Le rapport aux traitements médicamenteux chez des personnes atteintes d'un cancer incurable - Érudit

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Frontières

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Le rapport aux traitements médicamenteux chez des
personnes atteintes d’un cancer incurable
Suzanne Mongeau, Serge Daneault, Véronique Lussier and Louise Yelle

Volume 16, Number 1, Fall 2003                                               Article abstract
Remède ou poison ?                                                           This paper pursues an objective to better know and understand the
                                                                             relationship that exists between individuals afflicted with an incurable cancer
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1073762ar                                and the medications offered as treatment. A qualitative research guideline
DOI: https://doi.org/10.7202/1073762ar                                       based on the relevant literature has been selected. An analysis of an ensemble
                                                                             of personal narratives suggests that the relationship developed by the patients
                                                                             interviewed with the medication treatments is marked by a discourse of battle.
See table of contents
                                                                             Throughout the illness, patients adopt two different positions with respect to
                                                                             medications. To conclude, questions are raised with respect to the structure of
                                                                             the intervention services offered.
Publisher(s)
Université du Québec à Montréal

ISSN
1180-3479 (print)
1916-0976 (digital)

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Cite this article
Mongeau, S., Daneault, S., Lussier, V. & Yelle, L. (2003). Le rapport aux
traitements médicamenteux chez des personnes atteintes d’un cancer
incurable. Frontières, 16(1), 57–63. https://doi.org/10.7202/1073762ar

Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2003                This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                            (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                            https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

                                                                            This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                            Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
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                                                                            https://www.erudit.org/en/
R     E     C      H      E     R       C   H   E

                                                  LE RAPPORT
Résumé
À notre époque, l’expérience pharma-
cologique de la maladie cancéreuse est
devenue d’une grande complexité. Cette
                                               AUX TRAITEMENTS
                                               MÉDICAMENTEUX
étude poursuit comme objectif de mieux
connaître et comprendre le rapport que
des personnes affligées d’un cancer incu-
rable entretiennent à l’égard des traite-

                                               chez des personnes
ments médicamenteux. Un devis qualitatif
faisant appel à une analyse de contenu
par théorisation a été retenu. L’analyse de
l’ensemble des récits révèle que le rap-

                                                 atteintes d’un
port développé par les sujets rencontrés
à l’égard des traitements médicamenteux
s’inscrit dans une logique de combat.
Tout au long de la maladie, les sujets

                                                cancer incurable
adoptent deux postures différentes à
l’égard des médicaments. En guise de
conclusion, des questions en regard de la
structure des services offerts et en regard
de l’intervention sont soulevées.
Mots clés : cancer incurable – traite-
ments médicamenteux – combat –
intervention.

Abstract                                                                                          pharmacologique de la maladie cancéreuse
This paper pursues an objective to better                Suzanne Mongeau, Ph.D.,                  est devenue pour les personnes malades et
know and understand the relationship                          Travail social, UQÀM.
                                                                                                  pour les soignants d’une grande complexité.
that exists between individuals afflicted
with an incurable cancer and the medica-                                                          En effet, on retrouve une panoplie de médi-
                                                        Serge Daneault, M.D., Ph.D.,              caments qui peuvent être prescrits selon
tions offered as treatment. A qualitative                  Hôpital Notre-Dame, CHUM.
research guideline based on the relevant                                                          diverses combinaisons et qui peuvent être
literature has been selected. An analysis                                                         administrés par la bouche, par voies sous-
                                                         Véronique Lussier, Ph.D.,                cutanées, intramusculaires ou intraveineuses.
of an ensemble of personal narratives
                                                               psychologie, UQÀM.
suggests that the relationship developed                                                              En lien avec ces nombreuses avancées
by the patients interviewed with the                                                              au plan pharmacologique, plusieurs études
medication treatments is marked by a dis-                     Louise Yelle, M.D.,                 se sont penchées sur la problématique des
course of battle. Throughout the illness,                   FRCP, hémato-oncologue,
                                                           Hôpital Notre-Dame, CHUM.              traitements médicamenteux mais en l’abor-
patients adopt two different positions
                                                                                                  dant, cette fois-ci, sous un angle psycholo-
with respect to medications. To conclude,
questions are raised with respect to the                                                          gique et socioculturel. Jusqu’à maintenant,
structure of the intervention services            MISE EN CONTEXTE                                plusieurs aspects concernant, soit les expé-
offered.                                          Les progrès de la biomédecine au cours          riences reliées à la chimiothérapie, soit les
                                              des dernières décennies ont fait en sorte que       expériences reliées au soulagement de la
Key words: terminal cancer – medication       de nombreuses avancées ont été accomplies           douleur et des autres symptômes ont donné
treatments – battle – intervention.
                                              dans le traitement pharmacologique de la            lieu à des recherches. En ce qui a trait au
                                              maladie cancéreuse. Ces progrès concer-             soulagement de la douleur, de nombreuses
                                              nent, d’une part, le groupe des médicaments         études ont cherché à identifier les différents
                                              servant à éradiquer le cancer, à prolonger          facteurs pouvant expliquer que, malgré les
                                              la vie ou à améliorer sa qualité, comme c’est       avancées importantes faites dans ce champ,
                                              le cas avec la chimiothérapie, et, d’autre          il demeure un pourcentage important de
                                              part, le groupe des médicaments de soins            personnes souffrantes (Weiss et al., 2001 ;
                                              de confort servant à soulager la douleur            Fazeny et al., 2000). À cet égard, la litté-
                                              et les autres symptômes (nausée, vomisse-           rature suggère que cette situation serait
                                              ments, fatigue) pouvant être engendrés par          la résultante d’un ensemble de facteurs
                                              certains traitements ou par la maladie              telles de fausses conceptions sur les médi-
                                              elle-même. À notre époque, l’expérience             caments antalgiques, que ce soit du côté du

                                                                       57                                               FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
prescripteur ou des patients eux-mêmes, un
manque de communication entre les per-
sonnes malades et le personnel soignant et,
enfin, des lacunes dans les méthodes d’éva-
luation de la douleur (Ersek et al., 1999 ;
Kimberley et al., 1999). Plus précisément,
à partir du point de vue des personnes
atteintes, Ward et ses collègues (1993,
1998) ont identifié huit obstacles au soula-
gement de la douleur : 1) la peur de l’accou-
tumance, 2) les préoccupations au sujet de
la tolérance, 3) les préoccupations au sujet
des effets secondaires, 4) le fatalisme (la
douleur fait partie de l’expérience du cancer ;
elle est inévitable), 5) le désir d’être un bon
patient (les bons patients ne se plaignent
pas ; cela ennuie les médecins), 6) la peur
de distraire le médecin de la tâche de guérir
le cancer, 7) la préoccupation selon laquelle
une douleur qui s’accroît signifie que le
cancer progresse, 8) la peur des injections.
    Relativement à la chimiothérapie, cer-
taines études se sont penchées sur l’expé-
rience des personnes en traitement en
l’abordant selon le prisme de la qualité de
vie. Dans cette optique, la pertinence des
traitements a été examinée en considérant

                                                                                                                                                        André Clément, Chronotome
les risques et bénéfices de ceux-ci (Elit et al.,
2003 ; Simes et Coats, 2001 ; Jansen et al.,
2001 ; Silvestri et al., 1998). Les regrets des
personnes atteintes en regard de leur choix
de traitement ont également été explorés
(Clark et al., 2001). Les résultats de cette
étude établissent une corrélation entre les
regrets ressentis et le processus décision-         tion à l’égard de la maladie et des traite-       personnes malades s’empêchent de deman-
nel ayant prévalu lors du choix de traite-          ments reçus (Mills et Sullivan, 1999). Cer-       der des informations supplémentaires, car
ment. Les recherches qui ont étudié les             taines d’entre elles l’ont abordée en essayant    elles considèrent que le médecin manque de
attentes des personnes soumises à des trai-         de connaître le niveau de satisfaction des per-   temps et que d’autres malades peuvent avoir
tements de chimiothérapie ont quant à elles         sonnes atteintes quant à l’information reçue      des besoins plus importants que les leurs.
bien mis en relief à quel point ces traite-         (Uitterhoeve et al., 2003 ; Elf et Wikblad,           L’étude de The et al. (2000), de même
ments sont investis d’un espoir de guérison.        2001). On retrouve toutefois un ensemble          que celle de DelVecchio Good et al. (1993)
L’étude de Slevin et ses collaborateurs             de recherches provenant du domaine médi-          ont mis en lumière les diverses stratégies
(1990) révèle que la majorité des personnes         cal et du domaine de l’anthropologie qui ont      utilisées par les personnes malades et par
à qui des traitements de chimiothérapie ont         étudié cette vaste et complexe question de        les prescripteurs pour garder à distance
été proposés ont affirmé qu’elles accepte-          l’information en l’englobant dans le spectre      certaines informations. The et al. (2000)
raient de suivre les traitements, même s’il y       de la relation soignant-soigné et dans celui      démontrent la collusion qui prévaut entre
avait seulement un pour cent de chance de           du rapport entretenu par les sujets à l’égard     le médecin et la personne malade pour
guérison. Dans le même sens, pour ce qui            de leur maladie et de la mort. L’étude de         maintenir un optimisme trompeur à l’égard
est de la chimiothérapie palliative, l’étude        Leydon et al. (2000) a exploré les différentes    de la maladie et des traitements. Dans les
de Doyle et al. (2001) révèle que, même s’il        raisons qui pourraient expliquer pourquoi,        interactions, l’accent est mis sur la tech-
a été expliqué très clairement aux femmes           à différents moments de leur maladie, cer-        nicité des traitements, ce qui confirme
atteintes d’un cancer de l’ovaire que les trai-     taines personnes atteintes de cancer s’abs-       d’ailleurs ce que d’autres études avaient
tements avaient un but uniquement palliatif,        tiennent de rechercher des informations sur       aussi relevé (Uitterhoeve et al., 2003 ; Ford
un pourcentage important de participantes           leur maladie et son évolution. La confiance       et al., 1996). L’étude de DelVecchio Good
(42 %) pensait que les traitements allaient         que certaines personnes atteintes accordent       et al. (1993) a bien mis en relief le fait que
probablement les guérir. D’autres études ont        à leur médecin ressort comme un motif pour        les oncologues se voient confier le mandat
exploré plus spécifiquement les souffrances         s’abstenir de demander des informations           culturel de maintenir l’espoir chez les
engendrées par les effets secondaires des           supplémentaires. Pour ces patients, le            patients, ce que celle de Saillant (1988)
traitements comme, par exemple, la perte            médecin représente l’expert qui détient le        avait déjà mis en évidence. Pour remplir ce
des cheveux et la fatigue (Kallich et al.,          savoir. Dans cette perspective, ces mêmes         mandat, ils utilisent diverses stratégies. Pour
2002 ; Richer et Ezer, 2002 ; Morrow et al.,        patients craignent de transgresser leur rôle      éviter d’aborder le dénouement possible
2001 ; Williams et al., 1999).                      de malade et préfèrent être de bons patients.     de la maladie, les échanges entre médecins
    Mentionnons que l’on retrouve aussi un          Le besoin de préserver un espoir est évoqué       et soignés sont axés sur l’immédiateté, le
nombre significatif d’études qui ont cher-          comme un autre motif pour s’abstenir              calendrier des traitements, les effets secon-
ché à documenter la question de l’informa-          d’aller chercher des informations. Enfin, des     daires possibles et sur la vie quotidienne.

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types de cancers reflétant potentiellement
                                                                                                                             diverses expériences avec les traitements
                                                                                                                             reçus sont représentés dans l’échantillon :
                                                                                                                             poumon, sein, foie, ovaire, colon, cerveau,
                                                                                                                             gorge, système hématopoïétique, œsophage,
                                                                                                                             pancréas, voies biliaires et mélanome. Enfin,
                                                                                                                             les sujets provenaient de toutes les classes
                                                                                                                             sociales.
                                                                                                                                 Les données ont été recueillies à partir
                                                                                                                             de trois sources : 1) des entrevues indivi-
                                                                                                                             duelles semi-dirigées audio-enregistrées
                                                                                                                             effectuées par quatre cochercheurs, 2) des
                                                                                                                             notes de terrain prises par les interviewers,
                                                                                                                             3) les dossiers médicaux auxquels les sujets
                                                                                                                             avaient donné accès aux chercheurs par le
                                                                                                                             formulaire de consentement. L’analyse a été
                                                                                                                             effectuée à partir des transcriptions inté-
                                                                                                                             grales de tout le matériel recueilli. Ce
                                                                                                                             matériel a été codifié, catégorisé et analysé
                                                                                                                             en vue de définir des thématiques émer-
                                                                                                                             gentes. Celles-ci ont été soumises à l’accord
                                                                                                                             « interjuges » de trois des cochercheurs pro-
                                                                                                                             venant de quatre disciplines différentes
                                                                                                                             (médecine, anthropologie, psychologie, tra-
                                                                                                                             vail social), jusqu’à l’obtention du consen-
                                                                                                                             sus et saturation de l’information. Pour les
                                                                                                                             fins de cet article, seules les catégories ayant
                                                                                                                             trait aux traitements médicamenteux ont été

                                                                                                     André Clément, Sphère
                                                                                                                             retenues, traitées et analysées. Elles ont,
                                                                                                                             par la suite, été mises en relation afin que
                                                                                                                             nous puissions obtenir une compréhension
                                                                                                                             approfondie du rapport que les sujets
                                                                                                                             entretiennent à l’égard de l’ensemble des
                                                                                                                             traitements médicamenteux. La modélisa-
    Ce bref regard sur la littérature existante   a été retenu (Paillé, 1994 ; Paillé et Muc-                                tion s’est construite en établissant des liens
dans le domaine des traitements médica-           chielli, 2003 ; Strauss et Corbin, 1990). Pour                             entre les différents éléments constituant le
menteux pour des personnes atteintes d’un         faire partie de cette étude, les sujets devaient                           phénomène étudié. Celle-ci a été mise à
cancer nous permet de constater que les           avoir reçu le diagnostic d’un cancer incu-                                 l’épreuve par la recherche de cas négatifs
connaissances acquises, bien que significa-       rable et avoir été informés de celui-ci par                                et par une validation des résultats, auprès
tives, sont morcelées. Les diverses études        leur médecin traitant. Nous avons procédé                                  d’une partie de l’échantillon qui a participé
menées se sont penchées soit sur l’expé-          à un échantillonnage intentionnel dans le                                  à une deuxième entrevue (N = 5). Toutes les
rience des sujets en regard des médicaments       but de maximiser la variabilité des sujets.                                analyses ont été effectuées à l’aide du
pouvant servir à éradiquer le cancer ou à         Le recrutement s’est effectué dans plusieurs                               logiciel QSR NUD.IST®.
prolonger à tout le moins la vie, soit sur les    environnements de soins différents : hôpi-
médicaments de confort. Jusqu’à mainte-           taux universitaires, hôpitaux non universi-                                   LA DYNAMIQUE RELATIONNELLE
nant, aucune étude ne s’est penchée sur le        taires, services de soins palliatifs, cliniques                               SOIGNANT-SOIGNÉ
rapport que les personnes affligées d’un          de médecine familiale. Vingt-six sujets ont                                   Comme nous l’avons souligné précédem-
cancer incurable entretiennent à l’égard de       été recrutés entre le mois de novembre 1999                                ment, les résultats présentés dans cet article
l’ensemble des traitements médicamenteux,         et le mois de mai 2001. L’échantillonnage                                  proviennent d’une étude plus vaste poursui-
et ce depuis l’obtention du diagnostic d’incu-    a été réalisé en plusieurs étapes afin de per-                             vant comme objectif de mieux comprendre
rabilité. La présente étude cherche à pallier     mettre une analyse comparative des don-                                    la souffrance des personnes atteintes d’un
ce manque de connaissances en poursui-            nées. La conceptualisation initiale a donc                                 cancer incurable, et ce en étudiant le rôle,
vant comme objectifs de mieux connaître           été mise à l’épreuve par une seconde phase                                 sur ces souffrances, des interventions effec-
et comprendre ce rapport et d’identifier les      d’échantillonnage qui a donné naissance à                                  tuées par les soignants. À cet égard, les don-
principales caractéristiques qui s’en dégagent.   une théorie émergente, celle-ci validée par                                nées recueillies ont permis de mettre en
                                                  une troisième phase de recrutement axée                                    lumière une dynamique propre à la relation
   MÉTHODOLOGIE                                   sur la recherche de cas infirmatoires, aty-                                soignant-soigné, que l’on peut caractériser
    Les résultats présentés ici proviennent       piques ou négatifs. Toutes les personnes                                   par un évitement de la souffrance. Comme
de témoignages recueillis dans le cadre           identifiées par les médecins recruteurs ont                                chez les sujets rencontrés, cette dynamique
d’une étude plus vaste1 menée à Montréal          accepté de participer à l’étude. Toutefois,                                particulière constitue la toile de fond sur
et portant sur la souffrance des personnes        trois sujets n’ont pas été rencontrés en                                   laquelle se construit le rapport aux traite-
atteintes d’un cancer incurable. Compte           raison d’une détérioration rapide de leur                                  ments médicamenteux, il nous a semblé
tenu de la complexité du phénomène à              état de santé. Au total, l’échantillon était                               important de nous y attarder avant de consi-
l’étude, un devis qualitatif faisant appel        composé de 16 femmes et de 10 hommes                                       dérer les résultats portant spécifiquement
à une analyse de contenu par théorisation         dont l’âge variait entre 33 et 91 ans. Plusieurs                           sur les traitements médicamenteux.

                                                                         59                                                                         FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Le soignant, en tant qu’acteur et repré-       perçevant la réticence des soignants et du       (nausées, vomissements, fatigue) sont alors
sentant du système institutionnel de santé,        système à ouvrir les digues, en viennent, à      placés à l’arrière-scène. L’annonce de la fin
et le soigné sont engagés ensemble dans une        leur tour, à protéger le système.                des traitements de chimiothérapie vient
série d’interactions basées sur un évitement           Or cet enlisement dans la collusion ne       signer la défaite. Les sujets ressentent alors
de la souffrance qui s’opère de manière            peut durer qu’un temps puisque les per-          beaucoup d’amertume envers les traitements
circulaire. Malgré l’évidente inégalité du         sonnes atteintes vivent avec un cancer           de chimiothérapie et les effets toxiques
rapport de force en présence (le soignant          déclaré incurable. C’est ainsi que devant le     qu’ils ont engendrés. Avec l’annonce de
et le système au sein duquel il agit détien-       constat inéluctable de l’échec curatif, les      la fin des traitements, les sujets sont alors
nent un pouvoir plus important que celui           personnes malades ressentent une brusque         confrontés en direct avec la mort. Au niveau
que possède le soigné), on peut observer           dissolution du pacte conclu avec les soi-        des pratiques d’intervention, l’annonce de
une certaine forme d’accord implicite              gnants car ils ne peuvent plus lutter côte à     la fin des traitements est en général couplée
entre les deux parties quant à maintenir à         côte. Les sujets rencontrés ressentent alors     avec l’offre d’un transfert à l’équipe des
distance la souffrance. De part et d’autre, il     une certaine forme de désolidarisation face      soins palliatifs. Dans un premier temps, ce
s’agit d’abord de ne pas ouvrir les digues         à l’imminence de la mort, maintenant             transfert est perçu négativement. Par la
de la souffrance, de ne pas donner prise au        incontournable. À cette étape et dans un         suite, après avoir eu des contacts avec les
chaos et au désespoir que la maladie grave         premier temps, le transfert aux soins pal-       soignants des soins palliatifs, l’ensemble du
peut engendrer. Tout ce qui risque d’échap-        liatifs symbolise le terme d’un parcours fait    discours des sujets est orienté vers l’impor-
per au contrôle de soi est considéré comme         d’évitements. Les soins palliatifs écopent,      tance d’une mort paisible et sans douleur.
une menace.                                        en quelque sorte, de ce report de la souf-           Tout au long de la trajectoire de leur
    Au sein du système institutionnel, les         france. Pour les soignés qui, par la suite,      maladie, les combattants adoptent donc
interactions entre soignants et soignés            sont réceptifs à l’ouverture des soins pal-      deux postures différentes à l’égard des
s’opèrent dans un contexte qui décourage           liatifs pour ce qui est d’un lâcher prise à      médicaments. Pendant les traitements de
l’expression de la souffrance. Il suffit de        l’égard de la souffrance, il y a une certaine    chimiothérapie, ils prennent une position
penser à l’achalandage des unités de soins         amertume à voir celle-ci accueillie seule-       de guerrier qui garde l’espoir de guérir.
et à la surcharge de travail du personnel.         ment en fin de parcours. Paradoxalement,         Après l’annonce de la fin des traitements,
À cet égard, une femme qui avouait être            la dynamique relationnelle d’évitement de        leur imposant un changement de rythme
pleine d’inquiétude et d’appréhension nous         la souffrance qui a prévalu entre soignants      brutal, ils adoptent une position de vaincu.
indiquait comment elle avait fait face à ce        et soignés jusqu’à l’étape ultime produit        Le rapport aux médicaments développé
contexte : « J’ai pas commencé à y parler          exactement ce qu’elle cherchait à éviter ;       pendant le combat, de même que celui
de ça. Pas grand temps… J’ai dix minutes           une souffrance qui s’additionne à celle que      développé après la défaite sont maintenant
avec elle. Pis c’est plein dans la salle           le seul fait de la maladie implique. Dans la     décrits et analysés dans ce qui suit.
d’attente. Non, elle ne me connaît pas »           présentation des résultats qui suivent, nous
(Louise). Il semble donc que les personnes         verrons comment cette dynamique parti-              PENDANT LE COMBAT
souffrantes doivent se résoudre à taire beau-      cipe des rapports que les sujets entretiennent      Comme nous l’avons déjà souligné, pour
coup de choses. Les sujets rencontrés ont          avec les traitements médicamenteux.              contrer l’effroi qui les a submergés lors du
aussi mentionné la rigidité du système ; pour                                                       diagnostic de l’incurabilité, tous les sujets
eux, il est risqué de vivre le doute, de porter       RÉSULTATS                                     rencontrés se sont mobilisés rapidement
un regard critique sur les soins reçus, de             L’analyse de l’ensemble des récits révèle    et se sont engagés avec énergie dans un
poser des questions, d’insister. Les per-          que le rapport développé par les sujets ren-     combat contre la maladie et la mort : « […]
sonnes atteintes ressentent l’importance,          contrés à l’égard des traitements médica-        là, j’ai piqué ma crise dans l’bureau du
voire la nécessité de ne pas s’aliéner le          menteux s’inscrit dans une logique bien          médecin, pis après, je me suis dit je suis
personnel soignant si elles veulent être en        spécifique : celle du combat. Un combat          capable de me battre, je suis capable de
mesure de vaincre le cancer. Les demandes          mené, bien sûr, contre la maladie grave,         passer par-dessus. Pis je me suis toujours
que les sujets perçoivent du système, et aux-      mais aussi et surtout contre la mort. Selon      battue » (Lynne)2. Dans cette logique du
quelles dans la très grande majorité des cas       l’évolution de la maladie, mais toujours         combat, les traitements de chimiothérapie
ils obéissent, sont en fait des demandes           dans la logique du combat, les médicaments       sont alors fortement investis. Ils signent,
propres à la culture ambiante : on doit être       sont perçus tantôt comme des armes puis-         bien sûr, la gravité de la maladie, mais ils
courageux, stoïque et positif. Au cœur de          santes, tantôt comme des adversaires redou-      incarnent surtout un espoir de guérison, et
cet enchaînement d’interactions, la souf-          tables, tantôt comme des alliés qui peuvent      ce, même si tous les sujets ont été avisés du
france est à l’étroit. Elle doit prendre des       apporter un répit temporaire. Bien que les       caractère incurable de leur cancer :
proportions raisonnables, être contenue et         sujets aient fait référence dans leur discours
                                                                                                       Ah ! Au début, je me disais si… si j’ai
se vivre sur le mode de la sagesse. En quête       à différents médicaments, c’est principa-
                                                                                                       des traitements de chimio, ça veut dire
de structure et de remparts contre la mort,        lement autour des traitements de chimio-
                                                                                                       que c’est quasiment la fin, t’sais […]
les sujets malades vont ainsi se plier à ces       thérapie que s’organise le rapport aux
                                                                                                       Au début, j’ai pensé ça, après ça, je me
contraintes et s’adapter à l’étroitesse de cette   traitements médicamenteux.
                                                                                                       suis dit, il y en a beaucoup qui sont…
zone car leurs propres besoins cadrent avec            Après l’annonce du diagnostic où une
                                                                                                       qui ont passé au travers ça fait que je
les exigences du système. Où il y aurait lieu      frayeur extrême a été ressentie à l’égard de
                                                                                                       me suis dit, ben, j’vas essayer. Pis j’ai
de s’attendre à une évolution plus souple          la mort, tous les sujets rencontrés se sont
                                                                                                       continué à avoir les traitements.
vers l’issue fatale de la maladie, on observe      mobilisés rapidement pour mettre en branle
                                                                                                       (Adèle)
une certaine forme d’enlisement dans la col-       le combat. À cette étape, la chimiothérapie,
lusion. En somme, de leur côté les soignants       même si elle n’a que des visées palliatives,        Dans leur état de grande vulnérabilité,
pressentent et respectent en quelque sorte         est perçue comme l’arme la plus efficace         les personnes malades ont besoin de pro-
le besoin des sujets de se prémunir contre         pour mener la bataille. Les médicaments          tection et tous les médicaments prescrits
un risque de débordement d’expression              antalgiques et ceux qui sont administrés         visant à vaincre le cancer sont perçus, dans
de la souffrance et de leur côté les sujets,       pour soulager les différents inconforts          ce contexte, comme des armures qui les

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                               60
prêts à prendre une position d’objet face à
                    DEVANT LE CONSTAT INÉLUCTABLE DE L’ÉCHEC CURATIF,                                la médecine. Ils ont alors besoin de croire
  LES PERSONNES MALADES RESSENTENT UNE BRUSQUE DISSOLUTION                                           en leur médecin. Ils mettent en lui une
                                                                                                     confiance absolue, aveugle et inébranlable.
                                        DU PACTE CONCLU AVEC LES SOIGNANTS                           Ils idéalisent la médecine à travers le méde-
                                                                                                     cin. Ils investissent leur médecin d’un pou-
                              CAR ILS NE PEUVENT PLUS LUTTER CÔTE À CÔTE.                            voir surhumain et le perçoivent comme un
                                                                                                     être capable d’exterminer leur ennemi, com-
                                                                                                     me l’exprime Florence : « T’sais, bon, t’as un
préservent de l’ennemi. Ils sont en quelque       gonflements), plusieurs éléments de leur           cancer, on va essayer ça, c’est supposé
sorte des remparts contre la mort comme           discours révèlent qu’à cette étape, ils sont       marcher. Si le docteur te dit, c’est supposé
en témoigne Solange :                             prêts à « en endurer », car comme le disait        marcher, c’est parce que ça va marcher. »
                                                  un des sujets, ils veulent guérir : « […] Là       D’autres veulent toutefois garder un statut
   Pis après ça, au fur et à mesure que tu
                                                  j’ai dit : Mon Dieu ! Donnez-moi des souf-         de sujet même s’ils s’inscrivent dans une
   lis pis qu’il y a de la chimio pis tout ça,
                                                  frances, donnez-moi des douleurs, mais si          logique de combat. Ils veulent garder une
   toute l’évolution, ça fait que ça devient
                                                  vous gardez la vie, j’accepte » (Berthe). Le       position active dans les traitements. Ils ont
   moins noir au bout, là. Parce qu’au
                                                  chemin vers la guérison est donc perçu,            besoin de se faire reconnaître comme per-
   début, là, c’est un tableau noir, là. Tu
                                                  comme l’avait déjà souligné Chicaud                sonne et ils refusent une relation d’infanti-
   vois pas rien en avant, là. Il faut qu’il
                                                  (1998), comme un combat de type sacrifi-           lisation. Ils veulent rester acteur de leur
   s’éclaircisse ce tableau-là.
                                                  ciel. Pour certains, tout se passe comme s’il      propre vie.
   De plus, les traitements de chimiothé-         fallait encore souffrir pour guérir. Pendant
                                                                                                        […] J’ai dit, moi, je veux pas de
rapie semblent contrer, chez certains, l’effet    le traitement, la majorité exprime donc peu
                                                                                                        quelqu’un qui contrôle ma vie en
de chaos et de désordre créé par la maladie       d’agressivité envers les effets secondaires,
                                                                                                        entier pis qui décide de tout, pis que je
et par la peur de mourir. Ils constituent en      qui les rendent bien souvent plus malades
                                                                                                        n’ai jamais, jamais, mon mot à dire. Je
ce sens un repère structurant, ne serait-ce       que la maladie elle-même. Les témoignages
                                                                                                        regrette, mais moi je ne fais pas partie
que par le rythme que la prise de ceux-ci         laissent entendre qu’ils craignent de réac-
                                                                                                        de ces patientes-là […] qui se laissent
impose. Paradoxalement, ils introduisent          tiver leur ennemi en exprimant leur agres-
                                                                                                        faire. […] J’veux bien faire confiance,
une certaine continuité dans cette expé-          sivité. « […] Ça m’étouffe, ça me gonfle
                                                                                                        mais faire confiance et fermer les yeux
rience de rupture que constitue la maladie        jusque-là ces médicaments-là, mais ils sont
                                                                                                        et pas savoir dans quoi on s’embarque
grave. Par ailleurs, chez certains, la prise      efficaces pour la tumeur, ça fait que là,
                                                                                                        c’est pus faire confiance, là. C’est
de médicaments pouvant éradiquer le               là-dessus, ça l’emporte. » (Sophie)
                                                                                                        comme quasiment de l’aveuglement.
cancer mais engendrant des effets secon-              Pendant le combat, l’incertitude, les dou-
                                                                                                        Alors, moi, je me suis sentie, comme
daires importants leur rappelle la maladie        tes, l’ambivalence quant à l’efficacité des
                                                                                                        une enfant, traitée comme une enfant.
qu’ils essaient d’oublier : « Tu passes devant    traitements est rarement abordée directe-
                                                                                                        Vraiment, l’infantilisation… Tu sais
le miroir pis tu te vois, pas un poil sur la      ment. Les sujets y font parfois allusion, mais
                                                                                                        plus ce que tu veux, tu sais plus ce que
tête, tu te vois amaigrie ou enflée, moi, c’est   seulement en effleurant l’idée. À cette pé-
                                                                                                        t’es, tu sais plus si tu as le droit de
la maladie que je vois. » (Françoise)             riode, certains semblent même éprouver des
                                                                                                        parole […] (Céline)
   Plusieurs récits dévoilent que les per-        difficultés à prononcer le mot morphine,
sonnes atteintes sont prêtes « presqu’à           comme si ce médicament était associé de                Pour les personnes de ce groupe, il est
tout » pour rester en vie. Certaines sont         trop près à la mort. Les sujets semblent           important que les prescripteurs reconnais-
parfois prêtes à payer des coûts astrono-         avoir oublié que les traitements de chimio-        sent qu’elles possèdent une expertise spé-
miques pour des médicaments, si cela peut         thérapie n’ont qu’une visée palliative. Pen-       cifique liée au fait que ce sont elles qui
les sauver de la mort. D’autres partent à la      dant le combat, l’atmosphère qui semble            prennent les médicaments et qui en ressen-
recherche de la pilule ou du traitement           régner entre les prescripteurs et les per-         tent les effets. Dans leur logique, elles sont
miracle qui pourrait les guérir. Elles font       sonnes malades s’apparente à ce que The            les mieux placées pour décider d’arrêter de
des démarches pour trouver le meilleur            et al. (2000) ont appelé « l’aura curative ».      prendre un médicament qui engendre trop
médecin en ville, celui qui pourra leur offrir    Il y a toujours, sous-entendu, un espoir de        d’inconforts. Toutefois, même celles qui
un traitement, alors qu’un autre les aura         triompher du mal, de faire mentir les              veulent être reconnues comme sujets et
déjà avisées de la futilité d’entreprendre        statistiques, d’être l’exception, le miracle.      partenaires ne souhaitent pas se faire trop
d’autres traitements. Dans leur logique, tout     Le prolongement de la vie par les traite-          directement rappeler par leur médecin la
se passe comme si chaque médecin pouvait          ments de chimiothérapie, même quand il             visée palliative des traitements. Leur posi-
concocter sa propre potion magique :              s’agit « clairement» d’un simple report            tion à l’égard de l’information ne s’inscrit
                                                  d’échéance ou d’une amélioration de la             pas dans une logique binaire, celle de savoir
   […] Ça fait que finalement une de mes
                                                  qualité de vie à court terme, finit par res-       ou ne pas savoir. Leurs besoins et leurs
   amies a trouvé des recherches, elle a
                                                  sembler à une promesse d’immortalité :             attentes sont plus complexes qu’il peut
   trouvé des chercheurs à Toronto pis en
                                                  « […] Je me suis dit qui fallait pas que je        paraître. À cet effet, le discours de Céline
   Ontario, pis des recherches sur le
                                                  m’arrête à ça. J’ai dit j’vas défier les statis-   traduit de manière éloquente le rapport
   Vincristine pour les tumeurs au
                                                  tiques […] J’ai dit, il aura pas ma peau           ambigu que certaines personnes affligées
   cerveau et elle dit c’est à Notre-Dame,
                                                  comme ça, lui, là. » (Solange)                     d’un cancer incurable peuvent entretenir à
   c’est le Docteur G. Ça fait qu’on a fait
                                                      Pendant le combat, la relation avec le         l’égard de l’information. Ainsi, d’une part,
   les démarches. (Sophie)
                                                  prescripteur est fortement investie. La            elle soutient qu’elle désire savoir :
   Même si les traitements de chimiothé-          parole du médecin revêt en effet une très
rapie les rendent souvent très malades            grande importance. On retrouve toutefois              […] me semble que c’est clair ; pas
(nausées, vomissements, fatigue) et trans-        deux postures différentes à l’égard du pres-          besoin d’être psychologue pour
forment leurs corps (chute des cheveux,           cripteur. Pour rester en vie, certains sont           comprendre que la personne que t’as

                                                                         61                                                FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
devant toi, le patient ou la patiente que
   t’as devant toi elle est de celles ou de                             POUR RESTER EN VIE, CERTAINS SONT PRÊTS À PRENDRE
   ceux qui veut savoir. […] Elle ne veut
   pas s’en aller en ne sachant pas, pis en                                           UNE POSITION D’OBJET FACE À LA MÉDECINE.
   restant dans les limbes […].
   D’autre part, sa réaction devant le rappel     traitements : « Ça m’a débiné au coton, j’ai         des inconforts revêt alors une importance
du médecin quant à l’aspect palliatif du trai-    eu l’impression que lui, ce qu’il se disait,         capitale, même si certains éprouvent encore
tement met en relief son besoin de garder         c’est qu’il y avait pus rien à faire. On laisse      des réticences par rapport à la morphine.
une distance avec le caractère incurable          aller, bon, on mettra les soins palliatifs. Lui,     En soins palliatifs, les personnes parlent de
de son cancer :                                   son impression, c’est qu’il y avait rien à faire     la douleur et de l’importance de son soula-
   […] On me dit : « Ah ! C’est beau, pour        pour moi » (Édouard). Pour les sujets ren-           gement, alors qu’auparavant, pendant le
   le moment, c’est stable. » […] J’pense         contrés, cette formule a été perçue comme            combat, ils avaient accordé peu de place à
   la prochaine fois que j’vais voir              une condamnation à mort.                             cette dimension : « […] C’est la première
   l’oncologue, j’vais y dire : « J’aimerais          Par rapport au mode guerrier endossé             fois [à l’unité des soins palliatifs] qu’ils
   ça que vous marquiez un petit mot              par les sujets pendant les traitements de            réussissent à contrôler ma douleur par les
   dans votre dossier, que vous puissiez          chimiothérapie, l’arrêt de ceux-ci impose            médicaments » (Mylène).
   bannir pour le moment. Gardez juste            l’adoption d’un changement de posture
   c’est beau et l’état est stable, oublions      radical. Plusieurs ont décrit ce moment                 QUESTIONNEMENTS
   le pour le moment. » […] Moi, je               comme s’ils ne l’avaient pas vu venir. Pour             ET IMPLICATIONS
   trouve que ce petit mot-là pour le             eux, l’espoir a été brisé trop brusquement               Les résultats recueillis dans cette étude
   moment, c’est l’image de l’épée de             et de manière absolue. L’abandon de la lutte         soulèvent un certain nombre de questions
   Damoclès : « Ma fille, profites-en parce       ne s’est donc pas vécu dans le cadre d’une           en regard de la structure même des services
   que la rechute va arriver. »                   transition progressive. De plus, comme               offerts et en regard de l’accompagnement
                                                  l’annonce de la fin des traitements est sou-         et de l’intervention. Nous avons mis en évi-
    Même si les sujets rencontrés adoptent        vent couplée avec l’offre de soins palliatifs,       dence comment les sujets, dans leur par-
des positions différentes à l’égard du pres-      les sujets se sont sentis abandonnés. Ils            cours, doivent faire face à un changement
cripteur, tous ont exprimé, d’une façon ou        doivent affronter une double perte : faire           de rythme brutal à l’égard de la maladie et
d’une autre, le besoin qu’on s’intéresse à eux    le deuil d’une guérison possible et perdre           des significations accordées aux traitements
comme personne et ce, au-delà des aspects         le médecin qui les avait suivis jusqu’alors.         médicamenteux. Lorsqu’ils reçoivent des
techniques des traitements. Ils n’ont donc            Le passage à la sphère « où l’on ne se           traitements de chimiothérapie et qu’ils
pas toujours besoin d’en savoir davantage.        bat plus », associé à l’offre de soins palliatifs,   relèvent de l’équipe d’oncologie, les sujets
Ils demandent plutôt un accompagnement            prend bien sûr dans un premier temps une             adoptent la position d’un combattant qui
et une présence de la part de quelqu’un qui       connotation négative. Certains, comme                cherche à guérir à tout prix et à repousser
soit en mesure de rentrer dans leur monde         Solange, se sentent dévalorisés : « J’me suis        la mort dans ses plus lointains retran-
et dans leur logique.                             dit : Débrouille-toi toute seule, ma fille […]       chements. À cette étape, ils perdent de vue
                                                  parce que là, j’suis plus un gros cas                la visée palliative des traitements, ce qui
   LA DÉFAITE… ET APRÈS                           pour eux autres, dans l’fond. » D’autres,            confirme certains résultats de l’étude de
   Le rapport aux traitements médicamen-          comme Sophie, perçoivent les soins pallia-           Doyle (2001). Avec l’annonce de la fin des
teux se modifie lorsque les sujets sont pla-      tifs comme un mouroir :                              traitements, les sujets sont habituellement
cés, sans ambiguïté, devant l’inutilité de la                                                          pris en charge par l’équipe des soins pallia-
                                                     Ah ! Les soins palliatifs, pour moi, c’est
poursuite des traitements de chimiothéra-                                                              tifs et ils sont encouragés à adopter une
                                                     tous des p’tits vieux, pis tu t’en vas
pie. Pour tous, la fin de ceux-ci vient signer                                                         position de « lâcher prise » tout en espérant
                                                     mourir ben raide […] ils te disent que
la défaite. Plusieurs ont évoqué, d’une                                                                une mort paisible accompagnée d’un soula-
                                                     tu peux mourir, tu peux partir […] ils
manière ou d’une autre, la forte impression                                                            gement de la douleur adéquat. Or comme
                                                     font ce qu’ils pensent bien faire, mais
de non-sens qui les a alors habités. À quoi                                                            ce changement de rythme brutal semble
                                                     toi en tant que mourant, ça fait pas ton
sert d’avoir mis autant d’énergie dans la                                                              difficile à assimiler et à digérer, on peut se
                                                     affaire, parce que tu veux pas mourir.
bataille et d’avoir subi tous ces effets secon-                                                        demander s’il n’y aurait pas avantage à ce
daires si tout cela se termine par la défaite ?      Bref, tout ce qui est palliatif se trouve         que le monde de l’oncologie et celui des
Au cours de cette période, les sujets ren-        dans un premier temps assimilé à l’aban-             soins palliatifs s’interpénètrent davantage,
contrés se permettent plus facilement de          don et à la mort.                                    ce qui pourrait assouplir le passage du
libérer leur agressivité face aux divers trai-       La perception des sujets à l’égard des            curatif au palliatif. Dans cette perspective,
tements subis, et, d’autre part, par rapport      soins palliatifs et à l’égard des médicaments        on peut penser que des changements
à ceux qui les ont prescrits. Parallèlement       prescrits se modifie par la suite lorsqu’ils         devront être apportés à la structure même
au sentiment d’absurdité et d’injustice           sont en contact avec l’équipe des soignants.         des services.
ressenti devant l’échec, plusieurs sujets         Les soins palliatifs sont alors perçus non               Nous avons également identifié la pré-
mentionnent l’impuissance qu’ils ont alors        plus seulement comme un endroit où l’on              sence de deux tendances à l’intérieur de
ressentie : « J’avais… j’avais pas de muni-       va mourir, mais aussi comme un lieu où               notre échantillon. Certaines personnes
tions, j’avais rien, complètement démuni »        l’on peut recevoir des petits soins et des           malades préfèrent mettre leur vie et leur
(Benoît).                                         petites attentions : « […] Pis tout l’monde          corps entre les mains de la médecine alors
   Plusieurs ont aussi fait référence au fait     est fin, pis tout l’monde est gentil, tout           que d’autres veulent jouer un rôle actif dans
que leur oncologue avait utilisé dans des         l’monde est prévenant » (Florence). Dans             leur traitement. Pour les personnes du pre-
termes plus ou moins explicites la formule        ce lieu et à cette étape de la maladie, le           mier groupe, la notion de participation aux
« On ne peut plus rien pour vous » afin de        rapport aux médicaments antalgiques se               traitements ne semble donc pas faire de sens
leur signifier l’inutilité de la poursuite des    modifie. Le soulagement de la douleur et             et pourrait même soulever des angoisses

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                                62
additionnelles si elle était présentée comme         mation preferences », Cancer Nursing, no 24,         SILVESTRI G., R. PRITCHARD et H. WELCH
un impératif, alors que pour celles du               p. 351-356.                                          (1998). « Preferences for chemotherapy in
                                                                                                          patients with advanced non-small cell lung
deuxième groupe, il importe de reprendre             ELIT, L., C. CHARLES, I. GOLD, A. GAFNI,
                                                     S. FARRELL, S. TEDFORD, D. DAL BELLO                 cancer : Descriptive study based on scripted
un certain contrôle sur leur vie, que le                                                                  interviews », British Medical Journal, no 317,
cancer leur a enlevé, en adoptant une posi-          et T. WHELAN (2003). « Women’s percep-
                                                     tions about treatment. Decision making for           p. 771-775.
tion active. Nous avons toutefois relevé que
                                                     ovarian cancer », Gynecology Oncology,               SIMES, R.J et A.S. COATS (2001). « Patient
même les personnes qui veulent être recon-           vol. 28, no 2, p. 89-95.                             preferences for adjuvant of early breast
nues comme sujets et partenaires à part                                                                   cancer : How much benefit is needed ? »,
                                                     ERSEK, M., B. MILLER-KRAYBILL,
entière entretiennent un rapport ambigu,             A. DU PEN (1999). « Factors hindering                Journal of the National Cancer Institute,
voire paradoxal à l’égard de l’information.          patient’s use of medications for cancer pain »,      no 30, p. 146-152.
Elles veulent à la fois savoir et ne pas savoir.     Cancer Practice, vol. 7, no 5, p. 226-232.           SLEVIN, M.L., L. STUBBE, H.J. PLANT
Au-delà de ces divergences, tous les sujets          FAZENY, B., M. MUHM, I. HAUSER, C.                   et al. (1990). « Attitudes to chemotherapy :
apprécient que les échanges avec les soi-            WENZEL, P. MARES, A. VBERZLANO-                      Comparing views of patients with cancer
gnants ne se résument pas aux aspects tech-          VICH, H. HAGMEISTER et C. MAROSI                     with those of doctors, nurses and general
                                                                                                          public », British Medical Journal, no 300,
niques des traitements. Les résultats ont            (2000). « Barriers in cancer pain manage-
                                                                                                          p. 1458-1460.
également mis en relief comment le rapport           ment », The Middle European Journal of
entretenu par les sujets à l’égard des trai-         Medicine, p. 978-981.                                STRAUSS, A. et J. CORBIN (1990). Basics
                                                     FORD, S., L. FALLOWFIELD et S. LEWIS                 of Qualitative Research. Grounded Theory.
tements médicamenteux ne s’inscrit pas                                                                    Procedures and Techniques, Newbury Park,
dans une logique rationnelle.                        (1996). « Doctor-patient interactions in
                                                                                                          Sage Publications, 263 p.
    Devant ces différents constats, il con-          oncology », Social Science and Medicine,
                                                     vol. 42, no 11, p. 1511-1519.                        THE, A.M, T. HACK, G. KOETER et G.
vient de se demander comment, dans leurs                                                                  VAN DER WAL (2000). «Collusion in doctor-
pratiques d’intervention, les soignants peu-         JANSEN, S., J. KIEVIT, M. NOOIJI et al.
                                                                                                          patient communication about imminent death:
                                                     (2001). « Patients’ preferences for adjuvant
vent prendre en considération la nature                                                                   An ethnographic study », British Medical
                                                     chemotherapy in early-stage breast cancer :
évolutive, paradoxale, idiosyncrasique et            Is treatment worthwile ? », British Journal          Journal, no 321, p. 1376-1381.
irrationnelle du rapport développé entre les         of Cancer, no 84, p. 1577-1585.                      UITTERHOEVE, R., E. DUIJNHOUWER,
personnes malades, leur maladie et les trai-                                                              B.AMBAUM et T. ACHTERBERG (2003).
                                                     KALLICH, J.D, N.S. TCHEKMEDYIAN,
tements médicamenteux subis. À cet effet,                                                                 « Turning toward the psychosocial domain
                                                     A.M. DAMIANO, J. SHI, T.J. BLACK et
les sujets rencontrés ont fourni dans leurs          M.H. ERDER (2002). « Psychological out-              of oncology nursing : A main analysis in the
récits quelques pistes de réponse. Ils sou-          comes associated with anemia-related fatigue         Netherlands », Cancer Nursing, no 26, p. 18-27.
haitent, bien sûr, une compétence scienti-           in cancer patients », Oncology, vol. 16, no 9,       WARD, S.E, K. CARLSON-DAKES, S.H.
fique, mais aussi un accompagnement.                 p. 117-124.                                          HUGUES, K.L. KWEKKEBOOM et H.S.
                                                                                                          DONOVAN (1998). « The impact on quality
Ce dernier impliquerait un intérêt de la             KIMBERLY, L., M.A. PARGEON et J. HAILEY
                                                     (1999). « Barriers to effective cancer pain          of life of patient-related barriers to pain ma-
part du soignant pour l’univers du soigné,                                                                nagement », Research Nursing Health,
c’est-à-dire un espace d’écoute pour ses             management : A review of the literature »,
                                                     Journal of Pain and Symptom Management,              no 21, p. 405-413.
ambivalences, ses contradictions, et l’uni-
                                                     vol. 18, no 5, p. 32-42.                             WARD, S.E, N. GOLDBERG, V. MILLER-
cité de son expérience de la maladie. Bref,                                                               MCCAULEY et al. (1993). « Patient-related
un accompagnement qui saurait médiatiser             LEYDON, G., M. BOULTON, C. MOYNIHAN,
                                                     A. JONES, J. MOSSMAN, M. BOUDIONI                    barriers to management of cancer pain », Pain,
le rapport que les personnes malades entre-          et K. MCPHERSON (2000). « Cancer patients’           no 52, p. 319-324.
tiennent à l’égard de la mort et qui pourrait,       information needs and information seeking            WEISS, S.C., L.L. EMANUEL, D.L. FAIR-
par conséquent, assouplir le rapport aux             behavior : In depth interview study », Bri-          CLOUGH et E.J. EMANUEL (2001). « Under-
traitements médicamenteux3.                          tish Medical Journal, no 320, p. 909-913.            standing the experience of pain in terminally
                                                     MILLS, M.E. et K. SULLIVAN (1999).                   ill patients », The Lancet, vol. 357, p. 1311-
   Bibliographie                                                                                          1315.
                                                     « The importance of information giving for
   CHICAUD, M.-B. (1998). La crise de la             patients newly diagnosed with cancer : A             WILLIAMS, J., C. WOOD, P. CUNNINGHAM-
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   CLARK, J., N. WRAY et C. ASHTON                                                                        Nursing Forum, no 26, p. 1463-1468.
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   Regrets and quality of life among men treated     KOK, J.A. ROSCOE et S. MATTESON
                                                     (2001). « Fatigue associated with cancer             Notes
   for metastatic prostate cancer », Journal of
   Clinical Oncology, no 19, p. 72-80.               and its treatment », article présenté dans le     1. Cette étude a bénéficié d’une subvention
                                                     cadre du Symposium Supportive Care in                de recherche octroyée par les Instituts de
   DELVECCHIO GOOD, M.-J., T. MUNA-                  Cancer à Copenhague, Danemark.                       recherche en santé du Canada.
   KATA et Y. KOMAYASHI (1993). « Temps
   narratif et incertitude en médecine clinique »,   PAILLÉ, P. (1994). L’analyse par théorisation     2. Afin de préserver l’anonymat des sujets ren-
   Anthropologie et Sociétés, vol. 17, nos 1-2,      ancrée, Cahiers de recherche sociologique,           contrés, tous les prénoms utilisés dans les
   p. 79-98.                                         no 23, p. 147-181.                                   verbatims sont fictifs.
   DOYLE, C., M. CRUMP, M. PINTILIE et               PAILLÉ, P. et A. MUCCHIELLI (2003).               3. Les auteurs remercient Mme Camille Allaire,
   A. OZA (2001). « Does palliative chemothe-        L’analyse qualitative dans les sciences              étudiante en études littéraires, pour ses judi-
   rapy palliate ? Evaluation of Expectations,       humaines et sociales, Paris, Armand Colin.           cieux conseils quant à la rédaction de cet
   outcomes, and costs in women receiving            RICHER, M.C. et H. EZER (2002). « Living             article. Ils remercient également Mme An-
   chemotherapy for advanced ovarian cancer »,       in it, living with it, and moving on : Dimen-        dréa Monette, étudiante en travail social,
   Journal of Clinical Oncology, no 19,              sion of meaning during chemotherapy »,               pour son aide quant à la recension des écrits.
   p. 1226-1274.                                     Oncology Nursing Forum, vol. 29, no 1,
   ELF, M. et K. WIKBLAD (2001). « Satisfac-         p. 113-119.
   tion with information and quality of life in      SAILLANT, F. (1988). Cancer et culture.
   patients undergoing chemotherapy for cancer.      Produire le sens de la maladie, Montréal,
   The role of individual differences in infor-      Éditions Saint-Martin.

                                                                         63                                                    FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
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