulement une ONG : elle
est une communauté de chrétiens engagés pour les pauvres et pour la
paix dans près de soixante-dix pays du monde. Elle n’est pas le bras
séculier de la diplomatie du Vatican. Nous avons notre propre irradia-
tion, nos contacts, notre travail. Puisque notre siège est à Rome, nous
rencontrons les représentants du Vatican. Nous allons dans le même
sens de recherche de la paix à travers le dialogue. Mais on ne doit
pas nous percevoir comme une articulation quasi militaire du pouvoir
central vaticanesque.

                                DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019                     71
andrea riccardi

        Revue des Deux Mondes – Vous considérez-vous comme des missi
        dominici de François ?

         Andrea Riccardi Absolument pas. François n’a pas besoin de missi
     dominici. C’est un pape très ouvert, très sincère, très direct, qui privi-
     légie les relations personnelles. Il n’a pas besoin de messagers secrets,
     comme on l’a vu dans le dialogue avec la Russie par exemple. La diplo-
     matie communique. C’est essentiel, la communication. Et l’unité des
     chrétiens ! « Plus les Églises seront sœurs, plus les peuples seront frères »,
     comme l’a dit Athénagoras Ier, qui fut patriarche de Constantinople de
     1948 à 1972 et joua un rôle essentiel dans l’œcuménisme, renoua les
     relations avec Rome en rencontrant Paul VI en 1964, première ren-
     contre entre les deux Églises depuis 1439. En juillet dernier, on a vu à
     Bari une rencontre entre les primats chrétiens du Moyen-Orient et le
     pape sur la situation dramatique de la région : Églises sœurs, peuples
     frères. Même si le pape François met l’accent sur des enjeux planétaires
     comme ceux des migrants ou de l’environnement, le dialogue inter-reli-
     gieux et œcuménique reste un aspect essentiel de l’action diplomatique
     du Saint-Siège. Et sur ce terrain aussi, François a ouvert un nouveau
     chapitre en allant, à un moment de fortes tensions, à la rencontre du
     recteur de l’université Al-Azhar au Caire. La politique diplomatique du
     pape vise à étendre un vaste tissu, dans le but de rendre l’humanité plus
     fraternelle et moins conflictuelle. C’est dans cet objectif que François
     entretient des dialogues personnels avec nombre de chefs d’État et de
     gouvernement qui demandent à le voir à Rome. Ces rencontres sont
     très importantes : elles sont le signe qu’il les prend tous, sans exception,
     au sérieux.

        Revue des Deux Mondes – Que pèse, d’après vous, le pape sur la
        scène internationale ?

        Andrea Riccardi Il est devenu un leader incontournable,
     quelqu’un à qui l’on doit se mesurer, un chef mondial et spirituel,
     avec une grande autorité, peut-être la plus grande… Cette influence,

72                        DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019
« le pape françois est devenu un leader incontournable »

importante mais pas totale, n’exagérons rien, est liée autant à sa
personnalité qu’au monde qu’il représente, à savoir la géosphère
catholique.

   Revue des Deux Mondes – Le rayonnement de François est aussi dû au
   contexte international…

    Andrea Riccardi Évidemment. Avec l’exacerbation des divisions,
des tensions dans le monde, et la crise des passions communautaires,
en Europe notamment, la montée des nationalismes, des populismes,
la voix du pape doit se faire entendre.

   Revue des Deux Mondes – Multiplication des scandales sexuels dans
   l’Église, violentes attaques internes… François a passé un été horribi-
   lis. Comment lutter contre le ternissement de son image ?

   Andrea Riccardi La question de son image n’est pas sa préoc-
cupation principale. Il garde la substance de la vie de l’Église, qu’il
va purifier. Les scandales sexuels remontent surtout à une période
antérieure à son pontificat. Le pape François paie aussi le compte
du passé. Mais il agit avec décision, responsabilité et transparence.
Et les attaques internes contre le pape ont toujours accompagné les
années de pontificat.

   Revue des Deux Mondes – Que faut-il faire contre ce fléau ?

    Andrea Riccardi Le pape a parlé aux évêques. Il a écrit à tous les
croyants pour condamner ces abus sexuels dans sa « Lettre au peuple
de Dieu ». L’Église est affaiblie dans certains pays et ce n’est pas fini.
La souffrance des victimes est profonde. Il faut que l’Église retrouve sa
crédibilité envers les enfants et les familles. Mais tous les problèmes ne
peuvent pas être résolus par le seul charisme du pape. Il en va aussi de
la responsabilité des évêques et de l’intelligence du peuple catholique.

                               DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019                    73
andrea riccardi

     Nous entrons dans une saison nouvelle pour l’Église. Ce n’est pas un
     printemps, mais peut-être l’occasion d’une renaissance et de diffusion
     de la responsabilité.

        Revue des Deux Mondes – Le pape a été l’un des premiers leaders à
        interpeller le monde sur le sort tragique des migrants. On se souvient
        de sa première visite pontificale sur l’île de Lampedusa en 2013, et
        de sa phrase lancée au Parlement européen en novembre 2014 : « La
        Méditerranée ne doit pas devenir un grand cimetière. » Aujourd’hui,
        certains lui reprochent d’en faire trop sur ce sujet, de défendre des
        positions qui ne sont pas réalistes. Qu’en dites-vous ?

         Andrea Riccardi François est le pape de la mondialisation, et les
     migrations représentent un phénomène capital dans notre monde
     actuel. Sur ce thème essentiel, il a développé un discours important et
     essaie de tenir une position équilibrée entre l’accueil et l’intégration.
     François a compris que ce sujet sera central au XXIe siècle. Il fait son
     métier et en parle. Et il est bien plus réaliste que certains le croient car
     il a une vision sur la longue période, notamment par exemple quand
     il presse les dirigeants de la planète de se préoccuper de l’avenir de
     l’Afrique, et surtout des jeunes générations afin qu’elles trouvent un
     futur dans leur pays.

74                       DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019
Vous pouvez aussi lire