Les Enfants du Paradis, l'exposition
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F ICHE P É DAGOGIQUE V ISITES ET P ARCOURS Les Enfants du Paradis, l’exposition Maquette d’affiche : Les Enfants du Paradis, par Jacques Bonneaud Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé - ADAGP, Paris 2012 © 1945 – PATHE PRODUCTION PRÉSENTATION PAR LES COMMISSAIRES DE L'EXPOSITION Produit sous l’Occupation par Pathé et sorti sur les écrans en 1945, Les Enfants du Paradis de Marcel Carné, réalisé d’après un scénario original et des dialogues de Jacques Prévert, est un spectacle total (comédiens, photographie, lumière, découpage, musique, décors, costumes) d’une éclatante réussite esthétique. Ce triomphe de la grande « qualité française » – avant que celle-ci ne s’étiole et ne soit remplacée par la Nouvelle Vague – est un film sur l’amour fou, les rapports entre le théâtre et le cinéma, la scène et la rue. Bon nombre de séquences mythiques sont gravées dans la mémoire collective. « Je donnerais tous mes films pour avoir réalisé Les Enfants du Paradis », aurait dit François Truffaut. Un chef-d’œuvre romantique Ce chef-d’œuvre romantique est d’abord une création personnelle : celle d’un poète, Jacques Prévert, amoureux du vieux Paris, du théâtre et du Boulevard du crime. Puis Les Enfants du Paradis est devenu une œuvre collective, réalisée par une équipe technique et artistique hors pair : Marcel Carné (le « Karajan de l’écran » selon Arletty) aux commandes, Roger Hubert à la caméra, Alexandre Trauner et Léon Barsacq aux décors, Joseph Kosma et Maurice Thiriet à la musique (orchestrée par Charles Munch), le peintre Mayo aux costumes… D’inoubliables interprètes incarnent des personnages à la puissante personnalité : Arletty – « On m’appelle Garance… » – trouve là son meilleur rôle au cinéma, malgré les difficultés personnelles qu’elle rencontre alors. Jean-Louis Barrault, qui exerce la pantomime depuis les années 1930, fait revivre magnifiquement Deburau. Doté de la même truculence et appétit de vivre que l’original, Pierre Brasseur incarne l’acteur Frédérick Lemaître. Maria Casarès fait ses débuts en tremblant, terrifiée par Marcel Carné qui la tyrannise. Tous les autres comédiens brillent, de Gaston Modot à Louis Salou, en passant par Pierre Renoir, Fabien Loris et Jane Marken. Prévert a ciselé pour eux des répliques étincelantes qui fusent comme des feux d’artifice. Lacenaire, interprété par Marcel Herrand avec une ressemblance saisissante, est d’ailleurs un miroir 1
du scénariste : il confie par exemple qu’il est en train d’écrire « un petit acte plein de gaieté et de mélancolie. Deux êtres qui s’aiment, se perdent, se retrouvent et se perdent à nouveau » – c’est exactement l’histoire des Enfants du Paradis. Un tournage complexe La réalisation de cette œuvre majeure, à la fois populaire et raffinée, s’est faite en pleine Occupation et dans les plus grandes difficultés. André Paulvé produit le film, du moins à ses débuts. Le tournage, long, ruineux et complexe, mené en plusieurs endroits différents (aux studios de la Victorine à Nice, aux studios Pathé de Paris et de Joinville), s’interrompt brutalement en septembre 1943, en raison du départ des premiers financiers italiens. Les immenses décors de Trauner et Barsacq construits à la Victorine, représentant le boulevard du Temple, sont laissés à l’abandon. En octobre 1943, la société Pathé reprend heureusement la production. Mais Carné fait durer le tournage, espérant sortir son film à la Libération. De toute façon, le travail est ralenti par les circonstances : alertes aériennes, pénurie d’électricité et de matière première… La pellicule, denrée rare, provient parfois du marché noir. Certains intervenants juifs et anti-vichystes (Trauner, Kosma) travaillent dans la clandestinité. L’acteur halluciné Robert Le Vigan, collaborateur notoire, s’enfuit. Le tournage, originellement, devait durer quatre mois : Les Enfants du Paradis aura finalement engendré deux ans de travail et englouti un budget colossal. Il est présenté en deux époques le 9 mars 1945 dans une France libérée. Le film est un triomphe et son succès ne s’est jamais démenti depuis. Les Enfants du Paradis, scénario manuscrit illustré de Jacques Prévert, France, 1943 Collection Cinémathèque française © FATRAS / Succession Jacques Prévert Des documents remarquables sur le film La Cinémathèque française a la chance de posséder dans ses collections un ensemble remarquable de documents sur ce chef-d’œuvre. Ce fonds a été constitué dès les années 1940, grâce à l’amitié qui liait les frères Jacques et Pierre Prévert à Henri Langlois. Il a été enrichi en 2009 par l’acquisition de la collection personnelle de Marcel Carné et par le don en 2010, par Eugénie Bachelot-Prévert, la petite-fille de Jacques Prévert, du scénario original manuscrit de Jacques Prévert. La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé conserve de son côté un vaste fonds d’archives et de documents précieux : affiches, dessins, photographies, matériels publicitaires, costumes, appareils, scénarios, correspondances, maquettes, rushes, ainsi que des archives de production. Pathé a restauré avec soin, tout récemment, ce film culte. Il est donc possible, aujourd’hui, de retracer pour la première fois dans une exposition la genèse et l’aventure de ce film universel. Laurent Mannoni et Marianne de Fleury 2
LE CONTEXTE DE PRODUCTION 1) Tourner une superproduction dans un contexte politique difficile Sorti en mars 1945, Les Enfants du Paradis a été écrit et tourné en France occupée, tout au long de la plus terrible période de la Seconde Guerre mondiale, celle qui va de la fin de la bataille de Stalingrad au débarquement de Normandie. Comme les 220 autres longs métrages de fiction sortis pendant ces quatre années-là, il a été soumis aux contraintes de la censure vichyste et de la censure allemande. L’autre principale contrainte de production tient à la pénurie : la pellicule est rare et contingentée, l’électricité est un luxe que les bombardements rendent de surcroît intermittent, dans les studios comme dans les salles. Toutes les matières premières manquent et, dans les studios, apparaît un nouveau métier : redresseur de clous (deux tonnes de clous ont été utilisées pour les décors). Le cinéma français, d’abord exsangue au début de l’Occupation, finit par se relever financièrement, en partie grâce à une réorganisation complète, drastique et « vichyste » menée tambour battant par le Comité d’organisation de l’industrie cinématographique. La société Continental-Films est créée en 1941, qui produit des films français et travaille à la diffusion de films allemands et nazis. Sur le plan éthique, le cinéma français est frappé de plein fouet par la législation vichyste, qui en exclut les Juifs. La mort en déportation de Bernard Natan, ancien patron de la maison Pathé, est la conséquence extrême d’une persécution que pétainistes et nazis voulaient exemplaire. Pendant cette période, de nombreux artistes rejoignent Hollywood : Max Ophüls, Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier, Michèle Morgan, Jean- Pierre Aumont, Jean Gabin… 2) Un travail d’équipe Marcel Carné a su s’entourer, très tôt, des meilleurs techniciens : opérateurs, décorateurs, preneurs de sons… La réussite des Enfants du Paradis doit beaucoup à la réunion d’un quatuor qui a déjà fait ses preuves auparavant : le poète Jacques Prévert, le décorateur Alexandre Trauner, le musicien Joseph Kosma qui avaient déjà travaillé avec Carné. Jacques Prévert a 32 ans lorsqu’il rencontre Alexandre Trauner. Passé par le mouvement surréaliste de 1924 à 1930, il est dans une grande période d’activité et écrit de nombreux sketchs et pièces pour la troupe de théâtre populaire Octobre, de 1932 à 1936. Alexandre Trauner quitte la Hongrie fasciste en 1928, et contrairement à ses compatriotes, il n’émigre pas aux États-Unis mais en France, pour Henri Matisse qu’il considère comme le plus grand des peintres. En 1930, il rencontre le grand décorateur de cinéma Lazare Meerson dont il va devenir l’assistant. Fin 1932, les deux hommes font donc connaissance et leur amitié devient vite créatrice, travaillant dès 1933 pour Claude Autant-Lara puis Marc Allégret. Avant Les Enfants du Paradis, ils collaborent avec Marcel Carné pour Drôle de Drame (1937), Le Quai des Brumes (1938), Le Jour se lève (1939) et Les Visiteurs du soir (1942). Trauner participera à tous les films du tandem Carné et Prévert – y compris La Fleur de l’âge (1947, tournage interrompu) et La Marie du port (1950, non signé par Prévert) – à l’exception de Jenny (1936). C’est vers juin 1935 que Prévert rencontre le compositeur Joseph Kosma. Egalement d’origine hongroise, il a été l’élève de Béla Bartók puis de Hanns Eisler. Il arrive à Paris en 1933, à la recherche d’un poète dont il pourrait mettre les mots en musique. Kosma et Prévert signent une première chanson commune, « A la belle étoile », dans Le Crime de M. Lange (1936) de Jean Renoir, qui vaudra à Kosma de retravailler avec Renoir sur La Grande Illusion (1937). Kosma signera la majorité des films Carné/Prévert, à l’exception de Drôle de drame, du Quai des brumes et du Jour se lève, dont la musique fut composée par Maurice Jaubert. 3
En 1935 enfin, Prévert rencontre Carné. Celui-ci débute comme critique cinématographique, réalise un court métrage remarqué, Nogent, Eldorado du dimanche en 1929 puis réalise des films publicitaires de 1930 à 1932, avant de devenir l’assistant de Jacques Feyder. C’est lui qui aura l’idée de faire appel à un jeune auteur dont il a vu une pièce jouée par le groupe Octobre. Etrangers, juifs, anti-vichystes, la situation de Kosma et Trauner est très inconfortable. En juin 1940, Prévert quitte Paris pour la zone libre avec sa compagne Claudy Carter, le photographe Brassaï et Kosma. Trauner les rejoint rapidement. Nice, Antibes, Saint-Paul- de-Vence, ils s’établiront finalement à Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes) puis au Prieuré des Valettes, à quelques kilomètres, pour la première œuvre commune du « quatuor » : Les Visiteurs du soir. Le peintre Mayo est un ami de Prévert et Trauner. À leur demande, il va se charger des costumes. Sa femme et sa belle-mère travaillent chez Lanvin, qui fournira des stocks de tissus. Mayo et Trauner dessinent et peignent l’un à côté de l’autre. Prévert travaille aussi étroitement avec Mayo, dont c’est la première participation à un œuvre de cinéma. « Que l’auteur littéraire, le réalisateur et le décorateur soient réunis dans un même lieu, c’était en l’occurrence l’idéal. Nous travaillions vraiment en commun, chacun interrogeant l’autre dès qu’il sentait la nécessité d’avoir son avis. » Marcel Carné, La Vie à belles dents, p. 222. 3) Les Enfants du Paradis : des décors et des studios Le 9 août 1943, Marcel Carné commence la réalisation de son film aux studios de la Victorine à Nice. Ce ne sont pas les studios qui ont attiré Carné – ceux de Paris sont mieux équipés –, mais les six hectares de terrain attenant qui permettront d’édifier le décor du Boulevard du crime. Long de 150 mètres, il se compose de plus de 50 façades dont la hauteur varie entre 12 et 18 mètres. Il devient l’un des plus longs décors du cinéma français, avec celui de La Kermesse héroïque (1935) de Jacques Feyder (dont le décorateur n’était autre que le mentor de Trauner, Lazare Meerson, et l’assistant réalisateur un certain Marcel Carné). Les studios de la rue Francœur dans le 18e arrondissement à Paris, équipés de rampes et de lampes à gaz, servent à construire le décor du Grand Théâtre et à y tourner les scènes de L’Auberge des Adrets et d’Othello, avec 600 figurants. Enfin, les studios Pathé de Joinville accueillent des scènes de nuit sur le boulevard du Temple, les autorités n’ayant pas donné leur autorisation de tournage nocturne à Nice. La scène du duel sera tournée à Ermenonville en décor naturel. « Les décors ont nécessité trois mois de dessin et autant de construction. L’élément le plus important fut le Boulevard du crime. Trauner l’a peint en couleurs. Cela peut paraître surprenant pour un film en noir et blanc, mais les couleurs lui permirent d’effectuer des recherches sur la grisaille de Paris. Notons au passage que les maquettes de Trauner sont des tableaux. Il estime en effet que celles en volume donnent une fausse impression car il est nécessaire de se situer à un endroit bien précis pour voir comment les lignes se coupent. De fait, il ne les affectionne pas. Et puis Trauner est peintre avant d’être architecte. Le problème principal rencontré par le décorateur fut qu’il fallait photographier Paris avec un ciel bleu du Sud, dégageant une mauvaise lumière. L’autre difficulté était la taille du décor du Boulevard du crime : 80 mètres de long, auquel il fallut ajouter 20 mètres en trompe l’œil, et une largeur importante pour que les carrosses se déplacent parmi la foule (il y avait jusqu’à 2000 figurants sous le feu des projecteurs !). Mais Trauner excellait dans la construction de décors dits en « fausse perspective ». Et Carné savait employer l’optique appropriée, soit un objectif à courte focale, pour les optimiser. Léon Barsacq dirigera l’exécution de ces décors que Trauner était contraint de suivre depuis le Prieuré. » Carole Aurouet, « Carné, Kosma, Prévert et Trauner, amitié créatrice et solidarité agissante », Catalogue de l’exposition 4
UNE FRESQUE HISTORIQUE 1) Le Boulevard du crime Les Enfants du Paradis est un film solidement ancré dans une époque : les années 1820-1840, et un lieu : Paris et ses théâtres du boulevard du Temple. Dans cette fresque, les personnages fictifs issus de l’imagination de Prévert se mêlent à des figures qui ont vraiment existé : de grandes figures historiques des arts du spectacle (Deburau père et fils, Frédérick Lemaître), du répertoire (Pierrot, Robert Macaire, Othello) et du fait-divers (Lacenaire) : tout ceci constitue l’univers bariolé des Enfants du Paradis. Cette cosmogonie a été très soigneusement étudiée et ensuite recomposée par Carné et son équipe. C’est Carné lui-même qui fera le plus d’allers-retours entre le Sud et Paris, pour mener de longues recherches au musée Carnavalet et ramener la documentation indispensable concernant le Boulevard du crime des années 1830, Lacenaire, Lemaître et Deburau. Le peintre Mayo s’est à son tour plongé dans des revues qui l’inspirent pour peindre ses maquettes de costumes. Barsacq et Trauner ont étudié minutieusement l’architecture du Boulevard du crime. Le théâtre des Funambules ou la taverne du Rouge-gorge sont des lieux qui ont existé. Le Boulevard du crime, qui doit son nom aux nombreux crimes mis en scène dans les pièces de théâtre populaire, sera détruit par Haussmann en 1862 pour laisser place à l’actuelle place de la République et au boulevard Voltaire. C’était un haut lieu de sortie des Parisiens jusqu’en 1862, date de sa destruction. Tracé de 1656 à 1705, planté de grands arbres, il devint rapidement la promenade à la mode. Dès son titre, Les Enfants du Paradis fait une part belle à la représentation du peuple. Dans les scènes de foules par exemple il apparaît comme un peuple mythifié, acteur de l’Histoire. Si ce public populaire possède une indiscipline infantile et fougueuse, menaçant de casser les fauteuils quand le spectacle est interrompu, c’est aussi lui qui approuve ou défait une pièce, passant par-dessus le mépris des bourgeois et des classes cultivées. 2) Des personnages réels et fictifs C’est Jean-Louis Barrault qui aurait raconté à Prévert l’histoire du mime Charles Deburau (fils de Baptiste) dont le portrait a été immortalisé par Nadar. De là le poète s’intéresse à ce personnage ainsi qu’à Lacenaire, figure de criminel et de libertaire. On retrouve des allusions à ces fortes personnalités du XIXe siècle chez leurs contemporains Victor Hugo, Théophile Gautier ou Théodore de Banville. Pierrot/Deburau Dans la Commedia dell’arte, le personnage de Pierrot est méchant, poltron cynique, hypocrite. Ici, c’est un doux rêveur, un artiste qui souffre en silence, inadapté à la vie. Dans le film, le personnage sur scène ou hors de la scène est un amoureux tragique, une image de la pureté et de la solitude. Il est adossé à la personnalité de l’artiste Jean- Baptiste Deburau (1796-1846), mime vedette du théâtre des Funambules. Le film réhabilite la pantomime comme art populaire des origines, détaché des influences du théâtre bourgeois. Il s’agit aussi d’un mode d’expression corporelle, qui annonce le renouveau de la danse contemporaine. Baptiste est joué par Jean-Louis Barrault, élève de Charles Dullin et pionnier du théâtre d’avant-garde. Il a appris l’art du mime auprès d’Etienne Decroux qui joue son père dans le film. Frédérick Lemaître Acteur mythique du XIXe siècle romantique, Lemaître est associé à la création du personnage mythique de Robert Macaire au théâtre, brigand cynique et blagueur, jusqu’à occasionner une confusion entre eux. Il triomphe dans L’Auberge des Adrets en 1823. C’est en effet un épisode marquant de l’histoire du théâtre où un acteur s’empare d’une pièce d’une grande banalité et en détourne le texte et les situations pour en faire une comédie. Cet événement réel est figuré dans le film par une scène au traitement comique. Lemaître incarne également le combat de l’art populaire et de classe. C’est lui en effet qui bouscule les habitudes en essayant de monter Othello non pas à La Comédie- 5
Française mais dans un théâtre sur le boulevard. Sans succès : la première est interrompue par la police, en vertu du monopole des deux théâtres subventionnés sur ce répertoire. Lacenaire Ecrivain public, il organise des agressions ratées et assassine un ancien complice et sa mère. Arrêté en 1835, il rédige ses mémoires entre sa condamnation à mort et son exécution en 1836, à l’image de François Villon. Dans le film, l’assassinat du comte est présenté comme une vengeance de classe. Le personnage du film renvoie à l’image idéalisée qu’il crée dans ses mémoires, loin de l’aspect crapuleux de ses crimes. Prévert s’identifie à cette idéalisation du personnage de dandy, anarchiste et écrivain, qu’il valorise comme porteur d’une dimension sociale subversive. 3) Réalisme poétique et influences picturales Drôle de drame, les ruelles et la fête foraine du Quai des brumes, le canal Saint-Martin d’Hôtel du Nord, l’immeuble ouvrier du Jour se lève. Tous ces décors signés Trauner donneront naissance à l’expression « réalisme poétique ». Car Trauner excelle à interpréter les espaces plutôt qu’à les copier. Il est doté d’une capacité à ne retenir d’un espace que des éléments significatifs librement réinterprétés dans une vision synthétique, faisant appel aux manipulations de la perspective dans lesquelles il est passé maître. Il préfère ainsi à la recherche du réalisme immédiat une vision décalée qui, associée aux éclairages du chef opérateur Eugène Schüfftan, deviendra la marque du réalisme poétique. Carné déteste d’ailleurs cette expression, et évoque sa volonté d’aller vers le fantastique et d’approcher une forme de merveilleux, qui lui viennent notamment de sa passion pour Fritz Lang, Friedrich Murnau et l’expressionnisme allemand. Autres influences à noter : pour Les Enfants du Paradis, le chef opérateur Roger Hubert s’inspire de l’éclairage et des cadrages des tableaux du Caravage, par exemple Le Tricheur (vers 1594-1595) pour la scène ou Gaston Modot expertise l’or dans le cabaret du Rouge-gorge. Certains plans montrant le public au Paradis s’inspirent très largement des lithographies d’Honoré Daumier (qui par ailleurs s’est aussi servi de la figure de Robert Macaire pour l’une de ses séries de caricatures sociales). Les effets d’intérieur du film sont toujours cadrés avec une mobilité d’échelle et des effets de perspectives qui s’inspirent parfois des appartements peints par Vermeer. RECEPTION CRITIQUE DU FILM 1) Le film de la Libération Pourtant produit sous l’Occupation avec la bénédiction de la corporation vichyste, le film Les Enfants du Paradis sort triomphalement sur les écrans parisiens en 1945 tout en symbolisant la renaissance du cinéma français, et cela malgré l’arrestation de sa principale interprète, Arletty. Les documents d’archives montrent que Pathé croit au succès du film et que tout est fait, malgré les restrictions, pour le lancer : magnifique brochure publicitaire, augmentation du nombre des copies, affiches somptueuses. Et le film est effectivement l’un des plus grands succès de l’immédiat après-guerre. « En effet, sitôt que j’appris la nouvelle du débarquement, je n’eus plus qu’un désir, écrit Marcel Carné : faire traîner le plus longtemps possible les travaux de finition du film, afin qu’il soit présenté comme le premier film de la paix enfin retrouvée. Dès lors, tout me sera bon pour prendre du retard : les pannes de courant, la pénurie des transports, la recherche d’effets sonores introuvables, etc. Je jouais sur le velours, ayant deux films à terminer au lieu d’un. » Marcel Carné, La Vie à belles dents, p. 235. 6
2) Un réalisateur décrié : Carné et la Nouvelle Vague Alors que Truffaut déclare en 1980 « J’ai fait vingt-trois films… eh bien, je les donnerais tous pour avoir fait Les Enfants du Paradis », il fut assez sévère à l’endroit de Marcel Carné dans les années 1950, à l’époque où il était critique, rabaissant volontiers le réalisateur au rang de simple technicien, « metteur en images » des dialogues et histoires de Prévert. La Nouvelle Vague s’appuiera sur ce type de cinéma pour fonder ses propres choix, en complète opposition : films aux décors fastueux et chers chez Carné contre décors naturels et films faits avec peu d’argent pour la Nouvelle Vague, cinéaste chef d’équipe contre figure de l’auteur, refus des bons mots et de la collaboration avec des scénaristes… Ce que les jeunes critiques et futurs cinéastes rejetteront comme de la « qualité française », associée à une mythification de l’acteur, une perfection technique, des dialogues très écrits, du psychologisme et des ancrages sociaux, etc. Les préférences de la Nouvelle Vague iront à des figures comme Jean Vigo, Abel Gance, Robert Bresson, Max Ophüls, Jacques Tati ou Jean Renoir. Il sera même reproché à Carné d’avoir poursuivi son activité de réalisateur pendant la guerre, contrairement à Renoir par exemple. Si le critique André Bazin défend ardemment les films de Carné d’avant 1946, le réalisateur connaîtra un calvaire critique après cette date et jusqu’à son dernier film. TROIS PISTES DE TRAVAIL 1) Mise en scène et récit : entrer dans le décor Entrer dans un film de Marcel Carné, c’est entrer dans le résultat du travail complice d’une équipe : décor, dialogues et mise en scène se conjuguent d’emblée pour entraîner le spectateur dans le récit. Il est intéressant de comparer à ce titre quelques débuts de films de Marcel Carné, une expérience qui peut être appliquée à d’autres réalisateurs. Planter le décor, présenter les personnages et leur situation. Cela est évident dans le début des Enfants du Paradis, où le rideau s’ouvre sur le Boulevard du crime, lieu-titre de la première époque. Le spectateur est entraîné par un mouvement de caméra qui suit discrètement Jéricho, l’entremetteur. Là, nous faisons la rencontre des principaux protagonistes – Garance, Frédérick, Pierre-François et Baptiste. Ils ne sont pas encore célèbres, mais bientôt leur nom de famille ou leur histoire sera connue de la population, leur statut passant d’anonymes du Boulevard à célèbres acteurs de théâtre ou de faits divers. Pour Frédérick Lemaître, la parole est performative : ses paroles deviennent prédictions que le film met en scène. Par exemple, s’il prédit qu’il va faire connaissance avec la ravissante passante que voilà – Garance – cela est immédiatement suivi d’effet. Ainsi, quand il affirme, en ambitieux devin, que son nom sera un jour tout en haut de l’affiche, le spectateur commence à anticiper le récit. D’une manière générale, la séquence introductive met en place les principaux nœuds de l’intrigue, qui seront ensuite développés tout au long des deux époques. D’un film à l’autre, Carné varie les manières de faire entrer le spectateur dans le récit. Dans Le Jour se lève par exemple, c’est un carton qui remplace le lever de rideau, annonçant que l’action a déjà eu lieu, que le spectateur va prendre l’histoire en cours de route. Puis, le film s’élance aussi dans un mouvement de caméra qui découvre une rue banale des quartiers populaires parisiens, bordée cependant par un étonnant bâtiment tout en hauteur, remarquable, qui se distingue clairement du reste du paysage. C’est dans ce lieu que l’action criminelle se déroule. Mais ici, point de prédiction, point d’indices pour la suite. Les personnages énoncent à haute voix les mêmes questions que se posent les spectateurs : qui ? quoi ? pourquoi ? Ce sont ces hypothèses erronées et cette confusion que le film va tirer au clair. 7
2) Le dialogue amoureux Film célèbre pour ses répliques, on peut aborder Les Enfants du Paradis et les dialogues du poète Jacques Prévert par la question du dialogue amoureux au cinéma. Selon le type de situation amoureuse, l’écriture, le jeu d’acteur mais aussi la mis en scène varient pour donner un sens précis à la scène et susciter différentes émotions. Dans Les Enfants du Paradis, les scènes de dialogue amoureux se répondent entre elles. « C’est si simple l’amour », suggère Nathalie à son bien-aimé Baptiste, plongé dans ses rêves d’amour pour une autre. Baptiste s’exprime plus visiblement par le langage du corps tandis que Nathalie se perd en conjectures pour comprendre ce que signifient ses attitudes. Son silence en dit tant, dira-t-elle plus tard. Un peu plus tard, lorsque Garance et Baptiste se retrouvent au cabaret le Rouge-gorge, on découvre le mime étonnamment volubile et direct, dans une scène de déclaration amoureuse passionnée. Dévoilerait-il une autre face de son caractère, une fois débarrassé de sans son habit de scène de Pierrot lunaire ? Au terme de leur échange, Baptiste semble acquis à l’idée que « C’est si simple, l’amour », maintenant que c’est Garance qui le lui affirme. D’autres exemples de scènes de dialogue amoureux articulent le film et peuvent être comparés, comme les scènes entre Garance et Frédérick Lemaître dont il est question ci- après. 3) Le théâtre : lieu par excellence de la double identité* « Mais qui est vraiment Frédérick ? Le joyeux Arlequin qui sait comment séduire une femme ? Othello ? Robert Macaire ? Quand il fait la cour à Garance pour la première fois, il joue le rôle de l’amoureux, imaginant immédiatement une mise en scène en dépassant la jeune femme, pour ne pas avoir l’air de la suivre, et en marchant vers elle, comme s’il venait à sa rencontre ; puis il lui sort son répertoire de séducteur, celui que, quelques minutes plus tard, il reprendra pour une autre jolie femme. Econduit par Garance qui dit avoir un rendez-vous, il lui répond par une réplique de théâtre : "Oh ! destin tragique ! ". Elle le prend alors à son propre jeu en lui répondant à son tour comme au théâtre, comme s’ils y jouaient une scène d’amour. A sa protestation de ne pas se fier au hasard pour une prochaine rencontre, Garance répond avec ironie : " Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour… ". Faux dialogue amoureux, dit par les deux protagonistes avec un sourire amusé et prenant visiblement plaisir à le jouer. Ce jeu de l’amour et du hasard, Frédérick et Garance le poursuivront, puisque grâce au hasard, ils vont se retrouver. Mais si cette relation amoureuse fondée sur le jeu convient à Frédérick, elle lasse Garance qui n’aime pas tricher. Le duo, qui avait commencé dans un style d’opéra-comique, devient dissonant parce que Garance refuse très vite de donner la réplique à Frédérick sur le même air que lui. Après la pantomime qui met en scène Phoebé, Arlequin et Baptiste, Garance regagne les coulisses. Frédérick la rejoint et fait à Garance une déclaration dans un style emphatique : "Oh … Garance… Garance, où étais-tu, mon tendre oiseau du soir. Enfin, je la retrouve, la fleur de mes jours, la lumière de mes nuits, ma blonde Yseult aux cheveux noirs, ma douce Iphigénie… "… Dans cet échange, Frédérick reste déguisé en Arlequin alors que Garance enlève tout de suite sa perruque de Phoebé et va se démaquiller. Frédérick aime bien conserver le costume du personnage qu’il a incarné, le spectacle terminé, comme s’il n’avait pas envie de redevenir lui-même. Il reste habillé en Robert Macaire après la première de L’Auberge des Adrets et c’est en Robert Macaire qu’il ira se battre en duel ; il reste en costume après la représentation d’Othello. Garance tente avec lui un dialogue réel en manifestant sa tristesse de ne pas vivre un véritable amour mais en vain. Frédérick joue d’abord le rôle de l’amoureux 8
passionné puis, après avoir avoué à Garance qu’il l’entend appeler Baptiste dans ses rêves, celui d’Othello. Et si, derrière ce refus d’être enfin lui-même, de sortir de ses rôles et d’entrer dans la vie, se cachait en réalité la peur de se montrer aux autres dans sa vérité, la peur d’exhiber ses vrais sentiments, la peur, enfin, de se regarder tel qu’il est ? Frédérick ne jette pas un regard vers le miroir devant lequel est assise Garance, lui pourtant si narcissique ; il observe seulement la jeune femme, c’est-à-dire son spectateur potentiel. Le seul miroir captivant pour Frédérick, c’est celui qu’il perçoit dans les yeux de l’autre et dans son écoute. Etre un autre que lui-même, c’est non seulement le métier de Frédérick mais c’est pour lui un besoin. Quand on le verra se regarder dans un miroir, ce sera en Robert Macaire, c’est-à-dire dans un de ses doubles de théâtre, en train de donner les dernières retouches à son maquillage. Tout lieu, pour lui, se métamorphose en scène, et tout interlocuteur en public. Même le comptoir d’une misérable buvette où il fait son numéro devant Baptiste et trois spectateurs de fortune : " Rappelez-vous que, ce soir, vous avez trinqué avec Jules César ou un autre… Charles le Téméraire… Attila…, Henri IV…, Ravaillac… Eh oui, j’en suis sûr, c’est ma destinée de les ressusciter un peu, tous les grands de ce monde. " Frédérick ressuscite les morts et réussit peut-être, aussi, à vaincre sa propre angoisse de la mort en refusant d’affronter la vie. Il se rend saoul et inconscient à son duel avec les auteurs de L’Auberge des Adrets et ce n’est que parce que l’adversaire est aussi maladroit que lui qu’il s’en sort avec un bras en écharpe. Le seul moment où Frédérick paraît sincère, c’est au cours de ses retrouvailles avec Garance, dans la loge de celle-ci aux Funambules. L’amour qu’elle éprouve pour Baptiste fait naître en lui un sentiment qu’il n’avait fait que feindre auparavant : la jalousie. Mais ce bref moment de vérité est vite surmonté. Frédérick reprend ses distances et redevient metteur en scène de lui-même, en se félicitant d’avoir éprouvé une sensation qui lui permettra de jouer Othello avec conviction. Il se défend d’aimer en dehors du théâtre : " Moi, quand je joue, je suis éperdument amoureux, éperdument, vous m’entendez ? Mais quand le rideau tombe, le public s’en va avec mon amour ". On se demande pourtant s’il n’est pas réellement épris de Garance bien qu’il lui soit impossible de le lui dire avec sérieux et peut-être de se l’avouer à lui- même. Le signe de cet attachement se révèle quand on découvre qu’il a gardé le petit bijou en forme de lune que Garance mettait dans ses cheveux pour incarner Phoebé. » * Extrait de la conférence de Danièle Gasiglia-Laster « Les Enfants du Paradis : troubles d’identité, identités troubles », pour la Journée d’études « Les Enfants du Paradis, Marcel Carné, Jacques Prévert », le lundi 5 novembre 2012 à La Cinémathèque française. 9
RESSOURCES BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE (ouvrages consultables à la Bibliothèque du film) MANNONI Laurent et SALMON Stéphanie (dir.), Catalogue d’exposition Les Enfants du Paradis, Marcel Carné-Jacques Prévert, Paris, La Cinémathèque française / Fondation Jérôme Seydoux-Pathé / Éditions Xavier Barral, 2012. CARNÉ Marcel, La Vie à belles dents, Montréal, Belfond, 1989. > Témoignage essentiel pour qui veut appréhender le cinéaste, cette autobiographie éclaire par ailleurs près d’un demi-siècle d’histoire du cinéma. PRÉVERT Jacques, Les Enfants du Paradis, le scénario original de Jacques Prévert, Paris, Éd. de Monza, 1999. TURK Edward Baron, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français 1929-1945, Paris, L’harmattan, 2002. > L’auteur a choisi de circonscrire son étude de l’œuvre de Marcel Carné à une période bien définie : de 1929, année où il débute au cinéma comme assistant-opérateur, à 1945, qui marque un tournant dans la carrière du cinéaste. AUROUET Carole, « Du visuel au verbal : la méthode d’écriture scénaristique de Jacques Prévert. L’exemple des Visiteurs du soir », Cinéma, Textes réunis et présentés par Jean-Loup Bourget et Daniel Ferrer, Paris, Jean-Michel Place, 2007, p. 127-147. > Après un éclairage synthétique sur les sources visuelles et textuelles qui ont inspiré Les Visiteurs du soir, l’article propose de mettre en lumière la méthode créatrice de Jacques Prévert pour le cinéma, et plus particulièrement pour ce film. SELLIER Geneviève, Les Enfants du Paradis, étude critique, Paris, Éd. Nathan, 1992. > L’auteur restitue le découpage du film séquence par séquence, propose une analyse du contexte historique dans lequel le film a été réalisé, une étude sur la structure narrative ainsi que sur la politique et l’esthétique de l’œuvre. BERTHOMÉ Jean-Pierre, « Aux antipodes du réalisme – Les décors de Marcel Carné », Positif, n°550, 2006, p. 93-94, Dossier Marcel Carné aurait cent ans. > Une critique amusée des contradictions idéologiques et esthétiques de Carné, entre son désir affiché de mettre à bas tout « décor et artifice », et le confinement de ses films dans des décors de studio millimétrés jusqu’au factice. BERTIN-MAGHIT Jean-Pierre, Le Cinéma français sous l’Occupation, Paris, Perrin, 2002. PUAUX François, Le Décor de cinéma, coll. « Les petits cahiers », Paris, Cahiers du cinéma/SCEREN-CNDP, 2008. TRUFFAUT François, « Une certaine tendance du cinéma français », Cahiers du cinéma, n°31, janvier 1954, p. 15-29 > Un article-manifeste dans lequel Truffaut pose les bases du cinéma de la Nouvelle Vague. JAKOBOWICZ Nathalie, 1830. Le Peuple de Paris. Révolution et représentations sociales, Rennes, PUR, 2009. > La figure du peuple, les lieux de sociabilité populaire, les petits métiers, la culture et les chansons populaires. TEXTES EN LIGNE Danièle Gasiglia Laster, « Les Enfants du Paradis et le XIXe siècle de Jacques Prévert », L’Invention du XIXe siècle, Paris, Klincksieck/Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002. http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/1945-les-enfants-du-paradis/les-enfants- du-paradis-et-le-xix-siecle-de-jacques-prevert-par-daniele-gasiglia-laster/ > L’article porte sur les libertés prises par Prévert avec la réalité historique mais aussi sur les références littéraires d’époque qu’il utilise pour créer ses personnages et sur les aspects qu’il privilégie. 10
Danièle Gasiglia-Laster, « Double jeu et “je” double. La Question de l’identité dans les films de Jacques Prévert et Marcel Carné », CinémAction, n° 98, 2001. http://www.marcel-carne.com/la-bande-a-carne/jacques-prevert/la-question-de-lidentite-dans-les- scenarios-de-prevert-pour-carne-par-d-gasiglia-laster-in-cinemaction-2001/ Danièle Gasiglia-Laster, « Les Visiteurs du soir / Une date peut en cacher une autre », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n°47, mai 1997. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1995_num_47_1_1864 > De l’utilisation que Prévert fait du Moyen Age et l’inscription du film dans le contexte de l’époque. Christine Bouillon-Mateos, « Balzac et Frédérick Lemaître », L'Année balzacienne 1/2001 (n° 2), p. 69-80. www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2001-1-page-69.htm Christophe Gauthier, « Maurice Farina, le mime pour mémoire » http://www.ihtp.cnrs.fr/sites/ihtp/IMG/pdf_Farina_mime_pour_memoire-2.pdf > Un article qui permet de comprendre le lien entre romantisme et théâtre populaire. Il évoque aussi à travers l’artiste Farina la grandeur et le déclin de la pantomime au XIXe siècle. RESSOURCES EN LIGNE « Zoom sur… Les Enfants du Paradis, du dessin à l’écran » http://www.cinematheque.fr/zooms/lesenfantsduparadis/index.htm > Pour découvrir l’aventure de ce film mythique grâce à des extraits de films, dessins, photographies, entretiens d’époque et surtout l’étonnante planche en couleurs dessinée par Jacques Prévert et les archives manuscrites de Marcel Carné. La Cinémathèque propose une bibliographie sélective et commentée des ressources documentaires sur Marcel Carné disponibles et consultables à la bibliothèque. http://www.cinematheque.fr/data/document/bibliographie-carne1.pdf Sur le site Histoire par l’image Page consacrée aux loges du théâtre, à partir de l’analyse de tableaux de Louis Léopold Boilly. http://www.histoire-image.org/index.php > recherche « les loges au théâtre » Sur le site du Musée Carnavalet Pages consacrées à la récente exposition « Le peuple de Paris au XIXe siècle » http://carnavalet.paris.fr/fr/le-peuple-de-paris-au-xixe-siecle-espace-enseignants Sur le site du Musée d’Orsay Analyse de la photographie de Félix Nadar « Pierrot photographe dit aussi Le mime Deburau avec un appareil photographique » http://www.musee-orsay.fr/fr/accueil.html > recherche « Deburau » DOCUMENT VIDEO JULY Serge, GENIN Marie et BONAN Julie, Il était une fois Les Enfants du Paradis, 2009, 52 min. > Un documentaire complet et narratif sur le contexte qui entoure la création en 1943 des Enfants du Paradis, véritable acte de lutte pour Carné qui souhaitait par le biais de la création artistique « regagner par l’esprit ce qui avait été perdu par les armes ». © Service pédagogique de La Cinémathèque française, octobre 2012. LA CINEMATHEQUE FRANÇAISE 51 rue de Bercy - 75012 Paris Renseignements : 01 71 19 33 33 / www.cinematheque.fr Grands mécènes de La Cinémathèque française 11
CHOIX DE TEXTES AUTOUR DES ENFANTS DU PARADIS Jacques Prévert et le cinéma : - « Décors », un poème de Prévert pour Trauner, pléiade II, p. 627-628. - Histoires et d’autres histoires, pléiade I, p. 890-891. Deburau vu par… : - Sacha GUITRY, Prologue de Deburau, comédie en vers libres et en quatre actes. - Théophile GAUTIER, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans (extrait). - Georges SAND (2 extraits de textes) Frédérick Lemaître vu par… : - Victor HUGO, Actes et paroles, III – « XXVI – Obsèques de Frédérick Lemaître », p. 902-903. - Victor HUGO, Les Misérables, 1862. Pierre-François Lacenaire vu par… : - Théophile GAUTIER, « Etude de mains - II. Lacenaire », Emaux et camées, 1852. - Pierre-François LACENAIRE, « Ma seconde préface », in Mémoires, Editions du Boucher, 2002, p. 6-8. *** Jacques PRÉVERT, « Décors », Pléiade II, p. 627-628. Décors Quelque part en plein air une rue est tracée une façade dressée À son heure comme les acteurs arrivera le soleil levant Trauner lui a donné rendez-vous un peu au-dessus du toit exactement et l’opérateur l’attend quand il surgira maquillé en soleil couchant le paysage se mettra en marche et les personnages vivront dedans leur destin animé pour l’instant Et bientôt ce sera le même désert qu’avant Mais bientôt aussi ce sera peut-être en Grèce les terrasses d’un palais comme c’était à Belle-Île en mer la cour d’une prison d’enfants ou bien les oubliettes d’un château en Auvergne Décors de Trauner architecture imaginaire de rêves de plâtras de lumière et de vent Décors de Trauner si beaux et si vivants *** 12
Jacques PREVERT, Histoires et autres histoires, Pléiade I, p. 890-891. L’écran des actualités toujours et de plus en plus bordé de noir est une obsédante lettre de faire part où ponctuellement, hebdomadairement, Zorro, Tarzan et Robin des Bois sont terrassés par le mille- pattes atomique. Pourtant, au studio, sur leurs passerelles, écrasés de lumière, les travailleurs du film, comme sur leurs bateaux les travailleurs de la mer, poursuivent leur labeur. Et la ville, en extérieurs, poursuit comme eux le film de sa vie, le film de Paris. Le long des quais, la Seine est calme comme un lit bien fait. Signe de vie verte, un brin d’herbe surgit entre deux pavés. Une fille s’arrête et respire. « Oh ! je respire, oui je respire et cela me fait autant plaisir que de fumer une cigarette. J’avais oublié que je respirais. C’est merveilleux, l’air de la vie n’est pas encore tout à fait empoisonné ! » Elle sourit, la joie est dans ses yeux, la joie oubliée, retrouvée et remerciée. Un garçon s’approche d’elle et lui demande de l’air, comme on demande du feu. Le ciel recommence à grincer, mais le couple s’embrasse, l’herbe rare frémit, le film continue, le film de l’amour, le film de la vie. *** Sacha GUITRY, Prologue de Deburau, comédie en vers libres et en quatre actes. Le rideau s’ouvre. Le décor représente l’extérieur du Théâtre des Funambules en 1839. Il y a en scène Monsieur Bertrand, la caissière et l’aboyeur — et aussi l’orchestre dont les musiciens sont assis en rang d’oignons, de chaque côté de la porte d’entrée du théâtre. Une affiche écrite à la main annonce ceci : AU GRAND THEATRE DES FUNAMBULES Par autorisation et permission spéciale des autorités aujourd’hui 21 septembre 1839 on donnera par extraordinaire une brillante représentation de MARRRCHAND D’HABITS ! Pantomime en 2 tableaux de M. Cot d’Ordan avec Jean-Gaspard DEBURAU Une pancarte accrochée à la porte du théâtre indique le prix des places. La musique qui jouait s’interrompt — et l’aboyeur s’approche de la rampe. L’aboyeur parlant au public Ô Peuple de Paris... Peuple qui déambule, Arrête ici tes pas... voici les Funambules ! Le Théâtre des Funambules... le voici ! Ne passez pas, messieurs... entrez tous ! C’est ici ! Entrez, manants et gentilshommes ! Entrez, messieurs ! C’est ici que l’on peut pour de modiques sommes Voir des comédiens tout à fait merveilleux... Uniques. Uniques et savants ! En avant La musique ! (La musique reprend — mais il l’interrompt bientôt et continue son boniment.) Noble et charmante populace, Admire en vérité Cette modicité Du prix des places ! Pour les gens très huppés 13
Qui viennent en coupé Nous avons l’avant-scène. Ce couloir vous y mène Et c’est un coin délicieux Qui coûte un franc cinquante exactement, messieurs ! Nous avons tout prévu : Les loges de balcon ne sont pas très en vue, Si l’on veut s’y cacher pour des raisons intimes... Ça coûte un franc vingt-cinq centimes ! L’orchestre : quinze sous. Ce n’est pas le Pérou ! Et l’on est bien : On est de face ! L’amphithéâtre, c’est pour rien, Dix sous la place ! Et quant au paradis, Savez-vous combien c’est ? Eh ! Bien, en bon français, Messieurs, je vous le dis : C’est fou Cinq sous ! Cinq pauvres sous ! Cinq, oui ! Pour voir un spectacle inouï... Admirable... charmant... exquis... Hep ! Vous alliez entrer chez Madame Saqui ! Venez, monsieur, venez... Ce n’est pas comparable ! Vous alliez vous casser le nez ! Ici, monsieur, c’est admirable ! Je ne sais même pas à côté si l’on joue ! On n’y va plus du tout. C’est fini, c’est fini. Quand on est déloyal, on est toujours puni ! C’est une ingrate ! Ingrate, encor, mon Dieu... mais je suis obligé D’ajouter que l’ingrate est une ingrate âgée ! Qu’offre-t-elle au public ? De pauvres acrobates... Des sauteurs qui ne sautent pas... Des danseurs qui ne dansent pas... Des soubrettes sans nul appas... Et des comédiens Veufs de légèreté, de finesse et d’astuce... Bref, chez elle on ne trouve rien... Sinon des puces ! Tandis qu’ici, messieurs, vous avez Deburau ! Le plus illustre des Pierrots, Et le meilleur ! Que dis-je, le meilleur ? Il en est l’inventeur Divin ! Avant qu’il vînt On disait : Gilles. Et c’était un pantin Très agile Et fragile... Depuis qu’il est venu, C’est devenu Pierrot ! Un être famélique Étrange et flegmatique. Venez voir, Messieurs, Deburau 14
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