Les personnages ambigus de la Bible (7/8) : Judas, devenu figure du renégat - Reforme.net
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Publié le 10 juin 2021(Mise à jour le 10/06) Par Antoine Nouis Les personnages ambigus de la Bible (7/8) : Judas, devenu figure du renégat Judas est resté dans la mémoire populaire comme le modèle du traître cupide. Une lecture attentive des évangiles dessine un portrait plus nuancé. Il a été noirci en devenant l’image du juif. Les Évangiles désignent Judas comme celui qui a livré Jésus alors que pour Paul, celui qui a livré Jésus est Dieu, et il l’a fait pour notre salut (Rm 8, 32). Qu’en disent (ou que n’en disent pas) les récits de Matthieu, Marc, Luc et Jean ? Judas est un disciple qui a tout quitté pour se mettre à la suite de Jésus. Dans les Actes des Apôtres, Pierre dit qu’il a eu part au même ministère qu’eux (Ac 1, 17). Il est présenté comme un zélote. Le mot a la même étymologie que les mots zèle, zélé. Judas est un homme particulièrement attaché à sa foi et est prêt à tout pour la défendre. Est-ce à cause de son zèle que, dans l’Évangile de Matthieu, Jésus l’appelle ami (Mt 26, 50) ? Parmi les disciples, il est trésorier, responsabilité qui n’est confiée qu’à une personne de confiance. Ce n’est pas un choix par défaut car il y a dans le groupe des Douze un homme qui s’y connaît en matière de
comptabilité, Matthieu l’ancien péager. Lorsque Jésus dit que l’un d’entre eux va le trahir, chaque disciple se demande si c’est lui. Ils auraient tous pu être le dénonciateur. Si les disciples ne savent pas de qui Jésus parle, c’est que Judas n’est pas le traître sournois et cupide que nous présente la caricature. L’instrument de la volonté divine L’Évangile précise qu’en trahissant Jésus, Judas ne fait qu’accomplir le plan de Dieu : « Le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est écrit de lui » (Mc 14, 21). Judas a été l’instrument d’un destin qui le dépassait. Judas désigne Jésus en l’embrassant, mais quelques heures plus tard, il rend l’argent qu’on lui a donné (Mt 27, 4). Il proclame l’innocence de son maître à l’heure où les disciples sont silencieux, et alors que tout le peuple se prépare à condamner Jésus dans une belle unanimité (Mt 27, 25). De désespoir, il met fin à ses jours. Judas a commis une faute, car c’est toujours une faute de livrer un homme, mais cette faute est à nuancer. Judas n’a pas dénoncé un homme recherché par toutes les polices. Même sans sa trahison, les grands-prêtres auraient fini par mettre la main sur Jésus. Il faut enfin relever que dans le Nouveau Testament, seuls les Évangiles évoquent son nom. Ni Paul, ni Pierre, ni Jean ne parlent de Judas dans leurs épîtres, alors qu’elles abordent toutes la question du mal. « L’image de Judas comme traître a émergé parallèlement à celle du peuple juif comme déicide » Les théologiens ont commencé à s’intéresser à la figure de Judas à partir du Ve siècle pour des raisons qu’on devine à la lecture de cette citation de saint Augustin : « Judas est la figure du peuple juif. » L’image de Judas comme traître a émergé parallèlement à celle du peuple juif comme déicide. Il est devenu le symbole de sa culpabilité. Au Moyen Âge, on justifie les impôts spécifiques qu’on fait payer aux Juifs en disant qu’ils sont une compensation des trente deniers reçus par Judas. Le regard porté sur Judas commence à s’humaniser à partir du XVIIIe siècle et, de nos jours, nous trouvons une sorte d’unanimité, que ce soit dans les romans ou chez les théologiens, pour le réhabiliter. Certains disent que Judas a livré Jésus par déception devant sa non-violence (Oscar Cullmann), pour le forcer à se
dévoiler (Roland de Pury), ou pour le protéger de lui-même (Anthony Burgess). D’autres, plus audacieux, disent que Jésus a choisi Judas pour qu’il le trahisse afin d’accomplir sa vocation messianique (Edmond Fleg, Éric-Emmanuel Schmitt). À lire ce que la tradition a fait de Judas, on voit la justesse de ce que Jésus a dit à son sujet : « Quel malheur pour cet homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux vaudrait pour cet homme ne pas être né » (Mc 14, 21). Paul accueilli par… un autre Judas Saül de Tarse est pharisien, il persécute l’Église. Sur le chemin de Damas, il perçoit une grande lumière, tombe à terre et entend une voix qui lui dit : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Quand il se relève, il est aveugle. Conduit à Damas, il est accueilli dans la maison d’un dénommé… Judas. Trois jours plus tard, un disciple du nom d’Ananias reçoit une parole de Dieu : « Lève-toi, va dans la rue appelée droite, et cherche, dans la maison de Judas, un nommé Saül de Tarse » (Ac 9, 11). Ananias va chez Judas, prie pour Paul qui recouvre la vue. Paul se lève, il est baptisé. C’est grâce à l’hospitalité d’un autre Judas que Paul va devenir l’immense théologien qui a ouvert les portes de l’Église pour que l’Évangile se répande au-delà des frontières du judaïsme. L’homonymie est troublante. Le Judas de l’Évangile a conduit Jésus à la croix, et la croix est le signe de l’ouverture de l’Évangile sur le monde entier. Le Judas des Actes des Apôtres a accueilli Saül et l’a conduit à devenir Paul, l’apôtre qui a porté l’Évangile dans tout l’Empire romain. Retrouvez les épisodes précédents de cette série : Les personnages ambigus de la Bible (1/8) : Loth et la vengeance de ses filles mal aimées Les personnages ambigus de la Bible (2/8) : parfois Jacob, parfois Israël
Les personnages ambigus de la Bible (3/8) : Samson, tout dans les muscles, rien dans la tête Les personnages ambigus de la Bible (4/8) : Saül ou les dérives d’un roi Les personnages ambigus de la Bible (5/8) : David, un roi pécheur et pardonné Les personnages ambigus de la Bible (6/8) : Pilate, le confort avant la justice Publié le 1 avril 2021(Mise à jour le 1/04) Par Sophie Esposito Essai : Judas, déconstruire un
mythe Dans Judas Superstar, l’auteur et chercheur Christophe Stener étudie les représentations de l’apôtre au cinéma. Après Jésus, Judas est le personnage le plus important des Évangiles, d’après Karl Barth. Son nom concentre la haine de l’autre, la haine de soi, la haine des juifs. À travers l’étude de 77 films (de 1965 à 2020), certains très célèbres comme La Passion du Christ ou La Dernière Tentation du Christ, d’autres méconnus, l’enseignant Christophe Stener poursuit un travail de déconstruction du mythe de Judas dans les arts. Judas, archi-méchant ou héros tragique au cinéma Controversé, l’apôtre peut être dépeint comme un archi-méchant, un héros tragique, une victime, voire être sanctifié. La manière de représenter Judas à l’écran renseigne sur l’approche théologique des réalisateurs et des producteurs, selon l’auteur. Il analyse pour chaque film son respect des Écritures et l’œcuménisme ou l’antisémitisme de son message. Un ouvrage riche et passionnant. Christophe Stener, Judas Superstar, BoD, 2021, 600 p., 35 €. Et le premier opus de Christophe Stener Judas Superstar traitait des films de 1897 à 1964.
© BoD Publié le 27 juin 2018(Mise à jour le 27/06) Par Antoine Nouis Lecture : “Judas, le coupable idéal”, victime de la culpabilité
des apôtres ? La théologienne Anne Soupa propose une hypothèse stimulante en relisant le suicide de Judas à partir de la clef de lecture du bouc émissaire de la fête de Kippour. Son nom évoque la fourberie et la félonie. Judas est devenu l’incarnation du traître, à l’image d’un peuple déicide dont il porte le nom. Comme il faut toujours interroger ses préjugés, il est bon, avec Anne Soupa, de reprendre le dossier d’accusation à partir de la réalité biblique. Seuls les évangiles dans le Nouveau Testament en parlent. Ils le décrivent comme celui qui a livré Jésus. Le vocabulaire est intéressant, car dans les épîtres de Paul, celui qui a livré Jésus, c’est Dieu, et il l’a fait pour notre salut. Les évangiles chargent de plus en plus la figure de Judas selon leur ordre d’écriture : « Devant ces éléments hétérogènes, devant cette mort racontée deux fois, et pour des causes différentes, qui croire ? Paul qui en dit rien ? Marc qui en dit très peu ? Matthieu qui insère des informations de type à la fois littéraire et scripturaire ? Luc, qui absout Judas au motif qu’il est possédé, mais qui moralise sa mort ? Ou Jean qui diabolise sans états d’âme, mais dont nous verrons que son Jésus va peut-être absoudre Judas ? » Ce qu’on sait de Judas Judas faisait partie du groupe des Douze. Pendant trois ans, il a partagé le ministère de Jésus. Il a suivi son maître jusqu’à son dernier repas au cours duquel Jésus annonce qu’il va être livré. Non seulement ce dernier ne dissuade pas Judas, mais il lui donne le pain de la communion et, dans le dernier évangile, il lui lave les pieds. Judas désigne Jésus en l’embrassant, mais quelques heures plus tard, il rend l’argent qu’on lui a donné en proclamant l’innocence de son maître (Mt 27,4) à l’heure où les disciples sont silencieux et alors que tout le peuple se prépare à condamner Jésus dans une belle unanimité (Mt 27,25). De désespoir il met fin à ses jours. Cette histoire est tragique. À la différence de Pierre qui a renié son maître, Judas n’a pas su entrer dans le repentir en restant enfermé dans un remords mortifère.
Une fois évoqué ce qu’on sait de la vie de Judas, l’auteure en vient à l’interprétation de sa mort. Son livre avance une thèse intrigante lorsqu’elle la relit à la lumière de la fête de Kippour. La cérémonie est organisée autour de deux boucs identiques. L’un est tué comme sacrifice d’expiation et le second est envoyé au désert pour y emporter les péchés. L’épître aux Hébreux analyse la mort du Christ à partir de l’animal sacrifié et Anne Soupa repère en Judas une figure de l’animal envoyé au désert. Il a les traits du bouc émissaire dépeint par l’anthropologue René Girard, dont la mise à mort assure la réconciliation de la communauté. Dans l’Histoire, Judas a été un exutoire pour éluder nos complaisances avec le mal. Cette clef de lecture permet de comprendre pourquoi il est devenu la figure du juif dans l’antijudaïsme chrétien. Cette lecture est stimulante en ce qu’elle renouvelle notre regard, et qu’elle nous conduit à regarder en face notre relation au mal. À lire Judas, le coupable idéal Anne Soupa, éditions Albin Michel, 2018, 234 p., 15 €. La part d’ombre qui est en chaque être humain Une enquête sur Judas laisse apparaître un personnage plus complexe que ce qu’en dit la tradition. Questions à Anne Soupa, ancienne rédactrice en chef de la revue Biblia, cofondatrice de la conférence des baptisé-e-s. Vous avez déjà écrit un livre sur le diable, maintenant vous creusez le personnage de Judas. Pourquoi êtes-vous attirée par le ténébreux ? Mon travail sur le diable est déjà ancien (1994). Il y a un saut qualitatif entre le
diable qui est une figure spirituelle et Judas, personnage de chair et d’os, que l’on a diabolisé. Pourquoi se met-on à diaboliser quelqu’un ? La question est fascinante. Au cours de ce travail, j’ai aussi approfondi cette vérité que Judas, c’est tout le monde. Judas n’est pas que M. ou Mme Juif ; il est M. et Mme Martin, Smith ou Lopez. Pour aller au bout de la suggestion faite par l’évangéliste Marc, Judas est la part d’ombre de chacun. Vous soulignez que Judas a participé au dernier repas de Jésus. Quelles conséquences pouvons-nous en tirer ? Le constat majeur de cet épisode est que Jésus n’exclut personne, même la « brebis galeuse » qui fait partie du premier cercle. Piètre stratège qui va ruiner sa cause ! diront les philosophes païens de l’Antiquité. De fait, Jésus garde avec lui quelqu’un qui va lui refuser sa foi, se « défier » de lui et le livrer à une institution qui veut sa mort. Ce faisant, Jésus n’interdit-il pas à ses disciples toute tentation totalitaire ? Dans la petite cohorte de ceux qui le suivent, tout le monde ne se range pas derrière la même bannière, fût-elle celle du Bien. Ce dernier reste toujours second devant la liberté d’un être humain. Cet épisode offre une paradoxale apologie de la liberté humaine. Et Jésus s’incline… Il creuse l’identité humaine jusqu’à son émergence, et cela passe parfois par le « non ». Quelle leçon ! Vous affirmez que Judas n’a pas trahi Jésus, mais qu’il l’a livré. Quelle est la différence ? Le verbe grec qui qualifie le geste de Judas, paradidonaï, signifie « livrer », « remettre ». Le mot « traître » n’apparaît qu’une seule fois chez Luc. Pourtant, la plupart des bibles traduisent par « trahir » ou, comme la Segond de 2002, utilisent le mot dans leurs titres de paragraphes. La différence est importante. « Trahir », c’est faillir à sa parole, abandonner un ami, et même le mener à l’ennemi ; la traîtrise est le mal absolu, surtout dans les sociétés anciennes. Le mot inclut une réprobation sans partage, même un jugement, tandis que « livrer » est plus technique : on livre un colis ou une opinion. La Bible, d’ailleurs, parle de livrer dans un sens théologique : Paul dit que Dieu a livré son Fils ; Jésus dit qu’il doit être livré aux humains. Du coup, Judas change de camp : il devient « l’instrument du salut ».
Votre analyse sur la notion de bouc émissaire est originale. Comment en êtes-vous arrivée à cette lecture ? Après d’autres observateurs, j’ai constaté que Paul, le premier à écrire, ignore Judas ; que Marc, le plus ancien des évangélistes, se contente de pointer sa connivence avec le Temple. Qu’ensuite Matthieu et Luc vont raconter sa mort, par suicide ou par un accident qui semble une vengeance de la providence. Enfin que Jean va le traiter de diable. Pourquoi ces amplifications tardives ? Pourquoi faut-il charger Judas, et que veut- on masquer ? J’ai enquêté du côté des traditions juives du bouc envoyé au désert, au jour des Expiations, et j’en ai déduit que Judas pouvait porter la culpabilité collective des Douze qui ont abandonné Jésus au moment de sa mort. Une enquête passionnante, mais qui ne se laisse pas résumer. Propos recueillis par Antoine Nouis Un coupable trop parfait Juchés sur son auréole noire, nous avons pu vérifier combien Judas était un coupable parfait. Parfait par la vilenie de son crime : comploter l’arrestation d’un ami qui ne lui a causé aucun tort et qu’il mène à la mort. Parfait parce qu’il a osé tenter Jésus d’au moins trois manières. Parfait par l’ampleur de son remords qui avoue son crime impardonnable. Parfait par la punition qu’il s’inflige, maximale, irréversible, qu’il estime à la hauteur de son crime. Parfait parce qu’il met fin, de par sa seule volonté, à la vie que Dieu lui a donnée, désespérant ainsi de la bonté divine. Parfait, Judas l’est enfin parce qu’en poussant Jésus vers son Heure il se révèle, consciemment ou pas, l’instrument du salut. Mais après avoir instruit ces nombreux chefs d’accusation, nous avons levé le coin du voile et supputé que Judas était un coupable trop parfait. Trop parfait parce que son crime profite à trop de gens : aux Douze, aux premières communautés, aux évangélistes, au peuple d’Israël, aux rois et aux dictateurs, à ceux qui convoitent le champ ou l’agnelle du voisin, à ceux qui haïssent les Juifs, les gens d’argent, et même les roux… (extrait, p.207)
Publié le 16 avril 2017(Mise à jour le 20/04) Par Martine Lecoq Judas, du traî t re au plus fervent disciple Quelques représentations de Judas en peinture puis deux films, l’un de Martin Scorsese, l’autre de Rabah Ameur-Zaïmeche, revisitent radicalement le thème de la trahison et installent une sorte de divergence théologique. Les représentations de Judas Iscariote en peinture sont anciennes et nombreuses. Mais qu’elles se situent à l’époque médiévale, à la Renaissance ou à l’ère baroque, elles convergent théologiquement. Judas y est toujours considéré comme « le » traître. La divergence consiste plutôt dans le choix des moments qui mettent en scène cette trahison. Un des sujets traités en priorité est le baiser. Judas, dans trois évangiles, embrasse Jésus pour le désigner aux gardes qui viennent l’arrêter. Ce choc visuel ne peut laisser un artiste indifférent. La fresque de Giotto peinte autour de 1305 pour l’église de l’Arena à Padoue commémore cette scène. Judas semble y envelopper, y kidnapper Jésus de son manteau. Ce mouvement captatif surprend. Judas voulait-il être le préféré du
Christ ? Le voulait-il pour lui tout seul ? Le regard du Christ ne fuit pas. Nulle douceur, nulle dureté non plus. Une distance minimale (leurs visages se touchent presque), d’un millimètre à peine. Mais ce millimètre suffit à rendre le Christ inaccessible. De sorte qu’il y a déjà quelque chose de désespéré dans l’étreinte de Judas. Giotto nous questionne sur cet acte d’embrasser qui l’on trahit, énorme quand on y songe ! Mais il se peut qu’il s’agisse d’un baiser d’adieu dans lequel se révèle la déception d’une intimité espérée et manquée. Le Judas du Caravage Le même baiser selon Caravage, dans L’Arrestation du Christ en 1598, trois siècles après, décrit tout le contraire. L’incommunication, ici, est au comble. Judas ne voit plus que son but. Son regard lancé en ligne droite dépasse Jésus devenu quantité négligeable. Il y a du fanatisme dans sa résolution. Un fanatisme d’incrédulité. Mais cette incrédulité nouvelle est si violente qu’on peut imaginer combien sa foi en Christ, elle aussi, l’a été. Sinon, pourquoi ne le quitte-t-il pas simplement ? Non, il veut le tuer. Dans le Judas du Caravage, le retournement est si complet qu’il lui montre désormais Jésus comme une bête nuisible. Ce dernier, d’une grande douceur, esquive comme il peut ce baiser haïssable. Sa lucidité est totale mais sa douleur est grande, elle fait frémir. La Passion à proprement parler commence pour lui dans ce baiser meurtrier. L’autre endroit de prédilection où Judas apparaît en peinture est la cène. On le reconnaît dans le geste de porter sa main au plat de nourriture ou au pain, illustrant une prophétie du Psaume 41. Autre élément récurrent : la bourse d’argent qu’il tient, visible seulement pour le spectateur extérieur. Ces éléments, la main qui veut saisir et la bourse cachée, sont présents dans la cène de Léonard de Vinci, peinte à la fin du XVe siècle pour l’église Santa Maria delle Grazie de Milan. Là où le peintre innove, s’écarte du symbolisme habituel, c’est lorsqu’il refuse de le représenter de dos, comme on faisait alors, ou à l’écart. Pour Vinci, Judas est vraiment l’un des Douze. Il est impossible de lui ôter ce titre. Il fait partie de la famille d’adoption du Christ, du cercle des intimes. Il y aurait mille cènes à citer, mais faisons un bond jusqu’à celle de Salvator Dali en 1955, car c’est celle de Vinci qui l’inspire. Sa beauté consiste dans sa distribution dans l’espace, un dodécaèdre translucide comme une église de verre. Mais elle met aussi fin à la légende noire de Judas car, ici, les disciples sont tous
égaux entre eux. Le bouleversement de leur cœur les unit intérieurement et indistinctement. On ne reconnaît plus Judas comme traître, mais on n’essaie pas non plus de soutenir qu’il n’en est pas un. Cela n’a en réalité aucune importance. La polémique est absorbée par la prière. Quoique moins traité, le suicide de Judas (seulement mentionné dans Matthieu) a fait parfois l’objet de représentations, mais rarement au-delà du XVe siècle. À partir de l’ère humaniste, on s’attache moins au châtiment du « traître ». Ainsi Rembrandt, en 1629, préfère rendre en peinture son remords, dans Judas rapportant trente deniers. Quand le cinéma prend le relais, il demeure dans la même foulée conformiste que la peinture ancienne. Il s’agit de films sur le Christ, et Judas ne s’y différencie pas de sa trahison. Il n’existe pas en dehors d’elle. C’est seulement très récemment, dans les trente dernières années, que le regard change à son propos. Une des raisons majeures de ce changement est le rejet de l’antisémitisme caricatural qui a été accroché à lui. La figure de Judas (proche de « judaïsme ») s’est vue, au long des siècles chrétiens, assimilée à l’entité abstraite d’un peuple juif tueur du Messie. Mais après la Shoah, ce point de vue ne peut plus se maintenir. Judas recommence alors à vivre comme une personne à part entière. Il s’exprime librement. Le film phare qui lui donne une place d’honneur est celui de Martin Scorsese, La Dernière tentation du Christ, en 1988. Si Judas a voulu être le préféré, ici, il l’est ! L’ instrument de Dieu Le film, dans son esprit, s’apparente plutôt à l’évangile de Jean. On sait que, dans cet évangile, Judas est inconsciemment missionné par Dieu pour trahir. Il est l’instrument aveugle par lequel l’œuvre ultime du Christ doit s’accomplir : la crucifixion, la mort et la résurrection. Pour Jean, Jésus ne peut subir ce qu’il n’a pas d’abord voulu. Mais si Scorsese adopte ce point de vue, il le dépasse en rejoignant un autre évangile : « l’évangile de Judas ». Cet apocryphe reprend lui aussi l’idée d’un « plan divin » à la différence que, cette fois, Judas en est l’instrument volontaire. Il accepte en toute conscience le rôle que Jésus lui confie, ici dans un vrai dialogue. Et il faut que sa foi soit bien puissante pour se laisser enfermer dans la peau du traître qu’il n’est pas, prendre sur lui la malédiction des générations à venir ! Dans le film, c’est Judas encore qui remet le Christ sur la
voie quand ce dernier s’égare vers la tentation d’une vie ordinaire et paisible. Ici, le disciple n’est pas loin de se transformer, de manière troublante, en jumeau, en double obscur. Dans le film, Histoire de Judas, du réalisateur franco-algérien Rabah Ameur- Zaïmeche, sorti en 2015, la trahison n’est plus à interpréter de manière favorable ou défavorable. Elle n’existe tout simplement pas ; c’est un épisode inventé. L’auteur qui suit l’évangile johannique retient le lavement de pieds à la place de la cène, et la phrase de Jésus à Judas : « Ce que tu as à faire, fais-le vite » n’entretient plus aucun rapport avec la trahison. L’auteur du film, agnostique de famille musulmane, fasciné par Jésus, rend à ce dernier toute la fraîcheur désaltérante qui manque au désert. Il en fait une oasis humaine, et Judas sert de bouclier à ce « fort » si fragile. Interprété (par le réalisateur lui-même) comme l’incarnation du plus fervent disciple, un accident fortuit l’éloigne de la croix au moment de l’exécution. Pourtant, la trahison existe dans le film, mais non plus où on la trouve habituellement. Elle se tient pour le cinéaste dans ceux qui, saisissant les paroles du Christ sur les chemins, vont déformer cet oral charnel, si ludique, en dogme écrit et figé.
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