Justice, Troc et salaires monétaires

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Justice, Troc et salaires monétaires
                             Jean-Luc Bailly1, Asma Boutouizera2

Résumé. Dans cette communication, nous nous proposons de montrer que, dans nos
économies monétaires de production, les salaires ne sont pas déterminés dans des échanges
relatifs. Bancaire, la monnaie n’est pas une marchandise et les différents travaux ne pouvant
être ramenés à une expression physique commune, la mesure de la production et la répartition
des richesses ne sont pas l’expression directe du processus matériel de transformation de
matières et d’énergie. Dès l’instant où l’on saisi que la monnaie est en vérité un système de
relations sociales, on peut comprendre que la question de la justice économique ou du
caractère plus ou moins équitable des salaires ne relève pas de critères proprement
technologiques. Suivant Keynes, nous pouvons montrer que si la valeur est bien créée par le
travail, les salaires ne résultent pas de transferts réciproques de marchandises entre les
travailleurs et les entreprises ; ils sont déterminés dans des rapports de forces et des
conventions qui s’établissent entre les travailleurs et les employeurs. Ainsi, il ressort que la
question de la justice sociale ne repose pas sur celle de la justice économique.

Mots clés : Valeur-travail, Justice, Troc, Monnaie, Unité de salaire
Codes JEL : D46, D63, E21.

Abstract. In this communication we propose to show that in monetary economies of
production, wages are not determined by trading transaction. Bank currency is not a
commodity and different studies can not committed to a common physical expression, the
extent of production and distribution of wealth is not the direct expression of the raw
materials and energy process of transformation. From the moment we seized that money is
indeed a social relations system, we can understand that the question of justice and fair wages
is not strictly the main point of the economic measurement. According to Keynes, we can
show that if the value is created by labor, wages are not the result of reciprocal transfers of
goods between the workers and businesses but are determined by the strength of relations and
agreements established between workers and employers.

Keywords: Work -Value, Justice, barter, currency, wages unit
JEL Codes: D46, D63, E21.

1
  MCF, U. de Bourgogne, Centre d’Etudes Monétaires et Financières-FARGO, LEG (UMR 5118)
jean-luc.bailly@u-bourgogne.fr
2
  Doctorante, U. de Bourgogne, Centre d’Etudes Monétaires et Financières-FARGO, LEG (UMR 5118)
asme-amina.boutouizera@u-bourgogne.fr
2

INTRODUCTION
       Les    grands   courants    dominants     de la pensée économique contemporaine
(néoclassiques et néo ou nouveaux keynésiens) ont en commun de traiter les échanges comme
s’ils répondaient au plus profond à des relations de troc. La règle qui prévaudrait serait celle
de la nécessaire égalité entre la valeur reçue et la valeur cédée, l’une se substituant à l’autre
dans l’avoir de chacun des échangistes. Cette idée que la justice serait un principe intangible
attaché aux opérations de troc est un des éléments qui fondent les théories de la valeur
classique et néoclassique. Dans ces théories, il est implicitement admis que le troc est
naturellement juste puisqu’il est supposé que dans les économies d’échanges réels les
travailleurs reçoivent en rémunération l’équivalent de ce qu’ils apportent dans le processus
productif: « Dire que la valeur est créée par le travail, c'est répondre, semble-t-il, à une idée de
justice » (Gide, 1931, p. 49).

       Dire que la valeur est créée par le travail n’impose pas nécessairement comme
conséquence que « le travail est la mesure réelle de la valeur échangeable de toute
marchandise. » (A. Smith, 1991/1776), p. V), et que les richesses aient une mesure réelle, sous
entendu en termes physiques, homogène dans l’espace social. Pourtant c’est cette occurrence
qui est le plus souvent retenue lorsque l’on discute de la pauvreté et du caractère plus ou
moins juste de la répartition des richesses. Une telle conception de la mesure en économie
contribue à donner la représentation d’un monde où les relations économiques seraient
indéterminées si l’on ne supposait l’existence d’une sorte d’être suprême -la main invisible ou
le commissaire priseur (qui revêt souvent une forme mathématique)- qui viendrait en quelque
sorte homogénéiser l’ensemble des transferts de biens et services parfaitement hétérogènes
entre eux. En vérité, si les échanges étaient des trocs et que les grandeurs économiques soient
toutes relatives, on ne disposerait d’aucun critère objectif pour évaluer le caractère équitable
ou non de la répartition des produits de l’activité économique, nous n’aurions que l’image de
la conservation de dotations initiales.

       Dans ce travail, après avoir rapidement présenté à grand traits la problématique entre
une économie de troc supposée juste et la réalité de nos économies monétaires, nous
montrerons que la production n’est pas de la nature d’un troc. Les théories qui fondent leurs
analyses de la répartition sur l’idée que la production ne serait autre chose qu’un échange
relatif entre services producteurs et produits physiques sont en effet enfermées dans une
logique circulaire. L’introduction de la monnaie dans le corps de l’analyse nous permet de
caractériser la production dans toute sa spécificité créatrice. Produire consistant en la création
3

de richesses et non en leur préservation, nous pourrons alors saisir qu’il n’existe pas de justice
immanente à la mécanique économique. Notre propos n’est pas de dire ici ce qui est juste ou
non, ni de développer une nouvelle théorie de la justice, notre ambition se limite à la mise en
avant de quelques concepts qui pourraient permettre d’appréhender la question de la justice
économique sous un angle différent de celui qui est habituellement retenu lorsque l’on parle
de justice sociale. Nous pourrons saisir que la question de la justice ou, plus précisément, de
l’appréciation du caractère équitable ou non de la répartition des richesses entre les membres
d’une collectivité ne relève pas de mécanismes objectifs et indépendants des rapports sociaux,
politiques etc. qui prévalent dans nos sociétés.

I- POSITION DE LA QUESTION

       Il est bon de remarquer tout de suite que l’on ne parle que très rarement de justice
proprement économique, mais que l’on discute le plus souvent de justice sociale. Cela tient
pour une large part à ce que la pensée économique dominante, d’inspiration classique et
néoclassique quand bien même elle se revendique néo-keynésienne, est fondée sur deux
principes : l’égalité et la liberté des individus dans les relations d’échange. Partant, s’il existe
des injustices, ou si l’on préfère des rapports d’échange que ne respectent pas les grands
principes fondamentaux qui sont supposés sous-tendre la justice des échanges marchands,
cela tiendrait à la pression de forces extérieures à l’économique, tel l’Etat par exemple, qui
relèveraient d’autres sphères de l’activité humaine. Keynes pensait que le succès de la théorie
de Ricardo tient pour une grande partie en ce : « Qu’elle présentât beaucoup d’injustices
sociales et de cruautés apparentes comme des incidents inévitables dans la marche du progrès,
et les efforts destinés à modifier cet état de chose comme de nature à faire en définitive plus
de mal que de bien, la recommandait à l’autorité. » (Keynes, 1936/1969, p. 59).

   1- Troc et échange

       Aujourd’hui, presque tout le monde adhère à l’idée que nous vivons dans des
économies d’échange dans lesquelles les lois du marché jouent un rôle déterminant dans le
fonctionnement et l’organisation de nos sociétés. C’est dire que pour beaucoup, il n’y aurait
pas vraiment de distinction entre l’économique et le social puisque tout peut être ramené à des
principes qui sont supposés gouverner l’activité économique. Si c’est l’individualisme
méthodologique qui est aujourd’hui dominant, c’est parce que l’on admet implicitement que
la société est composée d’individus séparés et autonomes qui entrent librement en relation les
uns avec les autres au gré des opérations qu’ils réalisent sur les marchés. Par marché, on
entend généralement un espace ou un ensemble de lieux où les individus intervenant sur un
4

pied d’égalité procèdent à des transferts de biens et de services. Ainsi, il semble comme une
évidence que l’ensemble de l’activité économique est fondée sur des opérations de troc, qui
considérées du point de vue de « la théorie de l’économie pure »3 seraient neutres quant à
l’organisation de la société et plus ou moins perturbées ou masquées par des phénomènes
monétaires et financiers. Sur les marchés, tout échange réalisé entre deux individus, sans
violence ni contraintes, se traduit par ce que chacun des intervenants cède l’équivalent de ce
qu’il reçoit et reçoit l’équivalent de ce qu’il apporte. Cette relation d’équivalence étant elle-
même déterminée de manière relative aux quantités physiques échangées, la monnaie est
supposée ne jouer qu’un simple rôle transitoire d’intermédiaire facilitant les transferts de
biens et services réels entre les deux agents. L’équilibre général des marchés serait donc un
état où les vocables de justice sociale et de justice économique deviendraient synonymes,
parce que serait réalisée une juste répartition des richesses entre les individus participant à ces
mêmes marchés. L’équilibre des opérations de troc est une situation où non seulement chacun
retrouve l’équivalent de ce qu’il cède et vice versa, mais qui correspond aussi à la réalisation
des anticipations des participants (Phelps, 1985/2006, p. 67et sui.). Après l’échange, les
dotations initiales des échangistes sont réputées équivalentes à ce qu’elles étaient avant. La
propriété change de forme mais pas de mains. Si l’on en croit les premiers chapitres de la
plupart des manuels d’économie, la satisfaction des besoins humains s’articule sur des
relations de troc4 qui, si elles n’étaient perturbées par des facteurs extérieurs au modèle idéal
sans monnaie, conduiraient au bonheur individuel et, grâce au libre jeu des lois du marché, au
bonheur de la collectivité.

        Il semble bien, pourtant, comme un fait avéré, que nous ne réalisons pas des
opérations de troc de façon ordinaire et quotidienne, et que nous vivons dans des économies
monétaires. Quand nous nous procurons des produits physiques, ce n’est pas en transférant
d’autres produits physiques, mais en payant avec de la monnaie bancaire. Alors qu’un troc est
une opération d’individu à individu, dans nos économies, les transactions commerciales ne
s’organisent pas entre deux individus, mais entre trois catégories d’agents économiques aux
fonctions bien déterminées et non interchangeables : un payeur, un système monétaire
(bancaire) et un payé. Le payeur et le payé ne sont pas autonomes et séparés
économiquement, ils sont fonctionnellement liés par le système bancaire qui, donc, ne peut
être considéré comme neutre. Il s’ensuit que la monnaie n’est pas neutre non plus et que,

3
  Cf. notamment la « 4ème leçon » des Eléments d’économie politique pure de Walras,
4
  Que l’on pense à la théorie fondée sur les courbes d’indifférence où les échanges ne sont que des substitutions
au sein des dotations initiales.
5

indépendamment de la forme institutionnelle que peut revêtir le système bancaire, son rôle est
essentiel dans la réalisation des transactions sur les différents marchés et dans la répartition
des richesses, y compris hors marché. Manifestement, comme le relevait Keynes : « Le monde
n’est nullement gouverné par la providence de manière à faire toujours coïncider l’intérêt
particulier avec l’intérêt général et il n’est nullement organisé ici-bas de telle manière que les
deux finissent par coïncider dans la pratique. Il n’est nullement correct de déduire des
principes de l’Economie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en
faveur de l’intérêt général » (Keynes, 1926/1971, p. 117). Il semble bien, en effet, qu’en
raison même de la nature et du rôle de la monnaie, le macroéconomique ne soit pas fondé sur
le microéconomique et que le bien être de la collectivité ne soit pas réductible à la somme des
satisfactions individuelles. Cela tient à ce qu’«Il n’y pas de commune mesure entre les
satisfactions des divers membres de la collectivité (no bridge). On ne peut pas additionner
leurs fonctions d’utilité qui, même précisées suivant la ligne de pensée de la Théorie des jeux,
dépendent encore de constantes arbitraires. Il n’existe pas ainsi de fonction globale que l’on
puisse chercher à maximiser. » (Pierre Massé, cité par P. Dieterlen, 1964, p. 172) (cf. le
théorème d’impossibilité de Arrow ,1951).

        L’idée que tout échange est de la nature d’un transfert de biens finis entre deux
individus5 est tellement ancrée dans les esprits, qu’il est extrêmement difficile d’accepter
l’idée qu’il peut en être autrement, et qu’en raison même de ce que nos économies sont
monétaires, il n’y a pas à proprement parler d’échanges relatifs, ou si l’on préfère de transferts
d’objets entre les individus. Une question se pose : un paiement monétaire peut-il être
assimilé à un transfert de deux richesses séparées qui seraient déterminées indépendamment
l’une de l’autre dans des espaces qui leurs seraient propres ? Si la réponse est positive, alors
on peut dire qu’un paiement monétaire est de la nature d’un troc. Pourtant, si un bien
s’interpose dans le troc entre deux biens ou services cela suppose que les échangistes
s’accordent non seulement sur l’équivalence entre les quantités de biens transférées, mais
aussi sur le rapport quantitatif entre chacun des biens et le bien intermédiaire. C’est dire que le
transfert de biens et services suppose une unité de compte et que les objets transférés
indirectement soient mesurés séparément dans cette même unité. Or, dès l’instant où l’unité
de compte est acceptée par une collectivité dans laquelle règne un certain état de la division
du travail, il nait sous une forme ou une autre un système monétaire qui répond au système de
production. Keynes écrivait ainsi : « L’Âge de la Monnaie a succédé à l’Âge du Troc aussitôt
5
 « Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dés cet instant, un débouché à d’autres produits pour un
montant de sa valeur. » (Say, 1803/1972 p. 140).
6

que l’homme a adopté une monnaie de compte »6. Mais si une monnaie de compte est
nécessaire dès lors qu’à lieu un échange intégré dans une logique sociale, cela signifie qu’il
n’y a en fait jamais eu « d’Âge du troc »7, ce dernier correspondant seulement à une fable
d’économistes8 (Servet, 1988). C’est pourtant bien sur cette fable que sont fondées les
théories de la valeur, aussi bien classique que néoclassique et que s’est développée
« l’économie du bien être ».

    2- La monnaie comme système

        Les théories de la valeur ont en commun de représenter le fonctionnement des
économies comme s’il était articulé sur deux espaces disjoints, l'un, physique ou « naturel »
serait le lieu de formation des grandeurs dites réelles, l'autre, surajouté historiquement aux
relations naturelles de troc, serait celui de la détermination de grandeurs monétaires, dites
nominales. Il s'ensuit que les questions de la répartition sont traitées comme si l’on pouvait
faire deux mesures distinctes des produits et des revenus, une mesure dite réelle en termes
physiques et une mesure monétaire. Ces deux mesures coexisteraient et pourraient même être
comparées alors qu’elles sont définies dans deux champs radicalement différents.

        Dès l’instant où l’on perçoit que nos économies sont monétaires, non parce qu’il serait
rajouté une unité de compte ou un intermédiaire dans les opérations de troc, mais parce
qu’elles sont en vérité un système de relations sociales quantifiées, on peut saisir que : « Le
système monétaire est exactement, comme toute autre institution économique, un rouage du
processus social total et, en tant que tel, il relève aussi bien de la théorie économique que de la
sociologie et finalement de la recherche appliquée en histoire, ethnologie et statistique. »
(Schumpeter, 2005, p. 49). La monnaie ne définit pas un espace à part et à côté de ce qui est
supposé réel, elle ne couvre pas non plus tous les aspects des relations humaines, tout n’est
pas économique. La monnaie est une création humaine qui est intégrée à la société dans
l’opération même de la production et se manifeste en tant que forme numérique des
marchandises, et c’est à ce titre que son émission homogénéise l’ensemble des richesses

6
  J. M. Keynes, (1930/1971) p.4-5 (traduit par nous).
7
   Cf. Jérôme Blanc. Les monnaies parallèles, unité et diversité du fait monétaire, Paris, L’Harmattan, 2000, p.
49.
8
  Cela ne signifie pas que le troc n’existe pas ponctuellement dans certaines économies, mais il n’est observé que
localement, dans des situations de crise monétaire, et non comme un état préexistant à l’économie monétaire.
En fait, le troc s’organise d’ailleurs souvent sur une base monétaire, comme le montre Pépita Ould-Ahmed avec
l’exemple de la Russie des années 1990. Ce dernier peut d’ailleurs être analysé comme une crise de défiance vis-
à-vis des autorités monétaires (mettant donc en cause la confiance hiérarchique) plutôt que comme une crise de
confiance vis-à-vis du rouble même (qui restait la référence ultime). Cf. P. Ould-Ahmed (2007)
7

produites. L’emploi des facteurs de production et la répartition des produits ne relèvent
d’aucun processus naturel ou purement technique qui serait fondamentalement neutre au
regard des déterminants de la structure économique au sein de la structure sociale.

        Dès l’instant où l’on abandonne la logique de l’individualisme méthodologique, qui
confond dans une même catégorie individu et agent économique, on peut saisir que les
mécanismes économiques ne sont pas socialement neutres et ne peuvent être réduits à de
simples rapports quantitatifs qui ne seraient en rien influencés par des principes moraux,
d’équité ou de justice sociale. Nos économies ne sont pas des « économies d’échanges réels »
où les individus se présenteraient sur les marchés sur un pied d’égalité. En 1936 Keynes
écrivait : « Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier
que le plein emploi n'y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y
est arbitraire et manque d'équité. » (Keynes, 1936/1969, p. 366). Nous vivons dans des
économies monétaires de production hiérarchisées dans lesquelles se manifestent des relations
de dépendances et des rapports de forces qui ne laissent en rien présager que l’activité
économique réponde à quelque principe de justice naturelle que ce soit.

        A rigoureusement parler, la production est un processus au cours duquel les
travailleurs (seuls facteurs de production) donnent naissance à un produit qui se présente
d'emblée sous une double forme physique et monétaire. La nature même de la monnaie, aussi
bien que les mécanismes de son intégration, imposent que le revenu global de chaque période
soit composé d'unités de monnaies dotées d’un pouvoir d’achat (Schmitt, 1984). Ainsi, la
répartition du produit courant nécessite deux temps organiquement liés : 1°- un premier temps
correspondant à la distribution9 des unités de monnaie aux facteurs de production sur la base
de critères qui ne sont pas exclusivement, ni même toujours principalement technologiques ;
ce qui vaut formation du revenu national ; 2°- un second temps, celui de la répartition finale,
qui est effectivement réalisée à raison des prix pratiqués lors de l’écoulement des produits,
mais aussi grâce à l’intervention d’un certain nombre d’institutions publiques ou privées. Si
l’offre globale ne peut différer de la demande globale, en revanche rien n’indique a priori que
le rapport de distribution initiale se retrouve dans celui de la répartition finale des produits. La
formation et la disposition du revenu monétaire sont deux opérations séparées dans le temps,
ce qui laisse la place à la formation d’écarts entre les salaires nominaux et les salaires réels.
La manière dont est finalement réparti le produit global tient tout autant à des critères

9 Nous utilisons le vocable de distribution, comme l’on distribue des cartes au début d’une partie. La répartition
finale correspondant aux points « faits » par chaque joueur, une fois que tout est joué.
8

économiques qu’à de critères sociaux ou politiques etc. D’un point de vue économique : « Ce
qui intéresse un entrepreneur ce n’est pas tant le volume de sa production, que l’argent qu’il
est susceptible de gagner. Il accroîtra sa production si, par ce moyen, il pense augmenter son
profit monétaire, quand bien même ce profit correspond à une production inférieure à ce
qu’elle était avant. » (Keynes, 1933, p. 82). Si la valeur est bien créée par le travail, les
salaires ne résultent pas de transferts réciproques de marchandises, ni d’échanges équivalents
entre les travailleurs et les entreprises. La fixation des salaires intègre des déterminants
économiques certes, mais aussi des relations sociales, politiques, technologiques,
commerciales, nationales et internationales, voire culturelles etc., qui se traduisent par ce que
l’on peut résumer sous le terme de conventions entre les travailleurs et les employeurs.
Comment pourrait-on expliquer autrement ce cas assez fréquent où deux travailleurs de même
qualification, même ancienneté, accomplissant les mêmes tâches pour fabriquer le même type
de biens perçoivent des salaires très différents selon qu’ils sont employés par une petite ou un
grande entreprise ?

           Mais, si les conventions valent pour la formation des revenus, elles ne valent pas pour
leur disposition sur les marchés. Cela découle de ce que la monnaie n’étant pas une chose en
soi, elle n’est pas un phénomène individuel mais un rapport social, aussi n’est-elle pas non
plus un phénomène purement économique. Sa prise en compte dans le champ de l’analyse
économique impose de rejeter la confusion ordinairement faite entre les concepts d’échange et
de troc d’un côté, et d’individu et d’agent économique de l’autre. C’est dire que la pertinence
de l’individualisme libéral, auquel répond « l’égalitarisme libéral »10 à la Rawls, peut être
mise en doute en tant que fondement méthodologique de l’analyse de la justice économique
en même temps que de la justice sociale.

II- LA PRODUCTION N’EST PAS UN TROC

           La production peut être définie comme étant le processus par lequel les hommes
transforment leur environnement pour se l’approprier dans le but de satisfaire leurs besoins.
« Si un objet était d’aucune utilité, écrit Ricardo, ou, en d’autres termes, si nous ne pouvions
le faire servir à nos jouissances, ou en tirer quelque avantage, il ne posséderait aucune valeur
échangeable, quelle que fût d’ailleurs sa rareté, ou quantité de travail nécessaire pour
l’acquérir. » (Ricardo, 1821/1977, p. 26). J. B. Say est encore plus précis : « La production
n'est jamais la création de matières, écrit-il, mais une création d'utilité. Elle ne se mesure point

10
     Catégorie mise en avant par Arnsperger et Van Parijs (2000)
9

suivant la longueur, le volume ou le poids du produit, mais suivant l'utilité qu'on lui a
donnée » (J.B. Say, 1803/1972, p. 51)

           Il est certain que ce que consomment et détruisent les humains, ce ne sont pas les
matières, ce ne peut être que la forme qui a été donnée aux matières. C’est donc là que
commence en principe l’économique, la formation de choses utiles. Or, bien qu’ils admettent
les définitions de Ricardo et de Say, les auteurs classiques et néo-classiques appuient leurs
explications de la valeur et des prix sur des transferts d’objet matériels plutôt que sur leur
création.11 Cela conduit les deux théories à prétendre expliquer la valeur et les prix en faisant
abstraction du caractère immédiatement monétaire des relations économiques, ce qui fait
qu’elles souffrent de la même « infirmité » : leurs conceptions de la mesure en économie sont
enfermées dans un cercle vicieux.

      1. La production ne peut être un transfert de richesses préexistantes

           La théorie de la valeur-travail s’appuie sur l’idée que les producteurs reçoivent, ou
devraient recevoir en rémunération l’équivalent de la valeur des services qu’ils apportent aux
entreprises. Il existerait donc un lien direct entre la quantité et la qualité du travail fourni, et la
rémunération réelle des travailleurs. Pour A. Smith : « La valeur d’une denrée quelconque
pour celui qui la possède et qui n’entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a
l’intention de l’échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée
le met en état d’acheter ou de commander » (A. Smith, 1991, p.100). Les salaires seraient
déterminés lors d’un troc entre les travailleurs et les capitalistes qui les emploient, aussi, « ce
n’est point avec de l’or et de l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde
ont été achetées originairement ; et la valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les
échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail
qu’elles les mettent en état d’acheter ou de commander » (Id.).

           Bien que Ricardo (1821/1977, p. 27 et sui.) ait critiqué cette thèse du travail
commandé, il accepte néanmoins l’idée qu’il existe une relation quantitative directe ou, plus
précisément encore, une relation d’équivalence entre la quantité et la qualité du travail fourni
et la rémunération des travailleurs. Dans ces conditions, l’unité de travail étant l’unité de
mesure réelle de la valeur des marchandises, la monnaie ne peut que jouer un rôle
d’intermédiaire plus ou moins neutre dans les échanges. Cette conclusion est inévitable dès
l’instant où l’on adhère à la conception de A. Smith : « … ce n’est point avec de l’or et de

11
     Nous reviendrons plus loin sur cette notion.
10

l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées
originairement… » (A. Smith, 1776/1991, p. 100). Il est certain que fondamentalement, ainsi
que le relève R. Tortajada, A. Smith « [rejette] l'approche monétaire pour retenir une approche
"réelle" où le travail se substitue à la monnaie comme mesure des prix et initie le point de vue
qui allait s'imposer en science économique, selon lequel il faut faire abstraction de la monnaie
pour étudier les relations d'échange. » (R. Tortajada, 1998, p. 274). Pour les classiques donc,
si les marchandises ont une valeur d’échange c’est quelles contiennent en substance une
certaine quantité de travail. Or, jusqu’à aujourd’hui et en dépit des nombreuses pages que
Marx12 et les marxistes ont consacré au sujet, la théorie de la valeur travail se heurte à la
difficulté insurmontable de la réduction du travail complexe en unités de travail simple,
autrement dit de la découverte d’une unité de mesure absolue des produits de l’activité
économique.

         Afin, en particulier de sortir de l’impasse classique, le courant que l’on qualifie
aujourd’hui de néoclassique s’attache à une conception plus individualiste de la société et
donne une autre représentation des rapports de production et d’échange et, ce, tout en excluant
aussi la monnaie du champ de leurs analyses positives, afin d’en préserver la « pureté 13».

         L'individualisme méthodologique qui fonde la microéconomie néoclassique, se donne
comme champ analytique une société dans laquelle les individus sont d’abord séparés et
autonomes les uns par rapport aux autres. L'hypothèse générale qui prévaut est qu'à l'équilibre
de la production, chaque facteur employé est rémunéré à sa productivité marginale (Hicks,
1973/1975, p. 15), c'est-à-dire qu'il est supposé recevoir exactement la quantité de produit en
laquelle ses services sont transformés : « En affectant les tâches selon les choix individuels,
l’économie détermine donc l’efficacité avec laquelle la société produit et fournit les biens que
les gens désirent. Et en fixant la rémunération à laquelle chaque tâche donne droit, elle
détermine la répartition des bénéfices entre les participants, étant donné la capacité de chacun
et les autres ressources » (Phelps, 1985/2006, p. 3). Par hypothèse donc, le produit national
serait la somme des produits individuels des facteurs. Cela étant, les théories de la répartition
sont construites sur la base de fonctions de production macroéconomiques dont la structure
repose sur l'idée que la répartition elle-même relèverait mécaniquement de critères techniques

12
   Cf. En particulier, Le Capital (1867/1965), où à la fin du chapitre VII, Marx arrive à la conclusion que
« Partout les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c’est-à-dire
dans une certaine masse d’or et d’argent. »(p. 750). Or l’or et l’argent étant des marchandises, il faudrait pouvoir
réduire le travail qui les produits en unités de travail simple, bref l’analyse est enfermée dans un cercle vicieux.
13
   Cf. sur ce point le titre de l’ouvrage célèbre de Walras : Eléments d’économie politique pure.
11

supposés répondre à l'efficacité économique (Benetti, 1974), sans se préoccuper de l’efficacité
sociale.

        Selon cette représentation, les individus ne percevraient en rémunération rien d’autre
que leurs propres services transformés. « A l’état d’équilibre de la production, écrit Walras,
on peut même […] faire abstraction de l’intervention des entrepreneurs, et considérer non
seulement les services producteurs comme s’échangeant contre des produits et les produits
comme s’échangeant contre les services producteurs, mais considérer même les services
producteurs comme s’échangeant en fin de compte les uns contre les autres. » (Walras,
1900/1952, p. 195). C’est dire que chaque individu détient, avant même que la production soit
faite, les richesses qui lui reviennent finalement. Au fond, il est postulé qu’au regard des
échanges qui sont réalisés sur les différents marchés, les entreprises sont parfaitement
transparentes et neutres en matière de répartition. Il découle de cela que la production elle-
même est de la nature d’échanges relatifs entre les intrants (input) et les extrants (output), il ne
peut s’y former aucune richesse nette qui ne soit déjà la propriété des individus participant au
processus productif. Dire que les facteurs sont rémunérés à leur productivité marginale,
suppose que le produit de chaque facteur employé est égal aux services qu'il apporte et que ce
qu’il obtient n'est autre que ses propres services transformés14. La désutilité du travail étant
nécessairement compensée par l’utilité du produit reçu, les entreprises peuvent alors être vues
comme étant traversées par les flux occasionnés par les individus offreurs de services
producteurs et ceux que ces mêmes individus génèrent en tant que demandeurs de leurs
services producteurs transformés. C’est le sens profond de la loi de Say. De cela il découle
que les parts relatives du produit national qui reviennent respectivement aux divers services
producteurs sont indépendantes du niveau de la production15 puisqu'elles sont uniquement
fonction de la part de leurs dotations initiales que les individus engagent dans le processus
productif. Autrement dit, « L’économie classique suppose que les facteurs de production
n’espèrent et ne reçoivent en récompense de leurs efforts rien d’autre que la part
prédéterminée du produit global correspondant à ce qu’ils peuvent produire, tout à la fois la
demande et l’offre de chaque facteur dépend des anticipations qu’il fait quand au montant de
sa récompense au regard du produit global. » (J. M. Keynes, 1933/1979, p. 76, traduit par
nous). On peut alors dire que l’activité économique ne modifie en rien l’état antérieur de la

14
   Ainsi que le montre Mirowski (1989/2001, p. 329 et sui.) le principe qui préside à cette conception de la
production est celui de conservation.
15
   Mankiw (1994) écrit notamment : "Labor income has remained about 0.7 of the total over a long period of
time. This approximate constancy of factor shares is evidence for the Cobb-Douglas production function." (p.
75)
12

répartition des richesses détenues par les individus sous forme de « dotations initiales ». Toute
question de justice ou d’équité est étrangère à cette conception qui réduit la production à son
aspect strictement technique. Mais évidemment, rien n’indique que la manière dont les
individus sont initialement dotés répond ou non à des principes de justice sociale. Pour que
l’on puisse même envisager de se poser une telle question encore faudrait-il que l’on puisse
mesurer les choses de manière objective ; notamment distinguer quantitativement l’apport, en
travail ou en capital, de chacune des entités ayant participé au processus productif, pour
pouvoir distinguer réellement dans le produit global ce qui est susceptible de lui revenir.

     2- La question de la mesure

         L'offre et la demande de facteurs et l'offre et la demande de produits étant formées sur
des marchés différents, il s'agit d'expliquer les relations quantitatives qui s'établissent entre les
services producteurs et les produits. Sur ce point, la réponse de L. Walras est explicite : « Il
est bien vrai que les services producteurs s’achètent sur le marché de ces services ; mais il ne
l’est pas moins que leur prix se détermine sur le marché des produits » (L. Walras, 1900/1952,
p. 420). Les entrepreneurs sont, en effet, supposés acheter les services producteurs "…avec la
monnaie qu'ils ont reçue, sur le second [le marché des biens], de leurs produits." (Id. p. 193).

         La relation causale est ici très nette : les prix des facteurs sont déterminés à partir des
prix des produits, or les prix des produits sont eux-mêmes déterminés dans des échanges
relatifs, mais ces échanges ne peuvent avoir lieu qu’une fois la production achevée16. Quand
bien même admettrait-on que les prix sont connus ou anticipés avant que les produits ne
soient formés, encore faut-il pouvoir attribuer à tel ou tel facteur la part du produit physique à
laquelle il est supposé avoir donné naissance. J. Robinson (1953, 1956) montre que les
produits ne peuvent être identifiés en tant que produits du capital ou produits du travail. P.
Sraffa (1960) de son côté, établit qu'ils ne peuvent non plus être saisis comme produit
physique d'un capital particulier. De la même manière, on ne peut objectivement distinguer,
sur des bases physiques, la part du produit global à laquelle donnerait naissance chaque
travailleur considéré comme une entité coopérant avec d’autres entités, mais où chacun
resterait séparé des autres. Des auteurs d'inspiration néoclassique tels A. Alchian et H.
Demsetz en conviennent : « Avec le travail d'équipe, il est difficile, par simple observation de
la production totale, de soit définir, soit déterminer la contribution individuelle de chacun des

16
   A cette question de temporalité, la « nouvelle école classique » répond par le principe des anticipations
rationnelles.
13

inputs en coopération. La production d'une équipe par définition, n'est pas la somme des
produits séparables de chacun de ses membres » (A. Alchian et H. Demsetz (1972), cité par E.
Poulain (2001). Ce qui est vrai pour une équipe l’est sans aucun doute pour l’ensemble de la
collectivité.

        Puisque l’on ne peut reconnaître la trace physique de chaque individu ayant participé à
sa formation, force est d'accepter l'idée que le produit est un tout qui n'est pas la somme de
travaux individuels non plus que de capitaux particuliers, mais qu’il résulte de l'activité de
l'ensemble où chaque élément ne peut matériellement être isolé des autres. Ainsi, toute théorie
de la répartition qui serait fondée sur l’hypothèse selon laquelle les revenus des facteurs sont
individuellement déterminés à raison de leur produit personnel, ne peut prétendre qu’à être
une hypothèse simplificatrice bien peu réaliste. Suivant la méthode individualiste, l'apport de
chacun des facteurs ne peut être connu qu'une fois que le produit est réparti, mais en même
temps le produit ne peut être réparti que si l'on connaît le produit de chacun. La thèse de la
rémunération des facteurs de production à leur productivité marginale étant circulaire, comme
le relevait déjà A. Marshall, cité par J. M. Keynes (1936/1969, p. 139-40), elle ne permet en
rien d'expliquer que le revenu de la collectivité serait la somme des revenus individuels,
puisqu'elle n'explique pas la formation des revenus individuels. Faute de mesure, on aboutit
de fait à une indétermination générale des grandeurs économiques et, partant, à une ignorance
totale quant-au caractère équitable ou non du partage des richesses produites C’est d’ailleurs
pourquoi, nous semble-t-il, à l’instar de Arrow, Phelps, Rawls et bien d’autres etc., les auteurs
qui traitent des questions relatives à la justice économique s’appuient principalement sur des
considérations d’ordre moral, psychologiques, voire psycho-social et idéologiques. C’est en
raison même de cette indétermination des grandeurs supposées réelles que le plus souvent on
utilise les vocables de justice économique et de justice sociale de manière indifférenciée,
comme si l’économique et le sociale coïncidaient ; comme si tout était économique.

        L’analyse économique de la répartition ne peut être établie sur les critères avancés par
l’individualisme méthodologique qui suppose que les relations d’échange et de production
sont toujours des trocs. En effet, dans une « économie d’échanges réels » on ne peut saisir
aucun revenu « objectif net » puisque : « … lorsqu'un article de richesse change de main, il
donne lieu à un élément de revenu pour le vendeur et à un élément de dépense pour l'acheteur,
et par suite à aucun revenu pour la société. » (I. Fisher, 1906/1911, p. 183). Une conclusion
s'impose, aucun revenu n'étant formé ni détruit dans des échanges relatifs, on ignore l’origine
et la grandeur des dotations initiales et par voie de conséquence, on ne peut discuter de la
14

répartition des richesses qu’en termes de flux de satisfactions, puisque, ainsi que le montre I.
Fisher il n’existe pas d’autres formes de revenus.

         Lorsque l’on représente l’économie comme un espace (hypothétique) où tous les
échanges seraient des transferts de richesses, où rien ne se crée et rien ne se perd17, c’est
l'objet même de la répartition, à savoir le revenu « objectif » en tant que grandeur nette
produite qui fait défaut. Et, du fait de cette absence, c’est le sujet même de la répartition des
richesses qui ne peut être traité sur des fondements économiques. Or, si l’on veut pouvoir
relier les questions de justice économique et de justice sociale il parait tout à fait nécessaire
d’abandonner l’idée que des richesses, sous entendu économiques, puissent exister avant
même que d’être produites, c’est dire qu’il est indispensable de revenir sur l’analyse de la
production.

II- LA PRODUCTION EST UNE CRÉATION DE FORMES

         La production est indéniablement appropriation et transformation de leur
environnement par les hommes, en cela elle est création de formes utilités préalablement
conçues dans le but de satisfaire leurs désirs et leurs besoins. Mais doit-on accepter l'idée très
largement répandue selon laquelle produire consiste à « déplacer les matières dans l’espace »,
pour reprendre l’expression de Böhm Bawerk (1888/1929), afin d’ajouter de l'utilité aux
ressources matérielles utiles dont on dispose déjà ? En outre, si l’on s’écarte de
l’individualisme méthodologique, on peut saisir que le concept d’utilité répond en fait à un
principe social et non pas purement individuel.

     1- Le principe d’utilité

         Le changement de forme des matières qui entrent dans le processus productif n'est pas
simplement une transformation de l'input, il est sa négation en ce qu'il consiste en la
destruction de sa forme utilité. La forme de l'input est consommée productivement, aussi son
utilité ne peut être déterminante de celle de l'output puisqu'elle n'en n'est pas la cause. Les
briques ne sont pas la cause de la maison, et les briques n'ont d'utilité que parce que le travail
du maçon les a "projetées" dans la forme maison. Il est vrai que la maison est faite de briques,
cependant ces mêmes briques n'ont d'utilité, maintenant que la maison est construite, que
parce qu'elles sont prises dans la forme maison, ce qui veut dire aussi que l'utilité des briques
est dérivée de celle de la maison. Le produit courant ne consiste pas en une différence

17
  On sait que pour développer leurs théories "scientifiques" de la production, les néoclassiques se réfèrent
explicitement à la loi de Lavoisier.
15

quantitative entre l’utilité des briques et l’utilité de la maison, celle-ci est rigoureusement
nulle au regard de la loi de Lavoisier, et elle est totalement indéterminée au plan économique.
Il y a deux raisons à cela : tout d'abord, l'utilité de la maison n'est pas le résultat d'un ajout à
l'utilité des briques, l'utilité de la maison est autre que celle des briques, ensuite parce que
l'utilité n'est pas mesurable en soi.

        Une conclusion s'impose alors, la production ne se confond pas avec la fabrication,
elle n'est pas un processus mécanique de transformation continue de matières et d'énergie
dans le temps. Activité humaine, elle transcende l'espace physique existant pour en faire
naître un proprement humain : l'espace économique (qui ne se confond pas avec l’espace
social). Pour paraphraser une expression de B. Schmitt (1984, chap. 1), nous pouvons dire que
la production n'est pas assimilable au déplacement d'un mobile (ou de matière) dans l'espace,
mais qu'elle crée l'espace. En leur nature économique, les biens ne sont donc pas assimilables
à des matières ; ce que consomme la personne logée, ce ne sont pas les briques, mais le
logement18.

        La finalité de la production est la consommation, tous les auteurs en conviennent,
même s'ils l'oublient quelquefois. Bien plus : « Ramenées à leur essence, production et
consommation se définissent l’une par l’autre. » (Dieterlen, 1964, p.119). Les formes utilités
sont conçues pour satisfaire les besoins humains, or cela suppose la finitude des produits, ce
qui s'oppose à leur infinie divisibilité, mais aussi impose l’aboutissement du processus
productif19 dans une forme déterminée conçue à l’avance. De même que les formes
physiquement utiles ne peuvent être décomposées sous peine de ne plus exister, les facteurs
de production ne peuvent non plus être divisés à l'infini, que ce soit sur la base du temps ou
une autre base. Le travail d'un instant ne donne naissance à aucun produit, il ne produit rien.
Pour que naisse une forme utilité, il est nécessaire que le travail s'exerce pendant un temps
fini dans un espace fini, c’est dire que son aboutissement doit être marqué par une opération
économique particulière qui, outre qu’elle marque la finitude de l’action, donne aussi la
mesure de ce qui est produit (B. Schmitt, 1984, p. 54 et sui.). Faute de cela, aucun échange ne
pourrait avoir lieu entre les producteurs, et la question de la répartition serait sans objet.

18
   C'est en raison de cela que, raisonnant dans une économie sans monnaie, I. Fisher ne voyait comme revenu
que la satisfaction du consommateur.
19
   Une telle conception de la production s'oppose radicalement à la conception qu'en a le courant de la synthèse.
J. R. Hicks écrit notamment : "On peut bien sûr, considérer comme acquis que chaque processus doit avoir un
commencement. La question se pose toutefois de savoir s'il doit avoir une fin. Il n'est certes pas obligatoire
d'avoir à ce propos une opinion très tranchée. " (J. R. Hicks, 1973/1975, p. 17)
16

       Pris dans le mouvement de la division du travail, chaque producteur salarié n'a pas
pour but immédiat, contrairement au producteur isolé, l'appropriation ou la consommation des
produits physiques auxquels il donne naissance. Il accède aux valeurs d'usage dont il a besoin
à travers des transactions sur les marchés des produits, ce qui fait que son produit physique
doit revêtir un caractère utile pour les autres autant que pour lui-même. L'utilité n'est pas une
qualité intrinsèque ou une dimension purement subjective des choses produites, elle est une
forme ; une forme sociale. En tant que forme, l’utilité est est immatérielle, mais elle est
néanmoins le signe de l'existence d'un rapport économique et social des producteurs entre eux.
Or, ce signe doit être concrétisé. « Il est… significatif que la notion d'utilité pure, telle qu'elle
se présente dans les doctrines utilitaristes, ne se développe pas avant que la production de
marchandises se soit imposée socialement à un certain degré et qu'ait disparu le dernier reste
d'aristotélisme, au sens de l'idée d'une détermination particulière inhérente à la chose
spécifique en question. » (K. Hafner, 1993, cité par A. Jappe, 2003, p. 135). Plutôt que de
renvoyer à la consommation immédiate des produits, l'utilité est le signe d'une distanciation
entre le producteur et son propre produit physique. Distanciation qui tient à la nature du
processus par lequel les hommes s'approprient et aménagent collectivement leur
environnement. Dans nos sociétés de salariat généralisé, la division du travail n'est pas une
simple structure statique dans laquelle des individus séparés et autonomes œuvreraient les uns
à côté des autres pour, ensuite, échanger leurs produits finis immédiatement consommables,
comme le voudrait la "fable du troc" (Servet, 1988).

   2- La production est un phénomène monétaire

       Il est certain que chacun travail égoïstement pour lui-même, mais, pris dans la division
du travail, chacun le fait non seulement au regard des autres mais avec les autres. "Si le besoin
de l'un est supprimé par le travail de l'autre et vice versa, sans que nulle violence n'ait à
s'exercer, c'est que l'un est capable de produire l'objet du besoin de l'autre et réciproquement.
Mais quand ma production est calculée en fonction de ton besoin, qu'elle est raffinée, je ne
produis qu'en apparence cet objet ; mais je produis en vérité un autre objet, l'objet de ta
production, objet que je pense échanger contre l'objet de ma production, échange que j'ai déjà
effectué en pensée." (J. P. Voyer, 1975, p. 22). Le caractère fini du produit ne coïncide pas
nécessairement avec sa forme physique permettant un usage immédiat, c’est que la monnaie
sépare le produire du consommer dans le temps.

       Un ouvrier métallurgiste employé par une firme automobile et spécialisé dans le
vissage de boulons par exemple, ne vise évidemment pas à consommer immédiatement des
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