Les " Jours de Fête ", de Jacques Tati - A. Emma SOPEÑA BALORDI Universitat de València

 
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Les « Jours de Fête », de Jacques Tati
A. Emma SOPEÑA BALORDI
Universitat de València

Real, E., Jiménez, D., Pujante, D. y Cortijo, A. (eds.), Écrire, traduire et représenter la
fête, Universitat de València, 2001, pp. 343-356, I.S.B.N.: 84-370-5141-X.

A Adrian
Il faut se réjouir que cela ait été
(Marguerite Yourcenar)

                   Tati est un sociologue souriant, [...] il était donc naturel que son œuvre prit la
                   forme d'une comédie sociologique en cinq actes et un épilogue.1

    Jacques Tati a réalisé six longs métrages, entre 1947 et 1973. Les cinq pre-
miers représentent une vision du pays entre l'après-guerre et l'ère post-
industrielle. Jour de fête (distribué en 1949) montre une société paysanne, Les
vacances de Monsieur Hulot (1953) met en scène les débuts d'une France inter-
nationale (touristes anglais et allemands dans une station balnéaire), Mon oncle
(1958) voit le début des grands travaux urbains, « on casse l'ancien, pluraliste et
bricolé ; on tâche d'habiter les nouveaux espaces ‘rationnels’, propres et impro-
pres à la fois » ;2 le thème cher à Tati y est évident, l'opposition des deux mon-
des, le monde ancien et le monde nouveau, « le monde fonctionnel et froid
contre le désuet déglingué mais chaleureux ».3 Playtime (1967) assiste à la dispa-
rition des vieux quartiers (cf. leur reflet sur les portes vitrées d'un moderne bâ-
timent, reflet lointain, mirage, illusion trompeuse de ce qui n'existe plus). Trafic
(1971) augmente cette sensation ; le film est un itinéraire, un parcours entre
deux grandes villes: Paris-Amsterdam. Finalement Parade (1973), la fête du
cirque, le divertissement à l'état pur, sans « manipulation cinématographique ».
    La « fête », dans ses manifestations les plus variées, est présente dans les films
de Tati (fête patronale d'un lieu, kermesse, réjouissance organisée occasionnel-

1
  Ramírez, F. - Rolot, C., Mon Oncle, Paris, Nathan, 1993, p. 11.
2
  Ibid., p. 10.
3
  Ibid., p. 6.

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lement, bal, gala, garden-party, réception, réunion, soirée, réjouissance ayant
lieu en famille, entre intimes...). Nous nous proposons d'analyser les gags les
plus remarquables dans les séquences où la fête sous ses diverses manifestations
est présente.
    Tentons tout d'abord une définition du gag. Pour Mars4 il s'agit d'une inci-
dence brutale, brève et soudaine, qui trouve en elle-même son accomplissement
burlesque [...] le gag est un phénomène extérieur à l'action.
    Les éléments nécessaires à la matérialisation du gag seraient : « un cadre, une
situation donnée, l'aboutissement toujours imprévu de cette action à l'intérieur
de ce cadre ». 5
    Selon cet auteur, il y aurait trois grandes typologies de gags: le gag passif de
maladresse, le gag actif d'agressivité et le gag subtil d'assimilation. Le gag de
maladresse, à caractère simpliste, est provoqué par la bêtise ou l'étourderie du
protagoniste qui peuvent être renforcées par le hasard ou les circonstances for-
tuites. L'effet perlocutif est plutôt compréhensif. Le gag d'agressivité, qui est
plus élaboré, est peu pratiqué par Hulot, il n'existe presque pas de gags d'agres-
sion dans les films de Tati en raison du caractère débonnaire du personnage et
de sa bonne éducation. Un des rares exemples: il donne un coup de pied au
monsieur qui semble regarder furtivement une demoiselle qui se change dans
une cabine de bain (nous découvrirons après qu'il ne s'agissait que d'un effet de
perspective qui produit un gag de situation qu'on pourrait dénommer de trom-
perie-révélation où la situation comique a un effet de piège dans lequel tombent
aussi bien les personnages que les spectateurs, et tous découvrent en même
temps la vérité). Le rire provoqué par le gag de maladresse n'est ni railleur ni
crispé, en revanche, le rire que provoque l'effet comique agressif est moqueur: le
spectateur se moque de la victime avec l'agresseur. Le gag d'assimilation est le
plus raffiné car il est le fruit d'un mélange des deux typologies antérieures opéré
à partir de l'identité ou de la similitude de formes ou de fonctions: le rire naît
alors de la subtilité du décalage, de l'ingéniosité de la métamorphose ; le spec-
tateur se sent ici nettement supérieur au personnage. Cette métaphore visuelle
construit un jeu de similitudes qui doit être avant tout réaliste ; en effet, pour
absurde que puisse être l'identification, il doit exister une relation entre les élé-

4
    Mars, F., Le gag, Paris, Cerf, 1964, p. 11.
5
    Ibid., p. 14.

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ments assimilés qui produit la connivence plausible et étroite entre la première
utilisation des objets et leurs nouvelles fonctions. Il en résulte des images ho-
monymes avec un sens différent (cf. voisine des Arpel dans Mon oncle, qui rap-
pelle un marchand de tapis ; et les hublots de la maison des Arpel qui semblent
des yeux qui tournent et regardent dans les coins). Nous pourrions ajouter le
gag de malchance pour lequel il est nécessaire un minimum d'identification
avec le personnage. Les gags basés sur des gestes et des mouvements – le ridicule
(mécanique plaqué sur du vivant, cf. Bergson), la farce (gros comique avec des
actions très simples), le grotesque (effet ridicule et extravagant avec rigidité
mécanique) –. Et les gags de situation – échec d'une action ou difficulté à la
réaliser, répétition d'actions, rupture de l'ordre usuel des événements, interfé-
rence d'actions (c'est-à-dire mêler des actions pour qu'elles interfèrent les sens
donnant ainsi à la situation deux interprétations possibles) –. « Du haut de sa
grande taille, il est ailleurs, Tati, il est au premier étage ».6
    Son premier long métrage Jour de fête (1949), où Jacques Tati est le facteur
(Monsieur Hulot n'est pas encore né), tourne autour de la célébration d'une
fête dans un petit village. Voyons quelques éléments qui composent cette am-
biance.
    Dès les premiers plans, l'ambiance de fête est évidente. Des chevaux de bois
d'un manège sont transportés par un tracteur qui se dirige vers la place où les
enfants attendent le grand moment de la fête foraine. Le crieur public annonce
la projection d'un film (qui aura un rapport direct avec le personnage de Tati,
car il s'agit d'un reportage des progrès de la distribution du courrier aux
EEUU). Les habitants du village prétendent installer un énorme mât avec le
drapeau dans le centre de la place, mais il commence à s'incliner vers le facteur-
cycliste qui fuit, et entre avec son vélo dans le bistrot de la place. Ici se produit
un des gags non-réalistes du film: immédiatement après avoir traversé le seuil de
la porte on le voit à l'étage supérieur sans avoir eu le temps matériel suffisant
pour monter. Ce gag fera l'objet d'une répétition plus tard, mais produira un
effet différent parce que le propriétaire du bistrot se fâche avec un autre voisin
pensant que c'est celui-ci qui est entré une deuxième fois chez lui avec la bicy-
clette, et ayant entendu des bruits de casse, on peut soupçonner que son entrée
a eu comme conséquence des dégâts. Tati n'est pas amateur des gags « irréels »,

6
    Chion, M., Jacques Tati, Paris, Cahiers du Cinéma, 1987, p. 31.

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ceux qui pervertissent les conventions cinématographiques ; il préfère au con-
traire les effets comiques plus vraisemblables. Dans ce même film, la bicyclette
du facteur s'anthropomorphise et continue seule son chemin jusqu'au point
d'arrivée, où elle s'arrêtera ; par contre, dans Les Vacances de M.Hulot, la voiture
de ce dernier accélère dans une pente sans que les deux passagères s'aperçoivent
qu'il n'y a pas de conducteur, en arrivant dans un virage, juste à l'entrée d'une
propriété privée, la voiture, de façon « réaliste » ne suit pas la courbe et rentre
dans la propriété. Après Jour de fête, Tati n'a presque plus utilisé ce type
« irréel » de procédé comique, et la totalité de ses gags 7 s'inclut dans ce qu'il est
convenu d'appeler « gags réalistes » ou « gags naturels », c'est-à-dire ceux qui ne
transgressent pas la représentation réaliste, même si, évidemment, ils peuvent la
forcer afin d'obtenir l'effet désiré. Cependant, nous pouvons rappeler le gag de
Mon oncle où le plateau se penche, et le contenu de la cafetière arrive directe-
ment dans la tasse.
    Revenons à Jour de fête. Le facteur s'apprête à diriger les manœuvres d'ins-
tallation du drapeau pendant lesquelles se produira toute une série de gags en-
chaînés. Il profite de la situation pour raconter à tous sa prouesse avec le dra-
peau au lieu de faire son travail. Et chaque fois, il ajoutera un petit détail à son
explication de plus en plus exagérée. La musique extradiégétique deviendra
intradiégétique en faisant tourner la manivelle du manège. La fanfare munici-
pale se prépare, les fillettes se pomponnent et on respire l'ambiance de fête. Le
propriétaire du manège organise d'autres attractions dans la place. Le facteur est
invité continuellement à boire, ce qui l'empêchera de finir son travail. Le len-
demain tout reprend son aspect quotidien, et la fin de la fête est représentée par
le départ des cheveaux de bois du manège.
    Tout le film tourne donc autour de la fête qui brise la routine des habitants
du village.
                Quand le public lui demandait la suite des aventures du facteur de Jour de fête, il
                refusa et fit Hulot.8
                On adorait ou l'on refusait Les vacances de M. Hulot, mais on ne pouvait formu-
                ler de réserves devant ce film plein, logique, dense, ce beau bloc inattaquable. 9

7
  Sopeña Balordi, A.E., «Tati, Etaix : des auteurs et des gags», Cinémaction 82, 1997, pp. 65-73.
8
  Chion, M., Op. cit., p. 39.
9
  Truffaut, F., «Mon Oncle». Les films de ma vie. Paris, Flammarion, 1987, p. 258.

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    Dans le deuxième long métrage de Tati, Les Vacances de Monsieur Hulot
(1953), la fête aura également une part de protagonisme. Le personnage du
militaire dirige les manœuvres d'une expédition à la campagne. Plusieurs voitu-
res se mettent en route dont celle de M. Hulot, qui fera l'objet d'un grand
nombre d'excellents gags. Nous trouvons également la première allusion à une
fête dans l'affiche qui dit « Bal Masqué » ; nous reverrons un écriteau semblable
avec l'indication du nom de l'hôtel (Hôtel de la Plage). Le patron de l'hôtel
installe des guirlandes dans le salon, mais il n'y aura que Hulot et la jeune fille
protagoniste dans ce bal masqué: les clients écoutent attentivement la radio où
le Ministre d'Etat parle de la grave situation du pays. Un enfant déguisé en
soldat regarde de l'extérieur le salon. Comme dans le film antérieur, la musique
extradiégétique devient intradiégétique ; Hulot et la protagoniste dansent. Ce
qui aurait dû être une fête est donc un échec... mais la fête va commencer grâce
à la maladresse de Hulot. Hulot, maladroit par excellence, déclenche des effets
comiques à cause d'échecs d'actions volontaires ou involontaires. Les consé-
quences pourront être négatives pour le protagoniste lui-même (Hulot, le pied
dans l'étrier, est traîné sur plusieurs mètres dans Les Vacances de M. Hulot), ou
bien pour d'autres personnes, c'est-à-dire que la victime et le maladroit sont
deux actants différents (dans Les Vacances de M. Hulot, lors de sa première ap-
parition dans l'hôtel, il ouvre la porte du hall pour entrer ses bagages, laissant la
porte ouverte, le vent de la côte s'introduit, et tout est sens dessus dessous, pré-
sage symbolique du typhon que produira son séjour). Cependant les gags peu-
vent se produire aussi par malchance du protagoniste (cf. certains des domma-
ges causés dans le restaurant Royal Garden ne dérivent pas de ses étourderies).
    A la fin des Vacances..., Hulot se trouve dans l'entrepôt de matériel pyro-
technique, le spectacle de son et lumière commence... les fenêtres des chambres
de l'hôtel s'illuminent, tous se réveillent et descendent dans le hall, la musique
du tourne-disques qui est connecté à l'interrupteur d'une petite salle se met en
marche, et elle se mêle au vacarme et à la confusion générale. Un enfant ap-
plaudit satisfait... c'est l'apothéose. « C'est parce que son art est si grand que
notre adhésion se voudrait totale et c'est au fond parce que son film est trop
réussi que nous sommes glacés d'effroi devant ce documentaire de demain ». 10

10
     Ibid., p. 259.

                                                                                       347
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     Mon oncle (1958) a aussi sa fête: le garden-party chez les Arpel. Cette sé-
quence est importante du point de vue de la durée (un peu plus de 20 mn) ainsi
que du point de vue de l'argument. En effet, cette petite réception a été organi-
sée par Mme Arpel, la sœur de Monsieur Hulot, qui a l'intention de le marier
avec sa voisine, « snob osseuse et sorte de fée Carabosse design ». 11 Il pourra se
sauver précisément par ce qui constituera l'échec de la fête, une fuite de la cana-
lisation entraînant en chaîne une série d'incidents. Tous partiront fâchés, Hulot
reste – heureusement – libre. Mais revenons à la fête: une fois les invités arrivés,
ils se dirigent vers le « coin-salon » du jardin auquel on accède en file indienne à
cause des dalles disposées sur le gazon. Dès le début du film on respire la carac-
téristique dominante de la vie des Arpel: « ils ‘fonctionnent’ tout le temps, et
leur comportement est réglé selon un protocole très précis. L'une des images les
plus exactes de cette rigidité est donnée par le déplacement des personnages à
l'intérieur du jardin: on ne peut s'y mouvoir légitimement qu'en passant de
dalle en dalle, par petits sauts prescrits »,12 scène comique basée sur le grotesque
de la rigidité mécanique des déplacements. Ces sinuosités compliquées condui-
ront Hulot à confondre les nénuphars de la pièce d'eau avec des dalles, et il
mettra les pieds dans le bassin – l'étourderie de Hulot continue de provoquer
des effets ridicules –. Dans la vie des Arpel la géométrie régente les habitants de
la maison, et organise « un mode de spatialisation qui asservit les hommes au
lieu de les servir ». 13 Le jardin où se déroule la fête est divisé en secteurs, et la
maîtresse de maison devra guider les manœuvres de déplacement avec autorité
militaire (cf.effet grotesque, déjà mentionné). Il n'y a pas de place pour le végé-
tal (« Oh ! une feuille ! », s'écriera Mme Arpel en la ramassant avec dégoût), les
arbres ne sont que des squelettes géométriques contre le mur. Malgré ces dépla-
cements forcés des invités (quoi de plus contraire à un accueil affectif !) tous
sont très animés dans cette « ambiance distinguée » et, surtout, ultramoderne.
Ce sera précisément cet ultramodernisme la cause de tous les malheurs. Les
objets sont pour Tati malicieux, coquins, espiègles... ils sont toujours « contre »
lui, ils deviennent entre ses mains des armes provocatrices. Cette fois-ci il perfo-
rera par mégarde la canalisation du jet d'eau en piquant dans le sol son porte-

11
   Ramírez, F. - Rolot, C., Op. cit., p. 24.
12
   Ibid., p. 61.
13
   Ibid., p. 69.

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verre ultra-fonctionnel (effet de malchance). Le collaborateur de M. Arpel se
propose de réparer : on déplace la table, les chaises, à la recherche d'un lieu pour
pouvoir continuer le dîner. Le gag de situation provient de l'échec de la réalisa-
tion d'une action (le dîner dans le jardin), ainsi que de la répétition d'actions
(les déplacements successifs des invités en transportant le mobilier dans le jar-
din), et la rupture de l'ordre usuel des événements. Le jardin est un véritable
champ de bataille avec des tranchées, mais enfin le poisson projette à nouveau
dans les airs son filet d'eau. Malheureusement, un ami de la voisine se présente,
son petit chien s'échappe, et tous courent après lui, piétinant ce qui reste du
jardin. Dans la précipitation, Hulot croit rattacher le chien, et glisse par erreur
le mousqueton de la laisse dans l'anneau d'oreille de la voisine. Elle se fâche et
part. Chacun profite de ce départ pour prendre congé. La moderne porte auto-
matique se referme derrière le dernier invité. Mais Hulot reviendra pendant la
nuit sur les lieux du crime. Il essaiera d'égaliser les espaliers cassés l'après-midi,
évidemment il ne fera que leur donner le coup de grâce. En voulant sortir dis-
crètement, il arrache les gonds de la porte du jardin. Dans ce monde efficace des
Arpel tous les mouvements sont donc prévus, organisés, réglés, ritualisés et
même hiérarchisés ainsi que « le type de rapports existant entre le rituel de po-
litesse et la liaison hiérarchique des personnages ». 14 Mais voilà que Hulot vien-
dra dé-structurer le « réseau Arpel »: il raconte des histoires qu'on soupçonne
très salées à l'oreille de la femme du collaborateur de M. Arpel (qui a d'ailleurs
des manières assez populaires) à en juger d'après ses éclats de rire, et provoque la
catastrophe du jardin et de la tenue des invités. Mon oncle, film de contrastes
(monde vieux vs monde nouveau, vie structurée vs vie libre, etc.), met en pré-
sence deux façons de s'amuser: la soirée des Arpel dans un restaurant de luxe est
montée en alternance avec celle de Hulot et ses nouveaux amis en carriole. « Si
le scénario de ce film est la dénégation constante et méticuleuse et de l'impor-
tance du personnage, et de celle des catastrophes que sa présence engendre ou
accompagne, Hulot et la catastrophe y sont donc bien la question centrale ».15
    Playtime (1967) tourne autour d'une fête, d'un caractère bien différent de
celle de Jour de fête. Quelques détails l'annoncent : la femme de chambre de
l'hôtel apporte la robe de fête à la protagoniste, dans les escaliers automatiques

14
     Ibid., p. 62.
15
     Chion, M., Op. cit., p. 17.

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un groupe de touristes qui revient d'une journée de visites dans Paris, monte,
silencieux, vers les chambres tandis qu'un autre, bavard et pomponné, se dis-
pose à descendre pour l'excursion Paris by night. Tati aime les effets de con-
traste, en voici un exemple. Le groupe sera divisé selon la lettre initiale du nom
de famille: les uns vers Montmartre, les autres vers Montparnasse. La musique
commence anticipant les séquences suivantes. Un grand nombre de détails dans
les plans qui suivent seront présentés, puis repris dans les scènes suivantes.
« Tati pratique une forme de comique qui nécessite de la vigilance permanente
du spectateur. Là réside peut-être l'aspect le plus original de son génie: l'inven-
tion d'un comique interactif ».16 Chez Tati, où le gag provient surtout du ha-
sard, souvent de la maladresse de Hulot, le génie créateur réside surtout dans le
regard qui saisit l'acte manqué: tout est affaire d'attention de la part du specta-
teur qui doit fouiller la scène. Le rire du spectateur de Tati est observateur ; les
gags naissent à l'endroit le plus inattendu de ses plans généraux riches en sug-
gestions et en détails (avec une grande définition de la pellicule exigée par la
vision d'ensemble): « L'emploi systématique du plan général interdit la classique
identification au personnage. Il s'agit plutôt pour nous de nous identifier à un
‘certain regard’ [...] Le cinéma de Tati, autrement dit, est un cinéma qui ne suit
pas des yeux ».17 En effet, les plans de coupe classiques isolent le personnage
témoin de la scène, et invitent à l'identification gestuelle et à une sorte de
proximité mentale ; par contre, les témoins de Tati sont inclus dans le même
plan et se trouvent à la même distance que le spectateur.
    Voici quelques exemples de ces éléments. Au-dessus de la porte d'entrée il y
a une flèche lumineuse qui pointe vers l'intérieur du restaurant ; nous assistons
à sa mise au point par les électriciens, ensuite nous constaterons que le dispositif
lumineux produira des court-circuits ; il sera momentanément réparé mais cette
flèche qui ne pointe pas correctement vers le restaurant pourrait symboliser les
désastres qui se produiront à l'intérieur. Et cette décoration-réclame servira
encore à l'élaboration d'autres gags comme celui du client pris de boisson qu'on
met à la porte mais qui, en regardant vers le haut de l'entrée, suit la flèche et
retourne à l'intérieur.

16
     Ramírez, F. - Rolot, C., Op. cit., p. 6.
17
     Chion, M., Op. cit., pp. 50-51.

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    Le gâchis de l'inauguration du restaurant à cause de l'improvisation, de la
précipitation et du travail mal réalisé a comme introduction l'entrée des pre-
miers clients ; il y a du papier d'emballage sur le tapis de l'entrée que le con-
cierge enlève à toute vitesse en produisant un bruit gênant de froissements.
Nous connaissons l'extraordinaire travail de la bande son dans les films de Tati.
En effet, dans ses films à l'éloignement visuel correspond une insolite proximité
sonore. La conséquence de l'usage du son proche est d'attirer notre attention
sur l'objet ainsi que de nous faire porter sur lui un regard nouveau. En plus,
« de tels gros plans sonores servent à orienter la lecture des plans généraux [...] le
surgissement de la proximité sonore induit dans le plan général un grossisse-
ment immédiat de l'attention [...] il provoque [...] une manière de zoom im-
mobile ».18 Tati a introduit un usage ambivalent des matériaux sonores: les sons
s'émancipent de l'image et jouent avec elle, devenant « image invisible »,19 « un
signe, un substitut du langage ». 20 Extraordinaires décors sonores: bruits de
portes, sonnettes, etc. combinaisons de sons réalistes et de distorsions qui ten-
dent à être signe, substitut de la langue. Dans le film Tati sur les pas de Hulot, il
explique qu'un réalisateur de films comiques se trouve face au choix entre le
comique avec des dialogues de qualité ou le comique à effets visuels où le dialo-
gue viendrait gêner l'action. Tati a choisi évidemment le deuxième type: un
humour burlesque, un langage comique universel dont les effets comiques,
basés sur la réalité, sont développés par un personnage qui subit plutôt les gags
au lieu de les construire ; Hulot est un élément de plus de la figuration agissant
en déclencheur de catastrophes. Chez Tati, les gags sont plutôt le résultat du
hasard et de la maladresse que de la performance (cf. Chaplin). En effet, Tati ne
construit pas ses gags.
    Dans le vestiaire, on est encore en train de passer l'aspirateur. Dans la piste
de danse, un carreau se colle malicieusement au pied du maître d'hôtel, sans
que celui-ci s'en rende compte (l'effet de bruitage de la marche est mis en re-
lief). Ce carreau sera plus tard recollé mais il produira dans un futur – selon le
procédé de reprise des effets comiques cher à Tati (cf. gags de répétition) –
d'autres situations comiques (le maître d'hôtel évitera de passer sur le carreau en

18
   Ramírez, F. - Rolot, C., Op. cit., p. 89.
19
   Dondey, M., Jacques Tati, Paris, Ramsey-Cinéma, 1989.
20
   Chion, M., Op. cit., p. 93.

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faisant toujours un petit détour, mais il se décollera de toutes façons). L'action
de recoller le carreau sert à produire un autre gag visuel: un garçon explique
avec un geste de ses mains l'élaboration d'une recette ; cette action est identique
à celle que fait un autre garçon qui recolle le carreau dans le même plan en
profondeur de champ (cf. gag d'assimilation).
    Dans la cuisine, la pagaille... tous les métiers de la construction s'y trouvent
représentés, électriciens, menuisiers, se serrent contre les garçons qui essayent de
faire leur travail. Les plateaux sont plus larges que la fenêtre qui communique
avec la cuisine, l'architecte prend mesure du plateau qui est d'ailleurs déjà prêt.
    Le concierge se tache la main avec la peinture fraîche lorsqu'il s'appuie sur le
mur afin de pouvoir enlever un clou qu'il avait dans son soulier.
    L'illumination des marches qui sépare les différents secteurs du restaurant ne
fonctionne que sous l'effet d'un coup de pied.
    Dans le bar, la décoration couvre la figure du barman – et l'architecte prend
note de tous ces détails –.
    Un garçon se fait un accroc à son pantalon – ce gag aura une suite: un autre
garçon se fait un accroc à la veste, ce double accident les pousse à une solution,
l'un restera dans la cuisine avec les deux pièces déchirées tandis que l'autre
pourra continuer son travail. Tati utilise parfois l'effet d'accumulation disperse
dans le temps: plus tard, un autre garçon échange son soulier déchiré avec celui
du camarade qui est resté dans la cuisine, et vers la fin du film, un garçon qui a
perdu son nœud papillon dans un plateau va à la cuisine pour prendre celui de
son camarade. Cependant, en général, les effets comiques chez Tati reposent
davantage sur un principe d'inventaire que sur un principe d'accumulation,
c'est-à-dire que l'effet catastrophique général n'est pas le produit d'une accu-
mulation d'incidents comiques. On pourrait penser que Playtime est l'excep-
tion, car le restaurant devient un champ de bataille à cause des dégâts qui se
produisent dans le restaurant ; mais en réalité, ce résultat catastrophique n'est
pas obtenu par le seul fait de l'accumulation comme dans The Party de Blake
Edwards, où Peter Sellers provoque désastre après désastre. Les gags dans Play-
time sont la conséquence d'une masse d'incidents résultat de la mauvaise exécu-
tion du décor, en raison d'une précipitation dans l'action. Hulot n'est pas le
responsable des dommages, car il ne fait que provoquer la chute d'une partie du
décor du plafond du Royal Garden. Les gags de Tati fonctionnent donc de
façon indépendante, et n'appuient pas leur existence sur le précédent. Mais

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malgré tous ces incidents, les clients continuent d'entrer dans le restaurant, il ne
reste dans la cuisine que des assiettes froides, ce qui oblige le maître d'hôtel à
retirer le cuisinier en carton qui était installé à l'entrée et indiquait le menu.
Deux garçons le prennent et l'inclinent pour le transporter – l'effet est d'un
homme malade ou mort, les gens se taisent et s'interrogent dans le silence géné-
ral sur ce qui s'est passé –.
    Le changement de rythme produit par l'arrivée de nouveaux musiciens mar-
que le climax de la fête – cette présence a créé un autre gag qui ironise sur le
racisme: un jeune homme noir portant une casquette et des vêtements assez
sportifs est mis à la porte par le maître d'hôtel à peine arrivé, tout de suite après
il se rend compte de son erreur, et rectifie.
    Ce climax introduit le personnage de Monsieur Hulot. Le concierge l'a ren-
contré dans le Drugstore d'à côté, et l'a invité à l'accompagner. Son arrivée dans
le restaurant est solennelle : avec sa timidité habituelle il se résiste à entrer, le
concierge tire de la poignée de la porte pour la lui ouvrir, lui il tire dans l'autre
sens pour la refermer, et l'effort réalisé dans les deux sens produit l'écroulement
de la porte en verre (les « restes » de ce gag seront utilisés plus tard: il n'y a plus
de glace pour les bouteilles de champagne et on utilisera les morceaux de verre
pour donner le change). Hulot reste quelques secondes immobile, la poignée à
la main, effrayé par les conséquences de l'accident, et les clients continuent
d'entrer ; le concierge, voyant l'effet trompeur, l'imite et fait le mouvement
d'ouvrir et fermer la porte, la poignée à la main. Cet effet sera repris plus tard,
comme nous l'avons vu dans d'autres gags. Le concierge utilisera la poignée
pour les pourboires quand les clients partent. Tati utilise ces éléments humoris-
tiques à plusieurs reprises, il s'agit parfois de gags à répétition, ou bien des gestes
ou des actions qui se reproduisent dans d'autres circonstances ou chez d'autres
personnages (cf carreau de la piste de danse). Un des clients du bar est mis à la
porte plusieurs fois car il est complètement ivre, et tombe continuellement du
tabouret, finalement il sera installé à l'intérieur du tabouret inversé. Hulot se
cogne contre une colonne, et chancelle à cause de l'impact ; l'effet est celui d'un
homme ivre, ce qui fait que le maître d'hôtel le mettra à la porte après avoir fait
la même chose avec l'autre client (gag par interférence des actions). Mais les
gags ne sont pas d'habitude répétitifs. Dans ce film cependant, plusieus garçons
assaisonnent un certain nombre de fois le même plat.

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A. EMMA SOPEÑA BALORDI

    La chaleur est immense dans la salle, l'air conditionné ne fonctionne pas. Les
glaces et les soufflés fondent avant de les servir.
    La grande hécatombe survient dans la salle lorsque Hulot, donnant un coup
de main à un américain qui essaie d'attraper quelque chose du plafond, produit
l'effondrement de celui-ci (gag de malchance ? de maladresse ?). Quelques
clients se trouvent comme dans une enceinte de débris ; ce sera le « club privé »
de l'américain, où seulement quelques-uns auront accès. Les musiciens étant
partis, ce sera la jeune fille américaine qui jouera du piano. Le gâchis est com-
plet. Et Hulot participe heureux de la fête.
    « Contrairement à Playtime, bâti sur un principe d'exclusion et de tri, Trafic,
bâti sur un principe d'acceptation, accueille et brasse tout ».21 Trafic (1971) est
le seul film de Tati où la fête a peu de protagonisme. Nous ne pouvons signaler
que le petit dîner organisé par le mécanicien, et auquel participent les compo-
sants de l'équipe de travail qui devait présenter un camping-car au salon de
l'automobile d'Amsterdam. Il ne s'agit pas en réalité d'une fête, mais plutôt
d'un intermède bucolique qui se produit occasionnellement entre des personnes
qui se sont connues par hasard.
    « Parade est un spectacle, qui se défend de raconter aucune histoire ».22
    Parade (1973) est, par contre, la fête par excellence, la fête du cirque, où
sont présentés une série de prestigieux numéros comiques et musicaux, ainsi
que du jonglage, entre lesquels Tati place lui-même ses numéros d'imitation. Le
décor ne semble pas achevé, puisqu'on voit encore les peintres sur les échafau-
dages, qui jusqu'au dernier moment, rajoutent des touches (cf.Playtime) ; ils
font partie du spectacle, et le côté spontané est un numéro de plus dans l'en-
semble.
    Le public d'ailleurs est invité également à participer (les plans où l'on sur-
prend certains gestes des spectateurs non-acteurs font penser aux plans des em-
bouteillages pris en candid caméra dans Trafic). « Son regard est ainsi celui d'un
sociologue souriant, et sa méthode celle d'un maître qui suggère ». 23

21
   Ibid., p. 26.
22
   Ibid., p. 68.
23
   Ramírez, M. - Rolot, C., Op. cit., p. 7.

354
LES «JOURS DE FÊTE», DE JACQUES TATI

En guise de conclusion
    Existe-t-il une évolution de la fête dans les films de Tati ?
    De la fête du village, à la fête gâchée dans l'hôtel de la plage, et la fête im-
provisée de son et lumière, en passant par la fête du jardin des Arpel, pour arri-
ver au gâchis du Royal Garden... Y a-t-il des éléments dans la construction du
comique qui relient tous ces événements de diversion ? Quelle est leur fonction
diégétique ?
    La fête est réellement le noyau de l'œuvre dans Jour de fête, Playtime et, évi-
demment, dans Parade, trois de ses six longs métrages.
    La première « fête » de Tati est un succès : malgré les quelques difficultés des
préparatifs, tout se passe bien... Les scènes comiques en rapport avec la fête dans
Les vacances de M. Hulot, se produisent, comme dans les deux films suivants
(Mon oncle et Playtime), par la destruction de ce qui devait constituer leur sup-
port matériel (les feux d'artifice dans Les vacances..., le coin-salon dans Mon
oncle, le restaurant dans Playtime). Nous faisons donc des progrès... dans le
premier de ces trois films, les dégâts ne se produisent que dans la baraque où
l'on emmagasine les feux d'artifice, dans le deuxième, le jardin est pratiquement
sinistré, dans le troisième, il ne reste que les murs, et encore !
    Ce sont donc le objets – nous avons vu comment les objets peuvent être
pour Hulot en même temps une arme provocatrice, ou bien le siège de ses
étourderies et de ses maladresses –, les déclencheurs en puissance du comique
dans les séquences qui nous occupent. Des objets qui renferment des pièges, des
objets caricaturalement fonctionnels qui tournent le progrès en dérision, de
objets décora tifs qui lui compliquent la vie... des objets qui opposent deux
mondes: le monde simple de Hulot et l'autre, le monde compliqué où il doit
parfois se débrouiller sans beaucoup de succès, et où il sera encore « le germe
d'un désordre heureux ».24

                     La singularité de Jacques Tati réside enfin dans l'extrême cohérence d'une œuvre
                     unitaire et isolée.Tous ses films reconduisent le même projet esthétique : chercher
                     dans un monde saturé de gens et de signes les rencontres d'objets, de personnes
                     qui donnent un sens comique, mais humaniste à cette agitation. Son regard est
                     ainsi celui d'un sociologue souriant, et sa méthode celle d'un maître qui suggère.

24
     Ibid., p. 81.

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A. EMMA SOPEÑA BALORDI

                    Tati ne pointe pas l'effet, il ne le souligne pas : il déploie un réseau de signes où
                    l'on doit, comme dans un jeu, le chercher. Effacement du personnage, sollicita-
                    tion du spectateur: ces deux mouvements convergent. Tati veut un public intelli-
                    gent. 25

  Este trabajo se encuadra en el Proyecto de Investigaciòn n. PB 95-0985-02,
Ministerio de Educación y Cultura, Dirección General de Enseñanza Superior.

25
     Ibid., p. 7.

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