Les frontières méditerranéennes de l'islam - Las fronteras mediterráneas del Islam The Mediterranean borders of Islam - OpenEdition ...

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Les Cahiers de Framespa
                          Nouveaux champs de l’histoire sociale
                          Hors-série 1 | 2020
                          Le parcours d’un historien hispaniste à l’Université de
                          Toulouse : Bartolomé Bennassar (1929-2018)

Les frontières méditerranéennes de l’islam
Las fronteras mediterráneas del Islam
The Mediterranean borders of Islam

Bernard Vincent

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/framespa/8436
DOI : 10.4000/framespa.8436
ISSN : 1760-4761

Éditeur
UMR 5136 – FRAMESPA

Référence électronique
Bernard Vincent, « Les frontières méditerranéennes de l’islam », Les Cahiers de Framespa [En ligne],
Hors-série 1 | 2020, mis en ligne le 15 mars 2020, consulté le 24 avril 2020. URL : http://
journals.openedition.org/framespa/8436 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.8436

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Les frontières méditerranéennes de l’islam   1

    Les frontières méditerranéennes de
    l’islam
    Las fronteras mediterráneas del Islam
    The Mediterranean borders of Islam

    Bernard Vincent

1   Dans la carrière de Bartolomé Bennassar Les Chrétiens d’Allah occupent une place
    singulière1. Il n’est pas excessif d’affirmer que l’auteur a eu pour ce livre une profonde
    affection. Constatons d’ailleurs que le premier de tous les ouvrages dont la genèse est
    commentée dans Pérégrinations ibériques est précisément celui-ci. Dès la fin du premier
    chapitre2, il y consacre quatre paragraphes qui illustrent ce qu’il appelle le rôle de la
    chance dans son parcours professionnel. Et il cite à nouveau Les Chrétiens d’Allah à
    propos des débats ayant porté sur histoire sérielle et « études de cas » qui l’ont – dit-il –
    durablement passionnés3. C’est dire que le livre publié en 1989 est dans l’exercice d’ego-
    histoire l’instrument privilégié qui permet de délivrer plusieurs clefs essentielles de la
    démarche d’une vie entière.
2   Il y eut d’abord la découverte du thème des renégats dont le chercheur éprouvé qu’était
    Bartolomé Bennassar, familier depuis près de quinze ans des recherches inquisitoriales,
    n’avait soupçonné l’intérêt ni même l’existence. Dans la préface qu’il a donnée au livre
    La Croix et le Croissant d’Anita González-Raymond 4, consacré lui aussi au monde des
    renégats, il précise avoir été abusé – c’est le terme qu’il emploie – par la classification
    des délits établie par les inventeurs des relations de cause, Jaime Contreras et
    Gustav Henningsen, sur la base de celle de l’Archivo Histórico Nacional qui a incité
    longtemps à réduire les affaires de « mahométisme » à celles concernant les morisques.
3   Il aura fallu les interrogations nées de la recherche d’un sujet de mémoire de maîtrise,
    provoquées par la demande d’une étudiante, pour le mettre sur la voie de ce que l’on
    peut appeler un grand sujet. Remarquons au passage l’importance de la formation des
    étudiants à la recherche, tâche fondamentale du professeur d’université. C’est dans le
    dialogue avec l’élève que Bartolomé Bennassar a compris que les renégats méritaient
    une attention particulière.

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4   Nous pouvons aisément imaginer dans quelle disposition se trouvait le chercheur
    évaluant dans les archives la richesse de la documentation. Ici le terme de jubilation
    s’impose tant les conditions de l’enquête étaient en tous points prometteuses. Les
    renégats étaient très présents dans le ressort de nombreux tribunaux inquisitoriaux et
    Bartolomé savait parfaitement comment aborder les « libros » et les « legajos » des séries
    concernées grâce à sa profonde familiarité de l’institution. Il avait dirigé l’ouvrage
    collectif L’inquisition espagnole paru en 1979 5 et vite devenu un classique mais il avait
    aussi – ce que l’on sait moins – présenté aux journées de méthodologie appliquée des
    sciences historiques, tenues en 1973 à Saint-Jacques-de-Compostelle à l’initiative
    d'Antonio Eiras Roel, une communication programmatique d’exploitation sérielle des
    sources inquisitoriales publiées sous le titre « Un método de conocimiento de
    comportamientos y mentalidades de la población rural : la explotación de las series
    inquisitoriales (XVI-XVIII)6 ». À cette occasion il montrait tout le profit que l’on pouvait
    tirer de la masse d’informations fournies en insistant sur le corpus des affaires de
    blasphème et de « causes malhonnêtes ».
5   À ces facteurs exceptionnellement favorables s’est ajoutée la présence efficace et
    apaisante de Lucile dans le travail partagé. Même si la blessure provoquée par la mort
    de Jean, leur fils, n’a jamais été refermée, les années immédiatement postérieures au
    douloureux événement ont été extrêmement rudes à vivre. Bartolomé qui avoue, dans
    Pérégrinations ibériques, son goût pour la réalisation de livres à quatre mains dit
    sobrement que les quatre ouvrages pensés et rédigés avec Lucile furent à la fois une
    thérapie et un dialogue. Or Les Chrétiens d’Allah sont non seulement le premier de ces
    quatre ouvrages mais aussi le fruit d’une élaboration commune longue de presque cinq
    ans entre 1984 et 1989. Ces années ont été largement consacrées à la vaste enquête qui
    a conduit le couple dans divers centres archivistiques de Venise à Las Palmas,
    effectuant ainsi des déplacements qui permettaient d’accumuler des trésors
    documentaires.
6   Ces voyages leur ont permis plus particulièrement de parfaire leur connaissance du
    monde des îles méditerranéennes (Baléares, Sardaigne, Sicile) et atlantiques (Canaries)
    où les risques de la captivité étaient très élevés et au-delà, avec l’apport des tribunaux
    continentaux, de révéler la dimension européenne du phénomène du reniement dans le
    cadre du monde méditerranéen et de ses prolongations atlantiques. Dimension
    européenne qui les a menés à choisir des individus d’origines variées pour les
    « histoires singulières » de la première partie. Se succèdent deux espagnols – un
    Ségovien et un manchego – un Portugais, un Français et deux Italiens – un Sicilien et un
    homme de la péninsule. Dimension européenne qui les a aussi conduits à prendre soin
    de fournir une annexe différente aux éditions française, espagnole et italienne du livre :
    chacune contient la liste des nationaux correspondants passés à l’islam entre 1560 et
    1665.
7   Un mot encore sur l’importance des voyages dans l’élaboration des Chrétiens d’Allah.
    Bartolomé a toujours considéré que la connaissance des espaces ruraux et urbains
    étudiés était indispensable à la réalisation d’un bon livre. Lui et Lucile n’ont pas fait de
    déplacement spécifique en terre d’islam avant d’écrire Les Chrétiens d’Allah. Mais ils
    n’ont pas dérogé pour autant à leur pratique. Bartolomé avait découvert très tôt, en
    1950, l’Algérie encore sous domination française et l’année suivante il s’était rendu à
    Tanger. Et quand au début des années 1960 il a voulu faire à l’université un cours sur
    l’empire ottoman, il a, en compagnie de Lucile, fait le voyage d’Istanbul.

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8    Sur ces bases Bartolomé et Lucile se sont mus en inquisiteurs. Tous deux avaient le goût
     de l’archive. Lucile était documentaliste de profession. Bartolomé n’a cessé de
     fréquenter petits et grands dépôts. N’a-t-il pas, déjà septuagénaire, éprouvé le besoin
     de travailler à l’Archivo General de la Nación, à Mexico, avant de rédiger une
     biographie d’Hernan Cortés ? Aussi ne se sont-ils pas privés d’interroger inlassablement
     les prévenus à travers les dossiers dépouillés afin de reconstituer le mieux possible les
     parcours dont des éléments importants étaient de toute évidence dissimulés par les
     intéressés. Leur enquête est une magnifique leçon de la manière dont l’historien doit
     affronter un document pour en débusquer les silences, les omissions volontaires ou
     involontaires, les mensonges… Pour ce faire ils ne cessent d’une part de préciser les
     contextes généraux et/ou locaux de chaque affaire et d’autre part de recouper le plus
     précisément possible les informations. Au prix si nécessaire de voyages
     supplémentaires. C’est ainsi qu’afin d’obtenir des indices pouvant révéler la véritable
     identité du Languedocien Guillaume Bedos, indices qui bien sûr étaient hors de portée
     des juges inquisitoriaux, ils se sont rendus à Sérignan, lieu de naissance du renégat
     pour consulter les listes de propriétaires données par les compoix. Ils y ont
     effectivement trouvé des Bedos.
9    Cette vaste enquête a débouché sur un traitement équivalent de deux des principaux
     corpus contenus dans les fonds inquisitoriaux, celui des relations de cause et celui des
     procès. C’est là un élément décisif sur lequel on ne saurait trop insister. La plupart des
     travaux des années 1970 et 1980 sur l’inquisition portaient, en dehors de l’étude de
     fonctionnement de l’institution, sur les différentes catégories de prévenus dans une
     approche quantitative utilisant soit les résumés d’affaires appelés relaciones de causas
     soit les procès quand ceux-ci étaient conservés ce qui était vrai pour une partie
     seulement des tribunaux. Bartolomé et Lucile Bennassar ont innové en établissant un
     dialogue permanent entre procès et relaciones de causas. De ce fait ils ont attiré
     l’attention sur le profit à tirer de l’examen des procès qui, sauf en de rares occasions,
     avaient été négligés.
10   La confrontation entre les deux types de sources a pour conséquence majeure
     l’adoption d’un plan en trois parties clair, efficace, indiscutable où le premier tiers est
     consacré aux trajectoires individuelles, le deuxième aux données collectives, le
     troisième à la question fondamentale de la vie entre chrétienté et islam, entre fidélité à
     la foi première et séductions de la conversion, entre espoirs et désillusions. Il ressort de
     cet ensemble un impressionnant équilibre qui permet aux Bennassar d’affirmer avec
     fermeté leur conception de l’histoire sociale. Bartolomé commente dans Pérégrinations
     ibériques « on peut s’étonner aujourd’hui que les débats autour de "l’histoire sérielle" et
     des "études de cas" aient été alors aussi vifs puisque les deux méthodes, parfaitement
     légitimes l’une et l’autre ne sont nullement inconciliables, comme nous avons tenté,
     Lucile et moi, de le démontrer dans notre histoire des renégats, Les Chrétiens d’Allah ». 7
     Cette remarque portant sur une réalité des années 1960 et 1970 exprimée en 2017 a
     valeur de manifeste durable car elle fait écho aux phrases écrites au début de l’ouvrage,
     pages 11-13 puis 25-26, cette insistance dévoilant une très forte conviction. La citation
     une nouvelle fois s’impose :
          « L’étude de cas ne saurait devenir la panacée de la recherche historique tandis que
          l’histoire sérielle n’est pas condamnée à gommer les différences, à dissimuler les
          oppositions, à exclure les non-conformistes. Le livre que nous proposons ne choisit
          pas entre deux méthodes également indispensables au progrès de la connaissance

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          historique. Il les retient toutes deux puisque nous avons la chance de pouvoir les
          utiliser l’une et l’autre grâce aux deux langages de nos sources. » 8
11   Et donc un peu plus loin vient une ode à la biographie. « Chaque vie est un élément de
     démographie historique, une éducation sentimentale, une expérience professionnelle
     et sociale, une forme d’expression culturelle ou religieuse, en même temps qu’une
     approche angoissée, distraite ou confiante de la mort… Une vie est bien objet
     d’histoire… ». Et de plaider pour la biographie « d’inconnus qui éclairent autour d’eux
     des sphères ignorées ». Et dans un texte intitulé « La biographie, un genre historique
     retrouvé » publié dans Alfa. Maghreb et Sciences Sociales, la revue de l’Institut de
     recherche sur le Maghreb contemporain, à la suite d’une conférence donnée à Tunis en
     2005, Bartolomé Bennassar écrit « une histoire de vie, plus encore qu’un instrument
     d’analyse des relations entre les générations, est une somme d’expériences sociales 9 ».
     À l’appui de cette affirmation il cite immédiatement l’exemple de Juan Rodelgas et de
     Guillaume Bedos, deux des figures de la première partie des Chrétiens d’Allah. De la sorte
     Lucile et Bartolomé ont construit une œuvre originale faisant leur miel d’une richesse
     documentaire exceptionnelle, à l’écart des modes historiennes successives.
12   La biographie est pour les Bennassar un atout incomparable. Elle permet à leur talent
     d’écrivain de s’exprimer totalement. Bartolomé s’y était essayé dans les premières
     pages de L’homme espagnol en réalisant des portraits, brefs, de personnages appartenant
     à diverses époques. Il a à partir de la fin des années 1990 écrit pas moins de quatre
     livres – biographies, don Juan d’Autriche, Cortes, Velázquez, Franco. C’est dire s’il a
     goûté à ce genre historique10. Mais il y a eu au milieu, exemple unique de la plénitude
     de sa maturité, cette mise en regard entre individu et collectivité que sont Les Chrétiens
     d’Allah sur la base de six biographies d’inconnus, ni courtes, ni profuses, qui d’un bout à
     l'autre tiennent le lecteur en haleine. Le ton est donné dès les premières lignes
     concernant Juan Rodelgas. Le chapitre rédigé, comment pourrait-il en être autrement,
     dans le souvenir des lectures des œuvres de Cervantès (dans une bourgade de la
     Manche : Juan Rodelgas) commence par cette magnifique description : « La Manche, en
     Nouvelle-Castille, c’est la fuite du regard. Le ciel s’en va très loin avec la terre, deux
     espaces brouillés aux couleurs de nuages et de vent, de blé, de chaumes, de sel et de
     sarments, jusqu’à se confondre dans l’indifférence cotonneuse de l’horizon ». Les
     dernières lignes de la biographie du sixième et dernier personnage Gutierre Pantoja,
     hidalgo de Ségovie, ne sont pas moins belles :
          Gutierre Pantoja était un être faux, un peu veule, un personnage trouble, longtemps
          servi par la fortune et qui ne sut pas faire face à l’épreuve. Pas un battement de
          cœur et pas un cri dans ce discours. Étrange, si l’on veut bien convenir que l’histoire
          des « renégats » est habitée par les cris et les passions, faite de démesure, visitée
          par la folie.
13   Je pourrais multiplier les citations d’expressions ou de passages heureux tant le
     romancier qu’est Bartolomé Bennassar a pu ici donner toute sa mesure. La matière était
     particulièrement propice. Le mot roman apparaît d’ailleurs sous la plume des auteurs
     qui parlent du roman « vrai » de l’évasion d’un certain nombre de renégats. Sur la
     quatrième de couverture l’ouvrage est qualifié de grand livre d’histoire et d’aventure.
     Encore en 2018, en rédigeant Pérégrinations hispaniques, Bartolomé parle « d’une
     collection de destins individuels hors du commun et d’aventures collectives
     insoupçonnées ». Ce n’est pas un hasard si une fois le livre d’histoire achevé Bartolomé
     n’a pas résisté au plaisir de s’adonner à la fiction dont un renégat François Cocardon,
     devenu Mustafa, est le protagoniste11. Ici la quatrième de couverture du livre publié

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     en 1995 évoque « un roman d’aventures et une chronique historique » puisque nombre
     de détails sont suggérés par la lecture de documents. La réalité nourrit la fiction. Et on
     verrait bien un Errol Flynn du XXIe siècle incarner Mustafa.
14   Les tribulations des renégats des Six-Fours sont bien le complément de celles des Chrétiens
     d’Allah. Le thème a si profondément marqué Bartolomé que la gourmandise avec
     laquelle il a pu croquer François/Mustafa ne peut cacher l’émergence de profondes
     convictions de l’homme Bennassar. Comment ne pas croire que lui-même s’exprime à
     travers les propos du dominicain qui tente de convaincre Mustafa de revenir à sa foi
     première. « Tout cela n’empêchait point que les chrétiens, les Mahométans, les Juifs et
     les gentils n’eussent le même Dieu, qu’il n’y aurait là aucun doute et nul blasphème à le
     dire12 ».
15   Les Chrétiens d’Allah est un livre qui a exceptionnellement bien vieilli. Trente ans après
     sa parution, tout juste pourrait-on regretter que ne figure aucune femme parmi les
     destins singuliers. Mais il est vrai que les renégates sont très rares, 50 seulement des
     1550 personnes incluses dans le corpus, et l’indispensable documentation fait peut-être
     défaut. On peut de même se demander si le portrait d’un protestant – mais avec quelles
     sources ? – n’aurait pas conduit à d’intéressantes comparaisons. Tel qu’il est le livre a
     été, en 1989, unanimement salué. Bartolomé rappelle dans Pérégrination ibériques le
     succès immédiat connu en France, en Italie, en Espagne, à travers des articles de presse
     enthousiastes et les traductions italienne, espagnole et roumaine. L’auteur a
     profondément regretté que le livre n’ait pas fait l’objet d’une traduction anglaise,
     phénomène d’autant plus troublant qu’aucun de ses livres ne l’a été ! En France, Les
     Chrétiens d’Allah ont été sans cesse réédités. Ce succès est dû bien évidemment à la
     nouveauté du sujet, à son remarquable traitement, à la qualité de l’écriture mais encore
     à toutes les perspectives que les Bennassar ont ouvertes sur la vie antérieure au
     reniement, la captivité en général en milieu méditerranéen de l’époque moderne,
     perspectives qui souvent restent à explorer. Par exemple abondent développements et
     réflexions sur le travail. Quels travaux sont contraints d’effectuer les captifs ? Nous
     sommes relativement bien renseignés sur les activités liées à la mer du fait de l’accent
     généralement mis sur les besoins de la course, de la construction des embarcations à
     l’exploitation des galériens. La course est d’ailleurs à juste titre omniprésente dans Les
     Chrétiens d’Allah. Parmi les six « héros » de la première partie, trois ont été raïs
     (capitaine de navire) et un comite (maître d’équipage) et par dizaines leurs émules
     apparaissent au fil des pages. D’autres assez nombreux furent soldats, surtout au
     service du sultan marocain. Lors de ce qui fut sans doute la première présentation
     d’éléments du futur livre, Bartolomé insista en décembre 1987, à Madrid, sur le rôle
     militaire des captifs. Le texte de cette intervention a été publié en 1988 sous le titre « La
     vida de los renegados españoles y portugueses en Fez (hacia 1580-1615) » dans
     l’ouvrage Relaciones de la Península ibérica con el Magreb (siglos XIII-XVI) coordonné par
     Mercedes García-Arenal et María Jesús Viguera13. Mais nous trouvons également
     mentions de nombreux individus ayant exercé, au moins un temps, un métier artisanal,
     tisserand de la soie ou tailleur et d’autres voués aux tâches domestiques et aux tâches
     agricoles auxquelles par exemple a été soumis pendant quatre ans Juan Rodelgas le
     premier personnage en scène dans cette grande fresque. D’autres renégats ont travaillé
     aux champs pendant plus de dix ans, dix-huit même pour l’un d’eux. Et remarquons
     que ces artisans ou ces ouvriers agricoles sont des esclaves-renégats ce qui permet à
     Bartolomé et Lucile Bennassar de souligner avec force que contrairement à une idée

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     reçue la conversion ne signifiait nullement liberté, pas plus en terre d’islam qu’en terre
     chrétienne.
16   Les activités exigées des captifs étaient très différenciées comme le suggère aussi le
     tableau que les auteurs ont dressé des lieux de séjour des renégats européens (p. 3).
     Alors que l’attention est portée traditionnellement sur les grands centres d’esclavage
     de chrétiens en milieu musulman méditerranéen que sont Istanbul, Alger et Tunis,
     36 autres lieux de population plus ou moins denses figurent au tableau ce qui en dit
     long sur l’étendue du phénomène y compris au sein de villes éloignées de la mer qui ne
     sont pas des lieux majeurs de pouvoir comme Meknes ou Tlemcen et même de
     modestes agrovilles comme Médéa ou Miliana. Cette forte dispersion a été également
     génératrice de mobilité entre les différents pôles de marché servile comme ce fut le cas
     dans le monde chrétien méditerranéen.
17   Autre domaine pour lequel existent de riches données, celui des différents moyens de
     sortir de la captivité/esclavage. Il y a bien entendu la conversion dont nous avons vu
     qu’elle peut être un leurre. Cependant elle est une voie qu’ont empruntée,
     volontairement ou sous la pression, des milliers et des milliers d’esclaves qui ont espéré
     et pour certains obtenu l’intégration au sein du monde musulman, ce que Bartolomé a
     joliment résumé par la formule – devenir l’autre – dans sa conclusion aux actes du
     colloque « Chrétiens et musulmans à la Renaissance » qu’il a avec Robert Sauzet
     organisé à Tours en 1994 et publié en 199814. Ce « rêve turc » selon l’expression
     employée de manière récurrente dans Les Chrétiens d’Allah a de multiples visages et
     occupe l’essentiel de la troisième partie de l’ouvrage. Mais on ne devient pas facilement
     l’Autre. C’est pourquoi Bartolomé et Lucile ont consacré la quinzaine de pages
     précédant la conclusion à l’évasion, mode qui a permis à beaucoup de non-convertis et
     de convertis à revenir en chrétienté. Un tableau qui énumère 27 actions de ce type
     réalisées en un siècle (1580-1678) accompagne l’analyse (p. 467). En prenant de surcroît
     la précaution de dire que la liste n’est pas exhaustive les auteurs font de l’évasion une
     opération nullement exceptionnelle. Ils ont ouvert ainsi la voie à des recherches
     comme celles conduites par Cecilia Tarruel qui s’est attachée à de nombreuses évasions
     massives couronnées de succès. Et comment ne pas évoquer à ce propos le récit du
     captif ayant pris la fuite avec de nombreux compagnons que fait Cervantes dans la
     première partie du Quichotte ?
18   Restent les tentatives de rachat des esclaves qui peuplent le texte des Bennassar. Pas
     tant la forme la plus classique et la mieux étudiée, la rédemption organisée en terres
     maghrébines par les ordres religieux spécialisés (mercédaires et trinitaires) depuis
     l’Espagne, le Portugal ou la France ou par les confréries agissant depuis les terres
     italiennes. Celles-ci sont très peu présentes dans Les Chrétiens d’Allah ce qui est
     intéressant car cela traduit peut-être les limites des initiatives de ces institutions. En
     revanche abondent les références aux tentatives des particuliers souvent de proches de
     captifs qui, alertés par les malheureux de leur situation, s’ingénient à rassembler les
     sommes nécessaires à la liberté ou aux efforts consentis par les esclaves eux-mêmes qui
     au prix d’un labeur harassant réussissent à épargner l’argent correspondant au prix de
     l’émancipation. Et on trouve enfin de précieuses mentions de la pratique de la
     négociation du rachat sur le lieu même de la capture. Lucile et Bartolomé Bennassar
     parlent du pavillon de « rescate » qui est hissé à ces fins. En 1618, à Lanzarote, 200 des
     900 captifs ont ainsi pu échapper à l’exil et à la servilité en versant chacun la quantité
     indispensable. Les Bennassar ont beaucoup insisté sur l’originalité de ce procédé que

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     Bartolomé a également rendu très présent dans Les tribulations de Mustafa des Six-Fours.
     L’intuition quant à l’importance de cette forme de négociation permettant d’éviter la
     captivité a été finalement confirmée à Rome, en 2002, lors d’une rencontre où
     Francisco Andujar a montré l’étendue de la pratique dénommée alafia, terme bien sûr
     provenant de l’arabe dont on trouve des traces dans la toponymie, par exemple sur le
     rivage de Melilla15.
19   Les Chrétiens d’Allah sont indéniablement un grand livre. J’ai rappelé plus haut le succès
     qu’il a eu dans plusieurs pays européens. Il a été aussi chaleureusement reçu en terre
     d’islam en particulier en Tunisie. En 1971, Bartolomé avait accueilli à Toulouse un jeune
     tunisien, Sadok Boubaker, qui a fait sous sa direction une thèse de troisième cycle
     soutenue en 1978. Leurs liens n’ont cessé de se renforcer avec le temps. En 1990, Lucile
     et Bartolomé Bennassar ont été invités à présenter Les Chrétiens d’Allah au Centre de
     Documentation Tunisie-Maghreb à l’initiative de Sadok Boubaker et d’Anne-
     Marie Planel. Ont suivi plusieurs invitations au centre de la Fondation Témimi (Ftersi) à
     Zaghouan en 1998 pour une rencontre conçue dans le prolongement de celle,
     « Chrétiens et Musulmans à la Renaissance », tenue à Tours en 1994 ; au Congrès
     d’Histoire Maghrébine de 2000 ; aux universités de Tunis et de Sousse en 2003.
20   On comprend bien dès lors ce qu’ont représenté Les Chrétiens d’Allah dans l’existence de
     Bartolomé. De leur élaboration au milieu des années 1980 à la dernière réédition en
     poche dans la collection Tempus en 2017, ces hommes de la frontière ont accompagné
     leurs historiens. Ils leur ont permis de faire des voyages de découverte dont ensemble
     Lucile et Bartolomé étaient si friands. Ils ont encore constitué dans la vie de
     l’enseignant-chercheur-écrivain qu’était Bartolomé le principal support de l’équilibre
     auquel il tenait entre histoire du monde atlantique et histoire du monde
     méditerranéen. À ce dernier appartiennent dans son œuvre la biographie de don Juan
     d’Autriche qui a été au cœur de trois violents conflits entre islam et chrétienté,
     biographie parue en 200016, et sa contribution à l’Histoire de la Méditerranée coordonnée
     par Jean Carpentier et François Lebrun et parue en 199817. Il est intéressant de
     constater que dans ce dernier ouvrage Bartolomé consacre l’un de ses quatre chapitres
     aux îles, parti pris d’autant plus original qu’aucun autre espace n’a ce traitement
     privilégié. Or les îles sont les lieux où la porosité de la frontière entre chrétiens et
     musulmans est plus qu’ailleurs manifeste.
21   Les Chrétiens d’Allah ont été une entreprise capitale par laquelle tous les aspects de la
     relation islam-chrétienté au quotidien, de l’affrontement à la solidarité ont été scrutés.
     Bartolomé a eu, comme Lucile, une infinie empathie pour les gens qui peuplent son
     livre. À cela s’ajoute un autre élément très personnel. Si aucun des six « héros » dont le
     destin est analysé dans la première partie n’est majorquin, faute certainement d’une
     documentation idoine, la première moitié de la conclusion décrit la situation à
     l’intérieur du lazaret de Palma de Majorque où en 1689 se trouvent parmi d’autres
     hommes cinq renégats. Et Mustapha des Six-Fours redevient François en abordant à
     Majorque où il se rend sans tarder à l’ermitage de la Moreneta. À l’issue d’un long
     voyage Bartolomé comme François retrouve enfin les siens.

     Les Cahiers de Framespa, Hors-série 1 | 2020
Les frontières méditerranéennes de l’islam   8

NOTES
1. Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. L'histoire extraordinaire des
renégats, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Perrin, 1989.
2. Bartolomé Bennassar, Pérégrinations ibériques. Esquisse d’ego-histoire, Madrid, Casa de Velázquez,
2018, p. 13-14.
3. Ibid., p. 67.
4. Anita Gonzalez-Raymond, La croix et le croissant : les inquisiteurs des îles face à l’Islam,
1550-1700, Paris, Éd. du CNRS, 1992.
5. Bartolomé Bennassar, L’Inquisition espagnole : XVe-XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979.
6. Bartolomé Bennassar, « Un método de conocimiento de comportamientos y
mentalidades de la población rural: la explotación de las series inquisitoriales ( XVI-
XVIII) », Actas de las I Jornadas de Metodología Histórica, III Historia Moderna, Universidad de
Santiago de Compostela, Servicio de Publicaciones, 1975, p. 209-221.
7. Bartolomé Bennassar, Pérégrinations ibériques…, op.cit., p. 67.
8. Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah…, op. cit., p. 12.
9. Bartolomé Bennassar, « La biographie, un genre historique retrouvé », dans Kmar Bendana.,
Katia Boissevain, Delphine Cavallo (éds.), Biographies et récits de vie, Tunis, Institut de recherche
sur    le   Maghreb      contemporain,         2005.   Consulté   en   novembre      2019,    URL :     http://
books.openedition.org/irmc/624.
10. Voir dans ce même volume les contributions d’Alain Hugon et de Jesús Izquierdo Martín,
Bennassar biographe.
11. Bartolomé Bennassar, Les tribulations de Mustafa des Six-Fours, Paris, Critérion, 1995.
12. Ibid., p. 143.
13. Bartolomé Bennassar, « La vida de los renegados españoles y portugueses en Fez (hacia
1580-1615) », dans Mercedes García-Arenal et María Jesús Viguera, Relaciones de la Península Ibérica
con el Magreb, Madrid, CSIC, 1988, p. 665- 678.
14. Bartolomé Bennassar et Robert Sauzet (éds.), Chrétiens et Musulmans à la Renaissance,
Actes du 37e colloque international du CESR, Paris, Honoré Champion, 1998.
15. Francisco Andújar Castillo, « Los rescates de cautivos en las dos orillas del Medite-rráneo y en
el mar (Alafías) en el siglo XVI », dans Wolfgang Kaiser (éd.) Le commerce des captifs : les
intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisionniers en Mediterranée,   XVe-XVIIe siècles,   Rome, École
française de Rome, 2008, p. 135-164.
16. Bartolomé Bennassar, Don Juan, un heroe para un imperio, Madrid, Temas de Hoy, 2000.
17. Jean Carpentier et François Lebrun (dirs.), Histoire de la Méditerranée, Paris, Le Seuil, 1998.

RÉSUMÉS
Les Chrétiens d’Allah est le premier des quatre livres écrit par Bartolomé Bennassar en
collaboration avec Lucile son épouse. Sur la base d’une impressionnante documentation

Les Cahiers de Framespa, Hors-série 1 | 2020
Les frontières méditerranéennes de l’islam   9

inquisitoriale, cet ouvrage qui mêle les biographies de six personnages à une étude quantitative
de 1550 captifs chrétiens en terre d’islam constitue un manifeste de la pratique historienne des
auteurs. Il offre, sous un angle inédit, une analyse de multiples aspects de la relation chrétienté-
islam dans le milieu principalement méditerranéen des             XVIe   et   XVIIe siècles.   Ce livre qui a connu
immédiatement un grand succès est devenu un classique grâce aussi à l’exceptionnelle qualité de
son écriture.

Los cristianos de Ala es el primer de los cuatro libros escritos por Bartolomé Bennassar en
colaboración con Lucile su esposa. Sobre la base de una considerable documentación
inquisitorial, esta obra restablece un dialogo entre las biografías de seis personajes y un estudio
cuantitativo de 1550 cautivos cristianos en tierras del islam. De esta manera constituye un
manifiesto de la practica historiadora de los autores. En ella están analizados desde una
perspectiva inédita múltiples aspectos de la relación cristiandad-islam principalmente en el
mundo mediterráneo de los siglos          XVI-XVII.   El libro que ha tenido inmediatamente un gran éxito
se ha convertido en un clásico gracias también a la excepcionalidad calidad de su escritura.

The Christians of Allah is the first of the four books written by Bartolomé Bennassar in
collaboration with his wife Lucile. Based on an impressive inquisitorial documentation, this work,
which combines the biographies of six characters with a quantitative study of 1550 Christian
captives in Islamic territories, demonstrates the historic approach used by the authors. From an
unprecedented perspective, it offers an analysis of the multiple aspects of the Christian-Islam
relationship in the predominantly Mediterranean context of the 16th and 17th centuries. This
book, which immediately became a hit, is also a classic thanks to the exceptional quality of its
writing style.

INDEX
Palabras claves : islam, cristiandad, cautivo, conversión, inquisición
Keywords : Islam, christendom, captive, conversion, inquisition
Mots-clés : islam, chrétienté, captif, conversion, inquisition

AUTEUR
BERNARD VINCENT
Directeur d’études émérite. École des Hautes Études en Sciences sociales. Groupe d’Études
Ibériques (Centre de Recherches Historiques). Membre du réseau Columnaria. Histoire moderne
du monde ibérique (XVIe et XVIIe siècles). vincent@ehess.fr

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