Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit

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Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
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Jeu
Revue de théâtre

Oreste en direct ou le talk show tragique
Étienne Bourdages

Poésie-spectacle
Number 112 (3), 2004

URI: https://id.erudit.org/iderudit/25348ac

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Publisher(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN
0382-0335 (print)
1923-2578 (digital)

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Bourdages, É. (2004). Oreste en direct ou le talk show tragique. Jeu, (112),
165–175.

Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 2004                       This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                               (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                               promote and disseminate research.
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Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
ETIENNE BOURDAGES

Oreste en direct
ou le talk show tragique
L  e théâtre est le média oublié. À mon
    avis, on oublie trop souvent qu'il est un
outil de communication au même titre
                                                        intégralement le texte écrit par Euripide
                                                        il y a près de 2 500 ans et le transposait
                                                        à l'époque actuelle dans un contexte télé-
que la télévision ou les journaux. Il peut              visuel. À la suite du meurtre de sa mère,
transmettre des idées, des informations,                Oreste est arrêté et traîné, menottes aux
témoigner de l'actualité et, surtout, la com-           poignets, sur le plateau d'un talk show.
menter. Le théâtre est un moyen d'expres-               L'émission s'appelle À chacun sa vérité
sion, et quiconque revendique la liberté                et est animée par la très aimée Julie
d'en faire, de prendre ainsi la parole sur
une scène, est en partie responsable devant             Oreste : The Reality Show
la société venue l'écouter. Car la mission              D'APRÈS ORESTE D ' E U R I P I D E ; T E X T E FRANÇAIS ET

fondamentale des médias n'est-elle pas                  A D A P T A T I O N : L U C E PELLETIER. M L S E EN SCÈNE : SERGE

d'« éclairer et [d'jenrichir le débat démo-             D E N O N C O U R T , ASSISTE DE GENEVIÈVE L A G A C É ; DÉCOR

cratique1 » ?                                           ET ACCESSOIRES : LOUISE C A M P E A U ; COSTUMES :

                                                        FRANÇOIS BARBEAU ; M U S I Q U E ORIGINALE : STÉFANE

Avec Oreste : The Reality Show, le metteur              R I C H A R D ; ÉCLAIRAGES : M A R T I N LABRECQUE ; V I D É O :

en scène Serge Denoncourt se donnait une                CYBÈLE ET C Y B O R G ; M A Q U I L L A G E S : JULIE C A S S E A U .

excellente occasion d'exploiter le théâtre              A V E C A L E X A N D R E BERNIER ( C A M É R A M A N ) , LOUISE

en ce sens, en y présentant au théâtre une              C A R D I N A L (ELECTRE), G U I L L A U M E C H A M P O U X ( O R E S T E ) ,

vision apocalyptique de ce que deviendra                A N N E DORVAL (ANIMATRICE), ANTOINE D U R A N D

peut-être sous peu ce qu'on appelle la                  ( M É N É L A S ) , A L B E R T M I L L A I R E ( T Y N D A R E ) , ISABELLE

télé-réalité. Ainsi, il récupérait presque              M I Q U E L O N ( H É L È N E ) , OLIVIER M O R I N      (PYLADE)

                                                        ET M I C H E L POIRIER ( É R I C , L'ANIMATEUR DE F O U L E ) .

                                                        P R O D U C T I O N D U THÉÂTRE DE L'OPSIS, PRÉSENTÉE A
1. Ignacio Ramonet, la Tyrannie de la communica-
                                                        L'ESPACE G O        D U 13     JANVIER A U 7 FÉVRIER 2 0 0 4 .
tion, Paris, Gallimard, coll. « Folio Actuel », 2001,
p. 10.

««1112-2004.31                                                                                                                         165
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- prononcez à l'anglaise, s'il vous plaît -      nom, et dont le concept a littéralement         Oreste : The Reality Show,
Desjardins (Anne Dorval). C'est en direct        posé les jalons du daytime talk show, de        adaptation de Luce Pelletier,
sur les ondes d'un réseau national que le        1967 à 1996! Le site Web du Oprah               mise en scène par Serge
personnage mythologique sera jugé par les        Winfrey Show nous apprend que l'émis-           Denoncourt (Théâtre de
téléspectateurs que l'animatrice encourage       sion quotidienne est regardée, sur une base     l'Opsis, 2004). Photo :
inlassablement à téléphoner afin que leur        hebdomadaire, par près de 21 millions           Maxime Côté.
vote soit compilé. Le héros sera ainsi con-      d'Américains auxquels s'ajoutent les télé-
damné à mort par acclamation. Une pro-           spectateurs de 109 autres pays. Les bureaux
position troublante parce qu'elle nous           de production d'Oprah estiment recevoir
incite, entre autres, à un questionnement        chaque semaine pas moins de 25 000
sur les droits que la télévision peut s'ac-      lettres et courriels de commentaires prove-
corder: peut-elle faire justice en faisant fi    nant de fans de partout dans le monde2.
des lois ? Jusqu'où ira l'ingérence des con-     Pour leur part, les politiciens et une cer-
sortiums médiatiques - des consortiums           taine élite culturelle se plaignent: ils dé-
privés qui promeuvent « chacun sa vérité » -     plorent le contenu abrutissant et dégradant
dans les institutions démocratiques ? Mais       de ces émissions et accusent les produc-
surtout, laisserons-nous la télévision orga-     teurs d'encourager le voyeurisme de même
niser l'ordre social ?                           que d'entretenir délibérément les préjugés
                                                 par rapport aux milieux populaires. Aussi,
Des questions dont l'actualité se manifeste      d'après eux, la télé-réalité est une menace
à travers l'indubitable popularité de la télé-   pour la vie privée. Qu'on se range dans
réalité, et du talk show en particulier. L'in-   un camp ou dans l'autre et quoi qu'on en
térêt pour ce spectacle télévisuel ne se dé-     dise, le phénomène soulève les passions.
ment pas, tant chez le public que chez la        Mais s'il met en évidence, entre autres, les
critique. Aux États-Unis, Phil Donahue a
été à la barre d'une émission portant son        2. Source : .

166                                                                               IMÏÏ2 2004 ;
Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
antagonismes culturels correspondant à la        téléspectateurs sont des anthropologues
                            hiérarchie des classes sociales, il souligne     amateurs à l'affût de leurs comportements.
                            principalement jusqu'à quel point la fiction     En fait, la différence majeure tient peut-être
                            contamine le réel.                               dans le fait que, comparativement aux talk
                                                                             shows, les reality shows « have big budgets
                            La journée comme un horaire-télé                 and slick production values, and feature
                            Afin de bien saisir le phénomène et son im-      ordinary people who are, for the most part,
                            pact et de comprendre où se situe le spec-       young, hip, attractive, and middle class 3 ».
                            tacle conçu par Denoncourt dans cet éven-        Du reste, la principale intention des produc-
                            tail d'émissions, il importe d'en démêler        teurs de reality shows saute aux yeux : «[...]
                            quelques composantes qui permettent de           en pleine guerre concurrentielle, le système
                            distinguer le genre et ses sous-genres. Car,     médiatique a frénétiquement besoin de
                            ce qu'on appelle communément un talk             célébrités. Il veut les produire vite [...] et les
                            show, c'est de la télé-réalité, mais ce n'est    exploiter à chaud. 4 »

                                                                             De plus, la télé-réalité, tant aux États-Unis
                                                                             que sur les écrans québécois, s'approprie de
                                                                             manière très distincte la grille-horaire télé-
                                                                             visuelle. Celle-ci se divise effectivement en
                                                                             deux temps: le jour (daytime) et le soir
                                                                             (primetime). Les reality shows comme Big
                                                                             Brother ou Survivor sont diffusés aux
                                                                             heures de grande écoute. Les daytime talk
                                                                             shows comme ceux d'Oprah Winfrey ou
                                                                             de Jerry Springer se réservent quant à eux
                                                                             l'espace qui précède5. Leur particularité est
                                                                             d'abolir la barrière entre l'auditoire et la
                                                                             scène : l'animateur traverse constamment le
                                                                             quatrième mur; il n'est plus assis avec les
                                                                             invités, au contraire, il prend le point de vue
                                                                             du public en s'y intégrant carrément, micro
The Oprah Winfrey Show :    pas tout à fait un reality show. Les deux        à la main, pour cueillir ses commentaires.
une émission regardée par   émissions s'appuient effectivement sur des
21 millions d'Américains.   scénarios types bien différents. D'un côté,      C'est Phil Donahue qui a mis de l'avant
                            le talk show se résume grossièrement à un        cette pratique à la fin des années 60. Son
                            animateur-vedette qui interroge soit mon-
                            sieur et madame Tout-le-monde, soit des          3. Traduction libre : les reality shows « sont des
                            célébrités, devant une assemblée de specta-      productions superficielles à gros budget, qui mon-
                            teurs réunie en studio. De l'autre, le reality   trent des gens ordinaires, surtout jeunes, branchés,
                                                                             beaux et de classe moyenne». Laura Grindstaff,
                            show met en scène des quidams - judi-
                                                                             The Money Shot: Trash, Class, and the Making of
                            cieusement sélectionnés, toutefois, sur la       TV Talk Shows, Chicago, The University of Chi-
                            base de leur potentiel télégénique - dans        cago Press, 2002, p. 47.
                            des situations cocasses ou extrêmes sous le      4. Ignacio Ramonet, op. cit., p. 269.
                            regard constant des caméras. L'analogie per-     5. Le primetime talk show est, quant à lui, un show
                                                                             de chaises de fin de soirée dans sa forme la plus
                            mettant le mieux de décrire le reality show
                                                                             rudimentaire : l'animateur est assis derrière un bu-
                            est peut-être celle du laboratoire scienti-      reau et accueille ses invités, qui sont en majorité des
                            fique: les participants sont des rats et les     célébrités, à tour de rôle.

                            ««1112-2004.31                                                                                     167
Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
style aura d'ailleurs servi d'inspiration à       Théâtre de l'Opsis n'est pas tant un reality
plusieurs. Un style propre, sans trop d'es-       show, comme son titre l'indique, qu'un
clandre, dont le Jerry Springer Show fut          talk show d'après-midi. On s'entendra
l'antithèse parfaite. La comparaison entre        aussi sur le fait que, même si l'animatrice,
leur univers respectif permet d'ailleurs de       Julie Desjardins, se veut estimable et classe
distinguer deux types de daytime talk             (c'est une véritable pimbêche!) et que son
shows : il y a celui qui prétend à un certain
sérieux, qui a de la classe et celui qui ne
recherche ni l'un ni l'autre. On parlera alors
de classy talk show et de trashy talk show.
Ce dernier se soucie peu de morale et de
rectitude politique. Le talk show trash pré-
sente surtout des situations conflictuelles,
exploite leur puissance dramatique, mais
ne prend aucunement la responsabilité de
les régler. Souvent, les invités se retrouvent
piégés par des révélations-surprises,
des reconnaissances très théâtrales. D'ail-
leurs, la rumeur suggère que c'est lorsqu'un
homme a mis sa femme en pièces en lui
demandant le divorce en plein enregis-
trement, alors que personne n'avait été mis
au courant au préalable, qu'Oprah en
aurait eu assez. Au début des années 90,
son émission opère effectivement un chan-
gement de cap radical et devient plus
classy; les thématiques abordées se font
plus édifiantes, les invités, plus sérieux. Dès
lors, Winfrey paraît avoir une conscience
sociale ; elle suit un régime amaigrissant et,
du coup, encourage ses téléspectateurs à
suivre son exemple. Aussi, elle influence le
monde de l'édition en mettant sur pied le
Oprah's Book Club dans le cadre duquel,
entre quelques œuvres de la littérature con-
temporaine, elle fait lire et acheter à son
public les classiques de Tolstoï, Steinbeck,
McCullers... Il fut même un temps où elle
se faisait prédicatrice et terminait chacune
                                                  émission est diffusée en primetime, en di-            Oreste : The Reality Show
de ses émissions par une capsule intitulée
                                                  rect, À chacun sa vérité adopte sans ver-             (Théâtre de l'Opsis, 2004).
Remembering Your Spirit. Un quidam ra-
                                                  gogne la facture des trashy talk shows. Le            Sur la photo : Guillaume
contait alors les circonstances entourant sa
                                                  contenu est en effet orienté vers le nœud             Champoux (Oreste) et
dernière « Epiphanie ».
                                                  tragique, soit le conflit qui oppose Oreste           Louise Cardinal (Electre).
                                                  et sa sœur au reste de leur famille. Le dé-           Photo:Maxime Côté.

À la lumière de ces précisions, on com-           roulement de l'émission est ponctué par
prend que la mise en situation imaginée           l'apparition d'invités-surprises (Hélène et
par Denoncourt pour le cycle Oreste du            Tyndare, entre autres) qui ne restent sur le

168                                                                                  11111112-2004.31
Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
pied de la lettre. Les fervents détracteurs
                                                                              des talk shows éludent trop souvent l'as-
                                                                              pect ludique inhérent à la télévision. Ils
                                                                              oublient que regarder la télévision, comme
                                                                              jouer au Monopoly, par exemple, peut être
                                                                              un acte de socialisation; on la regarde en
                                                                              famille, on parle de ce qu'on voit ou de ce
                                                                              qu'on a vu entre amis, entre collègues de
                                                                              travail. Si le silence est complet durant le
                                                                              visionnement, la plupart du temps, il ne
                                                                              l'est plus durant les pauses publicitaires ou
                                                                              une fois l'émission terminée.

                                                                              La télévision procure donc au téléspec-
                                                                              tateur un espace de loisir échappant aux
                                                                              contraintes du quotidien. La télé-réalité
The Oprah Winfrey Show       plateau que le temps de jeter de l'huile sur     fait à cet égard figure d'antithèse du quo-
devient un peu plus classy   le feu. Julie Desjardins et son équipe cher-     tidien parce qu'elle est conçue d'après le
au tournant des années 90,   chent avant tout à créer une controverse.        modèle d'une fiction linéaire; on la suit
en même temps que se         L'issue fatidique « décidée » par le public      comme un feuilleton. Tout talk show em-
raffine l'image de sa        n'a pas vraiment d'importance. Toutefois,        ploie le même procédé rhétorique qui con-
populaire animatrice.        l'animatrice ne descend jamais du plateau        siste à débuter l'émission en annonçant
                             pour se joindre au public, c'est-à-dire nous,    l'anecdote la plus dramatique pour ensuite
                             les spectateurs. On est au théâtre, et la mise   la raconter en détail. De la même manière,
                             en scène ne transgresse pas ou très peu ce       un tabloïd affiche ses titres les plus percu-
                             cadre.                                           tants en première page. On vend la mèche
                                                                              afin de garder l'auditoire en haleine, afin
                             Jeu de société                                   d'éviter qu'il « zappe » pour une autre
                             Le talk show fait parfois l'objet de com-        chaîne. Il s'agit de créer le suspense de
                             paraisons avec les anciens freak shows au        toutes pièces là où il n'y en a pas d'emblée.
                             cours desquels un maître de cérémonie fai-       Une tendance généralisée dans tous les
                             sait défiler des gens au physique singulier      médias: même le bulletin de nouvelles,
                             (homme-tronc, femme à barbe, siamois).           pourtant considéré comme un genre sé-
                             Parallèle qui ne devrait pas se limiter à        rieux, se construit de cette façon ; la lectrice
                             ceux qui déambulent sur le plateau. En           ou le lecteur du téléjournal nous raconte la
                             effet, le rapport que le public entretient       journée. C'est par ailleurs en promettant
                             avec la scène se rapproche lui aussi de ce       du jamais vu que Julie Desjardins entre en
                             genre de spectacle. Ce dernier en rede-          ondes.
                             mande, il réagit spontanément, il interpelle
                             les acteurs, faisant fi du quatrième mur,        Ainsi, en regardant une émission de télé-
                             comme c'était le cas dans les vaudevilles ou     réalité comme Loft Story ou Star Acadé-
                             le théâtre de boulevard du XIX e siècle ou       mie, bien des gens s'émeuvent ou s'excitent
                             comme, plus près de nous, lors d'une par-        de la même manière qu'ils ont pu le faire
                             tie de hockey ou d'un combat de boxe. Le         devant un téléroman, un film ou en lisant
                             talk show est un divertissement avant            un roman. Or, comme tout jeu, la télé-
                             d'être une leçon de vie. Est bien pris, selon    réalité a également un côté participatif. On
                             moi, celui qui prend tout ce qui s'y dit au      vote pour le lofteur qu'on préfère, on

                             ««1112-2004.31                                                                               169
Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
souhaite voir éliminé l'académicien qui          jeu, la télé-réalité n'est ni bonne ni mau-
chante mal : le téléspectateur a le contrôle.    vaise en soi, c'est notre manière de la
De plus, c'est un exutoire, car on y voit des    recevoir qui importe.
gens se comporter comme on n'oserait ja-
mais le faire soi-même, dans la vraie vie.
De même, parce qu'elle transforme le mal-
heur social en spectacle « proposant des
substituts euphoriques aux cauchemars en-
gendrés par la crise économique et la dé-
tresse6 », certains lui confèrent une valeur
cathartique. En outre, « l'homme est inca-
pable de satisfaire une partie de ses ten-
dances et pulsions autrement que sous
forme sublimée, par exemple en imagina-
tion, en adoptant une attitude de specta-
teur et d'auditeur 7 ». Il ne s'agit donc pas
de vivre sa vie par procuration, comme
plusieurs critiques le déplorent. En fait, si
on commence à vivre sa vie à travers ces
personnages, c'est qu'on fait l'erreur de
prendre tout ça au sérieux et qu'on met de
côté la saine distance qui nous lie au jeu.
                                                                                                     Oreste : The Reality Show, mis
Cette distanciation est très importante          Enfin, quoi que l'on ait pu dire, ce sont           en scène par Serge Denoncourt
pour le téléspectateur. En effet, si on avoue    peut-être les invités eux-mêmes qui sont les        (Théâtre de l'Opsis, 2004). Sur
regarder ces émissions, on dit le faire sur-     moins crédules devant le déroulement des            la photo:Olivier Morin (Pylade)
tout pour rire des participants, parce que       talk shows. Les entrevues menées par                et Guillaume Champoux (Oreste).
ça divertit et que ça passe le temps, on         Laura Grindstaff pour une étude sur le              Photo : Maxime Côté.
insiste sur le fait qu'on est différent, qu'on   sujet montrent que la plupart d'entre eux
est « normal », qu'on sait se retenir, se com-   sont tout à fait conscients de l'aspect fa-
porter convenablement en public. Ces gens        briqué de ce genre d'émissions. Ils devinent
qu'on regarde sont issus d'un monde qui          en outre que la télévision est menée par
n'est pas le nôtre. L'adepte de talk shows       des intérêts financiers plutôt que par des
ne s'identifie pas aux invités, il se projette   questions éthiques. Les invités et les parti-
plutôt à travers eux. On pourrait défendre       cipants entretiennent donc eux aussi une
les talk shows avec les mêmes arguments          distance. Et ils le font grâce à un rapport
servant à contredire ceux qui fustigent la       ludique avec la télé-réalité. Pour plusieurs
poupée Barbie. La petite fille qui s'amuse       personnes invitées à témoigner leur expé-
avec sa poupée ne se fait pas lessiver la        rience de vie peu banale à un talk show,
cervelle par un idéal de beauté, elle est        l'aventure constitue des vacances, une
plutôt en train de se projeter dans le monde     échappatoire au quotidien. L'équipée peut
des adultes, d'imaginer des rapports so-         s'avérer très excitante, car pour convaincre
ciaux à travers ses jouets. De même, la télé-    un invité de se joindre à un panel, certains
réalité permet à chacun de sortir de son
rôle social et d'en prendre conscience.
                                                 6. Ignacio Ramonet, op. cit., p. 147.
Ainsi, dans la mesure où l'on demeure con-
                                                 7. Norbert Elias, la Dynamique de l'Occident,
scient qu'il s'agit d'un divertissement, d'un    Paris, Pocket, 1997, p. 198.

170                                                                                 ««1112-2004.31
Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
producteurs vont promettre des make-              plateau, à n'avoir aucune inhibition. Il
overs, des coupes de cheveux et même              s'agit d'engendrer le meilleur spectacle pos-
des chirurgies dentaires 8 . Pour plusieurs, la   sible. Les participants, ainsi disposés, en
participation au talk show est une occasion       viennent à prendre leurs distances par rap-
de prendre l'avion pour la première fois, en      port à eux-mêmes. Tel l'acteur en scène, ils
première classe, de se déplacer en limou-         en viennent à faire le partage entre leur moi
sine, de passer la nuit dans un hôtel chic,       véritable, celui de tous les jours, et le per-
de sortir de son patelin pour visiter une         sonnage qu'ils interprètent devant les
métropole « toutes dépenses payées ». Les         caméras.
invités sont retirés de leur contexte social
habituel, et ce, avant même de monter sur         L'auditoire présent en studio est lui aussi
l'artificiel et intimidant plateau de tour-       stimulé d'une manière similaire. Le rôle de
nage. Ce sont des touristes qui, l'espace         l'entraîneur incombe ici à l'animateur de
d'une journée, peuvent oublier la pression        foule qu'on retrouve sur la plupart des pla-
du quotidien. Les conditions de production        teaux. Celui-ci fait pratiquer les applau-
les encouragent d'emblée à se mettre dans         dissements, les « o h ! » et les « a h ! » . C'est
un état d'esprit différent, à emprunter une       de cette façon que les spectateurs de
nouvelle personnalité.                            l'Espace GO sont mis à contribution. Dès
                                                  notre arrivée, nous sommes pris en charge
Talk show et théâtre                              par Éric (Michel Poirier). Il sollicite notre
Seulement, les invités ne sont pas des ac-        participation, nous fait pratiquer nos ap-
teurs professionnels ou des célébrités ha-        plaudissements - on applaudit tellement au
bituées au cirque des médias. Pour qu'ils         cours de la représentation qu'à la fin les
puissent livrer la marchandise et produire        mains nous brûlent - et répéter le numéro
la money shot 9 qui gardera les téléspecta-       de téléphone qu'il faut toujours dire de con-
teurs rivés à leur écran, ils doivent être        cert avec Julie. Celle-ci vient d'ailleurs nous
préalablement stimulés. Les producteurs les       saluer pour nous dire combien elle apprécie
rencontrent dans les coulisses, avant le          notre enthousiasme. Selon elle, nous
début de l'enregistrement, afin de les            sommes le meilleur public au monde! Ici,
« pomper » littéralement au cours d'un pep        comme dans un vrai studio de télé, on
talk comparable à celui que fait un en-           cherche à ce que l'exaltation des spectateurs
traîneur à ses joueurs avant un match. Une        soit à la mesure de celle des invités. La pé-
préparation qui se rapproche de celle que         riode de réchauffement inclut parfois des
Stanislavski pratiquait avec ses acteurs. Il      concours d'amateur. Des membres du pu-
s'agit en effet d'obtenir authenticité et         blic sont alors invités à monter sur scène
vérité dans le jeu en amenant l'acteur à          pour chanter ou raconter une blague. Leur
expérimenter les mêmes sentiments et émo-         prestation est ensuite récompensée. Cer-
tions que son personnage. Il lui faut alors       tains spectateurs habitués aspirent ainsi à
fouiller dans son réservoir émotionnel et         quelque forme de vedettariat. D'ailleurs,
revisiter ses propres expériences 10 . Les pro-   ceux qui souhaitent avoir la chance de faire
ducteurs incitent ainsi les invités à repenser
aux raisons qui les ont amenés à vouloir          8. Ibid., p. 106.
participer à l'émission, à remonter aux ori-      9. Expression que Grindstaff emprunte au cinéma
gines de la rage ou de la peine qu'éveille        pornographique: comme l'acteur porno, l'invité
chez eux le sujet du jour. Ils les semoncent      « explose » devant les caméras ; moment que les
et les encouragent à se laisser aller, à ne pas   amateurs attendent avec excitation et que les pro-
                                                  ducteurs regardent avec satisfaction.
se laisser intimider par les autres ou le
                                                  10. Laura Grindstaff, op. cit., p. 121.

««1112-2004.31                                                                                  171
Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
un commentaire au micro de l'animateur et         La spontanéité de la foule étant pour le
être vus à la télé savent très bien où s'as-      moins inopérante, l'animatrice doit aller
seoir. Un public bien préparé contribue           chercher des appuis ailleurs, au-delà du
autant au succès du spectacle que la pres-        plateau. C'est pourquoi elle sollicite con-
tation des invités. Car, durant l'enregis-        stamment les appels des téléspectateurs à la
trement, le rôle du public en studio est un       maison. De plus, un segment de son émis-
peu celui de personnage de soutien, la fonc-      sion est consacré à une vox pop préenre-
tion de ce dernier s'apparentant grande-          gistrée au cours de laquelle quelqu'un sonde
ment à celle du chœur de la tragédie an-          l'opinion de ce qui semble être la vraie
tique. En effet, ses commentaires et ses          clientèle disparate d'un centre commercial.
questions rappellent les diktats de la cité:      De l'avis unanime, le crime d'Oreste est im-
« More often than not, the so-called trans-       pardonnable. De sorte que, même si, en
gressée behavior of guests prompts res-           apparence, Denoncourt a choisi d'éliminer
ponses from audience members that rein-           les chœurs de la tragédie d'Euripide dans
scribe conventional moral boundaries.             leur forme classique, ceux-ci sont en fait
Audiences inevitably preach sexual restraint,     toujours présents et commentent l'action
marital fidelity, parental self-sacrifice, and    de la même façon. C'était inévitable: la
respect for others, including racial and eth-     voix du peuple est partie intégrante du talk
nic tolerance 11 . » Les coupables sont châtiés   show.
et les faibles, justifiés par la foule.
                                                  Dans ce contexte, qu'advient-il du rôle du
Or, dans la production du Théâtre de              coryphée ? Il est évidemment tenu par l'ani-
l'Opsis, la contribution des spectateurs ne       mateur. Les paroles de sagesse - Jerry's
se rend pas jusque-là, ils doivent s'en tenir     final thought - que Springer prenait le
à applaudir et à scander un numéro de télé-       temps de soumettre à son auditoire à la fin
phone. À l'instar des acteurs en scène, nous      de chaque épisode allaient tout à fait en ce
ne franchissons jamais le quatrième mur.          sens. Le ton était proverbial et s'appuyait
L'auditoire que nous constituons est plutôt       sur une morale bienveillante à laquelle tout
passif. En fait, nous décrochons constam-         le monde ne pouvait qu'acquiescer. Le
ment pour redevenir bien malgré nous              personnage joué par Anne Dorval y va lui
spectateurs de théâtre parce que nous réa-        aussi de ses réflexions conventionnelles,
gissons au spectacle et oublions la mise en       voire ineptes : « Il y a des moments où la
situation et le rôle que nous devrions y          parole vaut mieux que le silence et d'autres
jouer. Nous nous esclaffons donc en voyant        où le silence vaut mieux que la parole. »
Hélène (Isabelle Miquelon) arriver sur le
plateau drapée dans un accoutrement et un         Ainsi, de manière générale, le message
orgueil dignes de Michèle Richard. De             transmis par le talk show tend à suggérer
même, nous rions constamment des mal-             que, tout bien pesé, le crime ne paie pas,
adresses ou des gestes trop évidemment            l'adultère est reprehensible, chacun devrait
calculés de Julie, alors que nous devrions
être ses plus grands fans et prendre ce
                                                  11. Traduction libre: «La plupart du temps, les
décorum très au sérieux. Seul Pylade              prétendues transgressions des invités suscitent des
(Olivier Morin), assis parmi nous, se per-        réactions des spectacles qui réaffirment les limites
met de réagir - quoique de manière très           de la morale traditionnelle. Le public prêche tou-
ponctuelle et sans grande conséquence - en        jours le contrôle sexuel, la fidélité conjugale, le sa-
huant Hélène, par exemple.                        crifice des parents et le respect d'autrui, qui passe
                                                  par la tolérance raciale et ethnique. » Laura
                                                  Grindstaff, op. cit., p. 128.

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Oreste en direct ou le talk show tragique - Étienne Bourdages - Érudit
aimer son prochain comme soi-même, il ne          À travers un médium comme la télévision,
                              faut pas faire aux autres ce qu'on ne vou-        où tout est centré sur l'image, le visuel
                              drait pas qu'ils nous fassent, et ainsi de        paraît toujours plus vrai que le verbal.
                              suite. La critique qui prétend que les talk       Ainsi, si la télé-réalité fait remonter à la
                              shows ne font qu'encourager et publiciser         surface les débats et les hiérarchisations
                              les comportements déviants est donc dans          entourant culture légitimée et culture po-
                              l'erreur.                                         pulaire et met au jour les inégalités so-
                                                                                ciales, c'est en grande partie à cause du
                              Corps social, corps commercial                    rapport que nous, Occidentaux civilisés,
                              En boutade, on pourrait dire qu'en perdant        entretenons avec le corps.
                              du poids Oprah n'était plus à l'image de
                              son auditoire. En effet, une partie du public     Le talk show véhicule donc des clichés, dont
                              de la première heure du Oprah Winfrey             celui voulant que les gens « ordinaires » par-
                              Show ne se retrouve plus dans son contenu         lent sans pudeur de leur intimité et le font
                              et, surtout, dans ce qu'il représente. Pen-       avec ostentation. Et c'est dans cette mesure
                              dant qu'elle se gagnait un nouveau public,        que le rapport ambivalent que nous en-
                                                                                tretenons avec les talk shows, que ce soit
                                                                                de la culpabilité, de l'indignation, du plai-
                                                                                sir, de l'indifférence ou carrément de
                                                                                l'exécration, est révélateur de tensions so-
                                                                                ciales. Qu'elle soit négative ou positive,
                                                                                chaque fois qu'il est question de talk show,
                                                                                notre opinion est catégorique et reflète gé-
                                                                                néralement celle de la position que nous
                                                                                occupons dans la société. Le talk show
                                                                                nous renvoie (ou nous fait régresser ?) au
                                                                                contraste entre nature et civilisation. On la
                                                                                croirait obsolète, mais l'idée de nature est
                                                                                encore omniprésente dans les médias. Elle
                                                                                véhicule le mythe de l'enfant sauvage dont
                                                                                le « naturel » n'a pas été contaminé par les
                                                                                progrès civilisateurs. De fait, l'enfant qui
                                                                                grandit et qui veut se mêler aux affaires
Oprah Winfrey s'entretenant   la classe moyenne blanche éduquée, la             sociales a deux choix : « ou bien il con-
en direct avec une invitée.   sienne, elle, l'abandonnait pour un temps.        forme son comportement aux exigences de
                              La télé entretient les préjugés associant         la société, ou bien il s'exclut de la "société
                              l'aspect corporel à l'origine sociale d'un        civilisée"12». Conséquemment, celui «qui
                              individu. Comparons simplement les par-           ne parvient pas à la norme affective exigée
                              ticipants des talk shows à ceux des reality       par la société est considéré, à un degré va-
                              shows. Cet exercice met face à face le corps      riable, comme "malade", "anormal",
                              ordinaire, généralement gras (cheveux et          "criminel" ou "impossible"13», jugements
                              abdomen), de la classe populaire et le corps      de valeur comparables à ceux qu'on entend
                              mince et sculpté de l'élite, de l'olympien,       au sujet des participants des daytime talk
                              symbole de santé. Le corps est au centre de       shows. Ceux-ci se laissent effectivement
                              la production de ces émissions parce que
                              c'est lui qui manifeste l'intensité et la véra-   12. Norbert Elias, la Civilisation des moeurs, Paris,
                                                                                Pocket, 1999, p. 202.
                              cité de l'émotion vécue par le participant.       13. Ibid.

                              IHI1112-20O4.3I                                                                                    173
aller sans pudeur, perdent le contrôle, s'en     portent a croire qu'il n'y a que
remettent à leur corps, à leurs émotions         l'intimité, l'émotion, l'expres-
primaires; en gros, ils paraissent inca-         sion corporelle, comme expé-
pables de réprimer leurs pulsions. Le            rience authentique possible.
moment où toute autocontrainte est re-           Cependant, celle-ci est elle-
lâchée produit la money shot. Si le talk         même une mise en scène.
show a quelque chose à se reprocher, c'est
peut-être d'entretenir le rapprochement          C'est dans cet esprit que, selon
quasi exclusif entre ce type de compor-          moi, l'adaptation de Denon-
tement et une classe déterminée - représen-      court remet au goût du jour
tation établie par les médias et non pas par     l'intention de départ de la tra-
le peuple lui-même. Car, bien qu'on quali-       gédie antique. Non seulement
fie encore cette télévision de populaire, le     Oreste: The Reality Show dé-
talk show n'est pas un produit émanant du        montre que, on l'a vu plus haut,
peuple; il est un produit, un divertisse-        tragédie et talk show sont struc-
ment, imposé à la masse par un ordre             turés de manière tout à fait sem-
économique dominant. Il ne faut donc pas         blable, mais le spectacle ac-
chercher le peuple dans les talk shows, ces      tualise par le fait même le dis-
derniers étant le fruit d'une culture mass-      cours tragique. En faisant venir
médiatique. En fait, tout ce que les talk        sur le plateau d'un talk show des person-
shows peuvent nous dire du peuple, on le         nages issus des strates supérieures de la
trouvera dans la réception.                      société - Oreste a beau être vêtu pauvre-
                                                 ment, on oublie difficilement qu'il est le fils
Plus précisément, la télé-réalité fusionne les   d'Agamemnon, roi de Mycènes et d'Argos,
notions de vie privée et de vie publique         que sa tante Hélène est à l'origine de la
pour n'en faire qu'une : la vie commercia-       légendaire guerre de Troie, etc. - , le met-
lisable. Les coulisses de l'existence, l'inti-   teur en scène souligne le contraste entre
mité sont au centre du spectacle. D'ailleurs,    passion exaltée et milieu social. De plus,
avant même que les invités se présentent au      cet Oreste confronte, en quelque sorte,
public, la caméra les filme en arrière-scène.    deux types de représentation : la télévision
Dans Oreste: The Reality Show, l'écran           et le théâtre, soit une culture massmédia-
installé en fond de scène nous avait déjà        tique, facile d'accès, pas compliquée, et une
montré des images du personnage épo-             autre, quelque peu embourgeoisée et ré-
nyme, dans sa loge, souffrant, recroque-         servée à une élite nantie et éduquée. Cette
villé sur un divan avant que l'animatrice ne     opposition est d'autant plus évidente
l'invite à se joindre aux autres. Se montrer     qu'Oreste a été presque traîné de force sur
à nu, parler de soi, c'est révéler son ordi-     le plateau, menottes aux poignets; il n'a
naire, c'est être vrai. C'est de cette façon     pas répondu à une invitation. De plus, le
que les célébrités qui participent à des talk    metteur en scène a choisi de respecter le
shows et racontent leur dernière épreuve         plus possible le texte d'Euripide. De sorte
brisent la trompeuse façade de la notoriété.     que Julie Desjardins ne parle pas tout à fait
De même, le critique professionnel qui           la même langue qu'Oreste et sa famille. De
s'appuie sur le verdict du public lorsqu'il      ce point de vue, le théâtre prend rapide-
commente une œuvre cherche à légitimer           ment le dessus sur l'univers télévisuel. Car,
son savoir d'expert par l'émotion irraison-      en n'adaptant pas davantage le texte de
née du passant. Ces représentations nous         l'auteur grec, en ne lui prêtant pas la

174                                                                                  ««1112-2004.31
spontanéité de l'oralité - pas        monde à sa place. On verra plutôt Pylade
                                               tant pour uniformiser les ni-         amoureux d'Oreste, lui-même embrassant
                                               veaux de langue que pour qu'il        sa sœur ! Sur l'écran, des images de George
                                               y ait interaction -, la télévision    W. Bush parlant de sa guerre. Est-ce là la
                                               n'apparaît qu'en aparté. Ainsi,       version moderne de l'Apollon d'Euripide ?
                                               quand le frère et la sœur ma-         Est-ce une manière de sarcasme sous-
                                               tricides se disputent avec leur       entendant que nous nous divertissons des
                                               oncle ou leur grand-père, l'ani-      petites querelles domestiques de nos voi-
                                               matrice se tient coite. Si celle-ci   sins pendant que la guerre fait rage à
                                               intervient à quelques reprises,       l'étranger ?
                                               ses questions restent le plus sou-
                                               vent sans réponse parce qu'elles      De manière générale, l'adaptation que
                                               ne se trouvent pas dans le texte      Denoncourt fait de VOreste d'Euripide
                                               d'origine. Le seul moyen qu'a la      semble aller de soi. Elle illustre surtout
                                               télévision de se faire une place,     qu'il y a une filiation certaine entre tra-
                                               c'est de quitter la scène par l'en-   gédie grecque et daytime talk show, ce qui
                                               tremise de la vox pop. Elle mar-      démontre de surcroît à quel point ce qu'on
                                               que pourtant un autre point et        désigne par l'appellation « réalité » est
                                               semble même remporter la              conçu à l'image des canons de la fiction.
Oreste : The Reality Show          partie lorsque nous, en tant que spectateurs      Les deux genres capitalisent sur une situa-
(Théâtre de l'Opsis, 2004).        de théâtre, sommes portés à regarder les          tion conflictuelle. Or, la solution de celle-ci
Sur la photo : Anne Dorval         larmes de Louise Cardinal (Electre) sur           a plus ou moins d'importance. Ce qui en a
(Julie, l'animatrice) et Louise    l'immense écran installé en fond de scène.        surtout, ce sont les individus qui l'ont ins-
Cardinal (Electre), à l'arrière-   L'image projetée en direct nous convain-          tiguée. La fierté et l'arrogance des invités
plan. Photo : Maxime Côté.         crait plus que la vraie comédienne jouant         d'un talk show s'apparentent à Vhybris du
                                   sous nos yeux. Il semble que nous accé-           héros tragique. Le talk show ne constitue
                                   dions plus confortablement au pathos en           donc pas un forum politique car, tout
                                   passant par le filtre médiatique.                 compte fait, il ne débat de rien. Par ailleurs,
                                                                                     les intentions de la télé sont beaucoup trop
                                   Malgré cela, le théâtre l'emporte finale-         intéressées pour qu'elle prenne la respon-
                                   ment. Suivant le récit d'Euripide, Oreste et      sabilité de régler des problèmes sociaux ; en
                                   ses complices se révoltent en direct. Pen-        fait, elle s'en lave les mains. Aussi, je ne
                                   dant une pause publicitaire, on entend le         crois pas qu'avec Oreste: The Reality
                                   régisseur insister auprès de Julie pour           Show Denoncourt ait voulu donner ses
                                   qu'elle reprenne le contrôle de la situation,     lettres de noblesse à un phénomène télé-
                                   et elle de lui répondre, désemparée devant        visuel qu'on fustige trop souvent sans le
                                   la tournure des événements: «J'ai un bac          connaître. Il ne le remet pas non plus en
                                   en communication, pas une technique poli-         question. On aurait souhaité une réflexion
                                   cière ! » Julie Desjardins ne supporte même       critique. Or, ici, c'est au spectateur d'en
                                   pas la money shot qu'elle a amorcée. C'est        prendre l'initiative. Comme la télé, le met-
                                   une victoire dont on rêve peut-être mais          teur en scène nous met devant le fait
                                   qui s'effectue dans un paroxysme de vio-          accompli. J
                                   lence : l'animatrice et son équipe sont froi-
                                   dement abattus sous nos yeux et nous
                                   restons inébranlables. Julie Desjardins ne
                                   reviendra donc pas après la pause, tel un
                                   deus ex machina, pour remettre tout le
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