" Les Gagnants " - Érudit

La page est créée Isabelle Leger
 
CONTINUER À LIRE
" Les Gagnants " - Érudit
Document generated on 01/16/2022 1:36 p.m.

Jeu
Revue de théâtre

« Les Gagnants »
Hélène Richard

Lieux et espaces
Number 79, 1996

URI: https://id.erudit.org/iderudit/27076ac

See table of contents

Publisher(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN
0382-0335 (print)
1923-2578 (digital)

Explore this journal

Cite this review
Richard, H. (1996). Review of [« Les Gagnants »]. Jeu, (79), 130–133.

Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1996                This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                        (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
                                                                        viewed online.
                                                                        https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

                                                                        This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                        Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                        Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                        promote and disseminate research.
                                                                        https://www.erudit.org/en/
" Les Gagnants " - Érudit
part en part. Elle reflète les lumières en
                                                         des formes abstraites joliment allongées,
                                                         et sur elle est esquissé en noir et gris le
                                                         profil des meubles qui complètent les
                                                         ensembles exposés : cuisinière, réfrigéra-
       «   Les Gagnants »                                teur, etc. Les comédiens se glisseront
                                                         tout à l'heure derrière ce mica pour jouer
                                                         des scènes secondaires sur le mode de
                                                         l'évocation, pendant que l'action princi-
Texte et mise en scène : François Archambault ; assis-   pale continue à l'avant-scène. Soudain,
tance à la mise en scène : Alexandre Brunet ; éclai-
rages : Martin Labrecque ; scénographie, costumes
                                                         un mannequin s'anime et la pièce com-
et accessoires : Helen Moisan, assistée de Nathali       mence.
Gagnon ; musique originale : Benoît Archambault ;
musiciennes : Martine Lapointe, Caroline Lemay et
Claudie Rondeau. Avec Stéphane Archambault               Le texte est structuré en treize tableaux.
(David), Jean-Robert Bourdage (le Gérant), Éric          À travers les propos du gérant du maga-
Chabot (Etienne), Marie-Hélène Fortin (Caroline),        sin de meubles et de trois jeunes couples,
Stéphane Leblanc (Sébastien), Valérie Le Maire
(Véronique) et Marie-Hélène Thibault (Mireille).         on assiste à une percutante charge par
Production de François Archambault et de la Salle        l'absurde contre la société postmoderne.
Fred-Barry, présentée du 9 au 30 mai 1996.               Les individus n'y ont plus aucune inté-
                                                         riorité et sont réduits à l'image sociale
Quand les murs ont des oreilles                          qu'ils projettent : celle de « gagnants »
et que les oreiUes ont des murs                          dont la vie professionnelle et amoureuse
La vitrine d'un magasin de meubles du                    est couronnée d'un succès qui donne un
genre Structube. Trois ensembles sont en                 sens à leur vie. La vitrine de magasin est
montre dans des espaces délimités par                    donc plus qu'un décor ; elle est le sym-
des tapis circulaires rouges cerclés de                  bole du mode de fonctionnement de ces
noir : côté jardin, un lit queen size revêtu             individus. Leur vie est, en effet, une per-
d'une couette bleu indigo avec ses tables                pétuelle exhibition de succès et de bon-
de nuit ; au centre, un divan de salon                   heur définis par les critères de la société
rouge derrière une table basse ; puis, côté              de consommation et du cocooning : le
cour, la petite table ronde d'un coin cui-               chacun pour soi du désengagement
sine, entourée de trois étroites chaises                 social. Dans ce système compétitif, la
noires. Des mannequins sont installés                    réussite est déterminée par l'admiration
dans ces trois aires : deux jeunes mariés                d'autrui, de sorte que l'autre, dans les
en habits de noces sont assis sur le lit,                relations intimes ou sociales, est absolu-
penchés l'un vers l'autre mais regardant                 ment nécessaire, mais comme admira-
vers la salle comme vers l'objectif d'une                teur ou faire-valoir personnel.
caméra, alors que deux hommes sont en
train de lire le journal, confortablement                Sylvio, le gérant du magasin, fait figure
calés dans le divan, et que deux amou-                   de philosophe ou de preacher, selon l'hu-
reux sont attablés dans la cuisine, un                   meur du spectateur. Dans des monologues
verre à la main, blottis l'un contre                     pervers composés de lieux communs
l'autre. Tous ces mannequins ont un sou-                 absurdes, de dictons et de psychologie
rire béat peint sur leur visage. Derrière                populaire, il explique comment l'homme
les meubles, une autre vitrine, faite d'une              postmoderne se doit de vivre son desrin
grande pièce de mica, traverse la scène de               de « gagnant » sans culpabilité : « Tra-

130
" Les Gagnants " - Érudit
Photo : Patrick Rochon.

                          vailler douze heures par jour, ça ne me        ainsi son conjoint dans une voie qui des-
                          dérange pas parce que c'est le prix de la      sert ses projets secrers. Il n'y a cependant
                          liberté [•••] Je mets une chemise et cette     aucune place pour l'échec et la souf-
                          chemise séduit une femme ; alors tout est      france dans le style de vie de ces deux
                          possible... [...] La vie, c't'une joke de      couples, même si, par exemple, Mireille
                          Newfie ; c'est juste si t'es en mesure de la   doit avoir recours à une banque de
                          comprendre que tu peux souffrir. [...]         sperme pour produire un bébé-fétiche,
                          C'est quand j'ai planté quelqu'un que je       son mari étant devenu impuissant dès la
                          me sens bien ; ce sont mes succès qui me       première année de leur mariage, et que
                          font me sentir bien. »                         Véronique se laisse aller à une aventure
                                                                         extra-maritale devant le désaveu de toute
                          Mireille et David, le couple traditionnel,     jalousie par son conjoint, prévenu de ses
                          ont besoin de savoir que leurs amis            tentations.
                          apprécient leurs succès ou sont moins
                          heureux qu'eux pour s'assurer qu'ils ont       Sébastien, lui, est un looser sans ambition
                          choisi le bon style de vie : « À quoi ça me    qui sert d'admirareur à ses deux couples
                          sert d'être heureuse si les autres pensent     d'amis ; en retour, ceux-ci s'occupent
                          que je ne le suis pas ! » Véronique et         distraitement de sa dépression qu'ils
                          Etienne ont choisi l'amour libre. Bien         jugent secrètement répugnante. Il vit
                          que Véronique souhaite secrètement une         une brève liaison avec une amie de
                          consécration de leur union, elle pousse        cégep, Caroline, en rupture temporaire
                          Etienne à raconter ses théories nihilistes     de ménage, qui accepte de se laisser
                          sur le couple pour épater ses amis. Sa         héberger chez lui à la condirion expresse
                          mine perplexe durant ces discours nous         qu'il ne devienne pas amoureux d'elle.
                          montre cependant qu'elle se rend               En fait, Sébastien représente la partie
                          compte confusément qu'elle confirme            refoulée de ces « gagnants » qui iront, à

                                                                                                                 131
" Les Gagnants " - Érudit
la fin, jusqu'à nier son suicide, préférant      rière leurs sourires Pepsodent, rappellent
croire à un accident malchanceux. Il faut        l'ambiance aliénée du Temps et la cham-
voir la mine atterrée des deux couples           bre de Botho Strauss, que le T N M a pré-
quand, au salon funéraire, devant l'an-          senté à l'hiver 1995. On retrouve en effet
nonce triomphale par Mireille de sa              dans les deux œuvres la réduction des
fécondarion enfin réussie, Caroline pro-         individus à leur image sociale, de même
pose aux futurs parents de donner le             que la solitude affective engendrée par la
prénom de leur ami défunt à l'enfant,            crainte de l'intimité, crainte qui s'ex-
pour comprendre l'envergure du men-              prime entre autres par une indifférence
songe qui a présidé à cette amitié.              défensive à la détresse d'autrui.

Ce texte pourrait être plein de cynisme          Jeune auteur de 28 ans qui fait des
et d'amertume, mais non. Ce qui frappe           débuts remarqués : trois pièces en deux
le plus chez ces jeunes gens « plaqués           ans, dont le controversé Cul sec l'an der-
gold» c'esr leur difficulté à penser, à réflé-   nier er Si la tendance se maintient en
chir sur eux-mêmes, ne serait-ce que             pleine campagne référendaire, l'automne
pour nommer leur désir ou leur souf-             dernier, François Archambault a copro-
france. Leur discours est plat, stéréotypé,      duit et mis en scène son œuvre. Cette
plein de déni ; leurs valeurs, matéria-          mise en scène fait preuve d'une fraîcheur
listes ; leur intelligence, concrète et toute    qui vient adoucir le mordant du texte.
en surface : « Dans la vie, faur pas s'ar-       Ainsi, la transition entre les tableaux est
rêter à penser, parce qu'on rare la course       marquée de farandoles espiègles ou de
[...] Si tu veux goûter au bonheur, il faut      pantomimes bon enfant à propos de
que t'acceptes de manger la merde qui va         simagrées sociales, sur une musique de
avec, sinon dans la vie, t'auras que des         rigodon. Par ailleurs, le gérant de maga-
miettes. » C'est avec enthousiasme qu'ils        sin « se transforme », à un moment, en
adhèrenr à des règles de vie aliénâmes et        guichet automatique : on insère une
leur carapace mentale est telle que tout         carte de crédit dans la petite poche supé-
au long de la pièce, ils mentent et se           rieure de son veston, compose le code
mentent avec conviction, prennent au             sur son bras, et on retire l'argent de la
sérieux de petits détails matériels pour         poche de côté. Il devient aussi le démé-
resrer indifférents aux signaux de dé-           nageur Fred, simplement en ôtant son
tresse de leur entourage. Cette carapace         veston luxueux et en le faisant enfiler à
est d'ailleurs là pour ignorer non seule-        Sébastien qui, bien que chômeur, a
ment la souffrance du compétiteur mais           vendu ses meubles et s'est acheté une
aussi leur propre peur : « Le monde est          voiture tape-à-1'œil pour aller se suicider
une jungle. Faut pas montrer que t'as            en grand luxe, en « gagnant », dans les
peur parce que les autres vont re sauter         Laurentides.
dessus. Si je montre à ma blonde que j'ai
peur, elle n'aura plus confiance en moi,         Les costumes sont contemporains, la
elle va douter de moi, pis elle va avoir         musique, agréable, est constituée d'airs
peur de moi. » « Oui, je vais douter de          de flûte évoquant des rigodons espiègles,
lui. » Dans cet univers froid, les murs ont      mais l'éclairage est trop constant et la
des oreilles et les oreilles ont des murs...     scénographie trop statique. Compte tenu
Notons que le vide de ces personnages et         de l'absence d'intrigue et du caractère
le caractère éclaté de leur discours, der-       éclaté du texte, il aurait été avantageux,

132
en effet, de briser la linéarité de la succes-
sion de tableaux par une utilisation plus
dynamique de l'espace et de l'éclairage.
Les meubles ne sont jamais déplacés, et
seul un bar hideux en peluche d'un vert
chartreuse est amené pour signifier une
visite au casino. Statisme qui rend le
                                                             «   Elseneur »
temps un peu long et signale un manque
de recherche visuelle.
                                                 Variations sur le thème A'Hamlet de William
                                                 Shakespeare. Adaptation, mise en scène et interpré-
Le jeu des comédiens, en revanche, est           tation de Robert Lepage ; collaborateurs à la créa-
juste, c'est-à-dire que le ton est parfaite-     tion : le Musée d'art contemporain de Montréal
ment faux ; les moments d'émotion                et Solotech ; assistant à la mise en scène : Pierre
                                                 Bernier ; images : Jacques Collin ; scénographie :
intense sont traduits par des intonations        Cari Fillion ; éclairages : Alain Lortie ; costumes :
de perplexité, de timidité ou de malaise         Yvan Gaudin ; accessoires : Manon Desmarais ;
honteux, petites enclaves d'authenticité         musique originale : Robert Caux. Production d'Ex
                                                 Machina, présentée à la Salle Ludger-Duvernay du
rerenue parce qu'elle n'a pas sa place dans      Monument-National du 8 au 25 novembre 1995.
la mondaniré de l'ensemble du discours.
Le tout produit, au début, un effet de           Lepage et ses doubles
malaise chez le spectateur, car il est           De spectacles solos en créations collec-
appelé à participer à une double illu-           tives d'envergure, de mises en scène
sion : celle de comédiens qui prétendent         d'opéras en mises en scène de théâtre,
être de jeunes branchés qui prétendent           Robert Lepage poursuit sa fulgurante
être heureux. Plus le ton est faux, plus il      trajectoire à travers le monde. L'automne
est juste et réussi. En ce sens, le message      dernier, il créait Elseneur, un ambitieux
de dénonciation que véhicule le texte est        spectacle dont il est l'unique comédien et
parfaitement bien rendu... mais on riait         dont il joue presque tous les person-
beaucoup dans la salle durant la repré-          nages.
sentation à laquelle j'ai assisté.
                                                 Elseneur, et non Hamlet ; Elseneur et
On ne saurait, en ce moment, produire            son château, son atmosphère, ses person-
une pièce d'une plus grande pertinence           nages, ses fantômes et ses fantasmes. En
sociale - non qu'elle prétende être en           dépit du fait que Lepage ait conservé
résonance avec toute l'actualité sociale.        de très larges extraits du texte de
Les principales caractéristiques de la           Shakespeare, il ne fallait manifestement
société postmoderne sont clairement              pas attendre une nouvelle création
esquissées : la réduction de l'individu à        d'Hamlet.
son image sociale, la carapace narcis-
sique, le vide intérieur, l'aplatissement        Le cœur de la scène était occupé par une
des émotions, l'appauvrissement de la            sorte de « boîte noire », dans laquelle un
capacité de représentation psychique.            dispositif permettait d'orienter une
Mais est-ce suffisant pour que le message        ouverture tantôt à la verticale (une porte,
de François Archambault soit reçu ?              un portail, un couloir, une fenêtre...),
                                                 tantôt à l'horizontale (une fenêtre, une
Hélène Richard                                   pièce, un tombeau...). Robert Lepage
                                                 incarnait tour à tour Hamlet, Polonius,

                                                                                                 133
Vous pouvez aussi lire