Les correspondances citoyennes de Cluj-Napoca, de Rennes et de Tarragona
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C’est une expérience très novatrice que nous portons ici à la connaissance de nos lecteurs. Trois villes européennes sont devenues terrains d’expérimentation comparative pour poser de façon différente la question des migrations : au travers d’un dialogue soutenu entre artistes, chercheurs, citoyens, migrants au moyen d’une technique originale, dite des « correspondances citoyennes »1. Les correspondances citoyennes de Cluj-Napoca, de Rennes et de Tarragona Nicolas Combes2 Les migrations, un moteur opulations se traduit par une diver- p Nicolas Combes de la construction sification croissante des références est coordinateur européenne ? culturelles. Parallèlement à ce de l’association L’âge de la tortue. L’actualité politique en Europe, et plus spécifiquement en France, sus- cite des questions troublantes. Les images de reconduites à la frontière alimentent régulièrement les jour- naux télévisés, les réglementations nationales sur l’entrée et le séjour des 1 Ce projet est soutenu par la étrangers s’opposent de plus en plus Commission européenne (pro- fréquemment aux actions de solida- gramme « L’Europe pour les rité en faveur des migrants… Mais où citoyens »), la ville de Rennes, sont donc ces sociétés d’ouverture, de le Conseil régional de Bre- tagne, la DRAC Bretagne, la liberté et d’égalité qui nous sont pro- DRJSCS Bretagne, la ville de mises à chaque échéance électorale ? Tarragona, Cultures France et L’exode rural, les migrations la région de Catalogne. transnationales, voire transcon- 2 Pascal Nicolas-Le Strat et Anne Morillon ont été tinentales, ont développé de nou- associés à la rédaction des velles formes de cosmopolitisme au paragraphes de ce texte les sein du continent. Ce brassage des concernant directement. 55
créer/partager et la Fundació Casal L’Amic (Tarra- gona, Espagne) le projet de coopéra- tion Correspondances Citoyennes en Europe – Les migrations au cœur de la construction européenne. La Déclaration de l’UNESCO, en 2001, sur la diversité culturelle nous rappelle que la vie collective se construit de manière plus durable et plus sereine quand chacun se sent reconnu dans la singularité mais aussi la pluralité de son identité. Pour avancer dans cette voie, nous propo- © Romain Louvel http://assortiment2.free.fr sons d’expérimenter de nouveaux Nani-et-Paloma - La colonie s’agrandit (04/12/2010) modes de rencontres et d’échanges entre citoyens issus d’horizons so- rocessus émerge la crainte d’une p ciaux, culturels et professionnels dilution des liens sociaux et des re- très divers. Nos objectifs consistent à pères communs, favorisant les replis faire en sorte que chaque participant identitaires et la montée de la xéno- s’exprime sur ses valeurs et le sens phobie. qu’il donne à sa vie, puis à organiser Face à ces phénomènes, les ac- la confrontation de ces valeurs dans teurs de la société civile peuvent l’espace public, dans le respect de mener des actions à leur niveau qui, l’égale dignité des personnes. si modestes soient-elles, combattent les discours et les politiques réaction- Une expérimentation naires stigmatisant les populations européenne à trois immigrées. Comment inventer de composantes nouvelles façons de vivre ensemble à l’heure où certains lieux de culte font Face à la complexité des enjeux, la l’objet de lois restrictives ? Comment démarche la plus adaptée était celle renouveler nos modes d’action en fa- de l’expérimentation. Nous avons veur du dialogue interculturel quand cherché à articuler des compétences le refus de résoudre des problèmes complémentaires pour élaborer en politiques et économiques se dissi- commun les questions concernant mule par opportunisme derrière des la place des migrants dans la vie arguments culturels et/ou religieux de la cité. Parce que les migrations estimés électoralement plus por- intérieures et internationales ont teurs ? C’est dans cette perspective façonné leur histoire et la mémoire que l’association L’âge de la tortue de leurs habitants, nous avons choisi a initié avec l’Association Rennaise des territoires nous paraissant em- des Centres Sociaux et le collectif To- blématiques des défis qui se posent pik (Rennes, France), Peace Action aujourd’hui aux États européens : Training and Research Institue of Rennes (quartier du Blosne, France), Romania et Altart (Cluj-Napoca, Cluj-Napoca (quartier de Pata Rat Roumanie) ainsi qu’avec Ariadna notamment, Roumanie) et Tarragona 56 | Diasporiques | nº13 | mars 2011
photo Nani Blasco (quartiers du Ponant, Espagne) ; et modes d’entrée en relation avec des Dans les locaux nous avons réuni, au cœur de trois personnes inconnues d’eux, et qui de de L’âge de la quartiers populaires de ces villes, des surcroît ne parlaient pas leur langue. tortue, à Rennes artistes, des chercheurs et des travail- Chaque artiste avait ainsi la possibi- leurs sociaux des trois nationalités : lité d’inventer sa manière de com- des Espagnols, des Français et des muniquer, d’échanger, en cherchant 3 Afin de faciliter la lisibilité du projet, nous utilisons Roumains . 3 un langage adapté : oral, gestuel ou ici les catégories de « cher- Dans chaque ville, quatre artistes plastique. cheurs », « habitants » ou et deux chercheurs se sont installés Ces rencontres ont eu lieu dans la « artistes » pour désigner ensemble pendant un mois dans un rue, dans des cafés, sur les marchés, le les personnes impliquées dans notre action ; chacun appartement qui a servi à la fois de plus souvent sans afficher d’étiquette d’entre eux est évidemment logement et d’espace d’accueil, de sociale ou professionnelle, elles se doté d’identités plurielles et rencontres et de travail. Leurs natio- déroulaient simplement de personne dynamiques. nalités étaient croisées : en Espagne, les intervenants étaient français et roumains ; en France, espagnols et roumains ; en Roumanie, espagnols et français. Un réseau d’accompa- gnateurs (travailleurs sociaux, inter- prètes) les a accueillis et a facilité leur immersion dans le quartier. Toutefois, ce sont les artistes eux- mêmes qui ont pris l’initiative des rencontres, d’abord informelles, avec les personnes vivant ou travaillant dans le quartier. Nous voulions, de cette façon, renverser le schéma classique de la relation artistes-habi- tants : s’intéresser à chaque personne avant d’essayer de l’intéresser à ce que font les artistes. Il n’existait donc pas de « public » constitué, il reve- © Romain Louvel http://assortiment2.free.fr nait aux artistes d’expérimenter des Adrian - Surtout dans les bars (17/01/2011) 57
créer/partager ont confiés. Les récits ainsi collectés constituent une matière première à partir de laquelle une correspondance citoyenne peut être créée. Combinant sens et sensibilité, elle peut prendre initialement la forme d’un texte, d’un film, de photographies, etc. Elle est adressée par ses auteurs à un tiers de leur choix (un élu, un voisin, etc.), qui est invité à répondre. Chacun des par- tenaires ainsi réunis est donc amené à communiquer des valeurs et des élé- photo Nani Blasco ments du sens qu’il donne à sa vie au travers d’un récit partagé et destiné à être rendu public. Dans les locaux à personne, parfois même sans que Voici deux exemples de telles in- de la Fondation l’existence du projet soit abordée dès terpellations. Andrei Farcasanu4 est Altart, à la Fabrica la première étape. Si une confiance photographe ; il vit à Bucarest. Son de Pensule, Cluj- Napoca (Roumanie) mutuelle s’instaurait, l’artiste invitait projet réside dans la recherche de son interlocuteur à lui faire part de singularités dans les structures et les fragments d’histoires de vie, de récits espaces mixtes. Il s’intéresse en par- imaginaires ou d’opinions politiques ticulier aux façons dont les gens pré- sur le thème des « migrations dans la servent leur identité spécifique (eth- construction européenne ». Chaque nique, religieuse, traditionnelle…) chercheur associé au projet pouvait en même temps qu’ils interagissent, également contribuer à ces échanges travaillent et vivent dans un espace en adoptant une position d’écoute ac- urbain cosmopolite. Xavier Trobat5 tive, incitant les interlocuteurs – par est, lui, architecte de profession en ses questions et ses encouragements Espagne, il est aussi peintre depuis – à poursuivre leur dialogue. Invité à de nombreuses années. Il travaille prendre part à la discussion, il aidait sur le concept de la ville « que chacun à formuler de nouvelles perspectives, perçoit, vit et parcourt », de la ville à explorer de nouvelles significations, entendue comme un réseau de com- sans chercher à réinterpréter les munication entre des habitants qui paroles des autres participants. partagent points de rencontre, habi- tudes, attitudes. Il part du détail, des Objectif : construire paroles récoltées, des odeurs, de la lu- en commun mière, pour décoder cette « ville par- des correspondances tagée », pour saisir auprès de ses cor- respondants les émotions discrètes L’intervention des artistes (comé- que leur procure la ville, pour fabri- dien, plasticien, photographe, vidéaste quer avec eux des cités imaginaires. ou peintre) permet de donner corps à Sa double compétence de peintre et 4 http://andreifarcasanu.blogspot. des lectures du monde qui se nour- d’architecte lui permet de parfaite- com 5 www.intencions-i-sensacions. rissent des imaginaires, des rêves, des ment jouer avec des visions à la fois blogspot.com peurs que leurs interlocuteurs leur sensibles et métaphoriques de la ville. 58 | Diasporiques | nº13 | mars 2011
Ces récits en correspondance se construisent ainsi dans ce moment incertain qui n’appartient déjà plus complètement à celui qui prend la parole sans qu’il soit encore vérita- blement approprié par celui qui la lit ou l’écoute. La correspondance est un espace de transition, authentique- ment partagé entre celui qui exprime un message et celui qui le reçoit, un précieux intercesseur qui permet au lecteur ou à l’auditeur de découvrir et de parcourir une expérience qui n’est pas la sienne mais qu’il réussira en partie à faire sienne. Dans la mesure où son objet est bien de s’adresser à l’autre et de s’en préoccuper, le point tègrent aussi dans le processus même Dessin collectif de vue du destinataire prend toute de réalisation des correspondances, dans un bar de Cluj (07/02/2011) son importance et l’on comprend que ce qui en accroît l’intensité et leur la correspondance permette d’abor- permet en retour d’enrichir leur cor- der de façon particulièrement fruc- pus de recherche. Voici, en quelques tueuse la question des migrations et mots, les contributions spécifiques de plus spécifiquement de chaque mi- deux d’entre eux. gration singulière en ce qu’elle nous Pascal Nicolas-Le Strat6, qui inter- Pascal Nicolas- interpelle et affecte notre vie. vient dans les trois villes concernées Le Strat est Le projet s’oppose enfin tout par ce projet, souhaite pour sa part politologue naturellement aux crispations sécu- faire l’expérience d’une sociologie et sociologue ritaires et excluantes, mais il évite qui s’élabore en situation (d’où l’im- (Université de aussi les dramatisations excessives portance d’être présent dans chaque Montpellier 3). qui réduisent à tort l’expérience de ville) et en interaction constante avec la migration aux seules souffrances les autres intervenants. Ce chercheur qu’elle peut occasionner. propose d’agir ni à côté ni à distance, mais de l’intérieur et par l’intérieur Des chercheurs interactifs du projet, sur un mode à la fois cri- avec les intervenants tique et contributif. Le travail socio- logique peut alors en devenir une Des chercheurs (des sociologues, composante à part entière, suffisam- des anthropologues, des politologues ment acclimatée et immergée pour ou des sociolinguistes) prennent part devenir l’un des langages vernacu- au projet, leurs compétences contri- laires de l’expérience. Le projet peut buant d’abord à mieux préparer nos ainsi « se parler » sociologiquement, échanges sur le thème des migrations comme il se parle corporellement, ou des discriminations et à approfon- politiquement, ou plastiquement. dir nos réflexions sur les codes de l’al- Pascal Nicolas-Le Strat étudie térité et les défis du plurilinguisme. plus spécifiquement deux ques- Mais, avons-nous vu, certains s’in- tions. L’une porte sur nos modalités 6 www.le-commun.fr 59
créer/partager n’existerait qu’en tant que membre d’un groupe (« la femme arabe », « le Maghrébin », « le Roumain »…), le droit à la singularité n’étant le privi- lège que du seul majoritaire. Anne Morillon propose aussi une réflexion sur les conditions d’émer- gence d’une « communauté de des- tin » à l’échelle du quartier, suscep- tible, précisément, de dépasser le clivage entre ce « eux » et ce « nous ». Dans quelle mesure, ajoute-t-elle, le travail artistique, en mobilisant le sensible, l’imaginaire et le rêve pour © Romain Louvel http://assortiment2.free.fr produire de l’altérité, peut-il per- Zilnic - Univers CCEU (26/01/2011) mettre d’estomper la frontière qui sépare habituellement les « eux » ’intervention : que pouvons-nous d des « nous » ? Et si un projet artis- espérer « fabriquer » ensemble, en tique n’a évidemment pas vocation commun, alors que nous venons à régler tous les problèmes de notre d’horizons différents et que nous société, ne peut-il en revanche être nous rencontrons souvent pour la un « générateur de questions » pour première fois ? L’autre concerne le remettre en cause les idées reçues et contenu même du projet : quelles les représentations dominantes ? perspectives communes dessinons- nous à travers la diversité des ré- La suite : mobiliser les cits de migrations ? Quel « commun » populations et leurs élus se donne à voir et à lire dans ces tra- jectoires ? Qu’est-ce que ces migra- Les productions artistiques et tions nous disent de nous-mêmes et scientifiques issues de notre travail de ce que nous aspirons à devenir ? seront accessibles, à partir de juillet Dans quelle mesure parvenons-nous 2011, dans un ouvrage rassemblant à accéder à des questions et enjeux les contributions de tous les partici- globaux à partir de cette multiplicité pants, ainsi que sur un site Internet. de récits singuliers et contextualisés ? Un film documentaire sera égale- Anne Morillon s’intéresse quant ment réalisé8. Circuleront dans les Anne Morillon à elle à la relation entre « eux » (les trois villes du projet quatre valises est sociologue au migrants – ou perçus comme tels contenant l’ensemble des correspon- sein du collectif –, les minoritaires, les dominés) et dances recueillies, et cela en quatre Topik7. « nous » (les non-migrants – ou per- langues : le français, le roumain, le çus comme tels –, les majoritaires, catalan et l’espagnol. Elles serviront les dominants). L’un de ses objets de de supports à l’organisation de débats recherche porte sur l’enfermement publics qui devraient notamment habituel des « étrangers » dans une alimenter les travaux des chercheurs 7 www.collectif-topik.fr 8 www. généralité qui nie leur singularité. Un et les réflexions des décideurs pu- correspondancescitoyennes.eu « étranger », aux yeux du majoritaire, blics. De ce dernier point de vue, dans 60 | Diasporiques | nº13 | mars 2011
chaque ville, lors de ces rencontres, nous avons invité un élu à participer à nos réflexions, à s’associer à notre démarche non pas pour apporter des réponses définitives à toutes nos questions mais simplement en tant que témoin politique. En quête d’une re-politisation de la condition des migrants à partir de leur vécu, nous avons demandé à chacun d’eux, par- lant en son nom propre, de nous dire comment, dans son engagement po- litique, il envisageait la question des migrations en Europe et la participa- tion des migrants à la vie de la cité. Contacts : L’âge de la tortue, 10 bis, square de Nimègue, 35200 Rennes agedelatortue@gmail.com www.correspondancescitoyennes.eu Xavier Trobat Escanellas, Recorreguts 61
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