Le tourisme à l'épreuve des paradigmes post et décoloniaux
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Via Tourism Review 16 | 2019 Le tourisme à l'épreuve des paradigmes post et décoloniaux Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux Linda Boukhris et Emmanuelle Peyvel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/viatourism/4097 ISSN : 2259-924X Éditeur Association Via@ Référence électronique Linda Boukhris et Emmanuelle Peyvel, « Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux », Via [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 30 mars 2020, consulté le 19 avril 2020. URL : http:// journals.openedition.org/viatourism/4097 Ce document a été généré automatiquement le 19 avril 2020. Via Tourism Review est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 1 Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux Linda Boukhris et Emmanuelle Peyvel Les études touristiques face à la réception du paradigme postcolonial : une exception française 1 Alors que la France représente dans l’histoire mondiale le deuxième empire colonial et que celui-ci a été un puissant vecteur de la mondialisation touristique (Zytnicki et Kazdaghli, 2009 ; Baranowski et Furlough, 2001), peu de travaux francophones portent encore sur la dimension postcoloniale des pratiques, lieux et imaginaires du tourisme contemporain comme sur la production normative qui régit son organisation économique, sociale et politique (Boukhris et Chapuis, 2016). Notre démarche en tant que co-éditrices de ce numéro spécial visait à répondre à cette lacune. La genèse de ce questionnement s’enracine dans nos propres parcours de recherche, marqués par des circulations entre plusieurs espaces académiques et caractérisés par des recherches dans des contextes postcoloniaux différents : les Amériques (Costa Rica, Caraïbe) et l’Europe ainsi que la postcolonialité socialiste (Bayly, 2007 ; Pelley, 2002) depuis l’ancienne colonie française du Vietnam. Notre discours est également situé depuis la France, qui semble faire figure d’exception dans la production et la réception du paradigme postcolonial du fait des difficultés et du silence assourdissant qui caractérisent leurs mobilisations dans les travaux de recherche ou les enseignements. On retrouve quelques tentatives précoces d’introduction de ces approches en géographie (Staszak et alii., 2003 ; Collignon, 2007 ; Chivallon, 2007), suivies néanmoins d’oppositions virulentes (Lacoste, 2010). Notre perspective située nous oblige à revenir sur cette réception du paradigme postcolonial en France, invitant les lecteurs internationaux de la revue Via à réaliser ce même exercice d’analyse critique de leurs traditions académiques nationales respectives ou à le réexplorer. Cet examen s’avère être un laboratoire des enjeux de nos sociétés contemporaines et en particulier, de la Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 2 façon dont celles-ci engagent le dialogue avec leur passé esclavagiste, colonial et/ou impérial. 2 Cette situation n’a rien de spécifique à la géographie ou aux études touristiques : elle tient plus globalement à la place à la fois marginale et polémique qu’occupe le paradigme postcolonial en France (Bancel, 2012). Cette « constellation intellectuelle dense et protéiforme » (Mbembe, 2010) s’installe tardivement dans le paysage académique français : alors que la contribution majeure d’Edward Saïd est publiée en 1978, il faut attendre 1980 pour qu’elle soit traduite en français et 2006 pour qu’un premier colloque soit organisé sur la “situation postcoloniale” à l’EHESS (Smouts, 2007), donnant lieu à des critiques sévères (Amselle, 2008 ; Bayart, 2010). Pourtant, des éléments avaient été formulés en France avant les années 1980 (Ballandier, 1951), mais ils furent longtemps cantonnés à l’étude d’une période historique limitée, celle de l’indépendance à laquelle accédaient les anciennes colonies, durant laquelle l’appareil étatique colonial fut transformé. Or, le terme de « postcolonial » n’est pas seulement un concept historique, il revêt une dimension épistémologique bien plus large (Lazarus, 2006), permettant de déconstruire « les discours idéologiques de la modernité, qui tentent de conférer une « normalité » hégémonique au développement inégal et à l’histoire différenciée, et souvent déséquilibrée, des nations, des races, des communautés et des peuples ». (Bhabha, 1994, p. 171). En cela, il s’agit d’un paradigme, et c’est bien comme tel que nous l’avons envisagé dans ce numéro. Il ne s’agit donc pas ici de réduire la dimension postcoloniale à la stricte période qui s’ouvre après la colonisation, comme si cette dernière se résumait à un effet de conjoncture dont il faudrait se repentir (Lefeuvre, 2006). L’objectif est plutôt de comprendre non seulement l’ensemble des implications de la colonisation dans le fonctionnement touristique des sociétés colonisées (passées, présentes et à venir), mais aussi les structures de la pensée coloniale, ce qu’Edward Saïd nomme l’impérialisme, soit la pratique, la théorie et les attitudes d’un centre métropolitain dirigeant un territoire lointain, perdurant bien après le colonialisme. Or, le tourisme a été un puissant vecteur de circulation de ces structures de pensée. En cela, le paradigme postcolonial participe d’une critique non seulement du fonctionnement de nos sociétés touristiques contemporaines mais aussi d’une espérance en la réparation, la réciprocité et le partage, à laquelle l’économie touristique peut participer (Berger, 2006 ; Mbembe et al., 2006). 3 Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les postcolonial studies ont d’abord été enseignées dans les départements de langues et littératures étrangères en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en Australie (Ashcroft, Griffiths et Tiffin, 1989) : analyser Aimé Césaire, Léopold Senghor, Edouard Glissant et Franz Fanon dans les départements d’études françaises, ou encore Salman Rushdie et Arundhati Roy dans celles indiennes permettaient d’envisager ces productions littéraires comme des arènes privilégiées d’engagement et de lutte. Nous pourrions en dire autant de certains espaces touristiques. Or, en cantonnant ces auteurs à cette catégorie dépréciative qu’est la francophonie, l’enseignement universitaire métropolitain a dès le début raté le tournant postcolonial en France. Par ailleurs, alors que les postcolonial studies sont devenues ordinaires aux Etats-Unis et que l’ensemble des sciences sociales se postcolonialise (Smouts, 2007), tout se passe comme si en France, les institutions universitaires, encore profondément organisées par une approche disciplinaire et de ce fait, rétives aux logiques transversales, restaient bloquées dans un débat réduit au positionnement d’opposant vs partisan. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 3 paradoxes, les tenants des postcolonial studies anglophones se sont inspirés d’un corpus théorique produit en grande partie par des auteurs français circulants aux Etats-Unis (Cusset, 2003), au premier rang desquels Michel Foucault, que mobilise explicitement Edward Saïd pour articuler pouvoir et production d’un savoir sur un autre essentialisé et infériorisé dans son ouvrage fondateur consacré à l’orientalisme. A cet égard, l’influence des travaux d’Edward Saïd a été considérable dans les Tourism Studies dès les années 1990 (Carrigan, 2011 ; Hall et Tucker, 2005), alimentant des réflexions plus générales sur la construction des identités et des altérités, l’exotisme, le folklore et l’expérience touristique elle-même (Edensor, 1998), en particulier dans les anciennes colonies, où il a été historiquement convoqué par l’ONU et les bailleurs internationaux comme levier de développement (Craik, 1994 ; Cousin, 2008 ; Peyvel, 2017). Il faut pourtant attendre les années 2000 pour que de telles réflexions soient timidement impulsées en langue française, participant à déconstruire les schémas narratifs ayant trait aux îles tropicales comme paradis exotiques, autorisant une érotisation des corps féminins et enfantins construits comme subalternes (Belmenouar et Combier, 2007 ; Decoret-Ahiha, 2004 ; Staszak, 2003 et 2008). Ces travaux ont démontré combien les systèmes touristiques forgés à l’époque coloniale affectent encore aujourd’hui profondément les territoires anciennement colonisés, d’un point de vue à la fois matériel et discursif (Peyvel, 2011 ; Vieillard-Baron, 2011 ; Bandyopadhyay, 2012 ; Buckley, 2013). Les négociations avec le passé qui s’opèrent à la faveur de la mise en tourisme apparaissent souvent comme sources de conflits, notamment lorsqu’elles ont trait aux questions du patrimoine (Hall et Tucker, 2005 ; El Kadi, Ouallet et Couret, 2005) : loin d’être consensuels, ces champs d’action reproduisent ou reconfigurent des rapports de pouvoirs profondément inégalitaires , non seulement entre anciens colons et colonisés, mais également au sein des populations locales, remettant en cause le rôle potentiellement émancipateur du tourisme. La temporalité complexe dans laquelle s’inscrivent ces produits touristiques se voit ainsi appréhendée de manière heuristique par le paradigme postcolonial, invitant à considérer sur le temps long l’ensemble des circulations de pratiques, d’imaginaires et de lieux entre les métropoles et leurs anciens empires, dans le sillon des cultural studies (Bhabha, 1994 ; Appadurai, 1996). En effet, les tenants des subaltern et cultural studies ont introduit des propositions théoriques et méthodologiques stimulantes : la notion d’ « agency » (Guha, 1983 ; Spivak, 1988), l’étude des diasporas (Hall, 1990 ; Clifford, 1992 ; Gilroy, 1993), les concepts de « tiers-espace » et de « mimicry » (Bhabha, 1994) ont considérablement enrichi la manière d’appréhender les rapports de pouvoir à partir de la constitution des empires coloniaux, en particulier dans la compréhension des résistances, recompositions et arrangements tactiques mises en œuvre par les populations infériorisées. L’apport des subaltern studies a consisté également à relativiser les cadres analytiques de pensée, à « provincialiser l’Europe » (Chakrabarty, 2000). Cette vision renouvelée des jeux d’acteurs a permis de mieux comprendre par exemple les conflits inhérents à la mémoire de l’esclavage en France (Chivallon, 2006). Plus récemment encore, des approches matérialistes centrées sur les pratiques se sont développées, par exemple sur les échanges prostitutionnels en contexte touristique (Roux, 2011), la circulation de modèles ayant trait aux corps (Condevaux, 2011), aux identités de sexe et de genre (Rebucini, 2013). 4 Cette réception tardive et conflictuelle du paradigme postcolonial illustre les difficultés de la France contemporaine à penser la différence et les héritages présents de son histoire esclavagiste et coloniale. En effet, l’universalisme républicain, caractéristique Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 4 de « l’exception française » au sein des sociétés multiculturelles occidentales (Simon, 2010) et l’héritage de l’appareil assimilationniste (Hajjat, 2012) ne permettent pas de penser les processus de racialisation ainsi que leur généalogie coloniale (Fassin et Fassin, 2006). Plus récemment, le paradigme décolonial a lui aussi fait son entrée dans les études universitaires françaises, disposant désormais de ses réseaux de recherche et faisant l’objet de colloques et de publications. Il suscite également de virulentes contestations à l’instar de nombreuses pétitions largement médiatisées 1. Dimension heuristique et paradoxes du paradigme décolonial dans les études touristiques 5 Sans faire l’économie d’une analyse critique rigoureuse de courants protéiformes, caractérisés par des productions académiques et militantes pluridisciplinaires, Capucine Boidin déconstruit les « trois écueils rédhibitoires » (Boidin, 2009, p. 1) formulés par les détracteurs des courants post et de-coloniaux, à savoir l’États-Unis- centrisme, le manichéisme et l’essentialisme des travaux produits. A cet égard, le numéro spécial qu’elle co-dirige avec Fatima Hurtado Lopez (2009) est une étape importante dans le champ académique francophone pour penser ce “tournant décolonial” porté par des penseurs latino-américains (hispanophones et lusophones) 2 et caribéens. La diversité de la tradition de pensée sud-américaine et caribéenne se veut comme un dépassement de l’eurocentrisme de la critique postcoloniale 3, abordant une multiplicité d’objets au-delà de l’analyse des discours et une multiplicité de terrains au- delà des héritages coloniaux britanniques. Les études décoloniales, élaborées à partir de réflexions sur les empires espagnols et portugais et la conquête des Amériques, articulent des analyses économiques, historiques, sociologiques et philosophiques. Elles tentent de déconstruire la matrice coloniale forgée dans l’espace caribéen et les Amériques et constitutive de la modernité occidentale (Mignolo, 2011), à partir de réflexions sur la colonialité du pouvoir (Quijano, 1992), du savoir (Lander, 2000) et de l’être (Maldonado-Torres, 2007) qui perdure après la décolonisation. Les études décoloniales cherchent en particulier à démontrer les imbrications historiques complexes des phénomènes économiques et des rapports de pouvoir de genre, de race et de classe et leurs reconfigurations contemporaines : de quelles façons les discours et les pratiques violentes et oppressives articulées à des processus de différenciation et hiérarchisation socio-raciale ont traversé différents espaces-temps tout au long de l’expansion du capitalisme et par-delà la décolonisation ? Nous invitant ainsi à dépasser la critique d’une mise en danger de l’universalisme (Grosfoguel, 2010; Hurtado Lopez, 2017; Bachir Diagne, 2018), l'hétérogénéité de ces travaux démontre la nécessité de déplacer la focale de la “colonisation” aux “relations coloniales” (L’Estoile, 2008) afin d’envisager de quelles façons celles-ci perdurent dans le temps présent sous différentes reconfigurations. 6 On retrouve de façon croissante des travaux au sein des études touristiques qui tentent de mobiliser le paradigme décolonial et nous invitent à requestionner des catégories analytiques forgées dans le champ académique occidental et notamment anglophone. Donna Chambers et Christine Buzinde (2015) reviennent sur la dimension heuristique de la théorie décoloniale pour le champ des études touristiques, relevant la reconnaissance croissante au sein du monde académique de l’eurocentrisme des savoirs produits sur le tourisme : “It is also increasingly acknowledged within the tourism academy Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 5 that our existing knowledge about tourism is Eurocentric and therefore ignores and negates those knowledges which emanate from other cultures and from traditionally marginalised groups (Hollinshead, 1992, 2013; Platenkamp & Botterill, 2013; Teo & Leong, 2006; Tribe, 2006, 2007; Whittaker, 1999).” (Chambers, Buzinde, 2015, p. 2). C’est cette même critique de l’eurocentrisme des tourism studies à laquelle Erik Cohen and Scott A. Cohen (2015) tentent de répondre en proposant d’intégrer le tourisme dans le paradigme plus large des mobilités, contribuant ainsi à faire évoluer les approches épistémologique, théorique et empirique des savoirs produits. Donna Chambers et Christine Buzinde (2015) qui se définissent comme deux femmes noires travaillant sur le tourisme apportent quant à elles une contribution majeure dans cette critique de l’agenda de recherche des tourism studies jugé eurocentrique et colonial : “We do not wish to suggest that Western perspectives have no value and should therefore be summarily dismissed, but that we have privileged these perspectives and have consequently subordinated and even silenced other knowledges from the South, which have equal legitimacy.” (Chambers, Buzinde, 2015, p. 4). Elles reviennent ainsi de façon réflexive sur leurs propres trajectoires de recherche afin de comprendre les impensés, les biais et la construction de leurs cadres de pensée profondément ancrés au sein d’une épistémologie occidentale dominante dont elles rappellent la formation historique et le caractère situé. Elles insistent sur la nécessité de mobiliser d’autres travaux théoriques critiques que ceux issus de la théorie postcoloniale afin de réellement engager une décolonisation des savoirs, mentionnant les pensées du psychiatre martiniquais Frantz Fanon, de la poète jamaïcaine Louise Bennett-Coverley, du poète de Sainte-Lucie Derek Walcott ou encore de l’écrivain kenyan Ngũgĩ wa Thiong'o. C’est dans notre volonté de soulever la question de la langue, centrale dans cette décolonisation épistémologique comme le souligne Ngũgĩ wa Thiong'o, que nous avions notamment mentionné dans notre appel à communication souhaiter recueillir des contributions en créole. Le projet multi-langues de la revue Via nous paraît en ce sens une démarche fondamentale dans le cadre de l’émergence de formes plurielles de dire, d’écrire et de penser les objets du tourisme. 7 Parmi les travaux de recherche s’inscrivant dans cet agenda de recherche, on peut citer le travail de deux chercheurs situés au Brésil (Freire-Medeiros, Name, 2017) qui souhaitent repenser l’historicité du “paradigme des mobilités” (Urry, 2007) présenté comme “nouveau”, pourtant pensé par de nombreux auteurs latino-américains. Ils affirment ainsi l’importance de déconstruire l’eurocentrisme de la production des savoirs qui naturalise des catégories telles que le cosmopolitisme ou la modernité mobilisées pour penser les mobilités “contemporaines”. Ils insistent précisément sur l’historicité des circulations de personnes, de capitaux, d’images, d’idées, de ressources, de marchandises depuis le 15e siècle. Analysant la mise en place du téléphérique dans les favelas de Rio de Janeiro dans le cadre de la stratégie de développement touristique, ils reviennent sur le discours historique porté sur Rio de Janeiro comme ville “tropicale”, une tropicalité inscrite au coeur des relations asymétriques de pouvoir entre l’Europe et les Amériques. La fabrique de la ville moderne selon les normes esthétiques, culturelles, économiques et politiques européennes par les élites blanches s’articule à la production des favelas comme paysage racialisé, tel un tropicalisme domestique. Cette contextualisation historique de la production urbaine permet ainsi de penser la généalogie coloniale de la fabrique d’un paysage altérisé des favelas en le resituant dans un régime de visibilité situé c’est-à-dire un paysage disposé à être consommé par le “regard touristique”. Les auteurs nous invitent à penser la colonialité, encore trop minorée, au coeur de la transformation des favelas en destination Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 6 touristique opérée par les politiques publiques. Cette approche met en lumière la façon dont un objet de recherche, le téléphérique, qui aurait pu être appréhendé du point de vue des politiques publiques urbaines de transport et d’accessibilité, est envisagé comme un outil technologique porteur de sens et de valeurs esthétique, visuelle, idéologique au coeur d’un agencement historique de savoir-pouvoir. 8 On retrouve cette approche décoloniale dans l’analyse des projets de régénération urbaine articulés au développement des industries culturelles et créatives et à la revalorisation de l’espace public (Cassián-Yde, 2019). L’auteur analyse le rôle des acteurs publics et privés mobilisant les discours sur le “droit à la ville” et la démocratisation urbaine dans la production d’un espace public hygiéniste et eurocentrique, dans la ville de Guadalajara au Mexique. Il appelle ainsi à la décolonisation de nos imaginaires urbains et à envisager d’autres épistémologies urbaines qui réinventent les normes et refaçonnent les spatialités urbaines à partir des expériences subalternes. 9 L’approche décoloniale est également mobilisée pour penser les limites de la croissance touristique et notamment l’idée de “décroissance” à partir d’autres épistémologies telles que celle de “Buen Vivir” issue de la cosmogonie indigène latino-américaine (Chassagne, Everingham, 2019). Reconnaissant les significations fluides et plurielles du “Buen vivir” entendu comme une vision holistique d’un bien-être socio- environnemental, les auteurs analysent les projets touristiques menés au sein d’une communauté en Equateur, envisagés comme une alternative aux économies extractivistes. Il n’est pas question du paradigme de la durabilité ou des modèles de réduction de la pauvreté comme cadres analytiques pour penser ce tourisme communautaire mais bien de discours, de normes et de pratiques articulés à la philosophie du “Buen Vivir” soucieuse tout autant des humains que des non humains. Toutefois, alors qu’il est question de savoirs indigènes au coeur d’une approche participative et intégrée du développement touristique, l’article n’accorde que trop peu de place à ces voix indigènes. On retrouve cette même approche basée sur la mobilisation des cosmogonies indigènes du « bien-être » dans l’analyse de l’écotourisme au sein de communautés Brokpa au Bouthan (Karst, 2017). L’auteur insiste sur sa volonté de contribuer à l’émergence de voix plurielles, non occidentales, pour repenser des catégories analytiques issues de l’épistémologie occidentale. Il propose ainsi d’envisager d’autres formes d’engagement avec la nature à partir d’autres ontologies non naturalistes (Descola, 2005) afin de penser les pratiques écotouristiques dans les aires protégées. Sans doute l’auteur aurait-il pu aller plus loin dans la remise en cause de l'épistémologie dominante de la conservation qu’incarne l’idée même d’espace protégé, témoignant des difficultés à dépasser une pensée de l’alternatif au sein d’un cadre analytique qui demeure dominant. 10 A cet égard, sans se réclamer de la théorie décoloniale, l’ouvrage co-dirigé par les anthropologues Alexis Bunten4 et Nelson Graburn (2018), portant sur les enjeux du tourisme au sein de différentes communautés indigènes en Australie, dans les Amériques et en Afrique, et le rôle du tourisme dans la reconfiguration des rapports de pouvoir, soulève la question des savoirs situés et témoigne des difficultés à mobiliser les voix subalternes au sein du champ académique. Les deux co-éditeurs expliquent leur préoccupation majeure d’engager les voix indigènes dans leur projet de recherche, pas seulement en tant qu’enquêtés, mais en invitant des chercheurs issus des communautés indigènes, c’est-à-dire en tant que producteurs de savoirs académiques, Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 7 permettant de dépasser en partie la dissymétrie de la relation qui lie l’anthropologue et ses enquêtés et de ne pas reproduire une forme de violence épistémique. lls font toutefois le constat d’un échec à mobiliser ces voix, reconnaissant des collègues indigènes engagés dans des luttes sociales et politiques autrement plus urgentes que la rédaction d’un volume de travaux académiques. Cela nous conduit à mettre en lumière les apories d’un paradigme qui vise à mobiliser d’autres épistémologies pour penser le monde mais qui peut également être pris dans les contradictions de travaux académiques situés au sein de l’épistémé dominante depuis le contexte d’énonciation de l'institution universitaire. En attendant, des actions intermédiaires peuvent être menées comme le suggèrent Freya Higgins-Desbiolles et Kyle Powys Whyte (2013) dans leur déconstruction du “tournant critique” des études touristiques : “How many of the self-declared critical tourism scholars come from communities of colour and for those that come from communities of privilege how often do they seek collaborative opportunities with those that come from other backgrounds? Without these bonds of solidarity, we find ourselves in danger of talking for others or even talking only amongst those like ourselves at a complete disconnect from the people at the ‘‘coalface’’ of tourism’s negative impacts.” (Higgins-Desbiolles, Powys Whyte, 2013 : 432). 11 C’est dans cette perspective que nous souhaitons resituer l’essai proposé par Sarani Pitor Pakan, “Can the ‘Other’ Frame Back in Tourism Studies? Experimenting to Respond in an Asymmetrical Dialogue” (2020, dans ce numéro) dans un format qui ne s’inscrit pas dans les normes scientifiques de l’article. Cet essai nous offre une trajectoire située d’un chercheur indonésien en “tourism studies” à l’Université de Wageningen. “As a researcher from the South, I am tempted to write with a certain degree of rage /…/ against the ignorance that has silenced the voices from (the) South all this time”, tel est le projet de l’auteur qui, dans une démarche réflexive, revient sur sa tentative de renverser l’asymétrie de pouvoir entre les représentations de l’Orient et de l’Occident en analysant les pratiques photographiques des touristes indonésiens aux Pays-Bas. Reconnaissant les contradictions d’un projet qui supposerait des relations symétriques de pouvoir entre orientalisme et occidentalisme, l’auteur nous livre un récit marqué par l’aporie d’une déconstruction de la colonialité du savoir. 12 Ces quelques exemples de travaux menés récemment dans le champ des études touristiques ne se veulent pas exhaustifs. Ils illustrent différents objets de recherches appréhendés depuis une perspective décoloniale, réinterrogeant les agencements historiques et contemporains de savoir-pouvoir dans de multiples situations touristiques, mobilisant ou appelant à concevoir d’autres épistémologies pour penser les pratiques spatiales et les imaginaires mais soulignant également les contradictions parfois insolubles d’un tel projet. Repenser dialectiquement le centre et la périphérie : pour une approche critique du tourisme au sein des anciennes métropoles coloniales et impériales 13 Un des premiers axes de notre appel proposait de décentrer la perspective développant des approches postcoloniales à partir des pays anciennement colonisés et/ou sous domination impériale (Hancock, 2009), en invitant à analyser dans une perspective critique les acteurs, lieux, pratiques et imaginaires touristiques au sein du (des) « Nord(s) ». En effet, l’histoire tissée entre les colonies et la métropole européenne a Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 8 durablement marqué ces deux espaces, longtemps pensés comme radicalement éloignés et différents, alors même qu’ils se sont co-construits (Cooper et Stoler, 1997). La « culture coloniale » et la « culture impériale » (Blanchard et Lemaire, 2004) ont durablement marqué les métropoles européennes dans une relation dialectique que les paradigmes post et/ou décoloniaux invitent fortement à explorer. L’espace urbain, l’architecture, le patrimoine, la culture (des collections muséales aux arts du spectacle), qui sont autant d’objets saisis par les études touristiques, ont été traversés par des rapports de pouvoir inscrits dans une généalogie coloniale et sont sans cesse reconfigurés dans le temps présent. On retrouve des travaux francophones ne se réclamant pas directement de ces paradigmes interrogeant les dispositifs touristiques coloniaux au sein des anciennes métropoles coloniales, à l’instar de ceux sur les zoos (Estebanez, 2010). D’autres travaux ont traité de questionnements afférents : les récents conflits autour du burkini sur les plages françaises et les vacances conflictuelles des descendants d’immigrés en Algérie (Bidet et Devienne, 2017), ou encore la création sujette à tensions d’Hôtel du Nord, coopérative d’habitants œuvrant dans le tourisme des quartiers Nord de Marseille (Hascoet et Lefort, 2015). 14 Les espaces européens offrent en effet un contexte particulièrement intéressant de mobilisations issues de groupes sociaux minorisés (revendiquant leur afropéanité, afro- féminisme ou encore indigénéité) à partir de projets médiatiques, culturels, patrimoniaux et touristiques. En effet, le cas de la France est caractéristique de la montée en puissance depuis le début des années 2000 de récits contre-hégémoniques faisant jaillir la dimension plurielle de la société française et les rapports de pouvoir à l’œuvre. Certains de ces projets s’inscrivent dans une approche patrimoniale, culturelle et touristique, à l’instar du projet touristique du « Paris noir » (Boukhris, 2017). 15 Nous souhaitions dans le cadre de ce numéro recueillir des analyses critiques de ces acteurs, lieux, imaginaires et pratiques touristiques situés aux marges de l’offre touristique classique mais nous n’avons malheureusement pas reçu de contributions s’inscrivant dans cette démarche. Nous pensons que cela témoigne plus largement d’une difficulté au sein des études touristiques à appréhender la perspective postcoloniale, voire décoloniale depuis le(s) Nord(s). A cet égard, il n’est pas uniquement question des modalités de mise en tourisme des traces matérielles et immatérielles du passé colonial. Comme le dit très justement Ann Laura Stoler (2016), la difficulté réside précisément dans la façon dont nous, chercheur.e.s en sciences sociales, appréhendons ce qui relève du postcolonial comme s’il y avait des objets de recherche proprement labellisés postcolonial (l'exotisme, l’orientalisme, les collections coloniales des musées, le patrimoine bâti issu de la période esclavagiste et coloniale etc.), et d’autres objets qui ne s’inscriraient pas dans un cadre d’analyse postcolonial. Elle nous invite à repenser les continuités impériales de notre temps présent et à identifier les dynamiques coloniales à l’oeuvre aujourd’hui dans de multiples espaces, pratiques et imaginaires allant des frontières à la sécurité, en passant par l’environnement et l’économie, autant d’objets au cœur des « tourism studies ». 16 C’est dans cette perspective que le texte de Michael O’Regan (2020, dans ce numéro) peut être appréhendé dans son analyse de l’économie occulte des casinos à Maccau comme une reconfiguration de l’ordre colonial. Le tourisme est alors conçu comme un projet hégémonique qui institue un régime de vérité et de visibilité. C’est également la démarche proposée par Habib Saidi (2020, dans ce numéro) dans son analyse des relations de travail au sein du secteur hôtelier en Tunisie. L’auteur analyse les Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 9 « technologies de domination » des corps subalternes déployées au sein des hôtels dans le cadre d’une « bio-hospitalité » à partir d’une enquête ethnographique auprès d’employés de ces hôtels du littoral tunisien. Pour une approche matérialiste de la fabrique des altérités et des identités en situation touristique 17 Le deuxième axe de notre appel souhaitait participer à complexifier le cadre de pensée bilatéral qui, s’il constitue une dimension fondamentalement asymétrique de l’impérialisme, ne doit pas s’enfermer dans des couples infernaux, essentialisant le strict rapport colon – colonisé. En ce sens, le deuxième axe de cet appel invitait à décloisonner la fabrique des altérités et des identités en situation touristique, en analysant les effets de catégorisation, de hiérarchisation et de domination qu’elle produit selon une approche matérialiste questionnant les manières avec lesquelles le tourisme participe à la (re)production des inégalités et des rapports de pouvoir fondées sur des critères de race, de classe et de genre. 18 La notion d’ « agency» pour comprendre la complexité des relations en contexte colonial pouvait en cela être stimulante : intérêt, opportunisme, adhésion mais aussi évitement et résistance face aux pouvoirs impérialistes relèvent d’agir politiques, dont les arènes sont également aujourd’hui touristiques. En cela, ce deuxième axe se voulait inclusif par rapport à toutes formes de tactiques et d'accommodements empruntant la voie touristique - y compris au sein de populations minorisées dans le(s) « Nord(s) » - face à des formes de marginalisation et d’oppression quotidiennes, qu’elles relèvent de discriminations sociales et/ou raciales, d’homo/lesbo/transphobie, de validisme ou encore de sexisme. 19 Si cette incitation n’a malheureusement pas été suivie d’effets, nous avons reçu des propositions concernant les circulations et les réappropriations des grilles de pensée coloniales dans la construction des hiérarchies sociales, raciales et de genre, transparaissant dans les musées dédiés à des catégories de populations (musée d’ethnologie, des femmes…), et plus généralement dans les haut-lieux de la Nation, où la fréquentation touristique domestique peut-être officiellement soutenue afin de consolider l’identité nationale et de manière concomitante légitimer la mise en ordre de la diversité du pays (Michalon, 2020 ; Peyvel, 2016 ; Cabasset, 2000). Dans cet axe, nous recherchions des travaux portant sur les économies touristiques exploitant dans le cadre du tourisme domestique des altérités fondées sur des catégorisations ethniques et de genre, afin de mieux percer à jour les mécanismes de domination les régissant : marginalisation de certaines populations désignées comme autres dans la mise en tourisme du pays, spoliation et accaparement légitimé des ressources touristiques par un petit nombre, mise en spectacle de groupes de populations assignées comme autres par l’élite locale en place... C’est dans ce sillage que s’inscrit le texte de Sarah Coulouma (2020, dans ce numéro) sur la mise en tourisme des Wa en Chine, comme forme de primitivisme intérieure dans la province chinoise du Yunnan. 20 En outre, parce que la colonisation a consisté en la mise en mouvement forcée de populations à une échelle encore jusque-là inédite, il en résulte des constructions identitaires plurielles pour les populations concernées, dont les ancrages territoriaux et les positionnements sociaux, raciaux et de genre peuvent être complexes. Le tourisme participe très concrètement à cette fabrique des altérités et des identités, de Via, 16 | 2019
Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 10 l’échelle familiale à celle transnationale, notamment par le tourisme diasporique ou de racines. La contribution d’Anthony Goreau-Ponceaud (2020, dans ce numéro), à partir des politiques touristiques de l’Etat indien, participe de cette réflexion sur les identités en mouvement, par hybridations et métissages, afin de mieux comprendre le rôle du tourisme dans l’effectivité matérielle comme discursive des réseaux transnationaux dans la fabrique des identités et des altérités contemporaines. 21 Enfin, l’entretien mené avec l’anthropologue Nelson Graburn (2020, dans ce numéro) est une invitation adressée à nous autres chercheur.e.s afin de développer une réflexion critique sur la production de nos savoirs situés. Revenant sur près de soixante ans de recherche sur les arts, la culture et le tourisme, sur des terrains aussi variés que le Canada, le Japon ou encore la Chine, il partage les différents contextes socio-historiques et académiques qui l’ont conduit à opérer ses choix empiriques, théoriques, méthodologiques et épistémologiques. Il permet de resituer sur le temps long l’émergence progressive des paradigmes postcoloniaux et décoloniaux. Anthropologue inscrit dans un parcours de mobilités plurielles à l’échelle internationale, Nelson Graburn offre un éclairage particulièrement intéressant sur les différentes réflexions menées dans plusieurs espaces académiques (Brésil, Chine, Japon etc.) et les résistances déployées à l’encontre de ce qu’il nomme l’« anglophone snake » faisant émerger des anthropologies subalternes du tourisme. BIBLIOGRAPHIE Appadurai, A. (1996), Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, Minneapolis. Amselle, J-L. (2008), L’Occident décroché : enquête sur les postcolonialismes, Stock, Paris. Ashcroft, B., Griffiths, G., Tiffin, H. (1989), The Empire Writes Back, Routledge. Bachir Diagne, S., Amselle, J-L. (2018), En quête d’Afrique(s) : universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, Paris. Ballandier, G. (1951), « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, N°11, pp. 44-79. Bancel, N. (2012), « Que faire des postcolonial studies, vertus et déraisons de l'accueil critique des postcolonial studies en France », Vingtième siècle, revue d'histoire, vol. 2, n°115, pp. 129-147. Bandyopadhyay, R. (2012), “To be an Englishman for a Day: Marketing Colonial Nostalgia in India”, Annals of Tourism Research, vol. 3, pp. 1245-1248. Baranowski, S., Furlough, E. (eds.) (2011), Elsewhere: Tourism, Consumer Culture, and Identity in Modern Europe and North America, University of Michigan Press. Bayart, J.-F. (2010), Les postcolonial studies, Un carnaval académique, Karthala, Paris. Bayly, S. (2007), Asian Voices in a Postcolonial Age: Vietnam, India & Beyond, Cambridge University Press, Cambridge. Via, 16 | 2019
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Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux 15 AUTEURS LINDA BOUKHRIS MCF, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, IREST, linda.boukhris@univ-paris1.fr EMMANUELLE PEYVEL MCF, Université Bretagne Occidentale, emmanuelle.peyvel@univ-brest.fr Via, 16 | 2019
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