Élections municipales et démocratisation au Mozambique

 
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                   Brigitte Lachartre

                   Élections municipales
                   et démocratisation
                   au Mozambique
                   Après des années de lutte armée, le Mozambique s’est engagé
                   en 1998 dans la bataille des élections municipales. Conçu
                   comme le point d’orgue du processus de démocratisation lancé
                   en 1994, ce scrutin n’a pourtant pas tenu ses promesses en
                   confortant la position hégémonique du Frelimo. Si la Renamo s’est
                   décrédibilisée, de nouvelles listes de « citoyens indépendants »
                   se sont néanmoins affirmées dans l’espace public local.

   L  e cas mozambicain illustre de manière       Le processus de paix a donc en partie consisté
particulièrement intéressante les tentatives      en une lente reconversion des rôles, le Fre-
menées par un pays d’Afrique australe pour        limo devant reconsidérer le statut de parti-
passer d’un régime socialiste orthodoxe à une     État qui était le sien depuis l’indépendance, et
forme de démocratie « à l’occidentale ». Ce       la Renamo (Resistance nationale mozambi-
passage s’est produit sous l’effet conjugué       caine) se transformer de « phénomène guer-
d’une opposition armée (guerre civile de plus     rier » en un parti politique.
de dix ans) et de fortes pressions internatio-        La décennie 1985-1995, qui constitue la pé-
nales pour stopper la faillite économique,        riode dite « de transition » – allant des accords
d’une part, et imposer la paix aux belligérants   avec le FMI aux premières élections générales
d’autre part, mais pas sous la pression des       au suffrage universel de 1994 en passant par
masses populaires ; celles-ci étaient en effet    l’accord de paix de 1992 –, a été marquée par
épuisées par la guerre civile et n’aspiraient     une série de processus visant à transformer
qu’à la paix et à la reconstruction du pays.      radicalement la société mozambicaine : libé-
Dans ces conditions, « le long chemin de la       ralisation économique, décentralisation,
démocratie 1 » s’est néanmoins avéré tortueux,    démocratisation des institutions nationales
n’ayant été envisagé qu’avec réticence par un     et de la vie politique, chacune ayant sa logique
gouvernement de parti unique, le Frelimo          et son évolution propre, mais toutes étant
(Front de libération du Mozambique), qui a        appelées à permettre l’émergence d’une so-
longtemps refusé de considérer son adver-         ciété pacifiée, rénovée, modernisée 2.
saire autrement que comme une force com-              Indissolublement liées dans la doctrine des
posée de « bandits armés » et ne l’a jamais       pouvoirs occidentaux et des organisations
reconnu comme un opposant politique légi-         internationales qui ont mené le Mozambique
time, capable à terme d’imposer l’alternance.     sur la voie de la démocratisation, réforme
Politique africaine n° 75 - octobre 1999
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économique et réforme politique n’ont pas            également mis en évidence l’importance du
été adoptées et mises en pratique avec la            vote en faveur de la Renamo dans les régions
même conviction par le pouvoir en place :            centrales du pays 3. Parmi les principales ba-
bien que le passage à l’économie de marché ait       tailles politiques que se livrèrent les deux ad-
été particulièrement contraignant pour un            versaires, l’une, entre 1994 et 1997, eut pour
régime socialiste qui en craignait les risques       objet le partage du pouvoir local, puisque la
politiques, les réformes y conduisant ont été        Renamo, écartée du gouvernement, restait,
acceptées une fois pour toutes, en dépit de          de ce point de vue, dans une « marginalité »
leurs effets négatifs sur les classes urbaines. Le   politique insupportable. Elle engagea donc
parti au pouvoir s’est en revanche soumis à la       tout son poids dans la lutte pour les munici-
réforme politique avec beaucoup plus de réti-        pales, devenues pour elle un enjeu majeur :
cence, sa stratégie ayant été de tenter de pré-      celui d’un pouvoir territorial qu’elle reven-
server, à travers ces inéluctables changements,      diquait depuis toujours, mais que rien ne lui
son hégémonie et l’essentiel de ses intérêts. Si,    conférait jusque-là. Il ne fait pas de doute que
finalement, l’ensemble du programme des              le Frelimo se laissa entraîner dans la réforme
réformes économiques et politiques a néan-           des dits « organes locaux de gouvernement »
moins pu être mis en œuvre, c’est surtout du         à son corps défendant – bien qu’en position
fait des poussées exercées de toutes parts pour      de force –, s’efforçant de la conduire de ma-
mettre fin à la guerre civile et pour contraindre    nière très prudente et progressive, sans prise
le pouvoir en place à accepter la présence de        de risques inutiles.
« l’ennemi » dans le jeu politique national.             La décentralisation fut d’abord présentée
                                                     et débattue sous ses seuls aspects juridiques
   Démocratisation                                   et administratifs dans les nombreuses confé-
   et décentralisation                               rences, séminaires et travaux divers pilotés
    L’instauration de la démocratie locale par       par la Banque mondiale pour préparer les
le biais de la décentralisation est souvent          esprits à la réforme. En dépit du principe
considérée comme l’aboutissement du che-             déclaré dans la Constitution de 1990 d’insuf-
minement vers la démocratie : elle serait le         fler une dose de démocratie plus grande dans
point où réforme administrative et réforme           les nouveaux « organes locaux de gouverne-
politique sont censées se rejoindre pour per-        ment », on resta en effet longtemps dans l’obs-
mettre à la société civile de se développer et       curité des non-dits. Envisagée par le pouvoir
de prendre sa place dans une conception              comme une déconcentration plus que comme
renouvelée de l’État. Qu’en est-il, dans la réa-     l’instrument de la construction d’un nouvel
lité, de ce beau rêve, de cette construction         espace public, elle ne sembla à aucun mo-
idéologique devant ouvrir de nouveaux hori-          ment tourmenter les « tenants du titre » – pré-
zons, bâtir une nouvelle société ?                   sidents des conseils de ville, administrateurs
    Les premières élections générales au suf-        de districts et autres responsables du parti –,
frage universel de l994, qui avaient donné           convaincus de la suprématie de leur emprise
112 sièges de députés à l’Assemblée de la Ré-        sur tous les échelons de l’appareil de l’État.
publique contre 129 pour le Frelimo, avaient
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    Une première loi municipale 4 avait été          obligé de faire marche arrière, dut introduire
adoptée dès 1994 par une Assemblée encore            un amendement à la Constitution de 1990
composée des seuls députés du Frelimo, dans          pour clarifier et affirmer de façon irrévocable
une hâte qui allait lui être fatale. Elle devait     la nature élective des présidents de conseil
donner le jour à de nouvelles entités munici-        des futures municipalités 7. Abrogeant celle
pales (distritos municipais), basées sur le terri-   de 1994, la loi finalement adoptée fin 1997
toire des districts ruraux et urbains existants,     consacrait le cadre juridique des collectivités
qui seraient dotées « d’organes locaux de gou-       locales (autarquías locais 8), constituées, cette
vernement » rénovés, élus au suffrage univer-        fois, par les circonscriptions territoriales
sel. Cette option de décentralisation, présen-       des villes (cidades), bourgs (vilas) et sièges
tée par son concepteur comme revêtant une            de postes administratifs, à l’exclusion, jus-
grande ampleur politique (« máximo alcance           qu’à nouvel ordre, des districts ruraux. Cette
politico »), devait néanmoins prendre place          deuxième mouture, beaucoup moins ample
« de façon graduelle, tant au niveau de la créa-     du point de vue de son application terri-
tion concrète des districts municipaux que           toriale potentielle, approfondissait en revan-
dans l’entrée en vigueur du système (transfert       che les conditions de l’autonomie politique,
des moyens et des compétences) mais aussi            juridique et patrimoniale des nouvelles mu-
sous l’angle de l’atténuation de leur lien avec      nicipalités en confirmant de façon plus nette
les organes du pouvoir central de l’État 5 ».        la coupure politique et administrative qui
    Quelques mois plus tard, ayant pris place        devait désormais s’opérer au titre de la décen-
dans la nouvelle assemblée de la Républi-            tralisation entre les collectivités locales et
que, les députés de la Renamo se trouvèrent          les structures – centrales ou provinciales – du
confrontés à l’adoption d’un « paquet» de trois      gouvernement.
lois relatives à l’organisation des élections            C’est au cours des quatre années de la
municipales qui restaient encore à peaufiner.        bataille législative qu’apparut la dimension
Entrée tardivement dans l’arène législative, la      politique de la décentralisation, avec ses en-
Renamo engagea une mise en cause radicale            jeux, grands et petits, liés au partage du pou-
de la loi municipale, jugée incompatible avec        voir local. Parmi ceux-ci, la division, voire
la loi fondamentale, qui stipulait – de façon        l’opposition villes-campagnes ne pouvait que
quelque peu ambiguë, il est vrai – que les res-      raviver le « zonage » politique du territoire
ponsables du pouvoir exécutif local seraient         issu de la guerre civile : la Renamo encoura-
« désignés par la loi 6 ». Au-delà des impréci-      gea en particulier la résurgence et la montée
sions du texte constitutionnel, il en allait         en puissance des autorités traditionnelles en
surtout, pour le parti d’opposition, d’un refus      réclamant la reconnaissance officielle de leur
global d’entériner les conditions dans les-          rôle auprès des communautés rurales. Le Fre-
quelles avaient été promulguée la première           limo, quant à lui, renforçait le réseau des auto-
loi municipale ainsi que ses modalités d’ap-         rités urbaines (conseils exécutifs de ville) et
plication, son gradualisme en particulier. Qua-      leurs administrations, entièrement intégrés
siment frappée d’inconstitutionnalité, la loi        à l’appareil d’État et soumis au pouvoir de-
fut remise en chantier et le gouvernement,           puis leur création. Comptant sur l’attitude
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légitimiste d’un électorat urbain peu favora-       les voies et moyens conduisant au partage
ble à la Renamo 9, mais aussi pour des rai-         du pouvoir local, un point semble toutefois
sons de réalisme financier, le Frelimo opta         avoir fait l’unanimité entre les protagonistes :
finalement pour la création graduelle de            la stature et l’importance à accorder à la per-
municipalités dans les circonscriptions ur-         sonne du président du Conseil municipal,
baines les plus importantes.                        auquel le législateur avait conféré, dès le
    Pour la Renamo, il s’agissait au contraire      début, un caractère « présidentiel » indéniable.
d’exiger que les élections municipales se tien-     Défini d’emblée presque comme un « mana-
nent au plus tôt, le même jour, dans toutes         ger urbain » chargé de la responsabilité pleine
les circonscriptions du pays, urbaines et           et entière de la réussite ou de l’échec de la
rurales, quelles que soient les capacités de        politique municipale 10, l’élu local ne pouvait
celles-ci à entrer dans la logique adminis-         être, pour les uns comme pour les autres,
trative et financière impliquée par la réforme      qu’une figure forte, autoritaire, rassemblant
de décentralisation. Les neuf textes de loi         tous les attributs d’un pouvoir décisionnel.
composant l’ensemble du dispositif muni-            En charge pour cinq ans de l’exécutif, la loi
cipal mirent en évidence d’autres enjeux et         stipule qu’il nomme ses conseillers munici-
donnèrent lieu à d’intenses débats et confron-      paux (vereadores) parmi les personnes de
tations – que ce soit sur la question de la com-    son choix, la moitié d’entre eux devant néan-
position de la Commission nationale des             moins être choisis parmi les élus de l’assem-
élections (loi 4/97), sur le régime de tutelle de   blée municipale.
l’État sur les collectivités locales (loi 7/97),        Selon cette conception du pouvoir local,
sur l’organisation administrative et politique      ne pouvait se trouver assigné aux assem-
de la capitale (loi 8/97), sur le niveau de rému-   blées de villes (assembleia de cidade) et à leurs
nération des maires et élus locaux (loi 9/97),      députés qu’un rôle relativement limité, essen-
sur les finances locales et la nécessité de créer   tiellement délibératif et consultatif, l’appro-
un impôt municipal (loi 11/97) –, bloquant          bation des budgets municipaux et des plans
à chaque fois l’adoption des textes et repous-      d’activités constituant néanmoins des leviers
sant la tenue du scrutin bien au-delà de ce         importants pour influer sur la définition des
qui avait été prévu par la loi sur les élections    politiques municipales. À noter, en effet, l’am-
municipales (loi 6/97). C’est la logique            pleur des attributions dévolues aux munici-
urbaine préconisée par le Frelimo qui finit         palités : bien au-delà du cadre technique de
par l’emporter, désignant en dernier ressort        la gestion des services urbains, la loi confie
trente-trois villes – grandes et moyennes –         aux collectivités locales la responsabilité
comme municipalités de plein droit et en-           de l’urbanisme (définition et adoption du
gageant, pour en assurer la direction, les          plan de structure, gestion du patrimoine
premières élections municipales. Celles-ci,         foncier et immobilier, des services et des
après trois reports, eurent finalement lieu         équipements), mais aussi les orientations
en juin 1998.                                       de développement économique et social,
    Si l’ensemble de cet épisode avait été mar-     l’environnement, la santé, l’éducation, la
qué par un manque total de consensus sur            culture, etc.
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   Les élections municipales                            Dans ce que les observateurs impartiaux
   de juin 1998 : la montagne                       ont considéré comme un processus avorté, les
   accouche d’une souris                            responsabilités étaient en effet bien partagées :
    Tandis que s’élaborait la réforme munici-       la Renamo s’est trouvée discréditée pour avoir
pale dans le confinement des ministères et les      refusé les armes du scrutin afin de s’assurer
controverses politiciennes de l’espace parle-       d’un pouvoir local auquel elle pouvait pré-
mentaire, il ne manqua pas de voix parmi l’in-      tendre dans certaines municipalités. De leur
telligentsia mozambicaine, la presse, les ONG       côté, ralliés de plus ou moins bon gré au mot
locales et internationales et d’autres secteurs     d’ordre de boycott de la Renamo, les quinze
encore de la société mozambicaine pour atti-        petits partis politiques identifiés à la veille du
rer l’attention sur les risques de voir éclore, à   scrutin ne parvinrent pas à cacher leur insi-
l’occasion des élections municipales, une nou-      gnifiance et leur impuissance à défier le Fre-
velle mouture de démocratie sans le peuple 11.      limo, dans quelque circonscription que ce
    La réalité dépassa pourtant la fiction. Pré-    soit 13. Pour le vainqueur, les très forts taux
textant des irrégularités – certaines effective-    d’abstention dans les grandes villes (91,93 %
ment constatées – lors du recensement élec-         à Nampula, 89,79 % à Beira, 86,88 % à Maputo)
toral, la Renamo, rejointe par les quinze petits    vinrent bel et bien confirmer le désintérêt et la
partis d’opposition, mit en place une ultime        méfiance des citadins face à des promesses de
stratégie pour enrayer la tenue du scrutin. Se      « futuro melhor » jamais tenues.
retirant de la campagne électorale, elle appela
au boycott des élections afin de provoquer             Un espoir pour la démocratie
leur annulation à la dernière minute. Celles-          locale : les listes de « citoyens
ci eurent finalement lieu comme prévu, mais            indépendants »
elles enregistrèrent un taux d’abstention extrê-       Ce scrutin fut cependant marqué par une
mement élevé dans l’ensemble du pays (85 %          surprise et une nouveauté : l’apparition de
en moyenne nationale). Dans ces conditions,         « groupes de citoyens indépendants » qui,
le Frelimo, resté seul parti en lice dans 19 des    sans organisation et sans moyens pour entrer
33 circonscriptions municipales, remporta           dans la compétition, obtinrent néanmoins des
tous les postes de président des conseils mu-       résultats significatifs. Au nombre de douze à
nicipaux ainsi que la majorité des sièges dans      travers le pays 14, les listes qui se présentèrent
toutes les assemblées municipales 12. Victoire      dans les deux plus grandes villes, Maputo
affichée du Frelimo, donc, mais aussi victoire      (Juntos pela cidade, JPC) et Beira (Grupo de
autoproclamée de la Renamo, puisque le              reflexão e de mudanças, GRM), réussirent à
très faible taux de participation enregistré        porter la contradiction au sein d’une cam-
dans les principales villes du pays put être        pagne électorale qui, sans eux, n’aurait été
interprété par ce parti comme une victoire          pour le Frelimo qu’une simple formalité. À
de sa consigne de boycott : il n’y aurait donc      Maputo, c’est la candidature du Dr Gagnaux
pas eu de perdants, et chacun des deux oppo-        à la présidence du conseil municipal qui
sants de se féliciter de la sagesse de la popula-   signifia le plus clairement que les temps
tion qui aurait su lui donner raison !              avaient changé et que le jeu politique était,
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enfin, ouvert. Cette candidature 15 inattendue     ments passés, mais aussi à propos de la gestion
et quelque peu ingénue entraîna la formation       municipale de Beira et des graves problèmes
d’une liste municipale composée de personna-       de cette ville laissés sans solution. Avec 41,49 %
lités connues 16, autrefois proches du Frelimo,    des voix sur son nom et 39,85 % sur celui de
décidées à saisir cette occasion pour mani-        son groupe, le GRM remportait 17 des 44 sièges
fester publiquement leurs distances avec un        de députés à l’assemblée municipale de Beira.
pouvoir usé et crispé sur lui-même.                    Dans l’ensemble, il faut noter que les prin-
    Dans ses objectifs et son entendement de       cipaux concurrents en lice avaient pris la peine
l’enjeu municipal, Juntos pela cidade («Ensem-     de formuler des programmes électoraux, tous
ble pour la ville ») a sans doute représenté       plus ou moins calqués, il est vrai, sur le cata-
une liste citoyenne idéale, celle dont rêvent      logue stéréotypé de l’environnement urbain :
tous les bailleurs de fonds occidentaux pour       problèmes de l’eau et de l’assainissement, des
donner corps à leur modèle de démocratie           ordures ménagères, des transports publics,
locale: composée de citoyens probes, capables,     du logement, auxquels les promesses élec-
responsables, désireux du bien de la ville, elle   torales, à Maputo et Beira, ajoutaient la ques-
a su attirer l’attention et la confiance de cer-   tion des marchés informels ainsi que, de façon
tains secteurs nationaux et internationaux et,     plus pressante à Maputo, la lutte contre le
l’espace d’un instant, a fait planer un doute      désordre et l’insécurité. À l’exception de la
sur l’issue du scrutin dans la capitale. Comp-     liste « Ensemble pour la ville », aucune autre
tabilisant 28,82 % des voix pour la présidence     ne sembla se saisir de l’occasion pour déve-
du conseil municipal et 25,58 % pour leur liste    lopper les thèmes du développement de la
Juntos pela cidade, ce groupe de citoyens rem-     citoyenneté et aucune ne se hasarda à prendre
porta l5 des 59 sièges de l’assemblée munici-      la lutte contre la pauvreté et pour l’emploi
pale de Maputo face au Frelimo, qui en occupe      comme cible de ses promesses électorales.
42, les deux autres listes (Metracim et Rumo)          Ces premières élections municipales furent-
remportant chacune un siège.                       elles transparentes, libres et justes ? Sans vio-
    À Beira, deuxième ville du pays, un autre      lence ni intimidation, nul doute qu’elles se
trouble-fête vint s’opposer au Frelimo, sans       déroulèrent dans le plus grand calme (ne
pourtant le mettre en échec : Francisco Mas-       serait-ce qu’en raison de la faible affluence
quil, ancien gouverneur de la province de          aux urnes). Leur déroulement fut cependant
Sofala, après avoir rendu sa carte du parti        entaché de fâcheux incidents dans plusieurs
Frelimo, se présenta comme candidat indé-          villes, jetant une vague de suspicion sur la
pendant à la tête du Groupe de réflexion et        bonne foi et l’impartialité de la commission
changements (GRM), assemblage d’indivi-            chargée de l’organisation des élections (Co-
dus comptant des membres de la Renamo et           missaõ nacional das eleições, CNE). La procla-
d’autres partis de l’opposition appelant par       mation retardée des résultats du scrutin, après
ailleurs au boycott. Refusant de retirer sa can-   que le Tribunal suprême eut relevé un certain
didature à l’appel de la Renamo, ce candidat       nombre d’irrégularités dans le dépouillement
se fit remarquer par ses violentes critiques à     des résultats d’au moins cinq municipalités
l’encontre du parti au pouvoir et de ses agisse-   et demandé à la CNE de les corriger 17, fut la
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dernière péripétie qui faillit mettre en péril     gradation des conditions de vie mais aussi
ces élections. Leur validité fut finalement pro-   l’absence d’espoir en un redressement des
noncée le 16 août 1998 par cinq des sept juges     inégalités et des injustices sociales. Dans ces
du Tribunal suprême. Tout à sa victoire, le        conditions, l’ensemble du processus de dé-
gouvernement du Frelimo ne fit pas « rouler        centralisation est demeuré étranger aux pré-
les têtes » des responsables de l’organisation     occupations et attentes des citadins, qui n’y
calamiteuse du scrutin municipal, comme le         voient nullement la possibilité de faire repré-
demandait l’opinion publique. Légitimé en          senter et défendre leurs intérêts. Les élections
dépit des faibles taux de participation, son       auront au moins permis d’exprimer cette cou-
pouvoir sortait d’autant plus renforcé de cette    pure profonde qui sépare le monde politique
épreuve que son concurrent politique s’était       des masses citadines précarisées qui ont cessé
discrédité, seuls les scores significatifs 18 de   de croire en la capacité des hommes et des
certaines listes de citoyens ayant apporté         institutions politiques pour gouverner la ville
quelques signes de renouvellement dans le          et résoudre leurs problèmes. Elles donnent
champ politique.                                   également à entendre à ceux qui veulent bien
                                                   en prendre conscience que l’instauration de
   Faut-il prendre au sérieux                      la démocratie locale telle que préconisée par
   la décentralisation ?                           « le haut » trouve ses limites dans la pauvreté,
   Non-événement, raté du processus de li-         le désarroi et l’absence de confiance dans les
béralisation politique, la lourde et coûteuse      institutions, même rénovées.
entreprise électorale n’aura pas atteint ses ob-       À présent, quelles chances le dispositif
jectifs déclarés. Comment expliquer ce fiasco      municipal, tel qu’il existe dans la loi et dans les
électoral ? Apathie des citoyens, éducation        faits, a-t-il de « faire ses preuves », c’est-à-dire
civique insuffisante, incompréhension des          de rapprocher le pouvoir local des citoyens ?
enjeux, effet de l’appel au boycott, opacité       Quelles possibilités offre-t-il aux petites listes
des choix du Frelimo pour la composition de        d’opposition et à leur députés – mais aussi au
ses listes et de ses candidats… Les hypothèses     Frelimo lui-même – d’enrayer le clientélisme,
ne manquent pas pour tenter d’analyser et          la gabegie, les malversations? Permettra-t-il un
de comprendre le sens de cet abstentionnisme       renouvellement du personnel politique et une
massif, qui contraste fort avec la participa-      plus grande responsabilité de celui-ci devant
tion enthousiaste des électeurs pour les élec-     l’électorat ? Une petite poignée seulement de
tions générales de 1994, mais aussi avec les       citoyens sont prêts à y croire. Ils auront fort à
intentions de vote relevées quelque temps          faire pour « exploiter » au mieux les ressources
auparavant par sondage 19. De toute évidence,      potentielles du dispositif juridique de la décen-
un ensemble de raisons ponctuelles explique        tralisation, qui existent malgré tout. Il leur res-
cette désaffection de l’électorat urbain. Mais     tera en effet à convaincre leurs concitoyens de
celle-ci s’inscrit avant tout sur une toile de     l’utilité de s’en saisir et d’en user. Cette bataille-
fond dominée par la pauvreté qui frappe les        là ne fait que commencer.
populations urbaines depuis plus de dix ans,                                       Brigitte Lachartre
entraînant non seulement une profonde dé-                                                  Géographe
Politique africaine
                        169 Élections municipales et démocratisation au Mozambique

1. J. L. Cabaço, « A longa estrada da democracia             partis : l’União democrática para as autarquias
moçambicana », in B. Mazula, Moçambique : Eleições,          (UD/A) et la Resistência da unidade moçambicana
Democracia e Desenvolvimento, Patrocinio Embaixada           (Rumo), ainsi que douze « groupes de citoyens indé-
do dos Paises Baixos, 1995.                                  pendants ».
2. Pour plus d’information et d’analyse sur cette            13. Selon M. de Brito (Savana, 29 mai 1998), « il sem-
période, voir B. Lachartre, La Question urbaine au           ble que l’opposition ait décidé de se suicider collecti-
Mozambique. La ville, malgré tout. Héritages et devenir,     vement. La Renamo, les yeux fixés sur 1999, peu sûre
thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1999.                       de sa machinerie de parti, craint de ne pas être capable
3. Résultats des présidentielles: 53,30 % pour Joaquim       de prouver sa capacité à gouverner en recevant des
Chissano, contre 33,73 % pour Afonso Dhlakama.               municipalités qui seront pratiquement ingouverna-
Résultats des législatives : 44,33 % pour le Frelimo,        bles sans l’appui politique et financier du gouverne-
contre 37,78 % pour la Renamo. La Renamo l’emporta           ment central. Quant au groupe dit “des quinze”, sans
dans cinq des dix provinces du pays (Sofala, Manica,         argent ni personnel, incapable de présenter une alter-
Tete, Zambézie et Nampula), et atteignit par exemple         native ni de se présenter avec une voix unie, il a choisi
des scores supérieurs à 75 % dans neuf des treize            de se réfugier à l’ombre de la Renamo et de prendre
districts de la province de Sofala (voir B. Mazula,          les fraudes comme prétexte pour éviter d’encourir les
Moçambique : Eleiçõe…, op. cit., p. 19).                     mêmes résultats honteux de 1994. Ils n’ont même
4. Loi 3/94 du 13 septembre, Quadro institucional dos        pas tenté une stratégie d’occupation du vide après le
distritos municipais.                                        retrait de la Renamo et on peut penser que le verdict
5. Assembleia da Republica, Intervenção do ministro da       populaire sera implacable s’ils parviennent ou déci-
Administração estatal, Lei 3/93, pp. 19 et 20.               dent de se représenter en 1999… »
6. Cela signifiait-il vraiment qu’ils seraient élus au       14. Juntos pela cidade (JPC); Persistência amor na zona
suffrage universel, ou bien la loi se réservait-elle de      (Paz) ; Mulher esperança de transformação da cidade
redéfinir les conditions de cette désignation ?              de maputo (Metracim) ; Grupo dos naturais e resi-
7. Loi 9/96 du 22 novembre, Introduz princípios de dis-      dentes da vila da Manhiça (Naturma) ; Grupo de apoio
posições sobre o Poder local no texto da Lei Fundamental.    á candidatura eleitoral do candidato independente
8. Loi 2/97 du 18 février, Aprova o quadro jurídico para     para o município de Chibuto (Gacecimuchi) ; Grupo
a implementaçaõ das autarquias locais.                       gente boa da terra (GBT) ; Grupo de reflexão e de
9. À l’exception de Beira et de quelques villes du centre-   mudanças (GRM) ; Associação dos naturais e amigos
ouest et du nord-ouest du pays, où les élections géné-       de Gurué (Anagur) ; Organização dos desemprega-
rales de 1994 avaient révélé une réelle suprématie           dos de Nampula (Deona) ; Grupo de desenvolvimento
électorale de la Renamo.                                     de Angoche (GDA) ; Organização de candidaturas
10. Cette définition du pouvoir exécutif municipal           independentes de Nacala-Porto (Ocina) ; Associação
est soulignée par le ministre de l’Administration            dos cidadões de Pemba para a ordem (Acipo).
publique, promoteur de la première loi municipale            15. Fils d’un médecin de la Mission suisse (protestante)
de 1994, dans son allocution à l’Assemblée : «… Nous         tué dans une embuscade de la Renamo et qui jouis-
aurons ainsi une sorte de système de gouvernement            sait d’une grande réputation parmi les déshérités de
présidentiel : d’un côté un président de la municipa-        la capitale, Philippe Gagnaux, jeune, blanc, médecin
lité, avec son cabinet ; de l’autre un parlement. Tous       comme son père, se disant apolitique, a imprimé son
deux sont légitimés par le suffrage universel, […] mais      style à une campagne électorale qui ne comportait, à
en dernière analyse, comme dans le système prési-            Maputo, que trois autres candidats sans notoriété.
dentiel, c’est le président de la municipalité qui pré-      16. Parmi celles-ci, d’anciens hauts fonctionnaires du
vaut. » (Assembleia da Republica, Quadro institucional       ministère de l’Agriculture, du secrétariat d’État à
dos distritos municipais, 1995, Maputo, Imprensa nacio-      l’Enseignement technique, mais aussi des membres
nal de Moçambique, p. 5).                                    de l’intelligentsia : professeurs, journalistes, photo-
11. Selon la formule de E. Braathen et B. V. Jortgensen,     graphes, et des chefs d’entreprises privées, etc.
in « Democracy without People ? Local government             17. Voir Noticias du 5 août 1998.
reform and 1998 municipal elections in Mozambi-              18. 40 % à Beira, 39,41 % à Manhiça, 25,85 % à Nacala-
que », Lusotopie, 1998, pp. 31-39.                           Porto et 25,58 % à Maputo. Voir B. Weimar, Abstaining
12. Dans les quatorze autres circonscriptions, après         from the 1998 Local Elections in Mozambique : Some
élimination des listes de candidatures non conformes         Hypotheses. Draft discussion paper, Maputo, août 1998.
et retrait des partis inscrits suite à l’appel au boycott    19. Voir C. Serra (ed.), Eleitorado incapturavel, Maputo,
de la Renamo, restèrent en course deux coalitions de         Livraria universitaria, UEM, 1999.
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