Éloge de la vengeance - Suzanne Robert Liberté - Érudit

 
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Liberté

Éloge de la vengeance
Suzanne Robert

Volume 41, numéro 4 (244), août 1999

Pardonner?

URI : https://id.erudit.org/iderudit/32567ac

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Éditeur(s)
Collectif Liberté

ISSN
0024-2020 (imprimé)
1923-0915 (numérique)

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Citer cet article
Robert, S. (1999). Éloge de la vengeance. Liberté, 41(4), 7–24.

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SUZANNE ROBERT
ÉLOGE DE LA VENGEANCE

    La vengeance est encore la forme la plus sûre de la justice.

                                               Henry Becque

     Dans la plupart des communautés primitives, la
notion de pardon n'existait pas. La résolution des conflits
empruntait des formes extrêmement variées et les atti-
tudes des peuples face à des actes antisociaux donnaient
lieu à tout un éventail de réactions, allant de l'accom-
modement pacifique à la vengeance longuement mûrie.
La justice gouvernementale des colonisateurs, par le biais
de ses normes, de ses lois uniformes et de son système
pénal rigide, a nivelé et, de ce fait, éliminé les différences
culturelles. Les grandes religions dites « révélées »,
pivots justificateurs de la colonisation, ont achevé le
processus d'uniformisation ; les officiants succédant aux
officiers, les prêtres venant à la suite des armées, l'impo-
sition de la foi faisant partie de l'imposition, par la force,
de l'idéologie des conquérants, ces religions dominantes
ont joué un rôle de rouleau compresseur des reliefs
cosmologiques et sociaux de l'humanité. En effet, le
christianisme a contribué à anéantir la variabilité
culturelle en forçant l'acceptation par les évangélisés de
concepts qui non seulement leur étaient totalement
étrangers, mais qui de plus — et c'est là le point crucial —
venaient modifier en profondeur la structure même de
leur culture. La « miséricorde », le « pardon », la « faute »
dont il faut se racheter, le « péché » pour lequel on peut
8

être pardonné en ayant le ferme propos et en faisant péni-
tence : toutes ces nouvelles notions bouleversaient la
vision du monde des futurs « convertis ». De plus, la no-
tion d'un « dieu unique qui absout » paraissait des plus
saugrenues puisque, chez la plupart de ces peuples, les
divinités n'avaient aucun rôle à jouer dans les conflits ;
seule la sorcellerie servait parfois la cause des offensés en
leur fournissant l'aide d'esprits vengeurs. L'islamisme a
également délavé les pigments des cosmogonies indi-
gènes dans lesquelles les cinq fondements de la pratique
religieuse musulmane, soit la profession de foi, la prière,
le jeûne, la dîme et le pèlerinage à la Mecque, étaient pa-
rachutés au cœur de croyances ancestrales, formant
d'abord avec elles un métissage des plus farfelus, puis les
phagocytant peu à peu jusqu'à l'élimination. Pour
n'avoir pas su résister à la tentation de se croire uniques
détenteurs de vérités absolues, les colonialismes et leurs
religions ont irrémédiablement anéanti de vastes pans de
créativité et d'intégralité culturelles.

La justice relative
    À la fin du XIXe siècle, époque où l'affaire Dreyfus
mobilise la France sur le plan moral et pénal, où Louis
Riel est pendu, où Jack l'Eventreur assassine des femmes
dans les rues de Londres, où l'on crée la Cour Suprême
au Canada, laquelle constitue le plus haut tribunal
d'appel en matières civiles et criminelles, l'ethnologue
Franz Boas ' constate que les Esquimaux du Centre
(actuellement le Nunavut) ont une façon toute parti-
culière de se comporter face aux auteurs d'actes criminels :
après son crime, le meurtrier rend visite à la famille de sa
victime puis, bien qu'il sache pertinemment que tout
membre de celle-ci a le droit de le tuer, il s'installe parmi
elle. On l'accueille avec hospitalité. Il vit là en toute quié-

1. The Central Eskimo, Lincoln, University of Nebraska Press, 1967,261 p.
tude durant des semaines, voire des mois, jusqu'au jour
où, soudain, il est convié à un match de lutte l'opposant à
un proche de sa victime ; s'il perd, il est tué ; s'il remporte
la victoire, il a le droit de tuer quelqu'un du groupe
opposé. Ou bien, sans qu'il s'y attende, on l'invite à la
chasse et, pendant qu'elle se déroule, les chasseurs l'as-
sassinent... ou ne l'assassinent pas...
     Vers 1930, les Iatmul de Nouvelle-Guinée 2 résol-
vaient les questions de vengeance par une série de dons
qui allaient du coupable à la victime ou à ses proches,
puis de la victime ou de ses proches au coupable. Par
exemple : si A offense B, B réclame compensation ; celle-
ci se fera sous forme d'un don de porcs, de coquillages
précieux ou de noix d'arec (fruit de l'aréquier). Pour
montrer qu'il accepte cette compensation, B montera sur
le dos du porc, ou mettra une branche d'aréquier sur son
épaule, ou permettra à A de lui couper les cheveux, de lui
enduire le visage d'huile ou de le couvrir d'ornements
(plumes, coquillages, etc.). Pour dégager complètement
A de l'offense qu'il a faite à B, B lui offrira à son tour des
présents. La pratique s'appliquait même aux cas de
meurtre; à la fin de tout le rituel de dons, le clan de la
victime offrait au criminel un tambointsha, sorte d'orne-
ment de plumes que le coupable affichait sur sa lance en
signe d'«homicide réussi», c'est-à-dire d'homicide dont
le rituel avait été entièrement accompli.
     Alors qu'en 1914 éclate la Première Guerre mondiale
en Europe, l'ethnologue A.R. Radcliffe-Brown3 se rend
aux îles Andaman, archipel situé entre la Birmanie et la
pointe ouest de Sumatra. Pacifiques et d'une conscience
sociale très développée, les habitants de ces îles con-
naissent peu d'actes répréhensibles et, de toute façon, n'im-
posent aucune sanction, dans aucun cas. Chacun a la
2. Gregory Bateson, Naven, Stanford, Stanford University Press, 1967,
341p.
3. 77K Andaman Islanders, New York, The Free Press, 1967,512 p.
10

liberté de se venger ou non d'une injure. Toutefois, la
pire punition qu'encourt un coupable consistant en la
perte de l'estime d'autrui, les actes de vengeance s'avè-
rent inutiles puisqu'ils sont moins punitifs que le mépris
généralisé. Si par malheur, malgré l'intervention de
personnes influentes dans la communauté (des per-
sonnes âgées, la plupart du temps), un crime survient
(meurtre, blessures, vols, etc.), le criminel doit quitter la
communauté et s'enfuir dans la jungle. La rancune étant
de courte durée chez les habitants des îles Andaman, le
meurtrier peut revenir sans crainte après quelques mois
passés loin du groupe. On ne connaît pas, ici, de punition
contre le crime.
    En 1938, sur une île au nord du Timor, à l'est de Java,
dans les Indes hollandaises vivait le peuple d'Alor au
moment où Cora Dubois en fit la description ethno-
graphique4. Elle raconte que, jusque vers 1918 — un an
après la parution de l'Introduction à la psychanalyse de
Sigmund Freud, récit dans lequel le célèbre médecin
plonge dans les subtiles complexités psycho-patholo-
giques du cerveau humain — la vengeance pour meurtre
passait par l'achat de têtes ! Chaque personne composant
la population était définie à la fois par ses clans maternel
et paternel de sorte que, si elle commettait un acte
reprehensible, un nombre considérable de gens s'en trou-
vaient concernés, soit les deux clans du coupable et
les deux clans de la victime. Il était d'usage, lorsqu'un
meurtre était commis, que le meurtrier décapitât sa victime ;
la vengeance des clans du décapité consistait à remplacer
par une tête ennemie celle perdue par leur parent
assassiné. Les clans ne se chargeaient pas eux-mêmes de
trouver une tête (n'importe quelle tête humaine des clans
opposés faisait l'affaire) ; de façon générale, un ami

4. 77ie People of Alor, New York, The Academy Library & Harper Torch-
books, 1961, vol. I et II, 654 p.
11

offrait d'exécuter la vengeance, mais les clans de la
victime s'engageaient à acheter la tête rapportée par
l'ami. Cet ami et cinq autres personnes conviées à la
coupe de la tête formaient un groupe de « vendeurs »,
lequel venait offrir la tête contre rémunération à un groupe
d'« acheteurs » constitué par six des personnes les plus
influentes dans les clans de la victime. Commençait alors
tout un processus de marchandage, de cérémonies et de
danses qui se terminaient par un repas scellant la vente. Le
but ultime de cet achat de tête consistait à calmer le défunt
afin qu'il ne vienne hanter les vivants. Quant à la tête
ennemie, pour éviter que son esprit ne tourmente les clans
de la victime, elle était emballée dans une feuille de
cocotier, puis frappée à tour de rôle par les membres du
clan pour en chasser l'esprit, lequel finissait par mourir.
Mais qu'advenait-il lorsque quelqu'un, pour une raison
quelconque, se trouvait dans l'impossibihté de décapiter la
personne qu'il venait de tuer?

         Si un ennemi tue un homme mais n'a pas l'occasion de
    lui couper la tête, les gens du village natal de la victime
    décapitent celle-ci, puis déposent la tête dans un panier
    rempli de cendre qu'ils suspendent dans un bosquet de
    bambous ou déposent sur une plate-forme. Toutefois, avant
    d'y placer la tête, six acheteurs potentiels lancent des flèches
    dans la tête de leur parent assassiné afin d'aider son âme à
    s'envoler à la recherche de six vendeurs, c'est-à-dire de six
    vengeurs. On apporte régulièrement de la nourriture à la
    tête et, à chaque fois qu'elle hume le parfum des aliments,
    elle pleure, dit-on, ce qui rassure la famille sur le fait que la
    tête est toujours là et qu'elle n'a pas été volée par un ennemi
    pour être revendue5.

    Chez les Esquimaux Netsilik, à Pelly Bay dans
l'actuel Nunavut, il existait trois modes « positifs » de
5. Cora Dutxjis, op. cit., p. 130 (trad, de S. Robert).
12

résolution des conflits6. Le premier consistait en un
combat à coups de poings entre belligérants devant des
spectateurs ; le second, intitulé « duel de tambours », se
déroulait comme suit : chacun des opposants composait
un long chant dans le but de dénigrer l'autre; quelque
temps plus tard, la foule était invitée à venir entendre ces
chants interprétés par la femme de chacun des opposants
(ou une femme quelconque de sa famille) qui, tout en
chantant, battait la mesure sur un tambour; la foule,
agissant comme arbitre, prenait alors parti pour l'un ou
l'autre des opposants. Ce mode de résolution impliquant
une longue préparation, un effort de création ainsi
qu'une série d'actes contrôlés, désamorçait le conflit. Le
dernier mode de règlement consistait en «exécutions
approuvées » ; quand un individu devenait dangereux, la
communauté prenait la décision, en dernier recours, de
recommander son exécution. La décision finale apparte-
nait à la famille et il revenait à un proche d'y donner
suite, ce qui était considéré comme un devoir à l'égard de
tout le groupe. Par ailleurs, il faut souligner que, en ce
qui concerne les cas de meurtre, tous les assassinats
étaient systématiquement prémédités et longuement
mûris. Face à un meurtre, la communauté semblait
réagir de façon étrangement calme, voire indifférente,
sans doute parce que la vengeance s'effectuait toujours
secrètement, par voie surnaturelle. Les esprits vengeurs
appelés par la famille pouvaient agir à des années d'écart
et de diverses façons : noyade, famine, maladie, etc.
Quant au meurtrier, il fuyait la communauté dès après
son crime pour une période de temps plus ou moins
longue, espérant que la famille de la victime oublierait
peu à peu son geste. Il existait même, au nord de la
péninsule de Boothia (au Nunavut), un campement où se

6. Asen Balikci, 77je Netsilik Eskimo, New York, Garden City, The Natural
History Press, 1970,264 p.
13

réfugiaient nombre de meutriers en attendant que les
années apaisent la tension dans le village de leur victime.

La justice officielle
    Le duo offense / réaction à l'offense varie selon les cul-
tures, mais également selon les époques.
    Bien que les premières tentatives occidentales de nor-
malisation dans ce domaine soient survenues chez
les Égyptiens et chez les Grecs, la plupart des sociétés,
jusqu'au Moyen Âge, accordaient aux méfaits une origine
surnaturelle, ou alors des causes Uées à la subsistance ou à
la territorialité. Ce n'est qu'au XIIe siècle que s'installe le
pouvoir justicier des juges, validé par l'autorité royale,
laquelle s'inspire des modèles développés par l'Eglise où
les prêtres sont les arbitres du bien et du mal et les
prescripteurs de règles morales dont la transgression
constitue le péché, ce dernier s'intégrant aux objectifs des
pouvoirs religieux et royaux.
    Au XIIIe siècle la papauté crée l'Inquisition, or-
ganisme judiciaire existant encore de nos jours 7 , à
l'époque officiellement dévolue à la lutte contre l'hérésie.
En réalité, ce tribunal n'applique qu'un critère de culpa-
bilité : la marginalité. Juifs, Turcs, fous, protestants,
vagabonds, homosexuels, femmes soupçonnées de sor-
cellerie : tous les marginaux offrent des cibles idéales
pour prétexter de la victoire du bien sur le mal, c'est-à-
dire de la victoire de la justice. De fait, l'Inquisition sert le
pouvoir royal en éliminant ses ennemis potentiels ; rien
n'est laissé au hasard dans cette élimination, ni l'identité
sociale ou religieuse des « coupables », ni le sadisme avec
lequel on les rend inoffensifs.

7. Devenue la Congrégation du Saint-Office en 1908, laquelle fut
chargée d'établir l'Index, l'Inquisition perdure encore sous le nom de
Congrégation pour la doctrine de la foi, depuis 1965.
14

    Aux XIVe et XVe siècles s'engage une lutte entre la
noblesse et la paysannerie, lutte à laquelle, dans toute sa
malléabilité, la justice s'intégrera pour servir les puis-
sants : la « malhonnêteté » se définit alors relativement au
statut social et non pas aux dommages causés. Les siècles
suivants perfectionneront les techniques de punition des
malfaiteurs en y ajoutant les asiles, les galères et le bagne
jusqu'à ce que, au XVIIIe siècle, après avoir été considéré
successivement au cours des temps comme l'ennemi de
la victime et de sa famille, puis comme l'ennemi du roi, le
« coupable » acquière le statut d'ennemi de toute la
société, grâce à la bourgeoisie. En effet, l'émancipation
de la bourgeoisie lui permet d'édicter de nouvelles
normes arbitraires taillées à sa mesure pour mieux
assurer ses prérogatives; elle fera punir à volonté,
évitant l'établissement d'une relation claire et précise
entre crime et châtiment. Vers la fin de ce siècle toutefois,
les normes resserrent leur cadre, codifient et prescrivent,
développent leur « logique » et bannissent l'aléatoire. La
justice évoluerait-elle enfin? Chercherait-elle désormais
son chemin vers l'équité ? Hélas non ! On accroît les pièges
légaux qui sèment le chemin des pauvres et on agrandit les
brèches par où le bourgeois peut se soustraire aux législa-
tions: par exemple, un banquier, un industriel, un
commerçant, un juriste, un médecin, etc., ne peuvent être
emprisonnés... Même la Révolution française de 1789 n'y
changera rien, les cours européennes officielles étant
pour la plupart autonomes.
    Au XIXe siècle, le corps du détenu, jadis objet de
spectacle grâce à la torture, ainsi que son âme, jadis impie
et errante, deviennent objets d'étude, car le « criminel »,
désormais considéré comme un malade, constitue un être
biologiquement différent des autres membres de son
espèce et psychologiquement dégénéré. La psychiatrie
médicolégale était née !
15

    Au XXe siècle qui s'achève, le « criminel » devient un
mésadapté social sur lequel se penchent les sociologues.
Quant aux criminologues, ils en feront un délinquant à
réadapter, tout en le soustrayant aux aléas juridiques qui
mènent inévitablement à la prison ; ils se lanceront dans
des efforts de prévention et des programmes de « déju-
diciarisation » voués à l'échec. Le criminologue Jacques
Laplante rappelle que :

         Le phénomène de la délinquance a été perçu comme une
    « différence » ; or, on a oublié que cette notion se crée à partir
    de l'édification d'une norme (il y a ceux qui se conforment à
    la norme et ceux qui s'en écartent), d'un contrôle social, puis
    d'une loi; la norme précède la déviance comme la loi pénale
    précède le crime et, n'étant que symbolique, elle a besoin des
    appareils de contrôle social pour son application 8 .

    Avec une audace admirable, Laplante suggère que
l'on applique la prévention non pas au futur prévenu,
mais bien à la norme elle-même :

         La problématique de la prévention ne devrait donc pas
    porter sur le comportement qui, lui, n'est pas créé, bien en-
    tendu, mais bien sur ce qui le précède, à savoir l'institution
    de la norme et ses applications par les appareils de contrôle 9.

     Les sociétés occidentales modernes ont poursuivi
l'institutionnalisation du pardon et de la vengeance, indi-
viduels et collectifs, par la voie du droit pénal et du droit
criminel. Le modèle retenu par l'Occident a donc con-
sisté à déléguer à des tiers, sans lien avec la « victime » et
le « coupable » désignés, le pouvoir d'absoudre ou de

8. Crime et traitement. Introduction critique à la criminologie, Montréal,
Boréal Express, 1985, p. 204.
9. Ibid., p. 204-205.
16

condamner. Les codes civil et criminel, les cours de di-
verses instances, les ministères de la justice, les avocats et
les juges sanctionnent les actes, étiquettent les acteurs et
décident du sort des parties. La rectitude politique com-
mande de bannir la vengeance ; pourtant, celle-ci constitue
le fondement même de la justice officielle qui en est l'une
des formes les plus perverties : ses critères de jugement
obéissent aux impératifs de l'époque, aux classes diri-
geantes et aux niveaux hiérarchiques auxquels appar-
tiennent les victimes et les coupables. La justice définit
comme crime ce qui lui nuit; la norme, maintenant
comme jadis, précède toujours l'offense.

          [...] le concept de crime est une « invention » qui permet
     aux groupes dominants d'encadrer des individus ou des
     groupes qu'ils considèrent comme «dangereux». La gra-
     vité des comportements sanctionnés importe moins que
     l'identité sociale des acteurs w .

    Compter aveuglément sur la justice officielle pour
établir l'équité tient de la naïveté. Les exemples d'hor-
reurs judiciaires abondent.

La justice différentielle : des exemples
    Élégant, courtois, s'appuyant noblement sur sa canne
et portant ses quatre-vingt-trois ans avec dignité, le
tortionnaire s'incline devant son invitée en s'excusant de
la modestie de sa résidence forcée (loyer mensuel de
20 000 $ CAN) . En tailleur vert et collier de perles, l'ex-
première ministre britannique avec qui il va prendre le
thé le rassure : « Je sais combien, dit-elle, nous vous de-
vons ; c'est vous qui avez apporté la démocratie au Chili. »
Nous sommes à Londres en 1998. Pinochet et Thatcher se
ressemblent et s'assemblent.
    Le 11 septembre 1973, un coup d'État militaire renver-
10. Ibid., p. 9-10.
17

sait le gouvernement légitimement élu de Salvador
Allende, tué au cours de la prise de pouvoir par Pinochet.
En 1998, lors d'un séjour du dictateur tortionnaire en
Angleterre pour raison de santé, le juge espagnol Bal-
tazar Garzon demande son arrestation et sa mise en
accusation pour enlèvements, tortures et assassinats
durant la période allant de 1973 à 1990. Pinochet invoque
l'immunité diplomatique, ce qui lui sera refusé par la
Chambre des Lords en janvier 1999. L'actuel gouverne-
ment chilien, présidé par Eduardo Frei et formé par la
Démocratie chrétienne et le Parti socialiste, exige la
libération de Pinochet; l'Église la réclame également.
Église et État ne sont jamais bien loin l'un de l'autre
quand il s'agit de protéger leurs acquis et leur avenir.
     Le cardinal chilien Jorge Medina n admet que l'Église
fait des démarches en faveur de l'ex-général : «J'ai prié et
je prie encore pour le sénateur Pinochet, comme je prie
pour toutes les personnes qui ont souffert », déclare-t-il à
un journal de Santiago12. Quant au nonce apostolique au
Chili, Piero Biggio, il estime que Pinochet a droit à l'im-
munité et déclare avec une sagesse toute politique : « Dans
les relations internationales, il est important de sauve-
garder la souveraineté de chaque peuple et les principes
juridiques qui les régissent13 ».
     La romancière chilienne Isabel Allende, fille du
président assassiné, signe en janvier 1999 dans le New
York Times Magazine un article intitulé « Pinochet sans
haine » ; elle dit se refuser à éprouver des sentiments
haineux contre le dictateur parce que la haine est un
fardeau trop lourd à porter; et elle ajoute avec une éton-
nante naïveté : « J'aimerais seulement que le général
demande pardon à tous ceux dont il a détruit les vies, aux

11. Préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des
sacrements, au Vatican.
12. Voir Le Devoir, 30 décembre 1998.
13. Ibid.
18

familles des morts et des disparus, des exilés et des
torturés, qu'il révèle où peuvent être trouvés les corps de
ses victimes u . »
     Le 11 décembre 1998, la presse chilienne rendait
publique une Lettre aux Chiliens signée par Augusto
Pinochet dans laquelle ce dernier affirme que, grâce à
l'intervention militaire de 1973, la civilisation chilienne,
fondée sur le respect de la dignité humaine, a vaincu le
communisme athée et matérialiste. De quoi s'attacher
l'Église pour les siècles à venir...
     Au même moment, en décembre 1998, de l'autre côté
de l'Atlantique, au Texas, un pauvre mécanicien sans
pouvoir et sans le sou recevait dans la prison où il pour-
rissait depuis vingt-trois ans un avis l'informant pour la
neuvième fois depuis 1975 (sa peine ayant été régulière-
ment remise) de la date de son exécution prochaine. Le
Canadien Joseph Stanley Faulder, natif de Jasper, en
Alberta, avait été condamné à mort en 1975 pour le meurtre
d'une riche Texane de 75 ans, Inès Philips. Contrevenant
à la Convention de Vienne à laquelle pourtant les États-
Unis avaient officiellement adhéré, le Texas n'avait pas
informé de cette condamnation les autorités consulaires
canadiennes de l'époque; il ne l'a fait, en réalité, que
quinze ans plus tard, trop tard pour que s'arrête la
machine broyeuse de petits criminels inconnus et
démunis. Depuis 1975, aux États-Unis, soixante-quatorze
condamnés à mort ont été innocentés lors d'un second
procès ; un condamné à mort sur six est reconnu non
coupable. Pourtant, 77 p. cent des Américains se pronon-
cent en faveur de la peine de mort. Dans les États où la
peine capitale sévit, on ne retient parmi les candidats au
jury que ceux et celles qui approuvent ce châtiment.
Soulignons que, de façon générale, les avocats assignés
d'office à des condamnés à mort, lorsqu'ils ne peuvent

14. Repris dans Le Devoir, 18 janvier 1999.
19

s'offrir les services d'un défenseur prestigieux, reçoivent
une somme dérisoire.
     L'exil doré de Pinochet. L'exil mortel de Faulder.
L'obéissante justice aménage et trafique. Elle pardonne
ici pour mieux se venger là.

La «Justice» imaginaire
    Pendant que les législateurs, gardiens de l'ordre
social, gèrent le pardon et la vengeance en fonction de
l'époque, de la culture et du pouvoir, la «Justice » en tant
qu'idéal universel, en tant que concept fondé sur l'exis-
tence hypothétique d'une illusoire Équité, cherche sa
définition générale, uniforme et absolue en errant d'un
cerveau humain à un autre, au gré des fantaisies cultu-
relles et religieuses. Dieu et la Loi ne sont jamais bien loin
de la Justice imaginaire.
    Dans L'Étranger d'Albert Camus, l'aumônier de la
prison où est détenu Meursault établit que la véritable
Justice est l'apanage de Dieu.

        Selon lui, la justice des hommes n'était rien et la justice
    de Dieu tout. J'ai remarqué que c'était la première qui
    m'avait condamné. Il m'a répondu qu'elle n'avait pas, pour
    autant, lavé mon péché. Je lui ai dit que je ne savais pas ce
    qu'était un péché. On m'avait seulement appris que j'étais
    un coupable. J'étais coupable, je payais, on ne pouvait rien
    me demander de plus 15 .

    Dans Le Procès de Franz Kafka, l'aumônier des prisons
raconte à l'accusé Joseph K... un passage de l'Ecriture
relatif à une sentinelle qui garde l'entrée de la Loi et auprès
de qui un homme passe toute sa vie dans l'espoir de
pouvoir franchir le seuil, croyant que « la Loi devait être
accessible à tout le monde 16 ». À l'approche de sa mort,
15. Coll. « Le livre de poche », n° 406, p. 172.
16. Coll. « Le livre de poche », n° 841-842, p. 347.
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l'homme demande au gardien pourquoi personne d'autre
que lui-même n'a cherché à passer le seuil ; le gardien
répond : « Personne que toi n'avait le droit d'entrer ici,
car cette entrée n'était faite que pour toi; maintenant je
pars, et je ferme17. » L'aumônier a fait part de cette énigme
à Joseph K... parce que, dit-il, ce dernier se méprend sur la
justice : « La justice ne veut rien de toi. Elle te prend
quand tu viens et te laisse quand tu t'en vas 18 . »
    Ainsi donc, que ce soit pour absoudre les coupables
ou pour les condamner (comme dans le cas de Meur-
sault), que ce soit pour condamner des innocents (comme
Joseph K...) ou pour les innocenter, que ce soit pour
venger ou pour pardonner, à tort ou à raison, la Justice
reste toujours à l'extérieur du nœud même de la réalité,
sans considération pour la complexité du drame réel et
de ses acteurs, ni pour les traces inapparentes et les
conséquences invisibles. Elle décrète et simplifie, esca-
mote les confusions, écarte les méprises.

         — On te tient pour coupable [ dit l'abbé ]. Ton procès
     ne sortira peut-être pas du ressort d'un petit tribunal. Pour
     le moment, on considère du moins ta faute comme prouvée.
          — Mais je ne suis pas coupable ! dit K..., c'est une
     erreur. D'ailleurs, comment un homme peut-il être coupa-
     ble ? Nous sommes tous des hommes ici, l'un comme l'autre.
          — C'est juste, répondit l'abbé, mais c'est ainsi que
     parlent les coupables19.

    La Justice, cette abstraction, cette schizophrénie
morale couvée par le cerveau humain, sans lien avec la
réalité, s'incarne quotidiennement. Dans les cours, après
toute une série de métamorphoses, elle passe d'un statut

17. Ibid., p. 349.
18. Ibid., p. 358.
19. Ibid., p. 343.
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d'idéal théorique à celui de domestique spécialisé dans
l'application de recettes. Au mystère du lien entre l'offen-
sant et l'offensé répond bêtement une justice pratique,
butée, dépendante et toujours injuste puisque incapable de
tenir compte d'une infinité d'impondérables, de rouages,
de phénomènes indéchiffrables mais déterminants.
    La Justice fait naître le mal en légiférant. Dès qu'elle
accuse, elle cherche vengeance et punit; dès qu'elle in-
nocente, elle pardonne et recouvre de vide le passé. L'être
humain a-t-il inventé Dieu pour se délivrer du néant? et
les péchés pour se délivrer de l'angoisse ? Peut-être, mais
pourquoi donc a-t-il inventé la Justice, cette construction
toujours en porte-à-faux sur le réel...

Le pardon et la vengeance
     Si la Justice de Dieu et celle de l'État habitent le royaume
des chimères ne reste alors, comme solution à l'inéquité,
qu'une justice tributaire de la subjectivité de chacun,
justice sans doute aussi « injuste » que les autres, mais du
moins ancrée dans la réalité, trouvant son point d'appui
dans la racine de l'événement. L'offensé n'a guère le
choix qu'entre deux options : le pardon, ou la vengeance.
Une panoplie de facteurs détermineront sa décision
finale : la personnalité même de l'offensé, sa façon d'éva-
luer la gravité de l'offense, sa manière de réagir habituel-
lement aux agressions, son état de santé, la perception
qu'il a de lui-même, le temps aussi, ce temps qui souvent
fait pâlir, et parfois disparaître, le passé.
     On a souvent fait du pardon un symbole de sagesse
profonde, un modèle d'équilibre mental et de maturité
d'esprit. Toutefois, ces jugements de valeur ne devraient pas
empêcher l'émission d'autres hypothèses. Par exemple,
le pardon ne reste-t-il pas souvent une solution de
facilité, un manque d'énergie, le résultat d'une fatigue
immense ou d'un dégoût paralysant ? Ou alors, l'offense
étant perçue comme insurmontable et l'offensé n'ayant
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pas la force d'utiliser l'outrage subi comme moteur
constant de vengeance (cela exigeant qu'il se remémore
sans cesse l'affront), le pardon se présente comme l'occa-
sion d'en finir avec la douleur parce qu'il permet de
classer puis de continuer. On classe. On continue. Ou bien,
l'offensé ressent un tel sentiment d'impuissance devant
l'injustice que le pardon lui permet à la fois de courber
l'échiné devant le sort et d'en être socialement glorifié.
Car le pardon, la compassion, l'absolution, la miséri-
corde, l'indulgence, la merci constituent des compor-
tements très valorisés auxquels l'Église et la société en
général offrent de puissants renforcements positifs, la
vengeance étant perçue comme un sentiment primitif,
une attitude blâmable, un acte morbide, grossier et sim-
pliste. Étrange condamnation, qui confond la morale et
l'expression de la vie.
     En fait, plus que le pardon, la vengeance requiert de
l'imagination, de la lucidité, de la subtilité, de la finesse,
de la logique, de la méditation, de la ténacité et de la
solitude, surtout. Elle exige du courage, celui d'aller à
l'encontre de tous et de forger dans cet univers de bien-
pensants un couloir parallèle, isolé, secret, éclatant de sa
noirceur où, enfin, l'indignation guérira par la fureur.
     Fille de la Nuit comme Némésis, déesse grecque qui
la symbolise, l'implacable, l'impitoyable vengeance est
un acte obscur et solitaire, un acte strictement intime de
l'esprit d'abord, âpre et effervescent, puis de la raison,
clairvoyante et constante. La vengeance porte des milliers
de visages ; masques fins, malléables, souples pour les
offensives raffinées et les embuscades occultes, ou dégui-
sements de fortune pour le coup fatal, quel qu'il soit,
physique ou mental, et quelle qu'en soit l'issue.
     La nouvelle de Guy de Maupassant intitulée Une
vendetta débute ainsi : « La veuve de Paolo Saverini
habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur
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les remparts de Bonifacio20. » Lors d'une dispute, ce fils,
Antoine Saverini, est traîtreusement tué par Nicolas
Ravolati qui s'enfuit aussitôt en Sardaigne. La veuve
Saverini, devant le cadavre de son fils, promet la ven-
detta. De chez elle, elle peut voir chaque jour de l'autre
côté du détroit le village sarde où s'est réfugié Ravolati.

        Elle ne dormait plus la nuit ; elle n'avait plus ni repos ni
    apaisement ; elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds,
    sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin.
    Depuis que son maître n'était plus là, elle hurlait souvent
    ainsi, comme si elle l'eût appelé, comme si son âme de bête,
    inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n'efface 21.

    Une nuit, la veuve Saverini trouva. Pendant trois
mois d'affilée, elle affama la chienne, ne la nourrissant
que d'une maigre bouillie de viande répandue sur le
ventre d'un épouvantail de paille aux allures humaines.
« Va », disait la veuve, et la chienne se jetait sur l'homme
de paille et lui fouillait le ventre pour manger.
    Un jour, la veuve et sa chienne traversèrent en
Sardaigne jusqu'au village où Ravolati habitait. S'étant
rendue à la boutique où ce dernier travaillait seul :

    La vieille poussa la porte et l'appela :
    — H é ! Nicolas!
    Il se tourna ; alors, lâchant sa chienne, elle cria :
    — Va, va, dévore, dévore a /

    Et la chienne s'élança, le saisit à la gorge qu'elle
fouilla et arracha en lambeaux.

20. Dans Contes du jour et de la nuit, Paris, « Garnier-Flammarion >
n» 292, p. 135.
21. Ibid., p. 137.
22. Ibid., p. 139.
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    « La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit
bien, cette nuit-là23. » Ainsi s'achève la vengeance. Juste
ou injuste, qui saurait le dire ?

23. Ibid, p. 140.
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