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Document generated on 01/07/2022 6:54 p.m. Lien social et Politiques Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités sociales Social classes in Japan: The ideology of the national community and social inequalities Bernard Bernier Des sociétés sans classes ? Article abstract Number 49, Spring 2003 Attention to social classes in Japan has been rejected in favour of a vision of a national community or one that presents the society as homogenous. Instead, URI: https://id.erudit.org/iderudit/007909ar this article defends the position that class analysis is appropriate for DOI: https://doi.org/10.7202/007909ar understanding the history and current situation of Japan. Classes are defined as positions in socio-economic relations. Before 1868 official ideology divided the society into classes. This division officially disappeared with the regime See table of contents change in 1868 but distinct classes continued to exist in both the agricultural sector and the new industrial one. Reforms undertaken between 1945 and 1948 altered the situation by reducing income differentials and changing relations Publisher(s) in the workplace. Nonetheless, key differences in income and in power remained within companies. In addition, minority political control of the Lien social et Politiques whole society and large corporations (the flagships of Japanese capitalism) was reinforced. Such differences in wages and political control indicate that people ISSN are differentially situated in social relations, and that therefore there are social 1204-3206 (print) classes. 1703-9665 (digital) Explore this journal Cite this article Bernier, B. (2003). Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités sociales. Lien social et Politiques, (49), 113–129. https://doi.org/10.7202/007909ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2003 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 113 Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités sociales Bernard Bernier Plusieurs auteurs japonais, à par- analyse plus poussée de la façon nais pour nier la pertinence de l’ana- tir de divers points de vue, ont nié la dont la société japonaise a été carac- lyse en termes de classes sociales pertinence d’une analyse de la térisée, du cheminement de son évo- pour le Japon. Les représentants les société japonaise en termes de lution historique et de ses modes plus connus de chacune de ces ten- classes sociales. Pour eux, le Japon d’organisation actuels peut per- dances sont Murakami Yasusuke est une société sans classe. Cette mettre de se prononcer sur la perti- pour la première et la troisième et position n’est évidemment pas sou- nence d’une analyse de classes pour Nakane Chie pour la seconde. tenue par tous les analystes japonais, le Japon. C’est là l’objet de cet Notons que toutes ces positions se comme le démontre l’importance article, qui présente un examen som- placent d’emblée en opposition à des études inspirées du marxisme maire de la question 1. L’examen se l’Occident, donc définissent le dans les sciences sociales de l’après- fera en trois étapes. Dans la pre- Japon en le distinguant des sociétés guerre (voir, parmi bien d’autres, mière, je ferai une présentation des occidentales, regroupées en un seul Sumiya, 1965 et 1967; Miyamoto, objections de plusieurs spécialistes ensemble culturel, selon ce que 1989; Totsuka et Hyôdô, 1991; du Japon à la pertinence d’une ana- Sakai Naoki (1997) a défini comme Rôdô Sôgi Shi Kenyûkai, 1991; lyse de classes pour le Japon. Dans le modèle de « cofiguration ». † † Kamii, 1994; et Ishida, 1993). De la deuxième, très brève, je définirai même, les opinions des spécialistes le concept de classe sociale, que La première forme d’objection à occidentaux sont partagées : si des † j’appliquerai, dans la troisième, à la l’application du concept de classes analystes comme Dore (1973 : 258), † société japonaise dans le passé et à sociales au Japon part de la Smith (1983 : 104-105) ou † l’heure actuelle. conception de ce pays comme une Eisenstadt (1996 : 773-774) nient la communauté au sens strict, comme Objections japonaises à une † présence de classes au Japon, Steven gemeinschaft, c’est-à-dire comme analyse de classes (1983), Mouer et Sugimoto (1986 : † une totalité sociale au sens plein, 314-322) et Price (1997) en arrivent Trois types d’objections ont été comme un ensemble de personnes à la conclusion contraire. Seule une avancés par des spécialistes japo- partageant des conceptions, une Lien social et Politiques – RIAC, 49, Des sociétés sans classes? Printemps 2003, pages 113-129.
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 114 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 49 pas de même nature que celle qui, qu’il s’agit d’une différence dans le en Occident, se fonde sur les cheminement de carrière. Certains Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités classes sociales, puisqu’il y aurait vont même jusqu’à dire que le sociales une solidarité indéfectible entre capitalisme japonais aurait aboli les membres de chaque groupe et l’importance de la propriété juri- une absence de collaboration dique, l’ensemble des membres, du entre membres de même statut de plus élevé au plus bas, étant en réa- différentes maisonnées (malgré lité, du fait de la participation à cette absence de collaboration, « l’entreprise-communauté », les † † paradoxalement, tous les Japonais propriétaires réels (Iwata, 1978; accepteraient comme naturelle Murakami, 1987 : 42-43). Enfin, † leur appartenance à la nation !). † certains ont affirmé la disparition 114 Cette position a été étendue aux du pouvoir des cadres supérieurs entreprises modernes, qui consti- dans les entreprises, en faisant sorte d’inconscient et un mode de valoir que les décisions y étaient vie semblables. La société japo- tuent le centre du capitalisme japo- nais actuel. Plusieurs auteurs, dont prises de bas en haut, ce qui signi- naise, depuis des temps immémo- Nakane (1967), Odaka (1984), fierait selon eux que ce sont les riaux, serait fondée sur une culture Iwata (1978), Nakagawa et Ota salariés de la base qui exerceraient commune, sur une sorte de (1981), Hamaguchi (1982), Itami le vrai pouvoir (Nakagawa et Ota, conscience collective à la Durkheim (1987), Murakami (1987), Aoki 1981 : 17-18; Koike, 1984 : 199- † † (1893); elle serait même, selon un (1988), Hayashi (1988) et Ozaki 202; Nitta, 1988 : 281-282; Koike, † archéologue connu (Egami, dans (1991), ont présenté les grandes 1995a : 257-258). En résumé, pour † Umesao et Tada, 1972 : 32 et suiv.), † entreprises actuelles comme étant ces auteurs, la structure égalitaire la seule société moderne ayant précisément des communautés. et participative des entreprises conservé une mentalité de chas- Ces auteurs avancent que le sort de japonaises aurait pour effet l’ab- seurs-cueilleurs. tous les membres, du plus humble sence de différenciation perma- Murakami, Kumon et Satô ont au PDG, est lié à celui de l’entre- nente entre les personnes, ce qui développé cette idée en détail prise comme totalité, que ce sort enlèverait toute base de définition dans un livre monumental qui a commun crée un sentiment d’ap- de classes, du moins à partir des connu beaucoup de notoriété partenance intense pour chacun des entreprises. (Murakami et al., 1979; voir un membres. Ces caractéristiques résumé en anglais dans découleraient du système d’emploi La deuxième objection à la per- Murakami, 1984b) 2. Ces auteurs « à la japonaise », comprenant le † † tinence d’une analyse de classes ont vu la source du communauta- prétendu emploi à vie et la promo- part elle aussi de la maisonnée, risme japonais dans le système de tion dite à l’ancienneté. Le fait mais interprétée différemment. la maisonnée. Selon Murakami et d’avoir un emploi assuré, malgré L’anthropologue Nakane Chie en al., la maisonnée traditionnelle les vicissitudes du marché, entraî- est l’auteur (Nakane, 1967). Selon du Japon (qui se dit ie) est une nerait un enchevêtrement du sort lui, le Japon n’est pas divisé hori- communauté dont l’unité trans- de l’employé et de celui de son zontalement en classes inégales, cende la différenciation interne entreprise. Par ailleurs, les possibi- mais bien verticalement, selon les des fonctions. C’est donc la tota- lités de promotion pour tous signi- maisonnées; de là le titre de son lité qui prime et qui colore l’en- fieraient que les différenciations de ouvrage, en traduction littérale : † semble du fonctionnement de la statut et de fonction sont liées à Les relations interpersonnelles maisonnée. Selon ces auteurs, la l’ancienneté, que les petits dans une société structurée verti- société japonaise actuelle serait employés ou ouvriers d’aujour- calement. Théorie pour com- structurée de façon analogue : la † d’hui seront les directeurs de ser- prendre une société homogène. On différenciation sociale n’y serait vice ou les PDG de demain, donc trouve donc dans ce titre à la fois
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 115 l’idée de verticalité et celle d’ho- d’usine. La maisonnée devient sociale n’existe pas à proprement mogénéité. alors le principe d’explication de la parler. société entière, le principe structu- Selon Nakane, il n’y aurait pas ral fondamental, qui subsume tous On peut donc voir que la néga- au Japon, même dans les années les autres (voir aussi Hsu, 1975). tion de la présence de classes 1960, de divisions horizontales, de sociales au Japon peut se fonder solidarités entre personnes ayant le La troisième position est défen- sur divers arguments. Les trois même métier ou la même position due encore une fois par Murakami positions présentées précédem- sociale. Au contraire, la solidarité (1984a; pour un résumé en anglais, ment peuvent être vues comme des serait définie par l’organisation voir Murakami, 1982; pour une cri- interprétations du Japon actuel, dont on fait partie, excluant la sym- tique, voir Bernier, 1994b). Sans interprétations qui ont une base pathie entre personnes ayant des rejeter sa première position, fondée dans la réalité, mais qu’il faut ana- positions semblables dans deux sur l’importance de la maisonnée, lyser en tant que discours par rap- 115 organisations différentes. Ce mode il y ajoute un autre élément, celui port à cette réalité. Il s’agit donc, de fonctionnement aurait eu sa du développement au Japon d’une après une brève définition opéra- source dans le système des maison- société de masse, qu’il appelle en toire des classes sociales, d’exami- nées féodales. La maisonnée féo- traduction littérale la société de « la † ner ces arguments pour voir s’ils dale était vue par ses membres et grande masse moyenne » (chûkan † s’appliquent vraiment au Japon. par l’administration comme une taishû). Selon Murakami, au unité, responsable de ses membres. Japon, au moins depuis la période Définition des classes sociales Cette unité était différenciée, dis- d’avant-guerre, se développe une Divers auteurs, à commencer par tinguant clairement les chefs suc- société fondée sur l’homogénéité Marx, ont fait la distinction entre cessifs des autres membres. La culturelle et sociale et sur la méri- une situation structurelle de classe maisonnée comprenait toutes les tocratie. La méritocratie serait et une position politique associée à personnes qui y étaient présentes à assurée par le système d’éducation, cette position. Marx parle ainsi des un moment donné, quel que soit le qui, par des examens anonymes, opère sur une base tout à fait objec- classes en soi et des classes pour lien de parenté. C’est ainsi que la soi. Bourdieu (1984) a redéfini la maisonnée, bien que fondée sur la tive la sélection des meilleurs et l’élimination des plus faibles, sans position de Marx en distinguant parenté, était plus qu’une organisa- entre, d’une part, la situation dans tion familiale. Elle se définissait influence de la naissance ou de la richesse. En dépit de ce type de un espace social multidimension- comme une personne morale, une nel, situation que l’on construit sorte de corporation, qui agissait sélection des meilleurs, les proces- sus à l’œuvre après 1945 auraient dans l’analyse et qui donne des comme un tout. engendré une société de masse classes théoriques, des classes sur Le schéma de Nakane reconnaît dans laquelle le mode de vie serait le papier, et, d’autre part, la défini- la différenciation sociale, mais à essentiellement le même pour tous tion explicite de soi, associée à l’intérieur d’une organisation, la les Japonais; ceux-ci reconnaî- l’action politique, comme membre maisonnée, refermée en quelque traient d’ailleurs ce fait dans les d’une catégorie d’individus parta- sorte sur elle-même et empêchant sondages d’opinion, en se classant geant sur un point ou un autre un les gens placés dans une même très majoritairement (à plus de sort commun. Pour Bourdieu, l’es- situation au sein des diverses mai- 95 %) dans la classe moyenne. † pace social est continu, il ne se sonnées de collaborer. La différen- Murakami rejette le terme « classe † divise pas en classes aux frontières ciation est donc admise d’une moyenne », qui conserve des † claires, ce qui rend possible plu- certaine façon, mais Nakane en nie connotations d’analyse de classes. sieurs lectures explicites; autre- l’importance. L’important, pour Selon lui, ce type d’analyse, peut- ment dit, la situation théorique de elle, c’est la structure verticale, ce être valable pour l’Occident mais classe peut mener à diverses posi- sont les organisations parallèles, de moins en moins, n’a pas sa place tions politiques, certaines pouvant qu’elle compare aux cheminées au Japon, où la différenciation unir des personnes qui occupent
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 116 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 49 social en regroupements discrets la place dans les rapports de pro- et, d’autre part, d’oublier ce que le duction ou des rapports socioéco- Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités discours et le mouvement poli- nomiques plus larges. Mais tous les sociales tiques ajoutent, par l’effet de la modes de classement, bien que « force de la représentation » † † découlant d’un procédé semblable (Bourdieu, 1982), à la situation (la définition explicite de groupes, objective, d’oublier, donc, ce que la de regroupements), ne sont pas représentation crée comme effet équivalents. Les classements selon pratique, matériel, dans le social. l’origine ethnique ou le genre ne sont pas équivalents, ni équivalents On peut avec Bourdieu admettre au classement selon les critères que le passage de la classe sur le socioéconomiques. Réduire la 116 papier à la classe politisée n’est pas classe au classement, outre le pro- automatique, que la représentation blème de la réduction de l’impor- des positions très éloignées dans crée quelque chose de nouveau. On tance des différences objectives l’espace social objectif. peut aussi admettre que les divi- dans l’espace social du fait de la sions dans l’espace social ne sont priorité accordée aux classements La position de Bourdieu pas discrètes. Mais cela ne doit pas explicites, c’est neutraliser les dif- s’éloigne de celle de Marx (en se nous mener à nier l’importance de férences entre les modes de diffé- rapprochant de celle de Weber; voir différences réelles dans cet espace. renciation sociale. Wright, 1997, introduction) sur S’il est vrai qu’on ne voit pas for- deux points essentiels. Première- cément les personnes qui partagent Dans le capitalisme, les rapports ment, Bourdieu reproche à Marx des situations semblables ou conti- sociaux noués dans la sphère éco- d’avoir défini les classes stricte- guës dans l’espace social se définir nomique ont pris énormément ment par le « capital économique », † † explicitement de la même façon, il d’importance, ce qui donne à cet alors qu’une véritable théorie du n’en reste pas moins que ces situa- espace multidimensionnel qu’est la classement, selon lui, doit incorpo- tions existent. Ce que l’analyse de société selon Bourdieu un biais rer d’autres aspects (« capital † classes permet, c’est justement un économique important. S’il est vrai social, capital culturel, capital sym- repérage, à l’aide de définitions que l’on ne peut étendre cette bolique »). Selon Bourdieu, il faut † conceptuelles, de ces situations importance dans le temps et dans transformer l’approche unidimen- semblables ou contiguës, de ces l’espace à des systèmes qui ne sionnelle des classes de Marx en concentrations topologiques autour fonctionnaient (ou ne fonctionnent) une approche multidimensionnelle de certaines situations, c’est la pas selon les mêmes principes, il du classement. Deuxièmement, capacité de saisir les concentra- faut néanmoins reconnaître que les Bourdieu reproche à Marx d’avoir tions dans un espace social à den- rapports sociaux dans la sphère fait de la position politique de sité variable. Autrement dit, économique ont une place prépon- classe une conséquence directe de l’espace social n’est pas continu de dérante dans le capitalisme. Il la situation objective dans l’espace façon régulière, il comporte des s’agit là sans aucun doute d’une économique, donc d’opérer une points de convergence des situa- réalité historique, et non pas de sorte de promotion ontologique de tions qui permettent de définir les quelque chose d’ontologique, qui la classe théorique, cette fois clai- classes théoriques. serait inscrit dans l’essence même rement délimitée, à la classe poli- de l’humain et valable pour toutes tique, oubliant ainsi de tenir Mais il y a plus. Bourdieu sub- les époques et toutes les régions. compte de « la question même du † sume l’analyse des classes sous le Mais cette « réalité » historique doit † † politique » (Bourdieu, 1984 : 5; † † processus de classement. Je n’ai être reconnue. Ce qui nous mène à 1982; voir aussi Wright, 1997 : † pas d’objection à reconnaître qu’il définir la différenciation sociale 380). Il reproche donc à Marx, y a d’autres modes de classement caractéristique des sociétés capita- d’une part, de séparer l’espace explicite que celui qui découle de listes comme étant fondée prioritai-
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 117 rement sur la situation dans les rap- entre la bourgeoisie, propriétaire exemple, définit les critères de dif- ports économiques, plus spécifi- des moyens de production, d’une férenciation des classes selon deux quement dans l’ensemble des part, et, d’autre part, le prolétariat, grandes catégories : premièrement, † rapports sociaux qui ont trait à la c’est-à-dire, pour lui, la classe les attributs qui permettent de se production et à la distribution des ouvrière. Ces deux grandes classes, débrouiller dans le marché, comme biens. Les classes sociales dans le selon Marx, sont en lutte l’une la propriété du capital, la qualifica- capitalisme se définissent donc contre l’autre, et cette lutte est le tion technique ou simplement la comme des situations différentes moteur de l’histoire (Marx et capacité physique de travail, et, dans les rapports socioécono- Engels, 1847 : 20). † deuxièmement, les formes organi- miques. Cela dit, il faut aussi sationnelles qui englobent ces attri- reconnaître l’importance des autres Contrairement aux prévisions de buts, comme la division du travail critères de classement notés par Marx, la polarisation en deux et les relations d’autorité dans les grandes classes n’est pas survenue, 117 Bourdieu; cependant, dans l’espace entreprises ou les modèles de social du capitalisme, ils s’insèrent malgré la lutte des classes, qui a consommation (Giddens, 1973 : † dans la définition de la situation pris diverses formes au cours des 107-109). Cette définition des selon les critères socioécono- XIXe et XXe siècles. Même si on classes sociales dans le capitalisme miques pour y opérer de nouvelles évite de limiter la portée du concept est difficile à manier, à cause des divisions. Il ne fait pas de doute, en de « propriété », donc si on y inclut † † nombreux critères qui la compo- effet, que la division des genres a non seulement la propriété juri- sent. Mais elle nous donne un impact important sur la réparti- dique mais aussi le contrôle réel quelques pistes. tion des personnes selon les cri- que les cadres supérieurs exercent sur les moyens de production sans D’autres auteurs se sont inspirés tères socioéconomiques, tout en être les propriétaires juridiques, directement de Marx, mais en en comme l’appartenance ethnique ou il apparaît clairement que la défini- modifiant quelques éléments. En « raciale » ou la situation géogra- † † tion de Marx est insuffisante. Marx partant des attributs mentionnés phique (capitales et villes de n’a pas prévu le développement par Giddens, soit la propriété du moindre importance, régions cen- important des emplois dans les capital, la qualification et la force trales et régions éloignées). Mais, bureaux et dans les services, la mul- de travail, et en y adjoignant le fait selon le fonctionnement du capita- tiplication des postes de cadres de travailler dans une entreprise ou lisme, ces critères m’apparaissent moyens ou la prolifération des pro- de façon indépendante (mais en comme s’inscrivant dans un espace fessionnels et des travailleurs indé- excluant la consommation, consi- social défini prioritairement par pendants (sur ce dernier point, voir dérée comme une conséquence de l’économique. en particulier Boltanski et la position de classe), Ishida (voir Cette position s’inspire des tra- Chiapello, 1999). Par ailleurs, il a aussi Wright, 1997), dans une vaux de Marx (Marx et Engels, minimisé la résilience des petits étude comparative de la structure 1847; Marx, 1850, 1852, 1857, propriétaires, la « petite bourgeoi- † de classes au Japon par rapport aux 1871, 1875, 1894). Marx a écrit sie » traditionnelle (Myles et † pays occidentaux, en arrive à défi- abondamment sur les classes Turegun, 1994 : 108-112). Ces caté- † nir sept « classes » : les employeurs † † † sociales, mais il n’a pas beaucoup gories actuelles entrent mal dans la (propriétaires juridiques et cadres théorisé le concept en tant que tel. répartition des classes selon la pro- supérieurs), la petite bourgeoisie Malgré tout, il est clair qu’il a priété des moyens de production. (petits propriétaires), les cadres des défini les classes sociales par les entreprises, les professionnels, les rapports de production, c’est-à-dire Prenant appui sur Weber, plu- travailleurs non manuels (les par la propriété ou la non-propriété sieurs auteurs ont défini les classes employés de bureau qui font un tra- des moyens de production. Pour différemment, notamment en vail d’exécutant), les ouvriers qua- lui, la société capitaliste, qui com- tenant compte de la variable lifiés et les ouvriers non qualifiés porte plusieurs « classes », a néan- † † « consommation » (Giddens, 1973; † † (Ishida, 1993 : 166-168). Cette † moins tendance à la polarisation Goldthorpe, 1980). Giddens, par division a un caractère arbitraire,
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 118 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 49 pratiques comme l’outsourcing, a circonstances et les générations. Par extériorisé un travail auparavant ailleurs, le classement théorique ne Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités fait dans le cadre de l’entreprise, correspond pas, en général, à sociales afin de diminuer les coûts. Lorsque l’auto-classement des personnes, le travailleur travaille exclusive- puisque celui-ci dépend, non pas ment pour son ancien employeur, d’une analyse théorique, mais bien son indépendance est illusoire de l’ensemble des croyances et puisqu’il se retrouve sous le discours répandus dans un endroit contrôle de son ancien patron précis. L’analyse de la structure de (Myles et Turegun, 1994 : 110- † classe tend à figer un moment dans 112). En outre, plusieurs tra- une réalité en mouvement et à sim- vailleurs indépendants sont dans plifier le caractère complexe et 118 une situation précaire, sans travail flexible des positions dans l’es- régulier et avec des revenus très pace social. Cependant elle peut, en ce sens que les classes sont défi- bas. Ils vivent donc une situation telle une carte schématique, per- nies, non pas à partir de l’auto- qui s’apparente sur plusieurs points mettre de s’orienter, du moins en identification des personnes à celle de la frange inférieure du gros, dans un paysage compliqué. elles-mêmes, mais à partir de cri- prolétariat industriel. Avant de poursuivre, il est tères théoriques. Il s’agit donc, Ce que ce dernier cas nous important de noter certaines spéci- dans les termes de Bourdieu, d’une indique, c’est que les divisions ficités du Japon, parmi les pays for- définition de classes théoriques. théoriques bien tranchées ne per- tement industrialisés, dans la Cette définition sépare ce que mettent pas de saisir toutes les répartition des personnes. En effet, d’autres regroupent, ou regroupe ce nuances des situations concrètes, le Japon compte une plus grande que d’autres distinguent. En outre, puisqu’il y a toujours des per- proportion de salariés dans le sec- comme toute division en catégories sonnes qui se trouvent dans des teur industriel que les États-Unis, discrètes, elle fige ce qui est en situations ambiguës par rapport à le Canada et les pays d’Europe de mouvement et elle pose des fron- ces découpages des classes. l’Ouest (sauf l’Allemagne) (voir tières claires entre les classes. Mais L’espace social est toujours en par- Keizai Koho Center, 2001 : 94,† les critères étant relativement tie flou, flexible (Sørensen, 1994 : † tableau 9-2). Le gouvernement et clairs, cette division, malgré les 39), puisque toujours en mouve- les milieux d’affaires japonais ont défauts présents dans toute nomen- ment à cause des luttes de classes toujours insisté pour conserver une clature, en vaut bien une autre. et des modifications dans les rap- large part de travail industriel, Ishida n’a pas défini une classe ports de production ou dans la considérant la production manufac- spéciale pour le travail qualifié répartition du travail et de la turière comme le pilier de la pro- indépendant, qui s’est fortement richesse : de nouvelles situations † duction capitaliste. Par ailleurs, le développé depuis les années 1980, apparaissent (dans le cas des tra- Japon compte encore sur une forte par exemple dans l’informatique vailleurs indépendants actuels, proportion de petits commerçants (voir notamment Castells, 1998; souvent à la suite de manœuvres (ibid.). Enfin, le taux de participa- Boltanski et Chiapello, 1999; Ô « de classe » de la part des † † tion des femmes au marché du tra- Riain, 2000; Meiskins et Whalley, employeurs visant à maximiser le vail y est plus faible qu’aux 2001; Sharpe, 2001). Ishida inclut profit), des catégories perdent de États-Unis, au Canada et en ces travailleurs dans les « profes- † l’importance, comme celle des Angleterre, mais comparable à sionnels ». Notons cependant que † petits paysans, ou disparaissent celui de pays européens continen- plusieurs personnes nominalement (comme les propriétaires terriens taux (ibid. : 95, tableau 9-3). Le † indépendantes se retrouvent dans au Japon juste après la guerre, voir taux de participation des femmes des formes de dépendance face à plus bas), les personnes passent est particulièrement bas pour les leur ancien employeur, qui, par des d’une position à l’autre selon les tranches d’âge 25-40 ans, plusieurs
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 119 femmes se retirant du marché du certaine convergence, mais par- culture japonaise (notamment en travail au moment où elles se tielle et inégalement répartie dans standardisant la langue) et imposé marient et ont des enfants. Au le temps et dans l’espace, de l’or- cette norme comme base de l’édu- contraire, il est particulièrement ganisation économique et sociale à cation primaire obligatoire. Il fau- élevé pour les 60 ans et plus (voir travers le monde. J’ai analysé ce dra quand même attendre la fin de Bernier, 1995a : 140, tableau 4.4, † point en détail auparavant pour ce la guerre, en 1945, pour voir dispa- pour une comparaison internatio- qui est du Japon (Bernier, 1988; raître les derniers vestiges de cul- nale). Les raisons de cette situation voir aussi Itoh, 1993). En bref, le tures régionales, sauf les éléments particulière des Japonaises eu Japon s’est industrialisé en voués au folklore. égard au travail sont trop com- empruntant largement les systèmes L’homogénéité culturelle impo- plexes pour être exposées ici. Mais techniques et les modes d’organi- sée par le gouvernement de Meiji notons leur « infériorité » tradition- sation venant de l’Occident. La † † n’a pas été accompagnée de l’ho- 119 nelle très forte, attribuable à la fois société japonaise a ainsi été modi- mogénéisation sociale. En effet, à l’impact idéologique du confu- fiée en profondeur, malgré l’utili- les dirigeants du nouvel État de cianisme, qui dévalorise les sation de structures et d’idéologies 1868 étaient issus des anciennes femmes face aux hommes, et à antérieures (entre autres, le rôle classes dirigeantes du Japon féodal l’importance historique, avant central de l’empereur, une forme dont ils avaient conservé plusieurs 1868, de la caste des guerriers et de gouvernement autocratique, et attributs culturels, en particulier la des vertus « viriles ». Notons aussi l’idéologie confucianiste de la hié- † † conscience de leur supériorité et le l’insistance idéologique sur le rôle rarchie et du maintien de l’ordre). mépris envers le peuple. De plus, reproductif des femmes (Lock, Le Japon est devenu une société leur vision de l’État était inspirée 1993 : chap. 4), qui les enjoint de se capitaliste, avec des structures † de l’autocratie antérieure et de retirer du marché du travail au apparentées à celles des pays occi- celle qui avait cours dans dentaux, tout en conservant ses moment d’avoir des enfants (bien l’Allemagne prussienne. Les auto- spécificités, attribuables, notam- que cette insistance se fasse beau- rités ont pris diverses mesures pour ment, à une tradition culturelle dif- coup plus discrète dans les secteurs limiter les droits démocratiques férente, inspirée en partie de la « féminins » comme l’éducation † † (les Japonais n’avaient pas de Chine. L’éloignement culturel du primaire et les soins hospitaliers). droits comme tels, seulement des Japon par rapport à l’Occident a Enfin, les femmes sont en général devoirs envers l’empereur) et pour rapidement servi de moyen de dis- exclues des postes de haute respon- consolider les différences sociales. tinction et, par la même occasion, sabilité. Par exemple, la distance entre les de moyen de créer une cohésion dirigeants politiques (et écono- Le Japon et les classes sociales nationale excluant les divisions miques, à la fois dans les usines et internes. Avant 1945 à la campagne; voir plus bas) et le Du point de vue culturel, l’homo- « peuple », c’est-à-dire, en gros, les † † Les théories niant la présence de généisation relative a été le fruit de paysans, formant la majorité de la classes au Japon portent autant sur mesures diverses, certaines visant population, les ouvriers, les petits le passé que sur la situation expressément ce but. Sans entrer commerçants et les indigents, s’est actuelle. Cet article se concentre dans les détails des processus histo- maintenue tout en étant redéfinie surtout sur la période plus récente, riques du Japon féodal, on peut dans le cadre d’un État favorable mais un bref examen de la situation noter que l’unification culturelle de au développement industriel. En historique s’impose. Avec l’expan- l’ensemble de la population consi- outre, les dirigeants ont divisé clai- sion du capitalisme depuis le XVIe dérée comme japonaise (à l’exclu- rement les rôles selon le genre, siècle (Wallerstein, 1974, 1985, sion donc des « minorités » 3) a suivi † † assignant aux hommes l’autorité et 1990), l’influence des structures la mise en place d’un État aux femmes, traitées comme des économiques et politiques issues moderne, en 1868. Le nouvel État a mineures (ce statut ne disparaîtra de l’Occident a eu pour effet une défini canoniquement ce qu’était la qu’avec les réformes imposées par
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 120 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 49 pays où n’avaient existé auparavant luttes de classes, durement répri- Les classes sociales et le Japon. Idéologie de que quelques manufactures, mais, mées, mais récurrentes. la communauté nationale et inégalités par un mélange de mesures incita- sociales tives et de mesures coercitives, on a La situation contemporaine réussi autour de 1910 à susciter la Pour ce qui est de la situation création d’une main-d’œuvre suffi- postérieure à 1945, si l’on suivait sante pour les besoins de l’indus- les descriptions officielles du Japon trie (Bernier, 1988 : chap. 8). † depuis 40 ans, et surtout les ana- Cependant, les problèmes de lyses des grandes entreprises, on en contrôle n’ont été réglés que par les viendrait à la conclusion des mesures autoritaires des années de auteurs cités plus haut, à savoir 120 guerre. Les luttes ouvrières resurgi- qu’il n’y a pas de distinctions de ront en 1945, comme on le verra. classes au Japon. Les Japonais appartiendraient tous en général à les Américains après 1945), les Il ne fait pas de doute qu’il exis- la classe moyenne. Par ailleurs, tâches de la reproduction et de tait dans les premières décennies tous pourraient avoir accès aux l’éducation des enfants. Notons du capitalisme japonais des distinc- postes les plus élevés à travers un que plusieurs femmes, venant en tions de classes claires, perçues par système méritocratique fondé sur général de milieux populaires, ont une bonne partie des Japonais eux- l’instruction et la compétence. travaillé en usine, contredisant le mêmes. On peut donc affirmer Dans les entreprises, il existerait modèle dominant. Les femmes ont l’existence de situations de classes même formé la majorité de la des hiérarchies fonctionnelles, distinctes et opposées, situations main-d’œuvre industrielle jusqu’à mais dans lesquelles tous auraient conçues comme antagoniques par la Première Guerre mondiale, étant la possibilité de monter. Il n’y plusieurs dans la classe ouvrière et donné l’importance du textile et la aurait pas comme en Occident de dans la paysannerie. Ces distinc- prépondérance de la main-d’œuvre distinctions claires entre haute tions perçues ont mené à des féminine dans ce secteur. Mais les administration et simples salariés, actions de classe dans le milieu femmes ont été clairement écartées car ces derniers, au Japon, auraient ouvrier comme dans le milieu des postes importants, comme elles la possibilité d’accéder aux postes rural. Dans l’industrie, de nom- l’avaient été dans le Japon féodal. des premiers. Autrement dit, le sys- breuses grèves et des tentatives de Autrement dit, la promotion de tème d’entreprise japonais aurait mettre des organisations sur pied l’homogénéité culturelle n’a pas réussi à définir une véritable démo- (malgré le caractère illégal de ces entraîné la volonté de faire dispa- cratie industrielle, offrant à tous ses organisations) en sont des manifes- raître les différences sociales. membres les mêmes possibilités de tations. Le patronat a répondu en participation et les mêmes droits. Un penchant pour l’autocratie a faisant appel au gouvernement, qui Que peut-on dire sur ces sujets ? † aussi caractérisé la mentalité des a envoyé l’armée et la police, déci- premiers entrepreneurs capitalistes, sion qui s’est souvent soldée par Les analyses des distinctions dont plusieurs provenaient eux des affrontements armés menant à sociales au Japon se fondent sou- aussi de l’ancienne classe des guer- la mort de certains participants. vent sur la situation dans les riers. Ces entrepreneurs ont imposé Les arrestations étaient fréquentes, grandes entreprises. Il ne fait pas dans les entreprises une structure tout comme l’emprisonnement de doute que les employés et autoritaire, visant à la fois le voire les exécutions. En milieu ouvriers des grandes entreprises contrôle d’une classe ouvrière dif- rural, les luttes ont opposé les sont privilégiés du point de vue du ficile à manier et le maintien des tenanciers, locataires de terres, aux salaire et des conditions de travail. coûts de production au plus bas. La propriétaires terriens, appuyés par En effet, seuls les salariés de ce formation de la classe ouvrière a le gouvernement. Autrement dit, il genre de firmes et ceux du gouver- occasionné des problèmes, dans un y a eu à cette époque de véritables nement, outre les cadres de cer-
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 121 taines PME, bénéficient du sys- taires, qui dispensent des cours le du travail, ne soit pas très perti- tème d’entreprise mentionné plus soir et le samedi, et dont les nente quant au salaire et à l’auto- haut, comprenant « l’emploi à vie » † † meilleures coûtent très cher. nomie au travail. et la « promotion à l’ancienneté ». † † Contrairement à la position de Les autres Japonais, y compris la Mais peut-on trouver dans les Murakami (1984b), le système majorité des femmes, en sont grandes entreprises, fleurons du fondé sur la succès scolaire ne crée exclus. L’emploi à vie ne s’ap- capitalisme japonais, des diffé- donc pas l’égalité économique. plique donc depuis les années 1960 rences permettant de parler de et jusqu’à maintenant qu’à une La majorité des salariés japo- classes différentes ? Premièrement, † minorité de salariés, estimée à 20 % † nais, soit environ 72 %, œuvrent † s’il est vrai que les écarts de salaire à 33 % de l’ensemble de la main- † donc dans des entreprises de moins entre PDG et simples employés y d’œuvre totale (Taira, 1962 : 167; † de 500 personnes; 53 % travaillent † sont beaucoup plus faibles qu’en dans des entreprises de moins de Occident, et surtout qu’aux États- 121 Cole, 1979 : 61; Beck et Beck, † 1994 : 14). Or, les grandes entre- † 100 salariés, et près de 35 % dans † Unis, on n’en constate pas moins prises (500 salariés ou plus) n’em- des petites entreprises de moins de au Japon des inégalités de l’ordre ploient que 28 % de l’ensemble des † 30 salariés (Japan Labor Bulletin, de un à dix dans l’échelle salariale, salariés, et environ le cinquième 2001). Il est vrai que les grandes et ce sans tenir compte des impo- d’entre eux sont considérés comme entreprises ont servi de modèles sants comptes de dépenses des des employés irréguliers (la majo- aux PME, qui ont tenté de les imi- PDG et des cadres supérieurs ni rité des femmes, les travailleurs ter, mais les écarts dans les salaires des bonis semi-annuels, qui sont au temporaires et les journaliers). et les conditions de travail sont prorata du salaire de base. considérables. Dans les PME, mais Pour avoir accès au travail régu- Deuxièmement, pour ce qui est non dans toutes, seuls les cadres et lier dans une grande entreprise, il de l’emploi à vie, il s’agit d’un sys- quelques employés ou ouvriers très faut certains attributs. Du côté des tème de sécurité d’emploi limité qualifiés ont la sécurité d’emploi. cadres, il faut sortir d’une univer- aux salariés (cadres, employés et Le petit commerce ne compte à peu sité reconnue. Plus l’université a ouvriers) dits réguliers. Dès ses près que des travailleurs sans pro- bonne réputation, plus le jeune origines, dans les années 1920 tection. diplômé a d’offres d’emploi inté- (pour les cadres et quelques tra- ressantes. Par contre, ceux qui sor- Sans encore tenir compte des vailleurs qualifiés seulement), tent d’une université mal cotée ou distinctions dans les grandes entre- l’emploi à vie a servi de moyen d’un cours technique sont exclus prises entre cadres de différents pour pénaliser la mobilité inter- de ces emplois. Du côté des niveaux et simples salariés, nous firme. En effet, l’idée initiale était ouvriers, un diplôme universitaire constatons donc une séparation d’identifier ceux qui changeaient n’est pas essentiel, mais la sélec- importante entre, d’une part, les d’emploi, en dressant des listes tion tient compte encore ici des salariés réguliers des grandes entre- noires de personnes à ne pas succès scolaires. Le système méri- prises (y compris des ouvriers), les embaucher. Après 1945, ce sys- tocratique, fondé sur la réussite cadres supérieurs et certains cadres tème a aussi servi à diviser les sala- scolaire, sépare donc les gagnants moyens de la plupart des PME et, riés selon leur entreprise, afin de des perdants. Tous en théorie ont d’autre part, l’ensemble des autres briser la solidarité de classe créée accès aux bonnes places, mais, en salariés des PME et les travailleurs par les syndicats en 1945-1947. pratique, seuls ceux qui suivent irréguliers des grandes entreprises. Autrement dit, un des résultats certaines trajectoires scolaires peu- Parmi les travailleurs n’ayant pas recherchés par cette politique était vent y accéder. En outre, l’égalité accès à la sécurité d’emploi, on la compartimentation (voir McAll, formelle des chances est biaisée en peut distinguer entre le personnel 1990 : 113), c’est-à-dire la sépara- † faveur des plus riches; ceux-ci, de bureau et du commerce et les tion des ouvriers, liés à leurs usines outre leur école régulière, ont accès ouvriers d’usine, bien que cette respectives. En outre, malgré la à des écoles privées complémen- séparation, fondée sur le caractère sécurité d’emploi, les entreprises,
LSP 49 04/06/03 14:03 Page 122 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 49 d’autres. En outre, les premiers à tration de patrons, etc. Par ces pra- gravir les premiers échelons ont un tiques, les syndicats ont obtenu Les classes sociales et le Japon. Idéologie de la communauté nationale et inégalités avantage pour accéder aux éche- plusieurs nouveaux droits, dont la sociales lons suivants. La sélection d’une sécurité d’emploi, le salaire à l’an- personne plutôt que d’une autre se cienneté, la disparition des distinc- fonde sur les rapports d’évaluation tions radicales de statut entre des supérieurs au sujet de la com- ouvriers et employés de bureau et pétence (technique, sociale, etc.) entre simples salariés et cadres, et de toutes les personnes de même la participation paritaire des syndi- niveau; de là l’utilisation, plus cats à des comités de gestion des haut, de l’expression « compétence † entreprises. Ces droits ont été obte- reconnue ». On a ainsi abouti à un † nus par la lutte, lutte définie par les 122 système de promotion sélective, où syndiqués comme un affrontement seuls quelques privilégiés, en géné- opposant les simples ouvriers et avec l’assentiment des syndicats, ral sélectionnés parmi les cadres employés aux directions d’entre- ont toujours pu éliminer des tra- (les ouvriers et les simples prise, donc perçue consciemment vailleurs plus âgés, soit en les for- employés étant exclus), peuvent comme une lutte de classes. çant à une retraite anticipée, soit en accéder aux postes les plus élevés les transférant à une filiale ou chez Les hautes directions des entre- de la hiérarchie. un sous-traitant (Gordon, 1998 : † prises, donc les patrons, ont réagi, 188 et suiv.). Il y a donc des limites Quatrièmement, il est important en tant que classe, en créant de à la sécurité. Ces limites ont aug- d’examiner brièvement comment nouvelles associations pour contrer menté avec la crise des années ce système s’est implanté histori- les syndicats. Une de ces associa- 1990. En effet, non contentes de quement (voir Bernier, 1979; 1985; tions, Nikkeiren, a été fondée spé- limiter l’embauche (voir plus bas), 1994a; 1995a : chap. 5; 1995b; † cifiquement pour éliminer les de se départir des travailleurs 1996; voir aussi Moore, 1983; nouveaux droits syndicaux. La considérés comme temporaires et Gordon, 1985 et 1998; Totsuka et lutte du patronat a été appuyée par de se défaire d’un plus grand Hyôdô, 1991; Price, 1997; Tsutsui, le gouvernement japonais, proche nombre d’employés plus âgés par 1998; Dower, 1999 : chap. 8). Ce † des patrons depuis les débuts du les transferts ou les retraites antici- système est issu d’une dure lutte capitalisme, au milieu du XIXe pées, certaines entreprises ont pro- entre patronat et syndicat, une véri- siècle (voir Bernier, 1988), et par cédé au congédiement de salariés table lutte de classes. En effet, les les autorités américaines d’occupa- dits réguliers, donc qui bénéfi- travailleurs, dont les organisations tion, qui jugeaient que les syndi- ciaient théoriquement de la sécurité autonomes avaient été bannies pen- cats avaient empiété sur les d’emploi (Bernier, 2000; De dant les années de guerre, se sont prérogatives patronales. En outre, Koninck et al., 1999). rapidement organisés durant la avec le développement de la guerre période de l’occupation militaire froide en Europe et les progrès du Troisièmement, s’il est vrai que américaine (1945-1952). Les syn- Parti communiste en Chine, les l’ancienneté a servi de critère de dicats ont proliféré dès 1945 et ont Américains voulaient éliminer l’in- promotion, elle a pris une place connu leur apogée en 1946-1947. fluence des idées de gauche dans secondaire par rapport à la compé- Ces syndicats, d’inspiration socia- les syndicats japonais. Ils ont tence reconnue. En effet, depuis liste ou communiste, ont présenté encouragé la création de syndicats 1950, l’ancienneté a toujours été plusieurs revendications qu’ils ont dits démocratiques par des dissi- nécessaire pour avoir accès à cer- appuyées par des pratiques radi- dents du mouvement syndical, dis- tains échelons, mais la promotion cales, comme l’occupation des sidents par ailleurs directement réelle à ces échelons est fondée sur usines, la gestion des usines occu- financés par les associations patro- la sélection, certains employés pées sans la présence des cadres nales. Par des mesures répressives étant promus plus rapidement que supérieurs et des PDG, la séques- (grève empêchée, congédiement
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