Le traçage numérique des contacts, instrument de lutte contre la pandémie - Aspects centraux dans une perspective éthique - Prise de position no ...

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Prise de position no 33/2020
                                                             Berne, 6 avril 2020

Le traçage numérique des contacts,
­instrument de lutte contre la pandémie
Aspects centraux dans une perspective éthique

Commission nationale d'éthique dans le
domaine de la médecine humaine CNE
Table des matières
1.    Introduction et démarche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .4

2.    Objectifs et fonctionnement du traçage numérique des contacts  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .6

3.    Biens et droits touchés  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9

3.1 Protection de la santé publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9
3.2 Protection d’autres biens et droits  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9
3.3 Intrusions dans la sphère privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
3.4 Bilan intermédiaire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

4.    Base légale  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .12

5.    Principe de proportionnalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

6.    Conditions-cadres  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .16

6.1 Intégration dans une stratégie globale  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
6.2 Volontariat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
6.3 Transparence et responsabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

      6.3.1 Collecte des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
      6.3.2 Exploitation des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
      6.3.3 Conservation et destruction des données  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

6.4 Équité  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
6.5 Garanties procédurales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

7.    Conclusion et exigences éthiques fondamentales  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .20
Avant-propos
Les temps sont difficiles – pour chacune et chacun d’entre nous, ainsi que pour notre société tout
entière. Or, même dans une situation de pandémie, la protection de la vie, l’équité, la liberté, la
responsabilité et la solidarité restent des enjeux éthiques centraux. En outre, les institutions éta-
tiques doivent s’assurer de la proportionnalité des moyens engagés dans la lutte contre la crise, et
préserver la confiance que leur accorde la population en l’informant au mieux et en avançant des
arguments solides pour justifier les mesures de restriction de la liberté. Le traçage numérique des
contacts figure parmi les mesures actuellement débattues. Le traçage numérique des contacts
(Contact Tracing) vise à identifier les personnes ayant été en contact avec une personne porteuse
du coronavirus. Il est crucial de les prévenir du risque d’infection qu’elles courent, afin qu’elles
puissent prendre à temps les mesures nécessaires. Le traçage numérique des contacts pourrait
jouer un rôle majeur dans l’interruption des chaînes de transmission, a fortiori lorsque les mesures
actuelles seront assouplies.

Il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de collecter des données privées, de les analyser et de
s’en servir. Or, l’accès numérique aux individus n’est pas sans danger, notamment pour la sphère
privée et la liberté personnelle. De tels accès requièrent dès lors une vigilance particulière. Aussi
la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine a-t-elle été priée de
s’exprimer sur le traçage numérique des contacts dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Nous
avons examiné en détail les mesures en discussion et leurs implications éthiques, dans la mesure
où le peu de temps à disposition nous l’a permis. Nous espérons que la présente prise de position
contribuera au processus décisionnel et au débat public à venir.

Andrea Büchler
Présidente de la CNE
4

1. Introduction et démarche
Le Département fédéral de l’intérieur (DFI) a chargé la    2. Selon quels principes et dans quelles condi-
Commission nationale d’éthique dans le domaine de             tions-cadres les données sur la mobilité se-
la médecine humaine (CNE), lors d’un entretien mené           raient-elles utilisées le cas échéant ?
le 22 mars 2020, puis par courriel du 24 mars 2020, de     3. Est-il judicieux et défendable de créer une appli-
prendre position sur les questions suivantes :                cation mobile, que tout un chacun alimenterait
                                                              et consulterait selon son bon vouloir ?
  L’art. 33 LEp prévoit que les personnes malades,         4. Les données en temps réel doivent-elles trai-
  présumées malades, infectées, présumées in-                 tées différemment de celles du passé ?
  fectées ou qui excrètent des agents pathogènes           5. Ces données pourront-elles être fournies aux
  peuvent être identifiées et des informations leur           autorités cantonales procédant au traçage des
  être communiquées.                                          contacts ?
                                                           6. Combien de temps faudrait-il conserver ces
  Cette disposition constitue la base légale du tra-          données ?
  çage des contacts. Un tel instrument s’inscrit           7. Une solution technique proposée par un four-
  dans les mesures à prendre pour circonscrire les            nisseur étatique est-elle préférable ou non à
  maladies transmissibles. Suite à la propagation du          une solution privée ?
  coronavirus en Suisse, les médecins cantonaux            8. Avez-vous d’autres remarques à formuler ? »
  avaient également instauré jusqu’au 9 mars 2020
  un traçage des contacts. Il a toutefois fallu le ré-    La CNE a décidé à sa séance du 26 mars 2020, sur
  duire fortement, voire y renoncer, en raison tant       proposition de sa présidente, d’entrer en matière sur
  du nombre élevé de cas d’infection que des res-         cette demande, de constituer un groupe de travail
  sources limitées en personnel à disposition.            (composition : Andrea Büchler [présidence], Samia
                                                          Hurst, Ralf Jox, Frank Mathwig, Bernhard Rütsche,
  Dans l’optique d’un aplanissement de la courbe          Markus Zimmermann, Maya Zumstein-Shaha ; direc-
  épidémique qui, du moins nous l’espérons, ne            tion des travaux : Simone Romagnoli, Jean-Daniel
  saurait tarder, la Suisse doit se préparer à réintro-   Strub), d’interroger dix experts lors d’une séance
  duire très prochainement le traçage des contacts        organisée en vidéoconférence (participants : Bruno
  et à passer à une stratégie d’atténuation des           Baeriswyl, préposé à la protection des données du
  risques de transmission.                                canton de Zurich ; David Basin, Chair of Information
                                                          Security ETH Zürich ; Abraham Bernstein, Head of
  Au regard des expériences réalisées dans plu-           Dynamic and Distributed Information Systems Group,
  sieurs pays d’Asie, mais également au vu de dif-        UZH, et Director Digital Society Initiative, UZH ;
  férents projets en cours en Europe, les questions       Edouard Bugnion, vice-président pour les systèmes
  suivantes se posent notamment en Suisse :               d’information, EPFL ; Jean-Pierre Hubaux, respon-
                                                          sable du laboratoire pour la sécurité des données,
 1. « Un traçage efficient et efficace des contacts       EPFL ; Peter Rudin, fondateur de bluewin.ch ; Mar-
    requiert-t-il aussi – ou surtout – d’accéder aux      cel Salathé, responsable du laboratoire d’épidémio-
    données de mobilité des habitants, ou n’est-il        logie digitale, EPFL ; Peter Seele, Chair of Corporate
    pas permis / indiqué d’utiliser des moyens élec-      Social Responsibility and Business Ethics, USI ; Effy
    troniques pour exploiter les données sur les dé-      Vayena, Chair of Bioethics, ETH Zürich ; Verina Wild,
    placements ?                                          directrice suppléante de l’Institut d’éthique, d’histoire
5

et de théorie de la médecine LMU Munich), et de ré-
diger un document qui serait remis au DFI jusqu’au
6 avril 2020. Le DFI a été informé de la démarche de
la CNE. Il a déjà reçu le 3 avril une version succincte
de la présente prise de position, avalisée par la Com-
mission. La version intégrale ci-après a été approuvée
à l’unanimité le 6 avril 2020, lors d’une décision prise
par voie de circulation.
6

2. Objectifs et fonctionnement
du traçage numérique des contacts
Le traçage consiste à rechercher les contacts d’une                              Les méthodes numériques permettent un traçage
personne ayant contracté une maladie épidémique.                                 plus précis des contacts et des voies de contamina-
Dans le contexte de la lutte contre la pandémie de                               tion. L’une d’elles repose sur l’analyse de l’appareil
COVID-19, il a pour but d’identifier les personnes sus-                          mobile que les personnes infectées ont sur elles. Les
ceptibles d’avoir entretenu avec un individu infecté,                            données ainsi collectées indiquent tous les smart-
durant la période d’incubation, un contact physique                              phones s’étant trouvés à proximité du leur, la mesure
suffisamment étroit pour qu’il existe un risque signi-                           étant effectuée à l’aide de la technologie Bluetooth ou
ficatif de transmission du coronavirus. À l’heure ac-                            d’autres systèmes. Les données de mobilité ainsi re-
tuelle, le traçage des contacts est discuté au niveau                            cueillies pourront être transmises au moyen d’une ap-
international comme étant l’une des nombreuses me-                               plication (app) aux propriétaires desdits smartphones,
sures à inclure dans une stratégie de lutte contre la                            mais également aux services étatiques compétents,
pandémie de COVID-19.            1
                                                                                 en vue d’une coordination des mesures à prendre. La
                                                                                 façon de procéder ou l’emploi des données peuvent
En l’état actuel des connaissances virologiques, la                              également varier : certains concepts opèrent à l’aide
période d’incubation du COVID-19 peut aller jusqu’à                              de données de localisation en temps réel, méthode
deux semaines. Le risque d’infection par projection de                           pouvant aussi servir à surveiller, par exemple, si une
gouttelettes tend à augmenter, sur la base des infor-                            quarantaine est respectée. D’autres utilisent les don-
mations disponibles, dès lors que l’on se tient pendant                          nées de localisation et les profils de déplacement
au moins quinze minutes à moins de deux mètres                                   individuels pour identifier les personnes entrées en
d’une personne infectée.                                                         contact avec un individu infecté. De telles méthodes
                                                                                 ont déjà servi dans plusieurs pays, en Extrême-Orient
Le traçage des contacts peut se faire en questionnant                            notamment. D’autres encore renoncent à la localisa-
les personnes infectées. Or, un tel traçage « analo-                             tion par GPS des téléphones mobiles et se basent sur
gique » exige des efforts considérables, tout en étant                           l’évolution au fil des jours des contacts de la personne
imprécis et lacunaire. En particulier, il est tributaire de                      concernée.2 Une mesure actuellement en discussion,
souvenirs qui remontent à plusieurs jours, et néces-                             le « Pan European Privacy-Protecting Proximity Tra-
site de surcroît un long entretien individuel, de façon à                        cing » (PEPP-PT), vise par exemple à déterminer sous
reconstituer les déplacements de la personne et ses                              forme anonymisée, à l’aide de la fonction Bluetooth
éventuels contacts tant avec ses proches, ses collè-                             des téléphones mobiles, si des personnes sont res-
gues de travail et ses amis qu’avec des personnes                                tées à proximité d’une personne infectieuse (pendant
étrangères.                                                                      au moins 15 minutes, à moins de deux mètres). Aussi
                                                                                 ce modèle technique porte-t-il le nom de « Proximity

1   Cf. Ferretti et al. (2020). Quantifying SARS-CoV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing. Science 10.1126/science.abb6936 ;
    Hellewell et al. (2020). Feasibility of controlling COVID-19 outbreaks by isolation of cases and contacts. Lancet Glob Health ; 8 : e488-96.

2   Cf. Kormann, Thier und Rittmeyer (2020). So kämpfen die Länder dieser Welt mit Smartphone-Daten gegen das Coronavirus. Neue Zürcher Zeitung, 03.04. :
    https://www.nzz.ch/technologie/so-kaempfen-die-laender-dieser-welt-mit-smartphonedaten-gegen-den-coronavirus-ld.1549986 (dernier accès : 4 avril 2020).
7

Tracing ».3 La présente prise de position évalue d’un                            avec la fonction de localisation activée quand elles ont
point de vue éthique et juridique de tels systèmes de                            côtoyé d’autres gens. L’effet sera maximal si, dans
traçage des contacts basés sur les données de mo-                                une telle zone, tous les propriétaires de smartphones
bilité.                                                                          participent activement au traçage des contacts – à
                                                                                 l’heure actuelle, on considère qu’au moins 60 % des
Le traçage numérique des contacts comporte toute-                                smartphones devraient utiliser cette fonction pour in-
fois lui aussi des imprécisions. D’abord, il est techni-                         terrompre efficacement les chaînes de transmission.5
quement difficile, voire impossible suivant les circons-                         Globalement on peut donc considérer, selon l’état
tances, de localiser les personnes avec le degré de                              actuel des connaissances, que le traçage numérique
précision pertinent pour la transmission du virus (dis-                          des contacts constitue une méthode valable pour
tance ≤2 mètres). Ensuite, seule la proximité de leurs                           identifier à très court terme (≤2 jours) les personnes
appareils respectifs est calculée, comme paramètre                               susceptibles d’avoir été infectées.6 Il convient de rap-
de substitution pour déduire le contact entre deux                               peler que pour les raisons qui précèdent, le soupçon
personnes. Enfin, la validité de telles mesures dé-                              d’infection reste plutôt vague et que même en cas
pend du fait que ces gens aient effectivement eu leur                            d’introduction à grande échelle, cette méthode ne
smartphone sur eux. Indépendamment de ces défis                                  permettrait pas d’enregistrer toutes les personnes po-
techniques, des inexactitudes d’ordre virologique sont                           tentiellement infectées.
à signaler. D’une part, quelqu’un peut très bien se te-
nir à proximité d’une personne infectée, voire établir                           Dans une étape ultérieure, la question est de savoir
un contact physique avec elle sans nécessairement                                comment les informations que l’on aura recueillies par
s’infecter. Cela étant, il est vrai que le contact phy-                          traçage des contacts à propos des voies de contami-
sique, soit une proximité immédiate, implique un cer-                            nation et des personnes potentiellement infectées
tain risque de contamination. D’autre part, le traçage
                                       4
                                                                                 pourraient servir à la lutte contre la pandémie. Tout
des contacts ne prend pas en compte les risques que                              d’abord, les mesures de lutte épidémiologique pour-
font courir, en l’absence de tout contact personnel, les                         raient être mieux ciblées, au profit des territoires ou
surfaces infectées. Sans compter l’impossibilité de                              communautés à forte densité de personnes exposées
connaître précisément la période durant laquelle une                             à un risque de contamination. Au niveau individuel, il
personne présente un risque de contagion.                                        s’agira d’informer les personnes potentiellement in-
                                                                                 fectées, afin qu’elles sachent qu’en pareil cas, elles
L’efficacité d’un traçage numérique des contacts dé-                             pourront se soumettre à un test, prendre des précau-
pend par ailleurs du nombre d’utilisateurs volontaires                           tions d’hygiène (p. ex. port du masque) ou se mettre
de cette technologie sur un territoire en proie à la pan-                        en auto-quarantaine. De telles mesures pourront être
démie ou de personnes munies de leur smartphone                                  adoptées spontanément, ou alors prescrites par l’État.

3   De telles applications, à l’instar de celle décrite dans le concept Pan-European Privacy-Preserving Contact Tracing, mettent au point « an anonymous
    proximity history on a user’s phone. For this purpose, distances from other phones of App users are estimated via measured radio signals (Bluetooth,
    etc.). The measurement and the anonymous identifier of the other App users are only recorded if there is sufficient proximity. This anonymous proxi-
    mity history remains encrypted on the phone of the App user and can never be viewed by anyone, not even the App user. Only the proximity history
    that is deemed relevant for transmission is saved, and the part of the proximity history that dates further back is continuously deleted. Once a App user
    has been deemed SARS-CoV-2 positive, the health authorities will contact them by phone or other means, depending on a country’s implementation
    of the system. The health authority will convey a code to the App user, with which the encrypted proximity history is transmitted – in encrypted form
    – to a national trust center » (PEPP-PT, 2020, p. 2).

4   Sur ce point, le concept Pan-European Privacy Protecting Proximity Tracing (PEPP-PT) soumis à la Commission explique en outre : « when a proximity
    history is uploaded to the trusted server, the server can match that with the proximity histories uploaded in the past. When a match is found, the
    probability is calculated that via that event the transmission occurred. Given that, the measurement parameters associated with the event can be used
    to estimate the risk of exposure using machine learning» (PEPP-PT, 2020, p. 3).

5   Cf. Betschon (2020). Wie eine Smartphone-App das Virus stoppen und den Lockdown beenden könnte. Neue Zürcher Zeitung, 02.04: https://www.
    nzz.ch/technologie/wie-eine-smartphone-app-das-virus-stoppen-und-den-lock-don-beenden-koennte-ld.1549775 (dernier accès : 4 avril 2020).

6   Cf. Soetens et al (2018). Real-time estimation of epidemiologic parameters from contact tracing data during an emerging infectious disease outbreak.
    Epidemiology ; 29(2) : 230-236 ; Ferretti et al. (2020), art. cit.
8

Il faudra toutefois vérifier si une telle solution serait
éthiquement défendable et juridiquement admissible.
Le traçage des contacts au sens décrit ci-dessus
doit être dûment distingué des méthodes basées sur
les données de mobilité qui seraient déployées pour
mettre en garde face aux personnes infectées ou pour
surveiller ces dernières en temps réel. Un tel traçage
des individus contaminés à des fins de mise en garde
ou de surveillance n’est pas à l’ordre du jour en Suisse
et serait difficilement admissible sur le plan juridique,
comme nous allons le montrer ci-après.

La question de savoir si et dans quelle mesure l’État
peut recourir, à certaines conditions, aux techniques
de traçage des contacts doit être résolue sans perdre
de vue la primauté, d’un point de vue tant éthique
que juridique, des libertés et des droits individuels.
Concrètement, il s’agit de déterminer

1. dans quel but (finalité),
2. selon quels principes (proportionnalité),
3. sur quelle base (loi sur les épidémies, législation
   sur la protection des données),
4. à quelles conditions,
5. dans quelle mesure (intégrité et exhaustivité des
   données) et
6. pour quelles institutions (responsable)

les données de mobilité des personnes infectées
pourraient être enregistrées et traitées.
9

3. Biens et droits touchés
3.1 Protection de la santé publique                             des intérêts scientifiques, économiques, politiques ou
                                                                personnels (p. ex. de développeurs, d’entreprises ou
Le traçage des contacts est un instrument de lutte              d’autorités) sous-tendent toujours les technologies de
contre les épidémies qui peut contribuer à la protec-           ce type. Or, bien qu’ils n’aient pas pour vocation pre-
tion de la santé publique. Il fait partie des mesures           mière la protection de la santé publique, les représen-
classiques que l’on adopte généralement d’emblée en             tants de tels intérêts peuvent non seulement promou-
cas d’épidémie. À cet égard, un traçage numérique               voir le recours à la technologie en cas de pandémie,
des contacts est bien plus efficace que le traçage ana-         mais aussi viser à ce que son utilisation se poursuive
logique, qui en général n’aboutit à identifier que les          après la fin de la pandémie.
contacts connus du patient zéro, soit le patient consi-
déré comme (probablement) à l’origine d’une chaîne              Une pandémie ayant l’ampleur du COVID-19 a un lourd
de transmission donnée, et pour autant qu’il s’en sou-          impact économique, tant direct qu’indirect (en raison
vienne. En revanche, le traçage numérique permet                des restrictions des libertés imposées par l’État). Pour
même d’identifier les contacts qu’un patient-source             autant qu’elles déploient de l’effet et constituent une
ne connaît pas, mais qui se sont suffisamment appro-            alternative efficace à la quarantaine à domicile, des
chés de lui pour qu’il existe un risque d’infection – et        mesures de lutte telles que le traçage des contacts
de surcroît bien plus rapidement qu’avec le traçage             servent également les intérêts économiques, sachant
analogique des contacts.                                        que tout préjudice causé à l’économie nationale a des
                                                                retombées sur l’état de santé de la population. D’où
La santé publique relève typiquement de l’intérêt public,       une corrélation étroite entre la protection de la santé
et peut ainsi justifier des restrictions des droits fonda-      publique et les dommages évités à l’économie natio-
mentaux des individus, à condition que celles-ci soient         nale (cf. ATF 118 Ia 427, consid. 6d).
fondées sur une base légale et proportionnées au but
visé (art. 36 Cst.). Lors de l’examen d’un tel conflit entre    La CNE souligne que des mesures comme l’inter-
droits fondamentaux, il faut garder à l’esprit que la san-      diction des rassemblements, la fermeture d’espaces
té publique protège en définitive aussi d’autres droits         publics et le confinement affectent elles aussi les li-
fondamentaux, en l’occurrence les droits élémentaires           bertés personnelles. De telles mesures entraînent des
à la vie et à l’intégrité physique (art. 10 al. 1 et 2 Cst.).   problèmes d’ores et déjà perceptibles liés à l’isole-
                                                                ment social, aux craintes économiques et aux restric-
3.2 Protection d’autres biens et                                tions de mouvement – à l’instar d’une recrudescence
droits                                                          de la violence domestique, mais aussi des maladies
                                                                tant psychiques que somatiques. Dans ce contexte,
Lors de la pesée des intérêts qui s’impose en amont             il ne faut pas seulement voir le traçage numérique
d’un éventuel recours au traçage des contacts, l’in-            des contacts comme une mesure contraire aux inté-
térêt sanitaire collectif à l’éradication de la pandémie        rêts individuels, mais aussi comme un moyen d’évi-
n’est bien entendu pas l’unique intérêt en jeu. Dans ce         ter des mesures encore plus drastiques comme un
contexte, la liberté personnelle constitue également            confinement, ou du moins d’en diminuer la durée. Le
un bien fondamental à protéger, tandis que la pour-             traçage numérique des contacts peut donc parfaite-
suite de l’activité économique et le bon fonctionne-            ment contribuer à la préservation de biens juridiques
ment des institutions publiques ainsi que des établis-          individuels, notamment en rendant (à nouveau) pos-
sements de santé publique garantissent la protection            sibles la liberté de mouvement ou l’exercice d’activi-
des biens fondamentaux. Autre élément à considérer :            tés économiques.
10

3.3 Intrusions dans la sphère privée                        être contactée, il faut respecter sa volonté. De façon
                                                            générale, les patients zéro semblent réellement sou-
Un traçage efficace des contacts implique, du moins         cieux de protéger les personnes avec lesquelles elles
potentiellement, une ingérence dans la sphère privée        sont entrées en contact pendant la période critique.
des personnes concernées. D’abord, il leur faut auto-       Dès le moment où un patient zéro participe volontaire-
riser l’utilisation de leurs données personnelles à des     ment et en étant pleinement informé à la recherche de
fins de traçage des contacts. Ensuite, le traçage des       ses contacts, son autonomie reste préservée.
contacts va de pair avec d’autres mesures, soit la réa-
lisation d’un test et l’auto-isolement de rigueur en cas    Juridiquement parlant, les droits fondamentaux au
d’infection ou de contact avec une personne infectée.       respect de la sphère privée et à l’autodétermination en
Il est vrai que, sur ce point, le traçage numérique ne      matière d’information (art. 13 Cst. et art. 8 CEDH), soit
diffère pas du traçage basé sur des moyens analo-           la protection de la personnalité inscrite dans le droit
giques, à ceci près que l’utilisation des données de        civil (art. 28 CC), sont en jeu quand des services éta-
smartphone élargit le champ des possibilités.               tiques ou privés accèdent, dans le cadre du traçage
                                                            des contacts, aux données de mobilité des personnes
Le traçage numérique des contacts suppose la trans-         touchées à des fins de traitement. Comme il s’agit ici
mission d’informations sur les personnes infectées.         de personnes infectées par le virus et potentiellement
Or il faut absolument veiller à préserver la confiden-      malades, le traçage des contacts implique aussi de
tialité des données, constat valable pour le traçage        gérer des données liées à la santé. Or il s’agit de don-
tant analogique que numérique. La confidentialité est       nées sensibles au sens du droit de la protection des
en effet indispensable pour différentes raisons. Ainsi,     données (art. 3 let. c ch. 2, LPD). Une ingérence dans
la divulgation d’informations confidentielles bafoue        la sphère privée n’intervient que dans la mesure où
le droit de chacun de contrôler les informations le         les données de mobilité et de santé sont associées
concernant ; il existe donc un lien important entre le      à des individus. En l’occurrence, faute de tout lien à
respect de la confidentialité et le principe de l’auto-     des individus précis, les données étant anonymisées,
détermination en matière d’information. La révélation       la sphère privée est préservée. À supposer que l’ex-
d’informations confidentielles peut également causer        ploitant du traçage des contacts enregistre de ma-
du tort aux gens, en les exposant à des situations hu-      nière individualisée les données personnelles mais les
miliantes. En protégeant la sphère intime et privée, la     transmette exclusivement sous une forme anonyme,
confidentialité permet à chacun de développer son           il s’agit certes d’une intrusion dans la sphère privée ;
individualité. Elle soulève donc d’autres enjeux tout       mais elle est moindre qu’en cas de divulgation de don-
aussi essentiels que la seule protection des individus      nées personnelles (non anonymisées) à des tiers.
face à des atteintes potentielles à la santé.
                                                            En cas de recours au traçage numérique pour mettre
Le traçage analogique des contacts respecte le droit        en garde des tiers entrés en contact avec une personne
des intéressés à contrôler l’usage fait des renseigne-      infectée et si cette dernière peut être identifiée par
ments les concernant, en ce sens que le patient zéro        eux, on est en présence d’un véritable empiètement,
doit consentir à ce qu’on informe ses contacts. Cette       pouvant être qualifié de grave, dans la sphère privée
tâche lui est même en partie directement confiée,           de la personne ainsi exposée. Et si, de surcroît, les
ce qui correspond au principe de l’autodétermina-           autorités étatiques se servent du traçage numérique
tion. Toutefois, même avec le traçage analogique des        pour surveiller les individus infectés, elles portent at-
contacts, l’utilisation des données personnelles re-        teinte non seulement à leur sphère privée, mais aussi
cueillies (contacts, lieux de séjour, etc.) est soumise à   à leur liberté de mouvement (art. 10 al. 2 Cst.).
des exigences élevées, et si la personne ne veut pas
11

3.4 Bilan intermédiaire

En résumé, il apparaît que le traçage des contacts
constitue une mesure parmi d’autres pour protéger
la santé publique et d’autres intérêts publics, ainsi
que les droits individuels, en prévenant la diffusion
non contrôlée d’un agent pathogène. À la différence
de sa variante analogique, le traçage numérique des
contacts (au moyen d’apps p. ex.) est particulièrement
délicat du point de vue de la protection des données
personnelles (liées à la santé), de la sphère privée et
de l’autodétermination en matière d’information.
12

4. Base légale
La loi sur les épidémies prévoit à ses art. 30 à 39 des       telle participation. Faute d’un tel consentement, tout
mesures visant les individus. Dans une situation ex-          traitement de données personnelles exige une base
traordinaire comme celle d’aujourd’hui, le Conseil fé-        légale (art. 13 al. 1 et 17 al. 1 LPD).
déral peut ordonner les mesures nécessaires (art. 7
LEp). Cependant, même dans une situation extraordi-           L’art. 58 LEp fournit la base légale requise en vue du
naire, il faut respecter le principe constitutionnel de la    traitement de données personnelles dans le cadre
proportionnalité (art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst.). L’art. 30   d’un traçage numérique des contacts, pour autant
al. 1 LEp prévoit expressément que les mesures vi-            qu’il s’avère nécessaire, eu égard au principe de pro-
sant des individus ne peuvent être ordonnées que si           portionnalité, pour mettre en œuvre la mesure de
« des mesures moins contraignantes ne sont pas de             lutte ordonnée. Selon cette disposition, l’OFSP, les
nature à prévenir la propagation d’une maladie trans-         autorités cantonales compétentes et les institutions
missible ou n’y suffisent pas » (let. a) et si « la mesure    publiques ou privées qui accomplissent des tâches
concernée permet de prévenir un risque sérieux pour           en vertu de la LEp peuvent traiter ou faire traiter
la santé d’autrui » (let. b). La mesure ordonnée doit en      des données personnelles, y compris des données
outre être nécessaire et raisonnable (art. 30 al. 2 LEp).     concernant la santé, pour autant qu’elles soient né-
                                                              cessaire à l’identification des personnes malades,
La mesure du traçage des contacts entre en ligne              présumées malades, infectées, présumées infectées
de compte en vertu de l’art. 33 LEp. Concrètement,            ou qui excrètent des agents pathogènes dans le cadre
« les personnes malades, présumées malades, in-               de mesures de protection de la santé publique, afin
fectées, présumées infectées ou qui excrètent des             notamment de détecter, surveiller ou combattre des
agents pathogènes peuvent être identifiées et des             maladies transmissibles.
informations leur être communiquées ». Cette dispo-
sition rend possible la mise en place d’un système de         Pour que le traçage numérique des contacts porte ses
traçage des contacts, permettant d’identifier et d’in-        fruits, il est indispensable d’informer la population de
former toutes les personnes ayant côtoyé durant sa            manière ouverte et régulière (cf. ch. 6.3). La Confédé-
période de contagiosité une personne infectée et qui,         ration assume cette activité d’information en vertu de
par là même, pourraient avoir contracté son infection.        l’art. 9 LEp. Selon cet article, l’OFSP informe le public
Les personnes ainsi informées seront considérées              des possibilités de prévenir et combattre l’épidémie
comme « présumées infectées » au sens de l’art. 33            ou la pandémie.
LEp, aussi faible le soupçon d’infection soit-il.
                                                              Les effets souhaités du traçage des contacts dé-
Dans le cadre d’un traçage des contacts, toute opéra-         pendent largement de la participation à grande échelle
tion en relation avec des données personnelles est en         des personnes situées dans une région touchée. Si le
outre soumise au droit de la protection des données.          volontariat ne permet pas d’obtenir un taux de partici-
Le traitement des données personnelles par des auto-          pation suffisant, la question est de savoir si l’État, soit
rités fédérales ou par des personnes privées est dans         le Conseil fédéral, pourrait rendre obligatoire la partici-
tous les cas autorisé si les personnes concernées y           pation au traçage des contacts. Le cas échéant, tous
ont consenti (art. 13 al. 1 et 17 al. 2 let. c LPD). Tel      les résidents des zones touchées par la pandémie,
serait le cas si la participation à un système de tra-        voire tous les habitants de Suisse devraient activer
çage des contacts reposait sur le volontariat, et que         la fonction de localisation lorsqu’ils se trouvent dans
les personnes concernées aient reçu au préalable des          l’espace public. Si le traçage fonctionne avec une app,
explications suffisantes sur les conséquences d’une           il faudrait ordonner l’obligation de la télécharger. Il se-
13

rait certes difficile de faire respecter de telles prescrip-   prévu à l’art. 185, al. 3, Cst. Même les décisions ou
tions, mais ce serait possible jusqu’à un certain point,       ordonnances d’urgence doivent respecter le principe
par exemple par des contrôles ponctuels.                       de proportionnalité. En outre, la mise en garde contre
                                                               des personnes infectées ainsi que leur surveillance
Une telle prescription officielle aurait force obliga-         à l’aide de données de mobilité collectées en temps
toire générale, et il s’agirait donc d’une mesure vi-          réel portent gravement atteinte à leurs droits fonda-
sant la population ou certains groupes de personnes            mentaux, à leur sphère privée notamment. Il n’est
au sens de l’art. 40 LEp. Selon cette disposition, les         possible de s’écarter de l’exigence d’une base légale
autorités compétentes prennent des mesures « pour              adoptée démocratiquement (loi formelle) qu’en cas
empêcher la propagation de maladies transmissibles             de danger sérieux, direct et imminent (art. 36 al. 1
au sein de la population ou dans certains groupes de           3e phrase Cst.). Ce qui suppose que les mesures
personnes » (al. 1). La mise en place du traçage des           adoptées afin d’écarter le danger soient vraisembla-
contacts pourrait s’appuyer sur cette disposition à la         blement efficaces. Or, tant les mises en garde face
formulation ouverte, mais devrait également respec-            aux personnes infectées que la surveillance de ces
ter le principe de proportionnalité. L’art. 40, al. 3, LEp     dernières en temps réel seraient probablement de
précise que les mesures ordonnées ne doivent pas               peu d’utilité dans la lutte contre le COVID-19. Sans
durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour em-           compter que ce genre d’appel à la méfiance porterait
pêcher la propagation d’une maladie transmissible et           un coup de grâce à la solidarité au sein la population, à
prévenir un risque sérieux pour la santé d’autrui. De          sa responsabilisation et à sa volonté de coopérer pour
même, les mesures devraient être réexaminées régu-             sortir de la crise, et que de telles mesures ne seraient
lièrement.                                                     pas réalisables sur une base volontaire (voir plus loin).
                                                               Au vu de ces doutes quant à l’efficacité du traçage
Inversement, la LEp ne contient pas de base qui per-           des contacts déployé à des fins de mise en garde et
mette de recourir au traçage des contacts à des fins           de surveillance, son application, même en vertu du
de mise en garde contre les gens infectés. Il est vrai         droit d’urgence, serait difficilement compatible avec
que de tels avertissements s’adressent à un nombre             la Constitution.
indéterminé de personnes, donc à la collectivité. Mais
ils concernent à chaque fois des individus précis,             En résumé, on constate que la LEp renferme des
desquels il est recommandé de se tenir à distance.             bases légales suffisantes pour la mise en place d’un
Ils doivent donc être qualifiés de mesures visant des          traçage numérique des contacts ; à commencer par
individus au sens des art. 30 à 39 LEp. On ne trouve,          l’art. 9 (information de la population à propos du tra-
par ailleurs, dans ces dispositions aucune base lé-            çage des contacts), l’art. 33 (identification et informa-
gale permettant de prévenir les personnes en bonne             tion des personnes présumées infectées) et l’art. 58
santé, soit des personnes qui ne sont ni malades ou            (traitement de données personnelles nécessaires à
présumées telles, ni infectées ou présumées telles,            l’identification des personnes infectées ou présumées
et qui n’excrètent pas non plus d’agents pathogènes.           telles). Pour des raisons juridiques (cf. art. 7 LEp) et
La surveillance en temps réel des personnes infec-             pour en garantir la légitimité politique, il reviendrait
tées au moyen du traçage des contacts n’est pas non            au Conseil fédéral de se prononcer sur les mesures
plus envisagée dans la LEp (cf. à propos de l’exigence         visant à introduire et à mettre en œuvre un traçage nu-
d’une base légale spécifique pour les instruments de           mérique des contacts ; il pourrait le faire sous forme
surveillance : ATF 136 I 87, consid. 8).                       de complément à l’ordonnance COVID-19.

On peut se demander si, dans une situation extraor-
dinaire, le Conseil fédéral serait habilité à ordonner le
recours au traçage des contacts à des fins d’avertis-
sement et de surveillance, en vertu du droit d’urgence
14

5. Principe de proportionnalité
Étant donné que le traçage numérique des contacts           noter que la technologie ne dit rien des mesures de
peut renforcer mais aussi fragiliser d’importants biens     protection instaurées dans les contacts sociaux (p. ex.
et droits, une pesée des intérêts en présence s’im-         port d’un masque d’hygiène ou de gants). Autre point
pose. Pour qu’une telle mesure se justifie d’un point       important, un paramètre de substitution sert ici à me-
de vue juridique et éthique, l’atteinte potentielle des     surer les contacts physiques rapprochés entre indivi-
droits et biens en question devra être proportion-          dus, soit la distance entre leurs appareils respectifs.
née au but visé, tandis que des conditions-cadres           Il perd donc tout sens quand les gens ne portent pas
adéquates minimiseront cette menace. Autrement              directement leur téléphone sur eux (p. ex. pendant la
dit, la proportionnalité signifie que la mesure pour-       recharge de sa batterie). D’où l’importance de don-
suit concrètement la protection de biens majeurs, et        nées statistiques sur le nombre de résultats « faux
qu’elle est appropriée, nécessaire et raisonnablement       négatifs » ou « faux positifs ».
exigible pour y parvenir. Plus elle vise directement à
déjouer un danger avéré, grave et imminent, plus elle       Troisièmement et pour terminer, il convient de dif-
est justifiée. Cela étant, une mesure a beau être ef-       férencier le critère du bénéfice retiré, soit de l’utilité
ficace et la moins restrictive possible, elle peut être     réelle. Il faut ici des preuves scientifiques solides mon-
disproportionnée si l’empiètement s’avère excessif          trant que de tels systèmes de traçage ont un impact
par rapport à l’effet visé. La proportionnalité doit donc   positif sur l’évolution de l’épidémie, c’est-à-dire qu’ils
toujours être évaluée dans le contexte concret où la        réduisent significativement la morbidité et la mortali-
mesure intervient. Ainsi, les risques peuvent être très     té, ou – ce qui est la priorité dans le contexte actuel
différents, selon ledit contexte. Ce constat vaut pour      – qu’ils peuvent contribuer à la levée ou du moins à
les risques à court terme (p. ex. risque de stigmatisa-     l’assouplissement des mesures en place, à l’instar du
tion si des proches apprennent le diagnostic) comme         confinement. En définitive, l’évaluation d’une mesure
pour ceux à long terme (p. ex. après avoir introduit une    comme le traçage numérique des contacts dépend
mesure qui n’exclut pas une surveillance des citoyens,      également de l’utilisation concrète faite de la techno-
l’État pourrait être tenté de ne plus l’abroger).           logie, soit en particulier des conséquences pour les
                                                            utilisateurs ayant appris qu’ils ont été en contact avec
Pour juger de la question de la proportionnalité, il faut   des personnes infectées.
donc en premier lieu étudier les caractéristiques ac-
tuelles de la situation épidémiologique, soit le taux de    Dans le contexte de la proportionnalité, il faut enfin
mortalité et de morbidité dû au COVID-19 enregistré         s’interroger sur l’impact psychologique et social que
par le territoire concerné (en l’occurrence la Suisse).     pourrait avoir le traçage numérique des contacts.
Par exemple, une telle technologie ne serait néces-         Une attitude de rejet (p. ex. fêtes sans smartphone)
saire et défendable qu’à partir du moment où l’épidé-       ou un sentiment de sécurité trompeur (p. ex. règles
mie a atteint un certain degré de gravité.                  d’hygiène moins bien respectées) sont-ils à craindre ?
                                                            De tels comportements seraient indiscutablement
Deuxièmement, la question de l’adéquation du tra-           contre-productifs. Dans quelle mesure un sentiment
çage numérique des contacts est elle aussi primor-          de sécurité ou de surveillance (menace) pourrait-il
diale. Permet-il d’identifier de manière fiable les         naître, et quel en serait l’impact sur les efforts volon-
contacts sociaux rapprochés comportant un risque            taires des gens ?
d’infection élevé (contacts pendant un certain temps
à bien moins de 2 mètres, contact physique, inhalation      En résumé, soulignons que le principe de proportion-
de gouttelettes/d’aérosols) ? Il convient également de      nalité exige que la mesure appliquée soit, de toutes les
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approches à disposition et comme le veut le principe
de subsidiarité, celle qui affecte le moins les biens et
droits fondamentaux. À supposer qu’après l’introduc-
tion d’une mesure, une approche moins intrusive soit
développée, elle doit remplacer la mesure initiale. En
ce sens, une mesure comme le traçage numérique
des contacts ne devrait être adoptée que le temps
strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif
visé, par souci de proportionnalité. Par conséquent, il
convient de fixer d’avance la durée d’application d’une
mesure et de réexaminer la situation à intervalles ré-
guliers.

À cet égard, il importe toutefois de rappeler, une fois
encore, que les mesures restrictives de liberté en
place (interdiction des rassemblements, fermeture
d’espaces publics, confinement partiel) touchent elles
aussi des biens privés ou publics et violent en partie
d’importants droits. Ce n’est pas viable à long terme
pour la société. Aussi un traçage numérique des
contacts permettrait-il d’assouplir les restrictions en
place, dans l’esprit du principe de proportionnalité exi-
geant que le moyen le moins contraignant à disposi-
tion soit à chaque fois choisi pour atteindre le but visé.
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6. Conditions-cadres
Au vu des explications données plus haut au sujet du                              ainsi que les conséquences et implications de son
principe central de la proportionnalité et de ses im-                             emploi. Ils devront savoir quel événement (test posi-
plications pratiques pour le traçage numérique des                                tif au COVID-19) aboutit à la recherche des contacts
contacts, la CNE a formulé les conditions-cadres sui-                             et à une information, quelles sont les périodes prises
vantes à prendre impérativement en compte pour in-                                en compte, quelles données sont collectées et ce qui
troduire d’une manière éthiquement justifiée tout tra-                            en est fait. De même, il faudra leur signaler en quoi
çage des contacts destiné à combattre la pandémie                                 le traçage numérique des contacts diffère d’autres
de COVID-19 :                                                                     mesures, comme la possibilité qu’ont déjà aujourd’hui
                                                                                  les autorités de déceler les rassemblements, sur la
6.1 Intégration dans une stratégie                                                base des données anonymisées de Swisscom.8 Entre
globale                                                                           autres exigences, la communication devra également
                                                                                  définir et signaler les attentes découlant de l’introduc-
Le traçage des contacts doit s’inscrire dans une vaste                            tion de cette mesure (participation de la population,
stratégie qui, pour mieux combattre la pandémie,                                  auto-isolement le cas échéant, etc.).
combinera divers instruments qu’il s’agit de bien coor-
donner et d’ajuster entre eux, à savoir notamment les                             Il faudra par ailleurs veiller, par des précautions tant
tests ou l’auto-isolement des personnes testées po-                               juridiques que politiques, à ce que les personnes in-
sitives ou ayant été exposées à un risque d’infection.                            fectées ou risquant de l’être ne subissent aucune dis-
Idéalement, le traçage numérique des contacts com-                                crimination. Par exemple une personne infectée mais
plétera sans le remplacer sa variante analogique, qui                             asymptomatique devra avoir la possibilité de s’isoler
permet notamment d’atteindre les personnes qui, par                               sur son lieu de travail et de prendre les mesures de
exemple, ne se servent pas d’un smartphone.7                                      protection requises, sans s’exposer à des consé-
                                                                                  quences négatives. Il faudra encore vérifier quelle
Dans ce contexte, il est essentiel de préciser, avant                             stratégie de dépistage permettrait aux personnes,
l’introduction d’une telle mesure, comment le traçage                             ayant appris par le traçage numérique des contacts
numérique des contacts s’inscrira dans la stratégie glo-                          qu’elles risquent une infection, de connaître leur statut
bale de lutte contre la pandémie, quelles seront les in-                          infectieux. Par souci d’exhaustivité, il faudra encore
formations récoltées et quels objectifs il vise en détail.                        aborder les questions ouvertes. D’une part, les bases
Ces aspects devront faire partie d’une communication                              scientifiques sur l’efficacité réelle d’une telle approche
à la fois transparente et complète, précoce et régu-                              se résument inévitablement à de maigres recherches,
lière à l’égard de la population. Les utilisateurs poten-                         faute de recul. D’autre part, il s’agira de gérer au mieux
tiels de l’application de traçage des contacts devront                            les résultats faux positifs qui risquent de se multiplier,
connaître, et pouvoir évaluer, les objectifs du traçage                           en raison des inexactitudes inévitables qui ont été dé-
des contacts et son fonctionnement, ses avantages                                 crites plus haut.

7   Cf. Salathé et al. (2020). COVID-19 epidemic in Switzerland : on the importance of testing, contact tracing and isolation. Swiss Medl Wkly ; 150 : w202205

8   Cf. Entre autres les informations du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) du 3 avril 2020 : https://www.edoeb.
    admin.ch/edoeb/fr/home/actualites/aktuell_news.html#-1988633592 (dernier accès : 4 avril 2020).
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