Le traçage numérique des contacts, instrument de lutte contre la pandémie - Aspects centraux dans une perspective éthique - Prise de position no ...
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Prise de position no 33/2020 Berne, 6 avril 2020 Le traçage numérique des contacts, instrument de lutte contre la pandémie Aspects centraux dans une perspective éthique Commission nationale d'éthique dans le domaine de la médecine humaine CNE
Table des matières 1. Introduction et démarche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .4 2. Objectifs et fonctionnement du traçage numérique des contacts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .6 3. Biens et droits touchés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 3.1 Protection de la santé publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 3.2 Protection d’autres biens et droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 3.3 Intrusions dans la sphère privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 3.4 Bilan intermédiaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 4. Base légale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .12 5. Principe de proportionnalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 6. Conditions-cadres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .16 6.1 Intégration dans une stratégie globale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 6.2 Volontariat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 6.3 Transparence et responsabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 6.3.1 Collecte des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 6.3.2 Exploitation des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 6.3.3 Conservation et destruction des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 6.4 Équité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 6.5 Garanties procédurales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 7. Conclusion et exigences éthiques fondamentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .20
Avant-propos Les temps sont difficiles – pour chacune et chacun d’entre nous, ainsi que pour notre société tout entière. Or, même dans une situation de pandémie, la protection de la vie, l’équité, la liberté, la responsabilité et la solidarité restent des enjeux éthiques centraux. En outre, les institutions éta- tiques doivent s’assurer de la proportionnalité des moyens engagés dans la lutte contre la crise, et préserver la confiance que leur accorde la population en l’informant au mieux et en avançant des arguments solides pour justifier les mesures de restriction de la liberté. Le traçage numérique des contacts figure parmi les mesures actuellement débattues. Le traçage numérique des contacts (Contact Tracing) vise à identifier les personnes ayant été en contact avec une personne porteuse du coronavirus. Il est crucial de les prévenir du risque d’infection qu’elles courent, afin qu’elles puissent prendre à temps les mesures nécessaires. Le traçage numérique des contacts pourrait jouer un rôle majeur dans l’interruption des chaînes de transmission, a fortiori lorsque les mesures actuelles seront assouplies. Il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de collecter des données privées, de les analyser et de s’en servir. Or, l’accès numérique aux individus n’est pas sans danger, notamment pour la sphère privée et la liberté personnelle. De tels accès requièrent dès lors une vigilance particulière. Aussi la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine a-t-elle été priée de s’exprimer sur le traçage numérique des contacts dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Nous avons examiné en détail les mesures en discussion et leurs implications éthiques, dans la mesure où le peu de temps à disposition nous l’a permis. Nous espérons que la présente prise de position contribuera au processus décisionnel et au débat public à venir. Andrea Büchler Présidente de la CNE
4 1. Introduction et démarche Le Département fédéral de l’intérieur (DFI) a chargé la 2. Selon quels principes et dans quelles condi- Commission nationale d’éthique dans le domaine de tions-cadres les données sur la mobilité se- la médecine humaine (CNE), lors d’un entretien mené raient-elles utilisées le cas échéant ? le 22 mars 2020, puis par courriel du 24 mars 2020, de 3. Est-il judicieux et défendable de créer une appli- prendre position sur les questions suivantes : cation mobile, que tout un chacun alimenterait et consulterait selon son bon vouloir ? L’art. 33 LEp prévoit que les personnes malades, 4. Les données en temps réel doivent-elles trai- présumées malades, infectées, présumées in- tées différemment de celles du passé ? fectées ou qui excrètent des agents pathogènes 5. Ces données pourront-elles être fournies aux peuvent être identifiées et des informations leur autorités cantonales procédant au traçage des être communiquées. contacts ? 6. Combien de temps faudrait-il conserver ces Cette disposition constitue la base légale du tra- données ? çage des contacts. Un tel instrument s’inscrit 7. Une solution technique proposée par un four- dans les mesures à prendre pour circonscrire les nisseur étatique est-elle préférable ou non à maladies transmissibles. Suite à la propagation du une solution privée ? coronavirus en Suisse, les médecins cantonaux 8. Avez-vous d’autres remarques à formuler ? » avaient également instauré jusqu’au 9 mars 2020 un traçage des contacts. Il a toutefois fallu le ré- La CNE a décidé à sa séance du 26 mars 2020, sur duire fortement, voire y renoncer, en raison tant proposition de sa présidente, d’entrer en matière sur du nombre élevé de cas d’infection que des res- cette demande, de constituer un groupe de travail sources limitées en personnel à disposition. (composition : Andrea Büchler [présidence], Samia Hurst, Ralf Jox, Frank Mathwig, Bernhard Rütsche, Dans l’optique d’un aplanissement de la courbe Markus Zimmermann, Maya Zumstein-Shaha ; direc- épidémique qui, du moins nous l’espérons, ne tion des travaux : Simone Romagnoli, Jean-Daniel saurait tarder, la Suisse doit se préparer à réintro- Strub), d’interroger dix experts lors d’une séance duire très prochainement le traçage des contacts organisée en vidéoconférence (participants : Bruno et à passer à une stratégie d’atténuation des Baeriswyl, préposé à la protection des données du risques de transmission. canton de Zurich ; David Basin, Chair of Information Security ETH Zürich ; Abraham Bernstein, Head of Au regard des expériences réalisées dans plu- Dynamic and Distributed Information Systems Group, sieurs pays d’Asie, mais également au vu de dif- UZH, et Director Digital Society Initiative, UZH ; férents projets en cours en Europe, les questions Edouard Bugnion, vice-président pour les systèmes suivantes se posent notamment en Suisse : d’information, EPFL ; Jean-Pierre Hubaux, respon- sable du laboratoire pour la sécurité des données, 1. « Un traçage efficient et efficace des contacts EPFL ; Peter Rudin, fondateur de bluewin.ch ; Mar- requiert-t-il aussi – ou surtout – d’accéder aux cel Salathé, responsable du laboratoire d’épidémio- données de mobilité des habitants, ou n’est-il logie digitale, EPFL ; Peter Seele, Chair of Corporate pas permis / indiqué d’utiliser des moyens élec- Social Responsibility and Business Ethics, USI ; Effy troniques pour exploiter les données sur les dé- Vayena, Chair of Bioethics, ETH Zürich ; Verina Wild, placements ? directrice suppléante de l’Institut d’éthique, d’histoire
5 et de théorie de la médecine LMU Munich), et de ré- diger un document qui serait remis au DFI jusqu’au 6 avril 2020. Le DFI a été informé de la démarche de la CNE. Il a déjà reçu le 3 avril une version succincte de la présente prise de position, avalisée par la Com- mission. La version intégrale ci-après a été approuvée à l’unanimité le 6 avril 2020, lors d’une décision prise par voie de circulation.
6 2. Objectifs et fonctionnement du traçage numérique des contacts Le traçage consiste à rechercher les contacts d’une Les méthodes numériques permettent un traçage personne ayant contracté une maladie épidémique. plus précis des contacts et des voies de contamina- Dans le contexte de la lutte contre la pandémie de tion. L’une d’elles repose sur l’analyse de l’appareil COVID-19, il a pour but d’identifier les personnes sus- mobile que les personnes infectées ont sur elles. Les ceptibles d’avoir entretenu avec un individu infecté, données ainsi collectées indiquent tous les smart- durant la période d’incubation, un contact physique phones s’étant trouvés à proximité du leur, la mesure suffisamment étroit pour qu’il existe un risque signi- étant effectuée à l’aide de la technologie Bluetooth ou ficatif de transmission du coronavirus. À l’heure ac- d’autres systèmes. Les données de mobilité ainsi re- tuelle, le traçage des contacts est discuté au niveau cueillies pourront être transmises au moyen d’une ap- international comme étant l’une des nombreuses me- plication (app) aux propriétaires desdits smartphones, sures à inclure dans une stratégie de lutte contre la mais également aux services étatiques compétents, pandémie de COVID-19. 1 en vue d’une coordination des mesures à prendre. La façon de procéder ou l’emploi des données peuvent En l’état actuel des connaissances virologiques, la également varier : certains concepts opèrent à l’aide période d’incubation du COVID-19 peut aller jusqu’à de données de localisation en temps réel, méthode deux semaines. Le risque d’infection par projection de pouvant aussi servir à surveiller, par exemple, si une gouttelettes tend à augmenter, sur la base des infor- quarantaine est respectée. D’autres utilisent les don- mations disponibles, dès lors que l’on se tient pendant nées de localisation et les profils de déplacement au moins quinze minutes à moins de deux mètres individuels pour identifier les personnes entrées en d’une personne infectée. contact avec un individu infecté. De telles méthodes ont déjà servi dans plusieurs pays, en Extrême-Orient Le traçage des contacts peut se faire en questionnant notamment. D’autres encore renoncent à la localisa- les personnes infectées. Or, un tel traçage « analo- tion par GPS des téléphones mobiles et se basent sur gique » exige des efforts considérables, tout en étant l’évolution au fil des jours des contacts de la personne imprécis et lacunaire. En particulier, il est tributaire de concernée.2 Une mesure actuellement en discussion, souvenirs qui remontent à plusieurs jours, et néces- le « Pan European Privacy-Protecting Proximity Tra- site de surcroît un long entretien individuel, de façon à cing » (PEPP-PT), vise par exemple à déterminer sous reconstituer les déplacements de la personne et ses forme anonymisée, à l’aide de la fonction Bluetooth éventuels contacts tant avec ses proches, ses collè- des téléphones mobiles, si des personnes sont res- gues de travail et ses amis qu’avec des personnes tées à proximité d’une personne infectieuse (pendant étrangères. au moins 15 minutes, à moins de deux mètres). Aussi ce modèle technique porte-t-il le nom de « Proximity 1 Cf. Ferretti et al. (2020). Quantifying SARS-CoV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing. Science 10.1126/science.abb6936 ; Hellewell et al. (2020). Feasibility of controlling COVID-19 outbreaks by isolation of cases and contacts. Lancet Glob Health ; 8 : e488-96. 2 Cf. Kormann, Thier und Rittmeyer (2020). So kämpfen die Länder dieser Welt mit Smartphone-Daten gegen das Coronavirus. Neue Zürcher Zeitung, 03.04. : https://www.nzz.ch/technologie/so-kaempfen-die-laender-dieser-welt-mit-smartphonedaten-gegen-den-coronavirus-ld.1549986 (dernier accès : 4 avril 2020).
7 Tracing ».3 La présente prise de position évalue d’un avec la fonction de localisation activée quand elles ont point de vue éthique et juridique de tels systèmes de côtoyé d’autres gens. L’effet sera maximal si, dans traçage des contacts basés sur les données de mo- une telle zone, tous les propriétaires de smartphones bilité. participent activement au traçage des contacts – à l’heure actuelle, on considère qu’au moins 60 % des Le traçage numérique des contacts comporte toute- smartphones devraient utiliser cette fonction pour in- fois lui aussi des imprécisions. D’abord, il est techni- terrompre efficacement les chaînes de transmission.5 quement difficile, voire impossible suivant les circons- Globalement on peut donc considérer, selon l’état tances, de localiser les personnes avec le degré de actuel des connaissances, que le traçage numérique précision pertinent pour la transmission du virus (dis- des contacts constitue une méthode valable pour tance ≤2 mètres). Ensuite, seule la proximité de leurs identifier à très court terme (≤2 jours) les personnes appareils respectifs est calculée, comme paramètre susceptibles d’avoir été infectées.6 Il convient de rap- de substitution pour déduire le contact entre deux peler que pour les raisons qui précèdent, le soupçon personnes. Enfin, la validité de telles mesures dé- d’infection reste plutôt vague et que même en cas pend du fait que ces gens aient effectivement eu leur d’introduction à grande échelle, cette méthode ne smartphone sur eux. Indépendamment de ces défis permettrait pas d’enregistrer toutes les personnes po- techniques, des inexactitudes d’ordre virologique sont tentiellement infectées. à signaler. D’une part, quelqu’un peut très bien se te- nir à proximité d’une personne infectée, voire établir Dans une étape ultérieure, la question est de savoir un contact physique avec elle sans nécessairement comment les informations que l’on aura recueillies par s’infecter. Cela étant, il est vrai que le contact phy- traçage des contacts à propos des voies de contami- sique, soit une proximité immédiate, implique un cer- nation et des personnes potentiellement infectées tain risque de contamination. D’autre part, le traçage 4 pourraient servir à la lutte contre la pandémie. Tout des contacts ne prend pas en compte les risques que d’abord, les mesures de lutte épidémiologique pour- font courir, en l’absence de tout contact personnel, les raient être mieux ciblées, au profit des territoires ou surfaces infectées. Sans compter l’impossibilité de communautés à forte densité de personnes exposées connaître précisément la période durant laquelle une à un risque de contamination. Au niveau individuel, il personne présente un risque de contagion. s’agira d’informer les personnes potentiellement in- fectées, afin qu’elles sachent qu’en pareil cas, elles L’efficacité d’un traçage numérique des contacts dé- pourront se soumettre à un test, prendre des précau- pend par ailleurs du nombre d’utilisateurs volontaires tions d’hygiène (p. ex. port du masque) ou se mettre de cette technologie sur un territoire en proie à la pan- en auto-quarantaine. De telles mesures pourront être démie ou de personnes munies de leur smartphone adoptées spontanément, ou alors prescrites par l’État. 3 De telles applications, à l’instar de celle décrite dans le concept Pan-European Privacy-Preserving Contact Tracing, mettent au point « an anonymous proximity history on a user’s phone. For this purpose, distances from other phones of App users are estimated via measured radio signals (Bluetooth, etc.). The measurement and the anonymous identifier of the other App users are only recorded if there is sufficient proximity. This anonymous proxi- mity history remains encrypted on the phone of the App user and can never be viewed by anyone, not even the App user. Only the proximity history that is deemed relevant for transmission is saved, and the part of the proximity history that dates further back is continuously deleted. Once a App user has been deemed SARS-CoV-2 positive, the health authorities will contact them by phone or other means, depending on a country’s implementation of the system. The health authority will convey a code to the App user, with which the encrypted proximity history is transmitted – in encrypted form – to a national trust center » (PEPP-PT, 2020, p. 2). 4 Sur ce point, le concept Pan-European Privacy Protecting Proximity Tracing (PEPP-PT) soumis à la Commission explique en outre : « when a proximity history is uploaded to the trusted server, the server can match that with the proximity histories uploaded in the past. When a match is found, the probability is calculated that via that event the transmission occurred. Given that, the measurement parameters associated with the event can be used to estimate the risk of exposure using machine learning» (PEPP-PT, 2020, p. 3). 5 Cf. Betschon (2020). Wie eine Smartphone-App das Virus stoppen und den Lockdown beenden könnte. Neue Zürcher Zeitung, 02.04: https://www. nzz.ch/technologie/wie-eine-smartphone-app-das-virus-stoppen-und-den-lock-don-beenden-koennte-ld.1549775 (dernier accès : 4 avril 2020). 6 Cf. Soetens et al (2018). Real-time estimation of epidemiologic parameters from contact tracing data during an emerging infectious disease outbreak. Epidemiology ; 29(2) : 230-236 ; Ferretti et al. (2020), art. cit.
8 Il faudra toutefois vérifier si une telle solution serait éthiquement défendable et juridiquement admissible. Le traçage des contacts au sens décrit ci-dessus doit être dûment distingué des méthodes basées sur les données de mobilité qui seraient déployées pour mettre en garde face aux personnes infectées ou pour surveiller ces dernières en temps réel. Un tel traçage des individus contaminés à des fins de mise en garde ou de surveillance n’est pas à l’ordre du jour en Suisse et serait difficilement admissible sur le plan juridique, comme nous allons le montrer ci-après. La question de savoir si et dans quelle mesure l’État peut recourir, à certaines conditions, aux techniques de traçage des contacts doit être résolue sans perdre de vue la primauté, d’un point de vue tant éthique que juridique, des libertés et des droits individuels. Concrètement, il s’agit de déterminer 1. dans quel but (finalité), 2. selon quels principes (proportionnalité), 3. sur quelle base (loi sur les épidémies, législation sur la protection des données), 4. à quelles conditions, 5. dans quelle mesure (intégrité et exhaustivité des données) et 6. pour quelles institutions (responsable) les données de mobilité des personnes infectées pourraient être enregistrées et traitées.
9 3. Biens et droits touchés 3.1 Protection de la santé publique des intérêts scientifiques, économiques, politiques ou personnels (p. ex. de développeurs, d’entreprises ou Le traçage des contacts est un instrument de lutte d’autorités) sous-tendent toujours les technologies de contre les épidémies qui peut contribuer à la protec- ce type. Or, bien qu’ils n’aient pas pour vocation pre- tion de la santé publique. Il fait partie des mesures mière la protection de la santé publique, les représen- classiques que l’on adopte généralement d’emblée en tants de tels intérêts peuvent non seulement promou- cas d’épidémie. À cet égard, un traçage numérique voir le recours à la technologie en cas de pandémie, des contacts est bien plus efficace que le traçage ana- mais aussi viser à ce que son utilisation se poursuive logique, qui en général n’aboutit à identifier que les après la fin de la pandémie. contacts connus du patient zéro, soit le patient consi- déré comme (probablement) à l’origine d’une chaîne Une pandémie ayant l’ampleur du COVID-19 a un lourd de transmission donnée, et pour autant qu’il s’en sou- impact économique, tant direct qu’indirect (en raison vienne. En revanche, le traçage numérique permet des restrictions des libertés imposées par l’État). Pour même d’identifier les contacts qu’un patient-source autant qu’elles déploient de l’effet et constituent une ne connaît pas, mais qui se sont suffisamment appro- alternative efficace à la quarantaine à domicile, des chés de lui pour qu’il existe un risque d’infection – et mesures de lutte telles que le traçage des contacts de surcroît bien plus rapidement qu’avec le traçage servent également les intérêts économiques, sachant analogique des contacts. que tout préjudice causé à l’économie nationale a des retombées sur l’état de santé de la population. D’où La santé publique relève typiquement de l’intérêt public, une corrélation étroite entre la protection de la santé et peut ainsi justifier des restrictions des droits fonda- publique et les dommages évités à l’économie natio- mentaux des individus, à condition que celles-ci soient nale (cf. ATF 118 Ia 427, consid. 6d). fondées sur une base légale et proportionnées au but visé (art. 36 Cst.). Lors de l’examen d’un tel conflit entre La CNE souligne que des mesures comme l’inter- droits fondamentaux, il faut garder à l’esprit que la san- diction des rassemblements, la fermeture d’espaces té publique protège en définitive aussi d’autres droits publics et le confinement affectent elles aussi les li- fondamentaux, en l’occurrence les droits élémentaires bertés personnelles. De telles mesures entraînent des à la vie et à l’intégrité physique (art. 10 al. 1 et 2 Cst.). problèmes d’ores et déjà perceptibles liés à l’isole- ment social, aux craintes économiques et aux restric- 3.2 Protection d’autres biens et tions de mouvement – à l’instar d’une recrudescence droits de la violence domestique, mais aussi des maladies tant psychiques que somatiques. Dans ce contexte, Lors de la pesée des intérêts qui s’impose en amont il ne faut pas seulement voir le traçage numérique d’un éventuel recours au traçage des contacts, l’in- des contacts comme une mesure contraire aux inté- térêt sanitaire collectif à l’éradication de la pandémie rêts individuels, mais aussi comme un moyen d’évi- n’est bien entendu pas l’unique intérêt en jeu. Dans ce ter des mesures encore plus drastiques comme un contexte, la liberté personnelle constitue également confinement, ou du moins d’en diminuer la durée. Le un bien fondamental à protéger, tandis que la pour- traçage numérique des contacts peut donc parfaite- suite de l’activité économique et le bon fonctionne- ment contribuer à la préservation de biens juridiques ment des institutions publiques ainsi que des établis- individuels, notamment en rendant (à nouveau) pos- sements de santé publique garantissent la protection sibles la liberté de mouvement ou l’exercice d’activi- des biens fondamentaux. Autre élément à considérer : tés économiques.
10 3.3 Intrusions dans la sphère privée être contactée, il faut respecter sa volonté. De façon générale, les patients zéro semblent réellement sou- Un traçage efficace des contacts implique, du moins cieux de protéger les personnes avec lesquelles elles potentiellement, une ingérence dans la sphère privée sont entrées en contact pendant la période critique. des personnes concernées. D’abord, il leur faut auto- Dès le moment où un patient zéro participe volontaire- riser l’utilisation de leurs données personnelles à des ment et en étant pleinement informé à la recherche de fins de traçage des contacts. Ensuite, le traçage des ses contacts, son autonomie reste préservée. contacts va de pair avec d’autres mesures, soit la réa- lisation d’un test et l’auto-isolement de rigueur en cas Juridiquement parlant, les droits fondamentaux au d’infection ou de contact avec une personne infectée. respect de la sphère privée et à l’autodétermination en Il est vrai que, sur ce point, le traçage numérique ne matière d’information (art. 13 Cst. et art. 8 CEDH), soit diffère pas du traçage basé sur des moyens analo- la protection de la personnalité inscrite dans le droit giques, à ceci près que l’utilisation des données de civil (art. 28 CC), sont en jeu quand des services éta- smartphone élargit le champ des possibilités. tiques ou privés accèdent, dans le cadre du traçage des contacts, aux données de mobilité des personnes Le traçage numérique des contacts suppose la trans- touchées à des fins de traitement. Comme il s’agit ici mission d’informations sur les personnes infectées. de personnes infectées par le virus et potentiellement Or il faut absolument veiller à préserver la confiden- malades, le traçage des contacts implique aussi de tialité des données, constat valable pour le traçage gérer des données liées à la santé. Or il s’agit de don- tant analogique que numérique. La confidentialité est nées sensibles au sens du droit de la protection des en effet indispensable pour différentes raisons. Ainsi, données (art. 3 let. c ch. 2, LPD). Une ingérence dans la divulgation d’informations confidentielles bafoue la sphère privée n’intervient que dans la mesure où le droit de chacun de contrôler les informations le les données de mobilité et de santé sont associées concernant ; il existe donc un lien important entre le à des individus. En l’occurrence, faute de tout lien à respect de la confidentialité et le principe de l’auto- des individus précis, les données étant anonymisées, détermination en matière d’information. La révélation la sphère privée est préservée. À supposer que l’ex- d’informations confidentielles peut également causer ploitant du traçage des contacts enregistre de ma- du tort aux gens, en les exposant à des situations hu- nière individualisée les données personnelles mais les miliantes. En protégeant la sphère intime et privée, la transmette exclusivement sous une forme anonyme, confidentialité permet à chacun de développer son il s’agit certes d’une intrusion dans la sphère privée ; individualité. Elle soulève donc d’autres enjeux tout mais elle est moindre qu’en cas de divulgation de don- aussi essentiels que la seule protection des individus nées personnelles (non anonymisées) à des tiers. face à des atteintes potentielles à la santé. En cas de recours au traçage numérique pour mettre Le traçage analogique des contacts respecte le droit en garde des tiers entrés en contact avec une personne des intéressés à contrôler l’usage fait des renseigne- infectée et si cette dernière peut être identifiée par ments les concernant, en ce sens que le patient zéro eux, on est en présence d’un véritable empiètement, doit consentir à ce qu’on informe ses contacts. Cette pouvant être qualifié de grave, dans la sphère privée tâche lui est même en partie directement confiée, de la personne ainsi exposée. Et si, de surcroît, les ce qui correspond au principe de l’autodétermina- autorités étatiques se servent du traçage numérique tion. Toutefois, même avec le traçage analogique des pour surveiller les individus infectés, elles portent at- contacts, l’utilisation des données personnelles re- teinte non seulement à leur sphère privée, mais aussi cueillies (contacts, lieux de séjour, etc.) est soumise à à leur liberté de mouvement (art. 10 al. 2 Cst.). des exigences élevées, et si la personne ne veut pas
11 3.4 Bilan intermédiaire En résumé, il apparaît que le traçage des contacts constitue une mesure parmi d’autres pour protéger la santé publique et d’autres intérêts publics, ainsi que les droits individuels, en prévenant la diffusion non contrôlée d’un agent pathogène. À la différence de sa variante analogique, le traçage numérique des contacts (au moyen d’apps p. ex.) est particulièrement délicat du point de vue de la protection des données personnelles (liées à la santé), de la sphère privée et de l’autodétermination en matière d’information.
12 4. Base légale La loi sur les épidémies prévoit à ses art. 30 à 39 des telle participation. Faute d’un tel consentement, tout mesures visant les individus. Dans une situation ex- traitement de données personnelles exige une base traordinaire comme celle d’aujourd’hui, le Conseil fé- légale (art. 13 al. 1 et 17 al. 1 LPD). déral peut ordonner les mesures nécessaires (art. 7 LEp). Cependant, même dans une situation extraordi- L’art. 58 LEp fournit la base légale requise en vue du naire, il faut respecter le principe constitutionnel de la traitement de données personnelles dans le cadre proportionnalité (art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst.). L’art. 30 d’un traçage numérique des contacts, pour autant al. 1 LEp prévoit expressément que les mesures vi- qu’il s’avère nécessaire, eu égard au principe de pro- sant des individus ne peuvent être ordonnées que si portionnalité, pour mettre en œuvre la mesure de « des mesures moins contraignantes ne sont pas de lutte ordonnée. Selon cette disposition, l’OFSP, les nature à prévenir la propagation d’une maladie trans- autorités cantonales compétentes et les institutions missible ou n’y suffisent pas » (let. a) et si « la mesure publiques ou privées qui accomplissent des tâches concernée permet de prévenir un risque sérieux pour en vertu de la LEp peuvent traiter ou faire traiter la santé d’autrui » (let. b). La mesure ordonnée doit en des données personnelles, y compris des données outre être nécessaire et raisonnable (art. 30 al. 2 LEp). concernant la santé, pour autant qu’elles soient né- cessaire à l’identification des personnes malades, La mesure du traçage des contacts entre en ligne présumées malades, infectées, présumées infectées de compte en vertu de l’art. 33 LEp. Concrètement, ou qui excrètent des agents pathogènes dans le cadre « les personnes malades, présumées malades, in- de mesures de protection de la santé publique, afin fectées, présumées infectées ou qui excrètent des notamment de détecter, surveiller ou combattre des agents pathogènes peuvent être identifiées et des maladies transmissibles. informations leur être communiquées ». Cette dispo- sition rend possible la mise en place d’un système de Pour que le traçage numérique des contacts porte ses traçage des contacts, permettant d’identifier et d’in- fruits, il est indispensable d’informer la population de former toutes les personnes ayant côtoyé durant sa manière ouverte et régulière (cf. ch. 6.3). La Confédé- période de contagiosité une personne infectée et qui, ration assume cette activité d’information en vertu de par là même, pourraient avoir contracté son infection. l’art. 9 LEp. Selon cet article, l’OFSP informe le public Les personnes ainsi informées seront considérées des possibilités de prévenir et combattre l’épidémie comme « présumées infectées » au sens de l’art. 33 ou la pandémie. LEp, aussi faible le soupçon d’infection soit-il. Les effets souhaités du traçage des contacts dé- Dans le cadre d’un traçage des contacts, toute opéra- pendent largement de la participation à grande échelle tion en relation avec des données personnelles est en des personnes situées dans une région touchée. Si le outre soumise au droit de la protection des données. volontariat ne permet pas d’obtenir un taux de partici- Le traitement des données personnelles par des auto- pation suffisant, la question est de savoir si l’État, soit rités fédérales ou par des personnes privées est dans le Conseil fédéral, pourrait rendre obligatoire la partici- tous les cas autorisé si les personnes concernées y pation au traçage des contacts. Le cas échéant, tous ont consenti (art. 13 al. 1 et 17 al. 2 let. c LPD). Tel les résidents des zones touchées par la pandémie, serait le cas si la participation à un système de tra- voire tous les habitants de Suisse devraient activer çage des contacts reposait sur le volontariat, et que la fonction de localisation lorsqu’ils se trouvent dans les personnes concernées aient reçu au préalable des l’espace public. Si le traçage fonctionne avec une app, explications suffisantes sur les conséquences d’une il faudrait ordonner l’obligation de la télécharger. Il se-
13 rait certes difficile de faire respecter de telles prescrip- prévu à l’art. 185, al. 3, Cst. Même les décisions ou tions, mais ce serait possible jusqu’à un certain point, ordonnances d’urgence doivent respecter le principe par exemple par des contrôles ponctuels. de proportionnalité. En outre, la mise en garde contre des personnes infectées ainsi que leur surveillance Une telle prescription officielle aurait force obliga- à l’aide de données de mobilité collectées en temps toire générale, et il s’agirait donc d’une mesure vi- réel portent gravement atteinte à leurs droits fonda- sant la population ou certains groupes de personnes mentaux, à leur sphère privée notamment. Il n’est au sens de l’art. 40 LEp. Selon cette disposition, les possible de s’écarter de l’exigence d’une base légale autorités compétentes prennent des mesures « pour adoptée démocratiquement (loi formelle) qu’en cas empêcher la propagation de maladies transmissibles de danger sérieux, direct et imminent (art. 36 al. 1 au sein de la population ou dans certains groupes de 3e phrase Cst.). Ce qui suppose que les mesures personnes » (al. 1). La mise en place du traçage des adoptées afin d’écarter le danger soient vraisembla- contacts pourrait s’appuyer sur cette disposition à la blement efficaces. Or, tant les mises en garde face formulation ouverte, mais devrait également respec- aux personnes infectées que la surveillance de ces ter le principe de proportionnalité. L’art. 40, al. 3, LEp dernières en temps réel seraient probablement de précise que les mesures ordonnées ne doivent pas peu d’utilité dans la lutte contre le COVID-19. Sans durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour em- compter que ce genre d’appel à la méfiance porterait pêcher la propagation d’une maladie transmissible et un coup de grâce à la solidarité au sein la population, à prévenir un risque sérieux pour la santé d’autrui. De sa responsabilisation et à sa volonté de coopérer pour même, les mesures devraient être réexaminées régu- sortir de la crise, et que de telles mesures ne seraient lièrement. pas réalisables sur une base volontaire (voir plus loin). Au vu de ces doutes quant à l’efficacité du traçage Inversement, la LEp ne contient pas de base qui per- des contacts déployé à des fins de mise en garde et mette de recourir au traçage des contacts à des fins de surveillance, son application, même en vertu du de mise en garde contre les gens infectés. Il est vrai droit d’urgence, serait difficilement compatible avec que de tels avertissements s’adressent à un nombre la Constitution. indéterminé de personnes, donc à la collectivité. Mais ils concernent à chaque fois des individus précis, En résumé, on constate que la LEp renferme des desquels il est recommandé de se tenir à distance. bases légales suffisantes pour la mise en place d’un Ils doivent donc être qualifiés de mesures visant des traçage numérique des contacts ; à commencer par individus au sens des art. 30 à 39 LEp. On ne trouve, l’art. 9 (information de la population à propos du tra- par ailleurs, dans ces dispositions aucune base lé- çage des contacts), l’art. 33 (identification et informa- gale permettant de prévenir les personnes en bonne tion des personnes présumées infectées) et l’art. 58 santé, soit des personnes qui ne sont ni malades ou (traitement de données personnelles nécessaires à présumées telles, ni infectées ou présumées telles, l’identification des personnes infectées ou présumées et qui n’excrètent pas non plus d’agents pathogènes. telles). Pour des raisons juridiques (cf. art. 7 LEp) et La surveillance en temps réel des personnes infec- pour en garantir la légitimité politique, il reviendrait tées au moyen du traçage des contacts n’est pas non au Conseil fédéral de se prononcer sur les mesures plus envisagée dans la LEp (cf. à propos de l’exigence visant à introduire et à mettre en œuvre un traçage nu- d’une base légale spécifique pour les instruments de mérique des contacts ; il pourrait le faire sous forme surveillance : ATF 136 I 87, consid. 8). de complément à l’ordonnance COVID-19. On peut se demander si, dans une situation extraor- dinaire, le Conseil fédéral serait habilité à ordonner le recours au traçage des contacts à des fins d’avertis- sement et de surveillance, en vertu du droit d’urgence
14 5. Principe de proportionnalité Étant donné que le traçage numérique des contacts noter que la technologie ne dit rien des mesures de peut renforcer mais aussi fragiliser d’importants biens protection instaurées dans les contacts sociaux (p. ex. et droits, une pesée des intérêts en présence s’im- port d’un masque d’hygiène ou de gants). Autre point pose. Pour qu’une telle mesure se justifie d’un point important, un paramètre de substitution sert ici à me- de vue juridique et éthique, l’atteinte potentielle des surer les contacts physiques rapprochés entre indivi- droits et biens en question devra être proportion- dus, soit la distance entre leurs appareils respectifs. née au but visé, tandis que des conditions-cadres Il perd donc tout sens quand les gens ne portent pas adéquates minimiseront cette menace. Autrement directement leur téléphone sur eux (p. ex. pendant la dit, la proportionnalité signifie que la mesure pour- recharge de sa batterie). D’où l’importance de don- suit concrètement la protection de biens majeurs, et nées statistiques sur le nombre de résultats « faux qu’elle est appropriée, nécessaire et raisonnablement négatifs » ou « faux positifs ». exigible pour y parvenir. Plus elle vise directement à déjouer un danger avéré, grave et imminent, plus elle Troisièmement et pour terminer, il convient de dif- est justifiée. Cela étant, une mesure a beau être ef- férencier le critère du bénéfice retiré, soit de l’utilité ficace et la moins restrictive possible, elle peut être réelle. Il faut ici des preuves scientifiques solides mon- disproportionnée si l’empiètement s’avère excessif trant que de tels systèmes de traçage ont un impact par rapport à l’effet visé. La proportionnalité doit donc positif sur l’évolution de l’épidémie, c’est-à-dire qu’ils toujours être évaluée dans le contexte concret où la réduisent significativement la morbidité et la mortali- mesure intervient. Ainsi, les risques peuvent être très té, ou – ce qui est la priorité dans le contexte actuel différents, selon ledit contexte. Ce constat vaut pour – qu’ils peuvent contribuer à la levée ou du moins à les risques à court terme (p. ex. risque de stigmatisa- l’assouplissement des mesures en place, à l’instar du tion si des proches apprennent le diagnostic) comme confinement. En définitive, l’évaluation d’une mesure pour ceux à long terme (p. ex. après avoir introduit une comme le traçage numérique des contacts dépend mesure qui n’exclut pas une surveillance des citoyens, également de l’utilisation concrète faite de la techno- l’État pourrait être tenté de ne plus l’abroger). logie, soit en particulier des conséquences pour les utilisateurs ayant appris qu’ils ont été en contact avec Pour juger de la question de la proportionnalité, il faut des personnes infectées. donc en premier lieu étudier les caractéristiques ac- tuelles de la situation épidémiologique, soit le taux de Dans le contexte de la proportionnalité, il faut enfin mortalité et de morbidité dû au COVID-19 enregistré s’interroger sur l’impact psychologique et social que par le territoire concerné (en l’occurrence la Suisse). pourrait avoir le traçage numérique des contacts. Par exemple, une telle technologie ne serait néces- Une attitude de rejet (p. ex. fêtes sans smartphone) saire et défendable qu’à partir du moment où l’épidé- ou un sentiment de sécurité trompeur (p. ex. règles mie a atteint un certain degré de gravité. d’hygiène moins bien respectées) sont-ils à craindre ? De tels comportements seraient indiscutablement Deuxièmement, la question de l’adéquation du tra- contre-productifs. Dans quelle mesure un sentiment çage numérique des contacts est elle aussi primor- de sécurité ou de surveillance (menace) pourrait-il diale. Permet-il d’identifier de manière fiable les naître, et quel en serait l’impact sur les efforts volon- contacts sociaux rapprochés comportant un risque taires des gens ? d’infection élevé (contacts pendant un certain temps à bien moins de 2 mètres, contact physique, inhalation En résumé, soulignons que le principe de proportion- de gouttelettes/d’aérosols) ? Il convient également de nalité exige que la mesure appliquée soit, de toutes les
15 approches à disposition et comme le veut le principe de subsidiarité, celle qui affecte le moins les biens et droits fondamentaux. À supposer qu’après l’introduc- tion d’une mesure, une approche moins intrusive soit développée, elle doit remplacer la mesure initiale. En ce sens, une mesure comme le traçage numérique des contacts ne devrait être adoptée que le temps strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif visé, par souci de proportionnalité. Par conséquent, il convient de fixer d’avance la durée d’application d’une mesure et de réexaminer la situation à intervalles ré- guliers. À cet égard, il importe toutefois de rappeler, une fois encore, que les mesures restrictives de liberté en place (interdiction des rassemblements, fermeture d’espaces publics, confinement partiel) touchent elles aussi des biens privés ou publics et violent en partie d’importants droits. Ce n’est pas viable à long terme pour la société. Aussi un traçage numérique des contacts permettrait-il d’assouplir les restrictions en place, dans l’esprit du principe de proportionnalité exi- geant que le moyen le moins contraignant à disposi- tion soit à chaque fois choisi pour atteindre le but visé.
16 6. Conditions-cadres Au vu des explications données plus haut au sujet du ainsi que les conséquences et implications de son principe central de la proportionnalité et de ses im- emploi. Ils devront savoir quel événement (test posi- plications pratiques pour le traçage numérique des tif au COVID-19) aboutit à la recherche des contacts contacts, la CNE a formulé les conditions-cadres sui- et à une information, quelles sont les périodes prises vantes à prendre impérativement en compte pour in- en compte, quelles données sont collectées et ce qui troduire d’une manière éthiquement justifiée tout tra- en est fait. De même, il faudra leur signaler en quoi çage des contacts destiné à combattre la pandémie le traçage numérique des contacts diffère d’autres de COVID-19 : mesures, comme la possibilité qu’ont déjà aujourd’hui les autorités de déceler les rassemblements, sur la 6.1 Intégration dans une stratégie base des données anonymisées de Swisscom.8 Entre globale autres exigences, la communication devra également définir et signaler les attentes découlant de l’introduc- Le traçage des contacts doit s’inscrire dans une vaste tion de cette mesure (participation de la population, stratégie qui, pour mieux combattre la pandémie, auto-isolement le cas échéant, etc.). combinera divers instruments qu’il s’agit de bien coor- donner et d’ajuster entre eux, à savoir notamment les Il faudra par ailleurs veiller, par des précautions tant tests ou l’auto-isolement des personnes testées po- juridiques que politiques, à ce que les personnes in- sitives ou ayant été exposées à un risque d’infection. fectées ou risquant de l’être ne subissent aucune dis- Idéalement, le traçage numérique des contacts com- crimination. Par exemple une personne infectée mais plétera sans le remplacer sa variante analogique, qui asymptomatique devra avoir la possibilité de s’isoler permet notamment d’atteindre les personnes qui, par sur son lieu de travail et de prendre les mesures de exemple, ne se servent pas d’un smartphone.7 protection requises, sans s’exposer à des consé- quences négatives. Il faudra encore vérifier quelle Dans ce contexte, il est essentiel de préciser, avant stratégie de dépistage permettrait aux personnes, l’introduction d’une telle mesure, comment le traçage ayant appris par le traçage numérique des contacts numérique des contacts s’inscrira dans la stratégie glo- qu’elles risquent une infection, de connaître leur statut bale de lutte contre la pandémie, quelles seront les in- infectieux. Par souci d’exhaustivité, il faudra encore formations récoltées et quels objectifs il vise en détail. aborder les questions ouvertes. D’une part, les bases Ces aspects devront faire partie d’une communication scientifiques sur l’efficacité réelle d’une telle approche à la fois transparente et complète, précoce et régu- se résument inévitablement à de maigres recherches, lière à l’égard de la population. Les utilisateurs poten- faute de recul. D’autre part, il s’agira de gérer au mieux tiels de l’application de traçage des contacts devront les résultats faux positifs qui risquent de se multiplier, connaître, et pouvoir évaluer, les objectifs du traçage en raison des inexactitudes inévitables qui ont été dé- des contacts et son fonctionnement, ses avantages crites plus haut. 7 Cf. Salathé et al. (2020). COVID-19 epidemic in Switzerland : on the importance of testing, contact tracing and isolation. Swiss Medl Wkly ; 150 : w202205 8 Cf. Entre autres les informations du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) du 3 avril 2020 : https://www.edoeb. admin.ch/edoeb/fr/home/actualites/aktuell_news.html#-1988633592 (dernier accès : 4 avril 2020).
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