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l a n v i l l a i n
Luc B
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fleurus
            Direction : Guillaume Pô
            Direction éditoriale : Sarah Malherbe
            Édition : Claire Renaud
            Fabrication : Thierry Dubus, Axelle Hosten
            Mise en pages : Pixellence

            © Fleurus, Paris, 2021
            Site : www.fleuruseditions.com
            ISBN : 9782215166221
            Code MDS : FS66221
            Tous droits réservés pour tous pays.
            « Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées
            à la jeunesse, modifiée par la loi n°2011-525 du 17 mai 2011. »

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Chapitre 1
                                      Le Voyageur

                      Si Juliette tenait un journal intime, elle écrirait : « Cher
                 journal, mes parents sont dingues. »
                      Mais bon, elle a la flemme de tenir un journal intime.
                 Et puis ses parents ne sont pas complètement dingues,
                 non, bien sûr. Extérieurement, ils ont une allure de
                 parents ordinaires. Sa mère fait du vélo elliptique en
                 regardant des séries (le vélo elliptique n’a rien à voir
                 avec un vélo, c’est un instrument de torture sur lequel
                 on pédale debout tout en actionnant des poignées
                 mobiles, de façon qu’aucune partie du corps n’échappe

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Love in box

                 à la douleur) et son père regarde des séries en buvant de
                 la bière dans le canapé.
                      La dinguerie de ses parents ne se manifeste pas en
                 continu. La plupart du temps, même, ils sont parfaitement
                 normaux, c’est-à-dire qu’ils posent des questions, chaque
                 soir, sur ce que Juliette a fait « de beau » au lycée (oui, ils
                 pensent sincèrement qu’en seconde, il arrive qu’on fasse
                 quelque chose de beau), ils veulent savoir si elle a un « petit
                 ami », si elle compte « mettre le nez dehors » sous prétexte
                 qu’il y a du soleil, ce genre de choses.
                      Non, là où ils perdent complètement la raison, c’est quand
                 Juliette s’approche d’un écran.
                      Elle a réussi à leur extorquer l’autorisation de posséder un
                 ordinateur. Et encore, ordinateur, il faut le dire vite. C’est
                 une vieille machine d’au moins trois ans d’âge, qui a appar-
                 tenu à sa grand-mère, et dont celle-ci lui a fait cadeau pour
                 s’acheter un modèle plus performant. Sa grand-mère est
                 une geek patentée, qui joue à des jeux de guerre en ligne
                 avec ses copines.
                      Juliette, à force de supplications, a obtenu de récupérer
                 l’appareil (elle a allégué que plus personne, de nos jours,
                 ne peut espérer survivre au lycée sans ordinateur) et

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Juliette

                 l’autorisation de se connecter à Internet, constamment
                 ralentie par le pare-feu, le contrôle parental et autres dis-
                 positifs de sécurité installés sur l’antique bécane. À neuf
                 heures du soir, ils coupent le wifi et on retombe au Moyen
                 Âge, époque où les gens n’avaient que la télé pour survivre.
                      – Tu ne te rends pas compte, dit sa mère. Le monde est
                 plein de prédateurs. De monstres. De pervers. Ils se font
                 passer pour quelqu’un d’autre et paf, on vous retrouve
                 démembrées dans un fossé.
                      C’est un raccourci un peu rapide mais évocateur, issu des
                 séries qu’elle regarde. Elle raffole des histoires policières, de
                 préférence très sanglantes, très suédoises, avec des images
                 toutes grises et des jeunes filles démembrées, donc, pié-
                 gées sur Internet. Son père, lui, craint moins le démembre-
                 ment que le décervelage. Il a lu des articles scientifiques
                 démontrant que la fréquentation assidue des écrans consti-
                 tue un véritable génocide pour les neurones. Cela explique,
                 selon lui, l’état dans lequel se trouve la planète (ce qui inclut
                 les tsunamis, les dictateurs et les défaites à répétition de
                 l’équipe de France de foot).
                      Cette folle terreur de l’informatique, chez ses parents,
                 explique aussi que Juliette ne possède pas de smartphone

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Love in box

                 et doive se contenter d’un portable bas de gamme, premier
                 prix, dont le forfait lui permet tout juste, avant d’expirer,
                 d’informer quotidiennement sa mère qu’elle est arrivée
                 saine et sauve au lycée et que personne ne l’a démembrée
                 en chemin.
                       Le soir, avant de se coucher, elle a le droit de lire ses
                 e-mails (ses parents disent « courriels ») et, éventuellement,
                 d’y répondre. Les courriels en question proviennent presque
                 toujours d’Adèle, sa meilleure amie depuis la maternelle, et
                 de quelques expéditeurs dûment authentifiés, sa grand-
                 mère, le plus souvent.
                       Ces derniers temps, la question numérique a suscité pas
                 mal de conflits chez Juliette, et l’on peut considérer sans
                 exagérer que la situation familiale commence à se dégrader.
                 Les parents, dans leur folie, semblent ne pas comprendre
                 que leur fille, ainsi coupée du monde, ne risque pas de
                 construire une relation amoureuse solide. Comment, en
                 effet, trouver l’amour lorsqu’on n’est pas autorisée à tchat-
                 ter trois heures sous la couette chaque soir ? Comment
                 espérer consolider ses alliances au lycée ? Comment évi-
                 ter de se retrouver exclue, bannie, exilée ? Heureusement
                 qu’Adèle, elle-même hyper-connectée, prend le temps de

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Juliette

                 lui offrir une synthèse quotidienne des principaux débats
                 qui agitent la classe sur les réseaux. Adèle est la meilleure, la
                 plus fidèle, la plus fiable des copines. Juliette, pour elle, don-
                 nerait sa vie et son brownie au chocolat blanc de chez Max,
                 le salon de thé où elles se retrouvent tous les soirs après les
                 cours, pour faire le bilan de leurs existences. La moitié de
                 son brownie, disons.
                       « Salon de thé » est peut-être une désignation un peu pom-
                 peuse, pour l’établissement de Max, où les lycéens adorent
                 débarquer en fin d’après-midi, dérangeant les poivrots qui
                 philosophent au comptoir. Mais bon, le cappuccino et le
                 brownie y sont excellents, ce qui prouve, une fois de plus,
                 l’intérêt du mélange des cultures.

                       Toujours est-il que ce soir-là, quand elle se connecte à
                 sa boîte e-mail, Juliette n’en attend pas grand-chose. Deux
                 ou trois messages d’Adèle portant, vraisemblablement,
                 sur le sourire géométrique de quelque beau gosse (Adèle
                 adore les beaux gosses dont les sourires évoquent des pubs
                 ­d’orthodontiste), sur le nouveau morceau d’un groupe de
                 pop anglaise (elle tolère les pas trop beaux gosses aux dents
                 irrégulières, à condition qu’ils jouent de la pop anglaise) ou

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Love in box

                 sur un exercice de maths insoluble (selon Adèle, les maths
                 ont été inventées par Satan pour punir les humains de leurs
                 péchés).
                       Mais ce soir-là, donc, quelle n’est pas la stupéfaction de
                 Juliette lorsqu’elle découvre, outre ceux de son amie, le
                 message d’un expéditeur INCONNU.
                       La petite enveloppe bleue, frémissante de promesses,
                 émane d’un certain Le Voyageur.
                       Bien sûr, il peut s’agir d’Adèle qui se serait créé une
                 adresse et un pseudo, pour lui faire une blague. Adèle est la
                 meilleure des copines, oui, on l’a déjà dit au moins trois fois,
                 mais c’est aussi une peste, qui adore les blagues pas drôles.
                       Juliette se prépare mentalement, avant de cliquer sur
                 ­l’e-mail mystérieux, à lire quelque chose comme : « Mais
                 non, c’est moi, grosse débile ! » et à se prendre dans les yeux
                 une pluie d’émoticônes ricanants. Adèle adore les émo-
                 ticônes, Juliette les déteste. Ils lui font penser à de l’acné
                 sur un visage ou à des postillons.
                       Elle hésite même à mettre l’e-mail à la poubelle sans le
                 lire, déçue d’avance et déjà énervée.
                       Mais bien sûr, elle ne le fait pas. Comment pourrait-elle
                 trouver le sommeil après ? Et supporter la vie ? Elle doit

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Juliette

                 courir le risque de voir apparaître les émoticônes hysté-
                 riques.
                       Et il faut qu’elle se dépêche, parce que sa mère ne va pas
                 tarder à surgir, une brosse à dents coincée dans la bouche,
                 pour lui demander ce qu’elle fabrique, encore avachie
                 devant son écran, aussi tard ; bientôt 9 heures. Elle lui rap-
                 pellera que pour espérer se reposer, il faut absolument
                 dormir avant minuit. Après, comme dans Cendrillon, la fête
                 est finie, l’espérance de vie diminue, toutes sortes de catas-
                 trophes menacent les couche-tard et les insomniaques,
                 c’est scientifiquement prouvé.
                       Juliette ouvre l’e-mail.
                       Et lit ceci :
                       Salut,
                       Alors voilà, je me jette à l’eau !
                       Je te croise chaque matin devant le lycée et tu ne me vois pas.
                       Mais moi je te vois bien. Pire, je ne vois que toi.
                       J’aimerais bien qu’il se passe entre nous autre chose qu’un
                 échange de regards. Et encore, ce n’est pas un échange de regards
                 puisqu’il n’y a que moi qui te regarde. Bref.
                       Fais-moi signe, s’il te plaît.
                       Je t’embrasse.

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Love in box

                       Elle le relit.
                       Le rerelit, le rererelit…
                       Puis elle entend arriver à grands pas sa mère et sa brosse
                 à dents.
                       Elle quitte sa boîte aux lettres, éteint l’ordinateur et,
                 emportée par son élan, le débranche.
                       – C’est au cas où il y aurait de l’orage, explique-t-elle à sa
                 mère.
                       Elles demeurent plusieurs longues secondes l’une en face
                 de l’autre à se regarder, immobiles.
                       – Tu as l’air bijarre, observe sa mère, la bouche pleine de
                 dentifrice.
                       – Je suis « bijarre », maman. C’est héréditaire.
                       – Non, je veux dire, plus que d’habitude. Il s’est passé
                 quelque chose avec cet ordinateur ?
                       – Quel ordinateur ? Pas du tout.
                       Nouveau silence soupçonneux.
                       – Tu as un petit ami, c’est ça ?
                       Sa prononciation est redevenue normale. Elle a dû avaler
                 son dentifrice.
                       – Maman, plus personne ne dit « petit ami » à part papa et
                 toi. C’est flippant, à force. Je vais me coucher, minuit approche.

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Juliette

                       Sa mère n’insiste pas mais met du temps à quitter la
                 chambre, à reculons, la brosse à dents braquée sur
                 Juliette.
                       – Tu peux tout me dire, tu sais, murmure-t-elle d’une voix
                 menaçante.
                       – Bonne nuit, maman.
                       Dans le noir, Juliette se récite l’e-mail. Elle a une excel-
                 lente mémoire. L’hypothèse du canular d’Adèle n’est pas
                 totalement éliminée, mais quelque chose lui dit que ce
                 n’était pas ça. En fait, elle sait quoi : le message n’est pas
                 entaché de la moindre faute d’orthographe. Et l’ortho-
                 graphe, c’est le point faible d’Adèle. Elle ajoute des « s »
                 n’importe où, des « h » après les « t », parce qu’elle trouve
                 les mots « plus jolis » ainsi.
                       « Pire, je ne vois que toi. »
                       « Fais-moi signe, s’il te plaît. »
                       « Je t’embrasse. »
                       Le message est on ne peut plus clair.
                       Quelqu’un, quelque part, est amoureux d’elle. Amou-
                 reux fou. Quelqu’un songe en soupirant à ses cheveux de
                 ténèbres électriques, à ses yeux de porphyre (non, zut, le
                 porphyre est rouge, elle confond avec l’améthyste), à ses

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Love in box

                 pommettes adorablement roses. Du calme, Juliette. Il faut
                 qu’elle se maîtrise, qu’elle réfléchisse.
                       Mais déjà, les théories s’ébauchent. À vrai dire, il n’y a
                 pas trente-six mille possibilités. On n’est pas à Paris, ici.
                 On est à Castelbourg, petite ville de huit mille habitants,
                 perdue au fin fond d’un département où il ne se passe
                 rien, entourée de forêts et de champs à perte de vue.
                       Et dans cette petite ville, il y a deux lycées. Jean-Jaurès,
                 celui de Juliette, et Bossuet, l’autre. Le lycée privé.
                       L’expéditeur de l’e-mail écrit : « Je te croise chaque matin
                 devant le lycée et tu ne me vois pas. »
                       Chaque matin, en effet, elle croise des élèves qui se rendent
                 à Bossuet et elle ne leur accorde pas un regard. Pourquoi ?
                 Mais parce que, depuis environ toujours, Jean-Jaurès et
                 Bossuet sont rivaux. C’est ainsi. Ceux de Jaurès méprisent
                 ceux de Bossuet, qui détestent ceux de Jaurès.
                       Oui, mais parmi ceux de l’autre lycée, il existe un garçon
                 magnifique (elle ne leur accorde pas un regard, mais bon,
                 elle a quand même remarqué qu’il y a deux ou trois garçons
                 magnifiques dans le lot des ennemis), un être d’exception,
                 courageux, intrépide, qui a osé braver l’interdit, affronter le
                 tabou. Il lui a écrit, à elle, Juliette.

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Juliette

                       Son Roméo.
                       O. K., c’est tarte, mais Adèle n’est pas là, Juliette peut se
                 permettre d’être tarte.
                       Question : comment a-t-il obtenu son adresse e-mail ?
                       Les consignes de ses parents sont claires. Elle ne doit,
                 sous aucun prétexte, communiquer ses coordonnées à
                 quelqu’un qu’elle ne connaîtrait pas parfaitement. Sous
                 aucun prétexte, elle ne doit fournir la moindre indication
                 permettant à autrui de la contacter et, par la suite, de la
                 démembrer. Jusque-là, elle a obéi, par peur des représailles.
                       Alors ?
                       Elle a bien sa petite idée…
                       Plusieurs petites idées, même.
                       À force d’examiner toutes ces idées et de se réciter
                 l’e-mail, elle ne trouve le sommeil que bien après minuit.

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Chapitre 2
                                            Ockham

                       – Avoue que c’est toi.
                       – Que c’est moi quoi ?
                       La stratégie qu’a finalement choisie Juliette, après sa mau-
                 vaise nuit, est sans doute un peu brutale, un peu frontale,
                 mais à coup sûr, elle sera efficace. Adèle ne sait pas mentir.
                 Pas longtemps.
                       – Tu sais très bien ce que je veux dire.
                       – Bon, O. K., j’avoue, c’est moi.
                       Boum ! Le ciel s’écroule. Les planètes s’effondrent. L’uni-
                 vers se désintègre. C’est elle, finalement. Ce n’est qu’elle.

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Love in box

                 Adèle. L’hypothèse la plus simple, la plus immédiate, la plus
                 évidente. Leur prof de français leur a parlé de la théorie
                 du rasoir d’Ockham (on apprend tout de même des trucs,
                 en seconde, finalement). Ce type, Ockham, un philosophe
                 religieux du XIVe siècle professait qu’il fallait d’abord privi­
                 légier les hypothèses les plus simples avant d’envisager les
                 solutions farfelues, genre un beau garçon vous aime en
                 secret.
                       Eh bien, Ockham avait raison, et c’est très déprimant.
                       Et cette teigne d’Adèle, au moyen d’une ruse grossière,
                 est parvenue à la rouler. La vérité, c’est que Juliette est une
                 pauvre naïve romantique et que le monde n’a pas fini de se
                 montrer cruel à son égard.
                       Non, soyons honnête, Adèle n’est pas cruelle. Juliette
                 devine pourquoi elle a recouru à cet immonde subterfuge.
                 C’était pour lui donner une leçon. Parce que voilà, il faut
                 le reconnaître, question garçons, Juliette est d’une timidité
                 ridicule. Un seul regard un peu appuyé l’embrase jusqu’à la
                 moelle, façon Jeanne d’Arc. Et c’est très douloureux. Elle se
                 fait des films (avec beaucoup d’effets spéciaux), rêvasse,
                 soupire pendant des heures, et ça ne mène pas à grand-
                 chose. Adèle, elle, a maintes fois mentionné « en couple »,

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Juliette

                 depuis la sixième, sur son statut Facebook. Juliette n’a pas
                 Facebook, mais elle aurait écrit « compliqué ».
                       Pourtant, un mince filet de son espoir presque tari lui fait
                 relancer la conversation, juste avant d’arriver au lycée.
                       – C’est toi quoi ?
                       Adèle sourit.
                       – La plus belle, la plus sexy, la mieux fringuée.
                       – Comment tu écris « Je me jette à l’eau » ?
                       – Hein ?
                       – Épelle-moi « jette ».
                       – Tu es sûre que ça va ?
                       – Épelle.
                       Adèle ne sourit plus. Elle hésite entre se mettre en colère,
                 sortir une vacherie sur la coiffure de Juliette (il y a de quoi,
                 ses cheveux de ténèbres électriques sont coiffés en cham-
                 pignon atomique) ou obéir. Elle n’aime pas trop obéir, mais
                 quelque chose, dans le ton de son amie, éveille sa curiosité.
                 Elle épelle.
                       – J-è-t-e.
                       Juliette s’immobilise. Elle a bien observé le visage concentré
                 d’Adèle le temps de cette épellation et n’y a lu aucune four-
                 berie. Son amie a épelé avec sincérité. Du mieux qu’elle a

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juliette_BAT.indd 21                                                               08/04/2021 09:28:50
Love in box

                 pu. À cet instant précis, Juliette en est convaincue : Adèle
                 n’est pas à l’origine de l’e-mail.
                       À ce même instant précis, un groupe de lycéens de
                 ­Bossuet passe. Les croise. Parmi eux, quelques garçons
                 sublimes échangent un regard avec elles.
                       – Bon, s’impatiente Adèle, tu me racontes ?
                       Juliette lui raconte. Et en racontant, elle continue de
                 scruter le visage d’Adèle, au cas où. Sa physionomie est
                 indéchiffrable mais ça ne veut rien dire. Adèle lui a déjà
                 expliqué comment se composer une physionomie indé-
                 chiffrable : il suffit de fixer l’horizon en pensant très fort à
                 une vache.
                       – Tu penses à une vache ? demande Juliette lorsqu’elle a
                 fini de raconter.
                       – Au contraire. Je pense à toi.
                       – Tu me jures que tu n’as pas écrit cet e-mail ?
                       – Je le jure sur la tête de…
                       – Non, c’est bon.
                       Adèle a juré sur la tête de tellement de gens, pour avouer
                 ensuite avoir menti, que la moitié au moins de ses relations
                 serait déjà décapitée si les serments avaient une quel-
                 conque valeur.

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Juliette

                       Pourtant, cette fois, Juliette la croit. Ou désire follement
                 la croire. Elles discutent de cet e-mail pendant toute la
                 récréation, elles en parlent pendant les cours (à l’aide d’une
                 feuille de brouillon qu’elles se passent, puisque l’antique
                 téléphone de Juliette n’est pas assez performant pour leur
                 permettre de communiquer facilement par SMS, comme le
                 font tous les autres, l’appareil planqué sous la table ou dans
                 la trousse), elles en causent à la cantine, elles en reparlent
                 pendant la pause méridienne.
                       L’après-midi, tout de même, elles sont un peu fatiguées
                 et le sujet est presque épuisé. Il n’y a pas grand-chose à
                 en dire, au fond. Alors, pendant le cours d’histoire, Juliette
                 fait signe à Adèle qu’elle souhaite s’isoler pour réfléchir. En
                 marge de ses notes sur l’agriculture brésilienne, elle liste les
                 questions cruciales : Qui ? Pourquoi ? Que faire ? Quand ?
                       Et surtout : Comment a-t-il eu mon adresse ?
                       C’est surtout sur ce point, qu’elle bloque. Il a bien fallu que
                 quelqu’un la lui transmette. Et, si l’on élimine ses parents et
                 sa grand-mère, il ne reste plus grand monde, à part Adèle.
                       Tout en examinant la question, elle se met à tracer machi-
                 nalement des signes sur sa feuille. Au bout d’une heure, elle
                 s’aperçoit qu’elle a couvert la surface du papier d’une espèce

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Love in box

                 de hiéroglyphe évoquant vaguement un escargot ailé, ou un
                 nombril à longues oreilles. Elle sourit et voit qu’Adèle sourit
                 aussi. Ce dessin, archi-moche il faut l’avouer, c’est leur des-
                 sin, leur signe de ralliement. Elles l’ont créé à deux dans un
                 lointain passé, autour du CE2, et il est devenu leur sigle, leur
                 symbole. Quand, dans un lointain avenir, elles s’associeront
                 pour créer une entreprise géniale, écologique, esthétique,
                 branchée, utile et stimulante (elles ne savent pas encore
                 très bien en quoi consistera concrètement cette entreprise,
                 mais elle sera incroyable, obligé), ce dessin en sera le logo.
                       Juliette le trace sans réfléchir à chaque fois qu’elle pense.
                 La multiplication des croquis sur sa feuille de cours traduit
                 l’intensité de sa pensée et son peu d’intérêt pour l’agricul-
                 ture brésilienne. Elle a tort, bien sûr, les enjeux brésiliens
                 sont fondamentaux, la forêt amazonienne, le réchauffe-
                 ment climatique. Mais pour l’instant, tout ça est secondaire.
                 Un garçon sublime est amoureux d’elle.
                       Et c’est forcément Adèle qui lui a communiqué son adresse
                 e-mail, DONC Adèle le connaît, DONC elle l’a rencontré, à
                 un moment ou à un autre (Quel moment ? Quel autre ?), et
                 ils se sont parlé suffisamment pour que ce garçon fasse part
                 à Adèle de ses sentiments pour Juliette. D’accord, d’accord,

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Juliette

                 admettons. Mais c’est tordu. Pourquoi n’est-il pas venu la
                 trouver elle, directement, pour lui déclarer sa flamme les
                 yeux dans les yeux d’améthyste ? Ce garçon est-il un lâche ?
                 Pourrait-elle aimer un lâche ?
                       Oui, bien sûr. Un lâche sublime, ça ne se refuse pas. Un
                 lâche tordu, même.
                       En attendant, il faut qu’elle en sache un peu plus. Elle va
                 donc cuisiner Adèle, et pas plus tard que tout à l’heure,
                 quand elles s’attableront chez Max devant leur cappucci-
                 no-brownie rituel.
                       D’ailleurs, tiens, la sonnerie retentit. L’interminable jour-
                 née de cours est enfin finie. On va voir ce qu’on va voir.
                       Juliette entraîne son amie, d’un pas résolu, jusqu’à leur
                 table habituelle, une petite table tranquille, au fond, avec
                 vue sur la rue, vue sur le zinc, vue sur tout.
                       – Bon, attaque-t-elle. Je t’écoute. Avoue.
                       Adèle affiche un sourire embarrassé, hautement révéla-
                 teur, selon Juliette. Hautement suspect. De toute façon,
                 elles se connaissent si parfaitement ! Comment Adèle a-­
                 t-elle pu espérer une seconde échapper à la sagacité de sa
                 meilleure vieille copine ?
                       – Que j’avoue quoi ? tente-t-elle pourtant.

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Love in box

                       – Que c’est toi qui as filé mon adresse e-mail à ce garçon.
                 Ne nie pas, il n’y a aucune autre possibilité.
                       Adèle, rêveuse, balaie la surface en faux marbre de la
                 table, roulant sous la pulpe de son index ce qui ressemble
                 à une grosse miette de fondant au chocolat. Le fondant au
                 chocolat n’est pas mal non plus, chez Max.
                       – D’accord, souffle-t-elle sans cesser de sourire. J’avoue.
                       Juliette est interloquée. Elle a eu beau retourner le pro-
                 blème dans tous les sens, elle n’en revient pas d’avoir raison.
                       – Raconte, intime-t-elle. Qui c’est ? Pourquoi il est passé
                 par toi ? C’est n’importe quoi !
                       – Et voilà. Tu ne l’as même pas encore rencontré et tu lui
                 cries déjà dessus. Le pauvre !
                       Troublée, Juliette commence à accepter la réalité de ce
                 garçon. Adèle a vraiment l’air de le connaître. Sous roche
                 gigotait une véritable anguille. En fait, c’est complètement
                 dingue.
                       – Dis-moi qui c’est ! insiste-t-elle.
                       Adèle hoche négativement la tête.
                       – Non. Il te le dira lui-même.
                       Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Au moment où Juliette
                 ouvre la bouche pour protester, Max dérape jusqu’à leur table,

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juliette_BAT.indd 26                                                            08/04/2021 09:28:50
Juliette

                 torchon sur l’épaule. C’est le coup de feu, son établissement
                 est envahi de rires, de voix fortes, de cliquetis de flipper. Max
                 n’a ni serveur ni cuistot, il fait tout lui-même, à toute vitesse,
                 glissant d’une table à l’autre sur ses chaussures vernies. Il ne
                 note rien, enregistre tout et vous apporte sans la moindre
                 erreur ce que vous avez commandé. Juliette suppose qu’il a
                 des pouvoirs. Elle se souvient avec épouvante de la fois où
                 ses parents lui ont demandé de s’occuper des repas pendant
                 tout un week-end, « pour voir comment tu t’en sortiras ». Mal.
                 Elle s’en est très mal sortie. Et son admiration pour Max, à
                 cette occasion, s’en était trouvée décuplée.
                       – Comme d’habitude, pour les demoiselles ? s’enquiert-il.
                       Il n’attend pas la réponse et cavale jusqu’aux cuisines où il
                 entre en trombe, faisant claquer les portes battantes.
                       – Comment ça ? reprend Juliette, bien résolue à ne rien
                 lâcher. Comment ça, il me le dira lui-même ? C’est quoi, ce
                 plan ?
                       Adèle hésite, remet en place une mèche derrière son
                 oreille gauche ; manœuvre dilatoire que Juliette connaît
                 parfaitement.
                       – Tu ne te rends jamais compte de rien. Heureusement
                 que tu m’as.

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Love in box

                       – Certes, mais encore ?
                       – Je l’ai repéré, moi, le mec qui te dévore des yeux tous
                 les matins. Et comme toi tu préfères contempler les pavés
                 au lieu d’accueillir le monde qui frappe à ta porte…
                       – Abrège !
                       – Je suis allée le trouver et je lui ai conseillé de venir te
                 parler.
                       – Quand ?
                       – Mais… Mais peu importe ! Il m’a répondu qu’il préférait
                 t’écrire d’abord. Pour voir si tu étais… open. Voilà, il a dit
                 open.
                       – Open ?
                       – Open. Tu comprends, il est de Bossuet, ajoute Adèle en
                 roulant des yeux mystérieux, comme si cette information
                 expliquait tout.
                       – Donc tu lui as donné mon e-mail.
                       – Voilà. Tu m’en veux ?
                       Juliette réfléchit, secoue la tête en souriant et se penche
                 pour poser une grosse bise sur la joue tiède de sa meilleure
                 amie.

juliette_BAT.indd 28                                                              08/04/2021 09:28:50
N° d’édition : J21109
                            Achevé d’imprimer en avril 2021
                                  par Rotolito en Italie
                                 Dépôt légal : mai 2021

                        Les Éditions Fleurus utilisent des papiers composés de
                        fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabri-
                        quées à partir de bois issus de forêts qui adoptent un
                        système d’aménagement durable. En outre, les Éditions
                        Fleurus attendent de leurs fournisseurs de papier qu’ils
                        ­s’inscrivent dans une démarche de certification environ-
                        nementale reconnue.

juliette_BAT.indd 224                                                          08/04/2021 09:28:53
1 déclaration d’amour
      3 héroïnes     3 romans      3 auteurs

Lorsqu’elle reçoit un mail mystérieux et anonyme dans
lequel un inconnu lui déclare sa flamme, Juliette s’em-
brase. Sa meilleur amie, Adèle, voit là l’occasion de donner
un coup de pouce à l’amour que Simon, élève dans un autre
lycée, porte à Juliette. Elle fait croire à son amie que le mail
est de lui, Simon confirme cette version. Le stratagème fonc-
tionne à merveille. Tout va donc pour le mieux jusqu’à ce
qu’un second mail propose à Juliette un rendez-vous dans la
forêt. Pensant que Simon en est l’auteur, Juliette accepte et
s’y rend sans le dire à Adèle, ne se méfiant pas du danger qui
l’attend…

Luc Blanvillain est professeur de lettres et auteur pour la jeunesse. Il a écrit
une vingtaine de romans dont le Journal d’un nul débutant, La nébuleuse Alma
(L’École des loisirs) et Chat s’en va et chat revient (Fleurus).

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www.fleuruseditions.com
     14,90 € France TTC

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