Le Parfum de Nantes Parfums et odeurs de la ville au siècle dernier
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Le Parfum de Nantes Parfums et odeurs de la ville au siècle dernier Aude Cassayre Patrice Allain André-Alain Morello Christine Grillo Xavier Armange Orbestier, du latin orbis terminus, le bout du monde. ISBN 978-2-84238-170-7 - Dépôt légal 4e trimestre 2013 - (156-1-15) © Éditions d’Orbestier 2013 - www.dorbestier.com Tout droit de reproduction, traduction et adaptation réservé. Reproduction intégrale ou partielle par photocopie, informatique ou tout autre moyen, interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.
Vue sur les bords de Loire et les Docks de l’Ouest. L’air nantais : un patrimoine immatériel ? par Aude Cassayre En février 2011, les anciennes odeurs de Nantes faisaient l’objet d’une exposition dans le cadre d’une manifestation 7 autour du patrimoine immatériel1. Patrimoine immatériel ? Expression étonnante, véritable oxymore, proche de l’in- congruité, qui fait sourire les uns, indulgents, et s’éloigner les autres, exigeants, face à une terminologie où semble ré- gner la vacuité. Le concept n’est pas plus clair que l’expres- sion. Léguer du patrimoine immatériel, n’est-ce pas, au premier abord, ne rien léguer de concret, de quantifiable, de monnayable ? Du vent et de l’air, en quelque sorte. Une antithèse donc. Ou une plaisanterie… pour les héritiers. Pourtant l’expression se répand dans la presse – la cor- rida, après la gastronomie française, a été classée au patri- moine culturel immatériel français, dans les services publics, dans les manifestations – la Journée du Patrimoine culturel immatériel est désormais organisée régulièrement, et jusque-là où on ne le soupçonnerait pas : ainsi d’un ré-
Le Parfum de Nantes L’air nantais : un patrimoine immatériel ? cent débat organisé dans le cadre de la « Semaine de la qua- exponentielle, qu’il s’agisse de ses manifestations ou de la lité de vie au travail » qui proposait comme réflexion, « Le définition donnée, fait courir le risque de dissoudre son objet travail vivant, un patrimoine immatériel ? ». faute d’avoir pu le cerner de manière rigoureuse. Cette mode – car un tel engouement peut désormais se La liste du patrimoine culturel immatériel, en théorie voir qualifier de mode – a une origine terminologique bien purement référentielle, ne renvoie en fait à rien de ce qu’elle datée. En 2003, l’Unesco adopte la Convention pour la prétend représenter pour l’auditeur mal informé et semble sauvegarde du patrimoine culturel immatériel défini comme susceptible d’un accroissement ad infinitum. On éprouve « les processus acquis par les peuples ainsi que les savoirs, les com- devant cette liste chaotique, baroque, qui frôle l’incongruité pétences et la créativité dont ils sont héritiers et qu’ils développent, et n’a rien à envier à l’inventaire de Jacques Prévert, une les produits qu’ils créent et les ressources, espaces et autres dimensions sorte d’étourdissement, Le Vertige de la liste présenté par du cadre social et naturel nécessaires à leur durabilité. » Umberto Eco. Sauf à la trouver poétique, à écouter la mé- lodie du dénombrement, elle devient presque terrifiante L’Unesco inscrit alors des pratiques à sauvegarder sur les quand elle s’inclut elle-même comme objet, « la liste de l’in- listes du patrimoine culturel immatériel de l’humanité sous ventaire des inventaires du patrimoine culturel immatériel ». En- 8 réserve qu’elles aient déjà été reconnues telles dans leur pays globante, quasi vorace dans sa propension exhaustive, elle 9 d’origine. Cela revient concrètement, pour chacun des États semble pourtant à tout le moins inopérante pour son uti- ayant ratifié la Convention, à établir, sous forme encore de lisateur, offrant, comme disait Paul Valéry à propos des listes, des inventaires de leur patrimoine immatériel. Les pro- musées, « un capital excessif et donc inutilisable ». cédures de classement consistent à réaliser un inventaire exhaustif des pratiques susceptibles d’être classées et d’en- Ce paradoxe s’explique peut-être par la « faim » juste- registrer cet inventaire sur une liste ethnologique, « l’inven- ment de celui qui cherche un patrimoine immatériel. Qui, taire des inventaires », souvent mise en ligne. Émanant de en effet, peut vouloir un tel patrimoine que celui qui n’a ces listes, la liste de l’Unesco alors s’étire et chaque année justement pas de patrimoine matériel ? La notion de patri- s’allonge. Du savoir-faire de la dentelle au point d’Alençon moine immatériel, l’intérêt porté tout d’abord à ce que l’on à l’Houtem Jaarmarkt (la foire annuelle d’hiver et marché ne peut saisir, les chansons, les gestes, les traditions, sont aux bestiaux à Hautem-Saint-Liévin), de la danse Chhau au en rapport étroit avec la valorisation ancienne du folklore. Daemokjang (l’architecture traditionnelle en bois de Corée), Celle-ci a été très importante au XiXe siècle, mue par le une impression d’hétérogénéité domine l’ensemble. Liste mouvement Romantique, rejetant les valeurs jugées bour- très empirique qui n’aide guère à trouver une signification geoises, au profit des traditions du peuple qui bénéficiaient précise au concept de patrimoine immatériel. Son caractère d’une aura d’authenticité. Au XXe siècle les régimes com- apparemment extensif, sinon à l’infini, du moins de manière munistes des pays de l’Est, par exemple, voulaient mettre
Le Parfum de Nantes L’air nantais : un patrimoine immatériel ? en valeur les racines du peuple au détriment de l’héritage Le patrimoine est, souvenons-nous, étymologiquement l’hé- des classes jugées là aussi bourgeoises. ritage qui nous vient du père et, par extension, les biens ma- tériels et concrets dont on hérite. Le terme ressortit au domaine On peut avancer, sans trop risquer de se tromper, que juridique, comme l’inventaire qui consiste, à l’origine, à énu- le patrimoine immatériel semble être mis en valeur par les mérer les composants d’une succession. Le patrimoine ne peut mouvements, les générations, qui refusent l’héritage immé- donc originellement être immatériel et un « inventaire d’un pa- diat qui leur est offert au profit d’un héritage qu’ils vont trimoine immatériel » relève, pour le moins, de la gageure. chercher eux-mêmes et s’imaginent plus conforme à leur identité profonde. il est remarquable que cet engouement Par extension, toujours, le terme patrimoine finit par si- ne vient qu’exceptionnellement de ceux qui possèdent vrai- gnifier tout ce que l’on reçoit par transmission, biens im- ment ce patrimoine : les chantres des langues régionales ne mobiliers, biens matériels, mais aussi traditions familiales, sont pas toujours les générations qui ont dû les parler et coutumes. On hérite autant d’un don artistique que d’un qui voyaient le français comme la langue du progrès, la va- bâtiment. Les Grecs anciens l’avaient bien compris d’ail- lorisation des gestes d’antan n’est pas le fait de ceux qui leurs en désignant d’un seul article neutre pluriel accom- ont dû les faire pour gagner leur vie. La valorisation actuelle pagnant l’adjectif « paternel » tout cet héritage, ta patria, 10 11 du patrimoine immatériel est le fait d’une génération qui littéralement « les choses venues du père ». Depuis 2007, ou bien a refusé l’héritage de ses parents, la génération de le patrimoine immatériel est un concept utilisé dans le Mai 68, ou est issue de cette génération qui avait refusé monde juridique et économique pour désigner les infor- l’héritage. Vide de ce patrimoine délaissé, elle a faim d’une mations et les connaissances détenues par une entreprise liste qui peut la rassasier et la rassurer. ou une administration, la propriété intellectuelle, les bre- vets. De la première définition originelle et restreinte reste S’ajoute actuellement un repli identitaire face à la mondia- l’idée de transmission et surtout de valeur. Devenant im- lisation et ses conséquences uniformisantes qui touchent, de matériel, le bien se charge de cette même connotation pré- la même manière, les mêmes classes sociales et les mêmes gé- cieuse. Telle tradition va devenir patrimoine si tant est que nérations, actrices, mais aussi spectatrices souvent dépassées l’héritier lui donne une valeur qui la rende digne d’être par ce phénomène global. Les institutions l’ont bien compris transmise, mais aussi recueillie. qui misent désormais sur « le patrimoine immatériel » comme Le champ du patrimoine immatériel apparaît alors très vecteur de propagande et comme élément majeur du tourisme vaste: des légendes aux chansons, des bonnes manières aux au côté de la « culture » pour attirer sur un territoire. accents locaux, de l’art de s’exprimer à celui de se tenir à table, La situation, cependant, relève toujours de l’inextricable autant de manifestations du patrimoine immatériel légué par lorsque l’on tente une définition du patrimoine immatériel. les générations précédentes. Néanmoins une troisième donnée
Le Parfum de Nantes L’air nantais : un patrimoine immatériel ? s’ajoute à la valeur et à la transmission, celle de la réceptivité opposition à la nature, le fait même qu’il y a civilisation ? de l’héritier. En fonction des lieux, des milieux sociaux, des N’est-ce pas derrière le mot culture que peuvent cohabiter histoires collectives et personnelles, le patrimoine immatériel autant l’art traditionnel du tissage du tapis azerbaïdjanais que sera différent, dans nul autre domaine, la subjectivité pour par- le latin auquel s’intéresse désormais l’Unesco en se deman- ler de patrimoine n’est si grande. Rien d’étonnant cependant dant comment le rendre « attractif »? en cela puisque les représentations de la pensée, les valeurs, les goûts, la mémoire sont des données essentielles dans la dé- Culture. Le mot est partout, galvaudé, malmené. L’idée signation du patrimoine immatériel. et ce qu’elle désigne n’en sont pas moins beaux pour au- Cet immatériel pourtant confine très vite au matériel. tant. À force d’être utilisé, il risque d’en être de même du Comment transmettre une recette sans retrouver les gestes « patrimoine immatériel ». Un mot-valise qui ne veut plus et le plat réalisé ? Comment léguer les gestes d’un art sans rien dire. Est-ce une raison pour l’effacer ? Assurément l’objet artistique, les outils qui ont servi à le forger, les des- non, comme tous les concepts, tous les mots (la langue et sins à le concevoir ? Si un édifice n’a rien d’immatériel, les les langages ne sont-ils pas notre premier patrimoine im- gestes des Compagnons le sont assurément, comme l’art matériel ?), il est intéressant et permet de réfléchir. L’ex- 12 13 des corniches et donc la corniche elle-même. Très rapide- pression patrimoine culturel immatériel ajoute au concept de ment l’immatériel rejoint la matérialité, l’homme crée, homo culture une dimension évanescente, cette immatérialité faber, et s’il transmet des idées, des valeurs, la création et forte et suggestive. D’où cet ouvrage sur l’air jadis respiré l’objet créé ne sont jamais loin. à Nantes qui s’intéresse à ce qu’il y a de plus immatériel, Le patrimoine immatériel se confond alors rapidement insaisissable dans notre environnement mémoriel et cultu- avec tout ce que l’on lègue, mis à part éventuellement le pa- rel. L’air, qui permet de vivre, véhicule des odeurs, sources trimoine purement immobilier, et sa définition renvoie encore des réminiscences olfactives de notre enfance, l’air qui per- une fois à des apories. Pourtant, les trois données relevées met au ballon de s’élever, merveille de technique et de cul- qui entrent dans sa définition, la transmission nécessaire, la ture humaine, l’air qui emporte les odeurs d’industries, de valeur et l’assentiment de l’héritier sont autant de pistes vers parfumeries qui ont fait l’histoire de Nantes. L’Air nantais ce que semble être le patrimoine immatériel: n’est-ce pas tout donc, pour essayer de saisir un pan du patrimoine imma- simplement ce que lèguent de précieux les générations pré- tériel nantais, l’identité olfactive de Nantes. cédentes, ce qui échappe au concret, mais que l’on ne veut pas perdre, ce trésor inquantifiable car il n’a pas de prix. Les L’AiR NANTAiS ? - NOTES traces précieuses laissées par un être, un groupe, une société, 1 Parfums de Nantes. Sentir, voir et entendre la ville d’hier et d’aujourd’hui, une civilisation. N’est-ce pas tout simplement la culture, par 24 février-18 mars 2011, Maison des Hommes et des Techniques Nantes.
Les odeurs de Nantes Parfums et odeurs de la ville au siècle dernier L’Air nAntAis ? – Aude Cassayre 7 De L’Air à L’imAginAire – Aude Cassayre 15 Le souffLe De nAntes – Aude Cassayre 21 L’eau de nantes 24 nantes méphitique 30 Parfums de nantes 36 Le ventre de nantes 39 nantes laborieuse 53 L’insPirAtion nAntAise 63 nantes, excursion exotique, odorante, parmi les bois coloniaux – Patrice Allain 64 mémoire de nantes et odeurs de l’enfance : La Forme d’une ville de Julien gracq – André-Alain morello 74 Airs nAntAis D’AntAn 89 nantes en fête – Christine grillo 91 nantes pieuse – Christine grillo 101 nantes studieuse – Christine grillo 109 en rentrant de l’école – XavierArmange 122 nez à nAntes 153
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