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fleurus Direction : Guillaume Pô Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud Fabrication : Thierry Dubus, Axelle Hosten Mise en pages : Pixellence © Fleurus, Paris, 2021 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 9782215166221 Code MDS : FS66221 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n°2011-525 du 17 mai 2011. » juliette_BAT.indd 4 08/04/2021 09:28:48
Chapitre 1 Le Voyageur Si Juliette tenait un journal intime, elle écrirait : « Cher journal, mes parents sont dingues. » Mais bon, elle a la flemme de tenir un journal intime. Et puis ses parents ne sont pas complètement dingues, non, bien sûr. Extérieurement, ils ont une allure de parents ordinaires. Sa mère fait du vélo elliptique en regardant des séries (le vélo elliptique n’a rien à voir avec un vélo, c’est un instrument de torture sur lequel on pédale debout tout en actionnant des poignées mobiles, de façon qu’aucune partie du corps n’échappe 7 juliette_BAT.indd 7 08/04/2021 09:28:49
Love in box à la douleur) et son père regarde des séries en buvant de la bière dans le canapé. La dinguerie de ses parents ne se manifeste pas en continu. La plupart du temps, même, ils sont parfaitement normaux, c’est-à-dire qu’ils posent des questions, chaque soir, sur ce que Juliette a fait « de beau » au lycée (oui, ils pensent sincèrement qu’en seconde, il arrive qu’on fasse quelque chose de beau), ils veulent savoir si elle a un « petit ami », si elle compte « mettre le nez dehors » sous prétexte qu’il y a du soleil, ce genre de choses. Non, là où ils perdent complètement la raison, c’est quand Juliette s’approche d’un écran. Elle a réussi à leur extorquer l’autorisation de posséder un ordinateur. Et encore, ordinateur, il faut le dire vite. C’est une vieille machine d’au moins trois ans d’âge, qui a appar- tenu à sa grand-mère, et dont celle-ci lui a fait cadeau pour s’acheter un modèle plus performant. Sa grand-mère est une geek patentée, qui joue à des jeux de guerre en ligne avec ses copines. Juliette, à force de supplications, a obtenu de récupérer l’appareil (elle a allégué que plus personne, de nos jours, ne peut espérer survivre au lycée sans ordinateur) et 8 juliette_BAT.indd 8 08/04/2021 09:28:49
Juliette l’autorisation de se connecter à Internet, constamment ralentie par le pare-feu, le contrôle parental et autres dis- positifs de sécurité installés sur l’antique bécane. À neuf heures du soir, ils coupent le wifi et on retombe au Moyen Âge, époque où les gens n’avaient que la télé pour survivre. – Tu ne te rends pas compte, dit sa mère. Le monde est plein de prédateurs. De monstres. De pervers. Ils se font passer pour quelqu’un d’autre et paf, on vous retrouve démembrées dans un fossé. C’est un raccourci un peu rapide mais évocateur, issu des séries qu’elle regarde. Elle raffole des histoires policières, de préférence très sanglantes, très suédoises, avec des images toutes grises et des jeunes filles démembrées, donc, pié- gées sur Internet. Son père, lui, craint moins le démembre- ment que le décervelage. Il a lu des articles scientifiques démontrant que la fréquentation assidue des écrans consti- tue un véritable génocide pour les neurones. Cela explique, selon lui, l’état dans lequel se trouve la planète (ce qui inclut les tsunamis, les dictateurs et les défaites à répétition de l’équipe de France de foot). Cette folle terreur de l’informatique, chez ses parents, explique aussi que Juliette ne possède pas de smartphone 9 juliette_BAT.indd 9 08/04/2021 09:28:49
Love in box et doive se contenter d’un portable bas de gamme, premier prix, dont le forfait lui permet tout juste, avant d’expirer, d’informer quotidiennement sa mère qu’elle est arrivée saine et sauve au lycée et que personne ne l’a démembrée en chemin. Le soir, avant de se coucher, elle a le droit de lire ses e-mails (ses parents disent « courriels ») et, éventuellement, d’y répondre. Les courriels en question proviennent presque toujours d’Adèle, sa meilleure amie depuis la maternelle, et de quelques expéditeurs dûment authentifiés, sa grand- mère, le plus souvent. Ces derniers temps, la question numérique a suscité pas mal de conflits chez Juliette, et l’on peut considérer sans exagérer que la situation familiale commence à se dégrader. Les parents, dans leur folie, semblent ne pas comprendre que leur fille, ainsi coupée du monde, ne risque pas de construire une relation amoureuse solide. Comment, en effet, trouver l’amour lorsqu’on n’est pas autorisée à tchat- ter trois heures sous la couette chaque soir ? Comment espérer consolider ses alliances au lycée ? Comment évi- ter de se retrouver exclue, bannie, exilée ? Heureusement qu’Adèle, elle-même hyper-connectée, prend le temps de 10 juliette_BAT.indd 10 08/04/2021 09:28:49
Juliette lui offrir une synthèse quotidienne des principaux débats qui agitent la classe sur les réseaux. Adèle est la meilleure, la plus fidèle, la plus fiable des copines. Juliette, pour elle, don- nerait sa vie et son brownie au chocolat blanc de chez Max, le salon de thé où elles se retrouvent tous les soirs après les cours, pour faire le bilan de leurs existences. La moitié de son brownie, disons. « Salon de thé » est peut-être une désignation un peu pom- peuse, pour l’établissement de Max, où les lycéens adorent débarquer en fin d’après-midi, dérangeant les poivrots qui philosophent au comptoir. Mais bon, le cappuccino et le brownie y sont excellents, ce qui prouve, une fois de plus, l’intérêt du mélange des cultures. Toujours est-il que ce soir-là, quand elle se connecte à sa boîte e-mail, Juliette n’en attend pas grand-chose. Deux ou trois messages d’Adèle portant, vraisemblablement, sur le sourire géométrique de quelque beau gosse (Adèle adore les beaux gosses dont les sourires évoquent des pubs d’orthodontiste), sur le nouveau morceau d’un groupe de pop anglaise (elle tolère les pas trop beaux gosses aux dents irrégulières, à condition qu’ils jouent de la pop anglaise) ou 11 juliette_BAT.indd 11 08/04/2021 09:28:49
Love in box sur un exercice de maths insoluble (selon Adèle, les maths ont été inventées par Satan pour punir les humains de leurs péchés). Mais ce soir-là, donc, quelle n’est pas la stupéfaction de Juliette lorsqu’elle découvre, outre ceux de son amie, le message d’un expéditeur INCONNU. La petite enveloppe bleue, frémissante de promesses, émane d’un certain Le Voyageur. Bien sûr, il peut s’agir d’Adèle qui se serait créé une adresse et un pseudo, pour lui faire une blague. Adèle est la meilleure des copines, oui, on l’a déjà dit au moins trois fois, mais c’est aussi une peste, qui adore les blagues pas drôles. Juliette se prépare mentalement, avant de cliquer sur l’e-mail mystérieux, à lire quelque chose comme : « Mais non, c’est moi, grosse débile ! » et à se prendre dans les yeux une pluie d’émoticônes ricanants. Adèle adore les émo- ticônes, Juliette les déteste. Ils lui font penser à de l’acné sur un visage ou à des postillons. Elle hésite même à mettre l’e-mail à la poubelle sans le lire, déçue d’avance et déjà énervée. Mais bien sûr, elle ne le fait pas. Comment pourrait-elle trouver le sommeil après ? Et supporter la vie ? Elle doit 12 juliette_BAT.indd 12 08/04/2021 09:28:49
Juliette courir le risque de voir apparaître les émoticônes hysté- riques. Et il faut qu’elle se dépêche, parce que sa mère ne va pas tarder à surgir, une brosse à dents coincée dans la bouche, pour lui demander ce qu’elle fabrique, encore avachie devant son écran, aussi tard ; bientôt 9 heures. Elle lui rap- pellera que pour espérer se reposer, il faut absolument dormir avant minuit. Après, comme dans Cendrillon, la fête est finie, l’espérance de vie diminue, toutes sortes de catas- trophes menacent les couche-tard et les insomniaques, c’est scientifiquement prouvé. Juliette ouvre l’e-mail. Et lit ceci : Salut, Alors voilà, je me jette à l’eau ! Je te croise chaque matin devant le lycée et tu ne me vois pas. Mais moi je te vois bien. Pire, je ne vois que toi. J’aimerais bien qu’il se passe entre nous autre chose qu’un échange de regards. Et encore, ce n’est pas un échange de regards puisqu’il n’y a que moi qui te regarde. Bref. Fais-moi signe, s’il te plaît. Je t’embrasse. 13 juliette_BAT.indd 13 08/04/2021 09:28:49
Love in box Elle le relit. Le rerelit, le rererelit… Puis elle entend arriver à grands pas sa mère et sa brosse à dents. Elle quitte sa boîte aux lettres, éteint l’ordinateur et, emportée par son élan, le débranche. – C’est au cas où il y aurait de l’orage, explique-t-elle à sa mère. Elles demeurent plusieurs longues secondes l’une en face de l’autre à se regarder, immobiles. – Tu as l’air bijarre, observe sa mère, la bouche pleine de dentifrice. – Je suis « bijarre », maman. C’est héréditaire. – Non, je veux dire, plus que d’habitude. Il s’est passé quelque chose avec cet ordinateur ? – Quel ordinateur ? Pas du tout. Nouveau silence soupçonneux. – Tu as un petit ami, c’est ça ? Sa prononciation est redevenue normale. Elle a dû avaler son dentifrice. – Maman, plus personne ne dit « petit ami » à part papa et toi. C’est flippant, à force. Je vais me coucher, minuit approche. 14 juliette_BAT.indd 14 08/04/2021 09:28:49
Juliette Sa mère n’insiste pas mais met du temps à quitter la chambre, à reculons, la brosse à dents braquée sur Juliette. – Tu peux tout me dire, tu sais, murmure-t-elle d’une voix menaçante. – Bonne nuit, maman. Dans le noir, Juliette se récite l’e-mail. Elle a une excel- lente mémoire. L’hypothèse du canular d’Adèle n’est pas totalement éliminée, mais quelque chose lui dit que ce n’était pas ça. En fait, elle sait quoi : le message n’est pas entaché de la moindre faute d’orthographe. Et l’ortho- graphe, c’est le point faible d’Adèle. Elle ajoute des « s » n’importe où, des « h » après les « t », parce qu’elle trouve les mots « plus jolis » ainsi. « Pire, je ne vois que toi. » « Fais-moi signe, s’il te plaît. » « Je t’embrasse. » Le message est on ne peut plus clair. Quelqu’un, quelque part, est amoureux d’elle. Amou- reux fou. Quelqu’un songe en soupirant à ses cheveux de ténèbres électriques, à ses yeux de porphyre (non, zut, le porphyre est rouge, elle confond avec l’améthyste), à ses 15 juliette_BAT.indd 15 08/04/2021 09:28:49
Love in box pommettes adorablement roses. Du calme, Juliette. Il faut qu’elle se maîtrise, qu’elle réfléchisse. Mais déjà, les théories s’ébauchent. À vrai dire, il n’y a pas trente-six mille possibilités. On n’est pas à Paris, ici. On est à Castelbourg, petite ville de huit mille habitants, perdue au fin fond d’un département où il ne se passe rien, entourée de forêts et de champs à perte de vue. Et dans cette petite ville, il y a deux lycées. Jean-Jaurès, celui de Juliette, et Bossuet, l’autre. Le lycée privé. L’expéditeur de l’e-mail écrit : « Je te croise chaque matin devant le lycée et tu ne me vois pas. » Chaque matin, en effet, elle croise des élèves qui se rendent à Bossuet et elle ne leur accorde pas un regard. Pourquoi ? Mais parce que, depuis environ toujours, Jean-Jaurès et Bossuet sont rivaux. C’est ainsi. Ceux de Jaurès méprisent ceux de Bossuet, qui détestent ceux de Jaurès. Oui, mais parmi ceux de l’autre lycée, il existe un garçon magnifique (elle ne leur accorde pas un regard, mais bon, elle a quand même remarqué qu’il y a deux ou trois garçons magnifiques dans le lot des ennemis), un être d’exception, courageux, intrépide, qui a osé braver l’interdit, affronter le tabou. Il lui a écrit, à elle, Juliette. 16 juliette_BAT.indd 16 08/04/2021 09:28:49
Juliette Son Roméo. O. K., c’est tarte, mais Adèle n’est pas là, Juliette peut se permettre d’être tarte. Question : comment a-t-il obtenu son adresse e-mail ? Les consignes de ses parents sont claires. Elle ne doit, sous aucun prétexte, communiquer ses coordonnées à quelqu’un qu’elle ne connaîtrait pas parfaitement. Sous aucun prétexte, elle ne doit fournir la moindre indication permettant à autrui de la contacter et, par la suite, de la démembrer. Jusque-là, elle a obéi, par peur des représailles. Alors ? Elle a bien sa petite idée… Plusieurs petites idées, même. À force d’examiner toutes ces idées et de se réciter l’e-mail, elle ne trouve le sommeil que bien après minuit. juliette_BAT.indd 17 08/04/2021 09:28:49
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Chapitre 2 Ockham – Avoue que c’est toi. – Que c’est moi quoi ? La stratégie qu’a finalement choisie Juliette, après sa mau- vaise nuit, est sans doute un peu brutale, un peu frontale, mais à coup sûr, elle sera efficace. Adèle ne sait pas mentir. Pas longtemps. – Tu sais très bien ce que je veux dire. – Bon, O. K., j’avoue, c’est moi. Boum ! Le ciel s’écroule. Les planètes s’effondrent. L’uni- vers se désintègre. C’est elle, finalement. Ce n’est qu’elle. 19 juliette_BAT.indd 19 08/04/2021 09:28:50
Love in box Adèle. L’hypothèse la plus simple, la plus immédiate, la plus évidente. Leur prof de français leur a parlé de la théorie du rasoir d’Ockham (on apprend tout de même des trucs, en seconde, finalement). Ce type, Ockham, un philosophe religieux du XIVe siècle professait qu’il fallait d’abord privi légier les hypothèses les plus simples avant d’envisager les solutions farfelues, genre un beau garçon vous aime en secret. Eh bien, Ockham avait raison, et c’est très déprimant. Et cette teigne d’Adèle, au moyen d’une ruse grossière, est parvenue à la rouler. La vérité, c’est que Juliette est une pauvre naïve romantique et que le monde n’a pas fini de se montrer cruel à son égard. Non, soyons honnête, Adèle n’est pas cruelle. Juliette devine pourquoi elle a recouru à cet immonde subterfuge. C’était pour lui donner une leçon. Parce que voilà, il faut le reconnaître, question garçons, Juliette est d’une timidité ridicule. Un seul regard un peu appuyé l’embrase jusqu’à la moelle, façon Jeanne d’Arc. Et c’est très douloureux. Elle se fait des films (avec beaucoup d’effets spéciaux), rêvasse, soupire pendant des heures, et ça ne mène pas à grand- chose. Adèle, elle, a maintes fois mentionné « en couple », 20 juliette_BAT.indd 20 08/04/2021 09:28:50
Juliette depuis la sixième, sur son statut Facebook. Juliette n’a pas Facebook, mais elle aurait écrit « compliqué ». Pourtant, un mince filet de son espoir presque tari lui fait relancer la conversation, juste avant d’arriver au lycée. – C’est toi quoi ? Adèle sourit. – La plus belle, la plus sexy, la mieux fringuée. – Comment tu écris « Je me jette à l’eau » ? – Hein ? – Épelle-moi « jette ». – Tu es sûre que ça va ? – Épelle. Adèle ne sourit plus. Elle hésite entre se mettre en colère, sortir une vacherie sur la coiffure de Juliette (il y a de quoi, ses cheveux de ténèbres électriques sont coiffés en cham- pignon atomique) ou obéir. Elle n’aime pas trop obéir, mais quelque chose, dans le ton de son amie, éveille sa curiosité. Elle épelle. – J-è-t-e. Juliette s’immobilise. Elle a bien observé le visage concentré d’Adèle le temps de cette épellation et n’y a lu aucune four- berie. Son amie a épelé avec sincérité. Du mieux qu’elle a 21 juliette_BAT.indd 21 08/04/2021 09:28:50
Love in box pu. À cet instant précis, Juliette en est convaincue : Adèle n’est pas à l’origine de l’e-mail. À ce même instant précis, un groupe de lycéens de Bossuet passe. Les croise. Parmi eux, quelques garçons sublimes échangent un regard avec elles. – Bon, s’impatiente Adèle, tu me racontes ? Juliette lui raconte. Et en racontant, elle continue de scruter le visage d’Adèle, au cas où. Sa physionomie est indéchiffrable mais ça ne veut rien dire. Adèle lui a déjà expliqué comment se composer une physionomie indé- chiffrable : il suffit de fixer l’horizon en pensant très fort à une vache. – Tu penses à une vache ? demande Juliette lorsqu’elle a fini de raconter. – Au contraire. Je pense à toi. – Tu me jures que tu n’as pas écrit cet e-mail ? – Je le jure sur la tête de… – Non, c’est bon. Adèle a juré sur la tête de tellement de gens, pour avouer ensuite avoir menti, que la moitié au moins de ses relations serait déjà décapitée si les serments avaient une quel- conque valeur. 22 juliette_BAT.indd 22 08/04/2021 09:28:50
Juliette Pourtant, cette fois, Juliette la croit. Ou désire follement la croire. Elles discutent de cet e-mail pendant toute la récréation, elles en parlent pendant les cours (à l’aide d’une feuille de brouillon qu’elles se passent, puisque l’antique téléphone de Juliette n’est pas assez performant pour leur permettre de communiquer facilement par SMS, comme le font tous les autres, l’appareil planqué sous la table ou dans la trousse), elles en causent à la cantine, elles en reparlent pendant la pause méridienne. L’après-midi, tout de même, elles sont un peu fatiguées et le sujet est presque épuisé. Il n’y a pas grand-chose à en dire, au fond. Alors, pendant le cours d’histoire, Juliette fait signe à Adèle qu’elle souhaite s’isoler pour réfléchir. En marge de ses notes sur l’agriculture brésilienne, elle liste les questions cruciales : Qui ? Pourquoi ? Que faire ? Quand ? Et surtout : Comment a-t-il eu mon adresse ? C’est surtout sur ce point, qu’elle bloque. Il a bien fallu que quelqu’un la lui transmette. Et, si l’on élimine ses parents et sa grand-mère, il ne reste plus grand monde, à part Adèle. Tout en examinant la question, elle se met à tracer machi- nalement des signes sur sa feuille. Au bout d’une heure, elle s’aperçoit qu’elle a couvert la surface du papier d’une espèce 23 juliette_BAT.indd 23 08/04/2021 09:28:50
Love in box de hiéroglyphe évoquant vaguement un escargot ailé, ou un nombril à longues oreilles. Elle sourit et voit qu’Adèle sourit aussi. Ce dessin, archi-moche il faut l’avouer, c’est leur des- sin, leur signe de ralliement. Elles l’ont créé à deux dans un lointain passé, autour du CE2, et il est devenu leur sigle, leur symbole. Quand, dans un lointain avenir, elles s’associeront pour créer une entreprise géniale, écologique, esthétique, branchée, utile et stimulante (elles ne savent pas encore très bien en quoi consistera concrètement cette entreprise, mais elle sera incroyable, obligé), ce dessin en sera le logo. Juliette le trace sans réfléchir à chaque fois qu’elle pense. La multiplication des croquis sur sa feuille de cours traduit l’intensité de sa pensée et son peu d’intérêt pour l’agricul- ture brésilienne. Elle a tort, bien sûr, les enjeux brésiliens sont fondamentaux, la forêt amazonienne, le réchauffe- ment climatique. Mais pour l’instant, tout ça est secondaire. Un garçon sublime est amoureux d’elle. Et c’est forcément Adèle qui lui a communiqué son adresse e-mail, DONC Adèle le connaît, DONC elle l’a rencontré, à un moment ou à un autre (Quel moment ? Quel autre ?), et ils se sont parlé suffisamment pour que ce garçon fasse part à Adèle de ses sentiments pour Juliette. D’accord, d’accord, 24 juliette_BAT.indd 24 08/04/2021 09:28:50
Juliette admettons. Mais c’est tordu. Pourquoi n’est-il pas venu la trouver elle, directement, pour lui déclarer sa flamme les yeux dans les yeux d’améthyste ? Ce garçon est-il un lâche ? Pourrait-elle aimer un lâche ? Oui, bien sûr. Un lâche sublime, ça ne se refuse pas. Un lâche tordu, même. En attendant, il faut qu’elle en sache un peu plus. Elle va donc cuisiner Adèle, et pas plus tard que tout à l’heure, quand elles s’attableront chez Max devant leur cappucci- no-brownie rituel. D’ailleurs, tiens, la sonnerie retentit. L’interminable jour- née de cours est enfin finie. On va voir ce qu’on va voir. Juliette entraîne son amie, d’un pas résolu, jusqu’à leur table habituelle, une petite table tranquille, au fond, avec vue sur la rue, vue sur le zinc, vue sur tout. – Bon, attaque-t-elle. Je t’écoute. Avoue. Adèle affiche un sourire embarrassé, hautement révéla- teur, selon Juliette. Hautement suspect. De toute façon, elles se connaissent si parfaitement ! Comment Adèle a- t-elle pu espérer une seconde échapper à la sagacité de sa meilleure vieille copine ? – Que j’avoue quoi ? tente-t-elle pourtant. 25 juliette_BAT.indd 25 08/04/2021 09:28:50
Love in box – Que c’est toi qui as filé mon adresse e-mail à ce garçon. Ne nie pas, il n’y a aucune autre possibilité. Adèle, rêveuse, balaie la surface en faux marbre de la table, roulant sous la pulpe de son index ce qui ressemble à une grosse miette de fondant au chocolat. Le fondant au chocolat n’est pas mal non plus, chez Max. – D’accord, souffle-t-elle sans cesser de sourire. J’avoue. Juliette est interloquée. Elle a eu beau retourner le pro- blème dans tous les sens, elle n’en revient pas d’avoir raison. – Raconte, intime-t-elle. Qui c’est ? Pourquoi il est passé par toi ? C’est n’importe quoi ! – Et voilà. Tu ne l’as même pas encore rencontré et tu lui cries déjà dessus. Le pauvre ! Troublée, Juliette commence à accepter la réalité de ce garçon. Adèle a vraiment l’air de le connaître. Sous roche gigotait une véritable anguille. En fait, c’est complètement dingue. – Dis-moi qui c’est ! insiste-t-elle. Adèle hoche négativement la tête. – Non. Il te le dira lui-même. Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Au moment où Juliette ouvre la bouche pour protester, Max dérape jusqu’à leur table, 26 juliette_BAT.indd 26 08/04/2021 09:28:50
Juliette torchon sur l’épaule. C’est le coup de feu, son établissement est envahi de rires, de voix fortes, de cliquetis de flipper. Max n’a ni serveur ni cuistot, il fait tout lui-même, à toute vitesse, glissant d’une table à l’autre sur ses chaussures vernies. Il ne note rien, enregistre tout et vous apporte sans la moindre erreur ce que vous avez commandé. Juliette suppose qu’il a des pouvoirs. Elle se souvient avec épouvante de la fois où ses parents lui ont demandé de s’occuper des repas pendant tout un week-end, « pour voir comment tu t’en sortiras ». Mal. Elle s’en est très mal sortie. Et son admiration pour Max, à cette occasion, s’en était trouvée décuplée. – Comme d’habitude, pour les demoiselles ? s’enquiert-il. Il n’attend pas la réponse et cavale jusqu’aux cuisines où il entre en trombe, faisant claquer les portes battantes. – Comment ça ? reprend Juliette, bien résolue à ne rien lâcher. Comment ça, il me le dira lui-même ? C’est quoi, ce plan ? Adèle hésite, remet en place une mèche derrière son oreille gauche ; manœuvre dilatoire que Juliette connaît parfaitement. – Tu ne te rends jamais compte de rien. Heureusement que tu m’as. 27 juliette_BAT.indd 27 08/04/2021 09:28:50
Love in box – Certes, mais encore ? – Je l’ai repéré, moi, le mec qui te dévore des yeux tous les matins. Et comme toi tu préfères contempler les pavés au lieu d’accueillir le monde qui frappe à ta porte… – Abrège ! – Je suis allée le trouver et je lui ai conseillé de venir te parler. – Quand ? – Mais… Mais peu importe ! Il m’a répondu qu’il préférait t’écrire d’abord. Pour voir si tu étais… open. Voilà, il a dit open. – Open ? – Open. Tu comprends, il est de Bossuet, ajoute Adèle en roulant des yeux mystérieux, comme si cette information expliquait tout. – Donc tu lui as donné mon e-mail. – Voilà. Tu m’en veux ? Juliette réfléchit, secoue la tête en souriant et se penche pour poser une grosse bise sur la joue tiède de sa meilleure amie. juliette_BAT.indd 28 08/04/2021 09:28:50
N° d’édition : J21109 Achevé d’imprimer en avril 2021 par Rotolito en Italie Dépôt légal : mai 2021 Les Éditions Fleurus utilisent des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabri- quées à partir de bois issus de forêts qui adoptent un système d’aménagement durable. En outre, les Éditions Fleurus attendent de leurs fournisseurs de papier qu’ils s’inscrivent dans une démarche de certification environ- nementale reconnue. juliette_BAT.indd 224 08/04/2021 09:28:53
1 déclaration d’amour 3 héroïnes 3 romans 3 auteurs Lorsqu’elle reçoit un mail mystérieux et anonyme dans lequel un inconnu lui déclare sa flamme, Juliette s’em- brase. Sa meilleur amie, Adèle, voit là l’occasion de donner un coup de pouce à l’amour que Simon, élève dans un autre lycée, porte à Juliette. Elle fait croire à son amie que le mail est de lui, Simon confirme cette version. Le stratagème fonc- tionne à merveille. Tout va donc pour le mieux jusqu’à ce qu’un second mail propose à Juliette un rendez-vous dans la forêt. Pensant que Simon en est l’auteur, Juliette accepte et s’y rend sans le dire à Adèle, ne se méfiant pas du danger qui l’attend… Luc Blanvillain est professeur de lettres et auteur pour la jeunesse. Il a écrit une vingtaine de romans dont le Journal d’un nul débutant, La nébuleuse Alma (L’École des loisirs) et Chat s’en va et chat revient (Fleurus). Graphisme et illustration de couverture : Laurence Ningre. www.fleuruseditions.com 14,90 € France TTC Retrouvez toute l’actualité des romans Fleurus
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