Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED

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Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
médiacritique(s)
                                      Magazine trimestriel d’ACRIMED
no 24 — juill.-sept. 2017 — 4 ¤
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Trève estivale ?

                                                    Si l’on en croit quelques      politicienne dont ils sont
                                                    médias bien informés,          eux-mêmes des acteurs
            SOMMAIRE                                Macron Ier aurait déjà         de premier plan. De quoi
                                                    sauvé la France, l’Europe      guérir les abstentionnistes
5. L a course aux sondages,                        et le climat. Mais aucun       de cette « inadaptation »
    entre bêtise et vacuité                         éditocrate jusqu’alors ne      qu’Alain Duhamel, le papy
9. L es bacchanales de la vertu :                  l’a vu marcher sur les         pape des éditorialistes,
                                                    eaux, transformer l’eau        diagnostiquait ainsi
    retour sur l’entre-deux-tours
                                                    en vin et multiplier les       sur LCI le 20 juin :
13. B
     rigitte Macron et la litanie                  pains. Plus inquiétant : les   « L’abstention signifie
    sexiste des médias                              journalistes de BFM-TV qui     l’inadaptation
                                                    le suivent dans chacun         des Français à la
17. L es projets du président
                                                    de ses déplacements et         vie politique. » Et
    Macron sur les médias                           s’extasient devant ses         évidemment pas
19. P our une refondation de                       bains de foule assurent        l’inadaptation des
     l’audiovisuel public                           que son toucher de main,       politiques et… des
                                                    à la différence de celui des   éditocrates à la vie des
25. L ire Pour une socioanalyse                    rois de jadis, ne guérit pas   Français !
     du journalisme d’Alain Accardo                 les écrouelles, et ne soigne
27. R
     aphaël Enthoven, éditocrate                   pas non plus les engelures     Alors que les lectrices
                                                    ni les brûlures. De quoi       et les lecteurs de ce
    à coups de marteau
                                                    décevoir le journalisme        magazine parcourent ces
28. Les jeux de l’été                               d’accompagnement qui           pages, se délectant du
                                                    trouvera peut-être là          meilleur de la production
                                                    de quoi agrémenter son         d’Acrimed des ces derniers
                                                    suivisme de quelques           mois et de nos jeux
                                                    signes de désapprobation.      estivaux traditionnels, une
                                                    Car, pour l’essentiel, dans    session extraordinaire du
           Médiacritique(s)                         la plupart des grands          Parlement se sera sans
      Le magazine trimestriel d’Acrimed
                                                    médias, la macromanie          doute déjà tenue pour
        Directeur de la publication                 épouse et conforte             tenter d’entériner avec
             Mathias Reymond
                                                    la communication               le minimum de débat
        Ont collaboré à ce numéro
                                                    présidentielle, au point de    civique des projets de
       Vincent Bollenot, Caroline Brun,
            Maxime Friot, Aurore K.,                proposer simultanément         transformation du code du
          Blaise Magnin, Henri Maler,               son impudique exhibition       travail, de réglementation
      Fernando Malverde, Patrick Michel,
        Jean Pérès, Pauline Perrenot,               et son docte commentaire.      de la vie politique et
       Olivier Poche, Mathias Reymond,
       Cyrille Rivallan, Thibault Roques            De l’art de faire coup         d’inscription de mesures
                                                    double…                        d’urgence dans la loi
                 Illustration
                   Colloghan                                                       ordinaire. Nul doute qu’il
          Secrétaire de rédaction
                                                    Alors que plus de 50 %         faudra se féliciter de la
               Olivier Poche                        des Français se sont           présentation médiatique
                Imprimé par                         abstenus aux élections         des enjeux ! Impossible
                Espace Imprim                       législatives, les experts      évidemment d’y consacrer
       46, rue de Paradis – 75010 Paris
                                                    en macronie déploient          ce magazine, gagné par
   Commission paritaire : 1218 G 91177              tous leurs talents de          la trêve estivale et décalé
           ISSN : 2256-8271
                                                    pédagogues pour entourer       par rapport au subtil
    Tous les articles publiés sont le produit
d’un travail collectif et engagent collectivement
                                                    de leurs bavardages            agenda de la Macronie.
     l’association Acrimed. C’est pourquoi,         politiciens l’enterrement      Mais ce n’est, sans doute,
     sauf exception, ils ne sont pas signés.        présumé de la politique        que partie remise…

                                                                Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
                                                                                                                    3
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                et à renvoyer, accompagné d’un chèque à l’ordre d’« Action-Critique-Médias », à l’adresse suivante :
                                      Acrimed – 39, rue du Faubourg-Saint-Martin – 75010 Paris
                                        Tél. : 09 52 86 52 91 — Email : acrimedinfo@gmail.com
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Sondagite

Course aux sondages : la bêtise
au coude à coude avec la vacuité
       Comme à chaque élection, et particulièrement lorsqu’il s’agit
       d’une présidentielle, les résultats des sondages et les commentaires
       qui les accompagnent ont compté pour une grande partie de la
       production de l’information sur la campagne électorale.
       L’hystérie sondagière continue de s’aggraver d’élection en élection :
       193 sondages publiés en 2002, 293 en 2007, au moins 375 en 2012 et plus
       de 500 cette année. Du 1er janvier au 6 avril 2017, 266 sondages ont été
       publiés, soit près de 3 par jour. Nous revenons ici sur cette vague record,
       pour montrer comment on leur fait dire ce qu’ils ne disent pas, ce qu’ils ne
       peuvent pas dire, et comment l’obsession du score et de la stratégie électorale
       aboutit à une confusion entre le fait de voter pour un candidat et celui de
       miser sur sa victoire – comme dans un pari sportif –, au détriment d’un
       choix politique éclairé par un débat sur les enjeux et les programmes.

   Critique élémentaire                     Premièrement, jusqu’au 18 mars et                  Le Pen », avec des scores variant à
   de la méthode                            l’offi­cia­li­sa­tion de la liste des candidats,   la hausse ou à la baisse de 1 %. Les
                                            les candidats proposés aux sondés                  scores du sondage le plus récent
Il ne s’agit pas de revenir en détail sur   changent régulièrement, et nombre                  sont inclus dans la marge d’erreur du
la critique des sondages en général,        de ces sondages proposent d’ailleurs               sondage précédent 2 . Il est bien sûr
qui varie selon les caractéristiques        aux sondés de déclarer leur inten-                 totalement inepte de discuter de l’évo-
des sondages considérés ; nous              tion de voter pour… quelqu’un qui ne               lution des « scores » des uns et des
renvoyons pour ces aspects à l’article      sera finalement pas candidat, comme                autres à l’intérieur de la marge d’er-
de Patrick Champagne « En finir avec        Yannick Jadot, François Bayrou, Alain              reur. De même, lorsque deux candidats
les faux débats sur les sondages » (à       Juppé ou Rama Yade. Analyser l’évolu-              (ou plus) ont des « scores » dont les
lire sur notre site). Mais une critique     tion des scores de tel ou telle candidat           marges d’erreur se chevauchent, dire
élémentaire suffit à nuancer, sinon         ou candidate depuis le mois de janvier             qu’un tel est devant l’autre n’a aucun
à discréditer, les interprétations des      ou février est donc un exercice rendu              sens. Mais il aura fallu attendre que
résultats des sondages électoraux           totalement incertain par la variété des            quatre candidats voient leurs scores
récents dont la grande majorité des         adversaires qui lui ont été opposés sur            se chevaucher de cette façon pour
médias nous abreuvent, et auxquels la       cette période.                                     que cette incertitude soit évoquée, par
grande majorité des commentateurs                                                              exemple dans un article du Monde, où
s’abreuvent eux-mêmes. En effet,            Mais surtout, un très grand nombre                 l’on peut lire que « compte tenu de la
à lire la page Wikipédia qui recense        d’articles et d’émissions rapportent               marge d’erreur […], quatre candidats
les principaux sondages électoraux          et analysent des variations du score               sont actuellement dans un mouchoir
menés depuis janvier dernier, la            des candidats, alors que ces variations            de poche, sans qu’il soit encore
seule conclusion qu’il soit possible de     n’existent peut-être pas ! Et on peut              possible de déterminer les deux fina-
tirer est la suivante: dans la période      être saisi de vertige devant le nombre             listes ». Ce qui n’empêche pas l’auteur
la plus récente, quatre candidats           de journalistes et de commentateurs                de cet article de juger que l’un de ces
semblent recueillir plus d’intentions       autorisés qui les détaillent et discutent          candidats « confirme » tandis qu’un
de vote que les autres 1. Au-delà de        de résultats à la portée insignifiante.            autre « plafonne ». Mystères de la
cette donnée à peu près factuelle, le       Un exemple, parmi de très nombreux                 sondologie… De tout cela on retiendra
commentariat s’égare dans des inter-        autres : dans un article de La Dépêche             que comprendre ce que peut dire un
prétations qui méprisent les limites        on peut lire que « Jean-Luc Mélen-                 sondage n’est vraisemblablement pas
de ce que ces sondages peuvent réel-        chon confirme sa dynamique » et que                nécessaire pour entreprendre de le
lement dire.                                la « baisse se prolonge pour Marine                faire parler.

                                                                             Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
                                                                                                                                         5
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
La « course électorale », mythologie                            À la fin mars, deux candidatures inattendues avaient été
       pour sondomaniaques intoxiqués                                  étudiées par un sondage rapporté par Lefigaro.fr : « Prési-
                                                                       dentielle : l’indécision et le vote blanc, en tête dans les
    Faisant mine de prendre au sérieux la déroute des sondages         sondages ». Ce niveau d’indécision, qui fragilise encore les
    lors du référendum britannique sur le Brexit, des élections        interprétations possibles, sera bien sûr discuté, et même
    présidentielles américaines et de la primaire de la droite         qualifié d’historique, mais le commentaire sondagier ne
    en France, les commentateurs appliquent une recomman-              s’embarrasse pas de tenir compte de ses propres réflexions :
    dation explicitée dans un article du site Europe1.fr : « Ce        un sondage, même s’il ne dit rien, ça doit parler !
    qui importe, au final, c’est toujours la lecture que l’on fait
    des sondages. Et là, experts et sondeurs disent la même            Les publications les plus intoxiquées sont sans aucun doute
    chose : ne regardez pas la photo, ni même le chiffre. Ce           celles qui ont décidé de rendre compte des « rolling » : des
    n’est pas une prédiction, c’est une tendance, c’est l’évo-         sondages quotidiens qui se présentent comme des sondages
    lution qui a du sens. Il faut ainsi regarder les courbes,          « en temps réel ». Le site LesEchos.fr met quotidiennement à
    sur plusieurs jours ou plusieurs semaines. » L’absence de          jour les infographies donnant les derniers résultats, et livre
    portée réelle des variations constatées, compte tenu des           un article d’« analyse » hebdomadaire. Mais c’est bien sûr
    éléments évoqués plus haut, n’empêche pas les commen-              Paris Match, hebdomadaire entièrement dopé à la personni-
    tateurs sondagiers de se répandre au kilomètre, épiloguant         fication et au sensationnalisme, qui va le plus loin, avec la
    sans fin sur les variations littéralement vides de sens qu’ils     publication quotidienne de ces résultats et la présentation
    aperçoivent entre le dernier et l’avant-dernier sondage, ou        grandiloquente, notamment sur Twitter, de variations insi-
    parfois sur des périodes plus longues : ce qui ne résout rien      gnifiantes à grand renfort de « chutes », « toboggans » et
    — voire complique encore les choses, notamment du fait de          autres « dynamiques ». Le tout avec un petit clin d’œil au
    la variété des candidats proposés d’un sondage à l’autre           pluralisme, puisqu’il faut bien faire état de candidatures qui
    jusqu’au mois de mars.                                             recueillent des intentions de vote plus faibles, et qui n’inté-
                                                                       ressent donc pas tellement Paris Match : dans l’infographie,
    Sans renoncer au commentaire des sondages, certains                les scores de quatre « petits candidats » (Nathalie Arthaud,
    médias de presse écrite, voire audiovisuels, ont inter-            Jacques Cheminade, Jean Lassalle et Philippe Poutou) sont
    rogé et comparé les programmes des candidats. Il reste             représentés avec la même couleur, il est donc impossible de
    que domine dans la plupart des médias une présenta-                les discerner les uns des autres.
    tion « dynamique » qui montre la campagne comme une
    course de chevaux, pour reprendre une observation faite
                                                                          Et si les sondages étaient exacts ?
    dès 1980 3 . Et bientôt quarante ans plus tard, le vocabulaire
    utilisé relève encore massivement du registre hippique. Dès        Les nombreux articles qui posent la question de la fiabi-
    le 21 février, soit deux mois avant le scrutin, et un mois         lité des sondages ou qui prétendent expliquer aux lecteurs
    avant l’officialisation des candidatures, L’Obs met en ligne       « comment bien lire un sondage » exposent le plus souvent
    un article titré « Sondage. Fillon repasse devant Macron,          les choses de la façon suivante : « Un sondage n’est pas là
    Mélenchon rattrape Hamon ».                                        pour donner une prévision sur un scrutin futur. Il est là pour
                                                                       présenter un rapport de force et donner une photographie
    L’élection approchant, le rythme de ce type de publica-            de l’opinion à un “instant T” » (Lesechos.fr, 16 mai 2017).
    tion s’est nettement accéléré. Par exemple, on apprend le          Oublions donc un instant que la photo est extrêmement
    27 mars qu’« Emmanuel Macron […] devance toujours Marine           floue, et que l’on compare parfois des prises de vue très
    Le Pen ». Le 31 mars, Jean-Luc Mélenchon « a déjà dépassé          différentes, pour nous intéresser à la façon dont ces photos
    son frère ennemi Benoît Hamon et, cette fin de semaine […]         sont « analysées ».
    il fond sur François Fillon ». Le 3 avril, « Le Pen et Macron
    s’accrochent toujours ». Le 5 avril, un sondage « voit Fran-       Régulièrement, la présentation de ces sondages et de leur
    çois Fillon gagner un point en une semaine […]. Mais il est        « dynamique » transmet implicitement l’idée que l’évolution
    talonné par Jean-Luc Mélenchon », et le lendemain, le 6 avril,     des intentions de vote est liée essentiellement, voire unique-
    « Jean-Luc Mélenchon est sur une très bonne dynamique              ment, à certains événements médiatiques de la campagne :
    […]. [Il] se rapproche non seulement de François Fillon mais       un positionnement stratégique contenu dans telle ou telle
    aussi des deux premiers, Emmanuel Macron et Marine Le              petite phrase tenue lors d’une interview, d’un meeting, ou
    Pen ». Logiquement, le 7 avril, « la cote de Mélenchon monte       d’un débat télévisé, des révélations d’affaires judiciaires,
    en flèche chez les bookmakers anglais », et le 8 avril, « les      ou encore, plus rarement, le talent d’orateur de tel ou telle
    favoris […] conservent 4-5 points d’avance, mais perdent un        candidat ou candidate.
    peu de terrain ». Le 9 avril, « stable, François Fillon […] voit
    Jean-Luc Mélenchon […] le rattraper à grande enjambées ».          Ainsi, le JT de 20 h du 10 avril de France 2 consacre un sujet
    Le 11 avril, « Le Pen et Macron toujours en tête, devant           à la façon dont Jean-Luc Mélenchon est « désormais la cible
    Mélenchon et Fillon ». Et le 14 avril, on apprend à la fois        de tous ses principaux adversaires », puisque les sondages
    qu’« un nouveau sondage donne Le Pen et Macron à égalité           lui attribuent des intentions de vote de plus en plus hautes.
    et Mélenchon juste derrière », que « les quatre favoris sont       Durant une minute trente, on apprendra qu’Emmanuel
    dans la marge d’erreur » ou « dans un mouchoir de poche »,         Macron « l’attaque sur son rapprochement avec la Russie »,
    et également que ces favoris « s’effritent 4 ».                    que Marine Le Pen le « vise aussi […] parce qu’il tente de lui

    Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
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Sondagite
ravir le vote des classes populaires »,
et que François Fillon « ironise sur sa
volonté de nationaliser massivement
des entreprises ». Le tout illustré par
les déclarations de meetings ou d’inter-
views des trois candidats. Une minute
trente durant laquelle plusieurs sujets
complexes sont évoqués, mais un seul
traité : les positions stratégiques des
différents candidats en réaction aux
derniers sondages.

Dans cette perspective, le processus
de décision aboutissant à un choix de
vote (ou d’abstention) est simplifié à
l’extrême : les électeurs auraient plus
ou moins choisi « leur » candidat dès le     la politique en général, et la campagne     Au terme de ce raisonnement, Soazig
mois de janvier (quand ce n’est pas le       présidentielle en particulier, avec des     Kéméner en vient à la question du
mois d’octobre), et ce choix pourrait être   œillères qui prennent la stratégie élec-    vote utile : « Le vote utile c’est quoi ?
modifié par les (re)positionnements          torale comme unique clé de compré-          C’est un vote tactique, c’est-à-dire
stratégiques au cours de la campagne         hension, et les intentions de vote          de dire que pour porter les idées
électorale, dont les médias sont le prin-    comme mesure du succès de ces diffé-        de gauche c’est Jean-Luc Mélenchon
cipal théâtre5 . Ce modèle occulte donc      rentes stratégies, produire une telle       qui est le mieux placé aujourd’hui. »
totalement l’influence des expériences       analyse sans dire n’importe quoi est        Il n’y a là aucun hasard : puisque
personnelles, dans la sphère privée          une véritable gageure.                      l’élection est présentée à longueur
ou professionnelle, des discussions                                                      de colonnes et d’émissions comme
publiques (réunions, débats) et privées      On peut se contenter ici d’un seul          un jeu, une course dont les enjeux
(en famille, entre amis, au travail), de     exemple, qui vaut d’être retranscrit        sont principalement stratégiques,
l’approfondissement de la connaissance       in extenso pour le condensé de néant        il est logique que le vote lui-même
de certains enjeux et des programmes         informationnel et même éditorial qu’il      finisse par être perçu sous un aspect
des candidats… autant d’éléments             contient. Il s’agit de l’intervention de    essentiellement tactique, tel un pari
connectés à la production médiatique         Soazig Kéméner, rédactrice en chef          sportif, encore une fois au détriment
qui les nourrit et dont ils déterminent      politique à Marianne, à qui on deman-       des véritables questions politiques,
pour partie la réception.                    dait d’expliquer « la dynamique de          qui trouvent difficilement une place
                                             Mélenchon », le 9 avril sur BFM-TV :        dans un espace médiatique saturé
C’est pourquoi la grande partie de la        « Il y a plusieurs raisons, d’abord il      par ce type de discussions.
production médiatique qui ne s’inté-         y a une excellente campagne, on sait
resse qu’à ces jeux stratégiques et à        que c’est lui qui est parti le premier en                     ***
des sondages mesurant la « progres-          campagne, au mois de février, il a refusé
sion » ou la « régression » des joueurs,     de participer à la grande primaire de       On peut donc dire que Guillaume Erner
évacue doublement le débat politique         la gauche que réclamaient certains. Il      passe sous silence une partie impor-
sur les sujets de fond : une première        a senti qu’il pouvait se lancer, il n’a     tante de la critique des sondages
fois en centrant toute la discussion         pas de parti derrière lui, il a créé son    lorsqu’il déclare, dans son émission
sur les scores et leur évolution d’une       mouvement La France Insoumise, et           « Les matins de France Culture » du
semaine ou d’un jour sur l’autre, et une     il y a une dynamique qui s’est mise         11 avril dernier, à l’adresse du sondeur
seconde fois en n’évoquant même pas,         en route, ça, c’est la première chose.      Brice Teinturier : « On accuse [les
ou si peu, le rôle que les sujets propre-    Ensuite, il y a eu le moment Hamon, un      sondages] de tous les maux, et notam-
ment politiques peuvent avoir dans           choix de Benoît Hamon à la primaire de      ment de s’être lourdement trompés
la course qui les intéresse et dont ils      la belle alliance populaire, au début ça    avec le Brexit, avec l’élection améri-
débattent sans fin.                          a été une mauvaise nouvelle pour Jean-      caine, et également avec les primaires
                                             Luc Mélenchon parce qu’il y a eu un         en France. » Mais au-delà de ce que
                                             semblant de petite dynamique Benoît         les sondages peuvent ou non révéler
   La dynamique, la dynamique,
                                             Hamon, et puis Benoît Hamon n’a pas         d’une campagne électorale en cours, il
   la dynamique
                                             su prospérer sur cette dynamique. »         existe de bonnes raisons de critiquer
Comme souvent, on trouvera le stade          Certes la question posée est mauvaise,      l’utilisation médiatique qui en est
terminal de la vacuité sur les chaînes       mais que dire de la réponse ? La dyna-      faite, principalement par une édito-
d’information en continu, où les édito-      mique vient de la survenue d’une            cratie au sein de laquelle les sondo-
rialistes sont invités à analyser la         dynamique, aussi bien que de l’essouf-      logues et les politologues qui dirigent
« dynamique » de tel ou telle candidat       flement prématuré de la dynamique           les instituts de sondages prennent
ou candidate. Mais lorsqu’on regarde         d’un adversaire…                            toute leur place, particulièrement en

                                                                         Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
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période électorale. Ces raisons tiennent à la contradic-              [1] Cette conclusion ne préjuge évidemment pas de l’écart qui
    tion entre les prétentions habituelles du journalisme en              peut exister entre les intentions de vote déclarées et le résultat
                                                                          du scrutin.
    démocratie (informer les électeurs pour permettre un vote
    éclairé) et le contenu concret d’un grand nombre d’articles           [2] Malgré son imprécision, nous reprenons l’expression « marge
                                                                          d’erreur » qui est facilement comprise. Voir l’encadré pour
    et d’émissions (état des courses, analyse de la piste et              davantage de détails sur les résultats des sondages et leur
    tuyaux de turfistes).                                                 présentation.
                                                                          [3] Dans un article paru cette année-là, dans la revue The Public
    Mais voyons tout de même, à titre documentaire, ce que                Opinion Quarterly, Anthony Broh analyse déjà le journalisme
    Brice Teinturier répond à cette mise en cause : « Écoutez,            hippique (« horse-race journalism ») dans le traitement des
    c’est je crois très excessif, parce que quand vous regardez           sondages de l’élection américaine de 1976.
    par exemple l’élection américaine, eh bien le vote popu-              [4] Citations tirées des articles en ligne suivant, par ordre
    laire, on le sait maintenant, a donné Hilary Clinton avec             d’apparition : « Présidentielle : Macron donné en tête du premier
                                                                          tour (sondage) » (Europe1.fr) ; « Mélenchon peut-il rattraper
    3 millions de suffrages d’avance sur Donald Trump. Et les             Fillon ? » (Lepoint.fr) ; « Sondage : Le Pen et Macron s’accrochent
    sondages du coup au niveau national étaient en réalité                toujours, Mélenchon à 15 % » (LCI.fr) ; « Présidentielle : Fillon en
    assez proches de la réalité, même s’il y a eu des échecs              hausse dans un sondage » (Lefigaro.fr) ; « Présidentielle : Jean-Luc
    dans des États-clés, et que le mode de scrutin fait qu’il             Mélenchon pourrait bientôt apparaître dans des sondages de
    aboutit à la victoire de Donald Trump. Donc il ne faut pas            second tour » (Marianne.net) ; « La cote de Mélenchon monte en
                                                                          flèche chez les bookmakers anglais » (Capital.fr) ; « Présidentielle :
    confondre les effets dus au mode de scrutin et la mesure
                                                                          Le Pen et Macron toujours en tête, devant Mélenchon et
    nationale, au moins d’une manière générale. Et puis sur               Fillon » (Actu.orange.fr) ; « Sondages : les écarts se resserrent
    la primaire, pardonnez-moi mais toute la montée en puis-              à l’approche du premier tour » (Lefigaro.fr) ; « Présidentielle.
    sance de François Fillon a été repérée et dans les derniers           Sondages : ce que signifie le resserrement des écarts » (Ouest-
    jours, nous l’avons mesuré non seulement qualifié pour le             france.fr) ; « Présidentielle : un nouveau sondage donne Le Pen
    premier tour mais en tête. On répète de manière un peu                et Macron à égalité et Mélenchon juste derrière » (Lefigaro.fr) ;
                                                                          « Présidentielle : les 4 favoris sont désormais tous dans la marge
    pavlovienne que les sondages se trompent toujours mais                d’erreur, selon Ipsos » (site de L’Obs) ; « Sondage Présidentielle
    c’est inexact. »                                                      2017 : Le Pen, Macron, Mélenchon, Fillon au coude-à-coude dans
                                                                          les intentions de vote » (Lemonde.fr).
    Soit : les sondeurs américains avaient tout bon, mais                 [5] Dans l’article « Les médias font l’élection : une croyance qui a
    personne n’a pensé à leur expliquer le fonctionnement du              la vie dure », publié sur le site Inaglobal.fr le 27 janvier 2017, Erik
    système électoral dans leur pays ; et les sondages sont               Neveu rapporte que « la participation directe aux campagnes
    plutôt justes dans les derniers jours avant le scrutin, ce qui        électorales, même sous la forme modeste de la présence à un
                                                                          meeting électoral, concerne moins de 10 % des électeurs », et en
    nous autorise, dans les mois qui précèdent, à occuper un              conclut : « puisque le contact direct avec les candidats est une
    espace médiatique démesuré à l’aide de sondages aléatoires            expérience rare, la campagne passe forcément par la médiation
    commentés jusqu’au délire.                                            de moyens de communication. ».

                Quels sont les vrais résultats d’un sondage d’intention de vote ?
       Les résultats des sondages d’intention de vote sont habituellement donnés sous la forme d’un chiffre unique : on dit que
       20 % des électeurs français déclarent leur intention de voter pour François Fillon dans le sondage BVA-La Dépêche publié le
       14 avril. Plus rarement, on précise une marge d’erreur de 2 ou 3 %. Cette façon de présenter les résultats n’est rigoureuse
       qu’en apparence.
       En effet le principe de ces sondages est le suivant : si l’échantillon est représentatif de la population des électeurs français,
       alors on estime que les réponses qu’on obtiendrait en posant la même question à l’ensemble des électeurs sont proches
       de celles données par l’échantillon des sondés. Proches, mais avec un degré d’incertitude lié à l’extrapolation des réponses
       des sondés à l’ensemble de la population. C’est pourquoi le résultat donné sous forme d’un chiffre unique est trompeur : le
       résultat complet est un intervalle, qu’on appelle « intervalle de confiance à 95 % », puisque selon les calculs statistiques, il
       y a 95 % de chance que, dans le cas où l’on poserait réellement la question de l’intention de vote à tous les Français
       en âge de voter, le résultat se situe dans cet intervalle. Ce qui est donc souvent présenté comme une « marge d’erreur »
       n’en est pas une : l’intervalle est le résultat même du sondage. La véritable « marge d’erreur » est bien connue : il y a
       5 % de chance que la réalité des intentions de vote des électeurs soit au-dessus ou au-dessous de l’intervalle de
       confiance à 95 %.
       L’expression « marge d’erreur » est donc mal choisie, et ce d’autant plus que nombre de commentaires sous-entendent,
       quand ils ne le disent pas explicitement, qu’en tenant compte de la « marge d’erreur » on obtiendrait l’intervalle du
       score prévisible le soir du scrutin. Las, comme expliqué plus haut, l’intervalle de confiance donne une mesure des
       intentions de vote le jour du sondage, et l’incertitude est liée à l’extrapolation à la population des votants à partir
       d’un échantillon.

    Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
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Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Pédagogie

Les bacchanales de la vertu :
retour sur l’entre-deux-tours
       Alignement éditorial général en faveur du vote Macron, culpabilisation
       unanime des abstentionnistes et acharnement démesuré contre Jean-Luc
       Mélenchon : voilà l’unique et simpliste mélodie qui fut jouée pendant
       deux semaines dans toutes les « grandes » rédactions de France par des
       éditocrates de tout poil et de tout grade1. Face à la candidate du Front
       national, le choix de l’abstention ou du vote blanc, comme la décision
       de Jean-Luc Mélenchon de ne donner d’autre consigne de vote que celle
       de ne pas offrir une seule voix à Marine Le Pen étaient évidemment
       discutables. Mais de discussion il n’y eut point, les grandes consciences
       médiatiques préférant au débat démocratique qu’ils chérissent tant
       – et qu’ils piétinent si allègrement –, asséner à tour de bras des leçons
       de bienséance républicaine, de morale civique et de tactique électorale
       aux électeurs déviants. Un journalisme de prescription des choix
       électoraux légitimes et d’écrasement des opinions dissidentes.
       Il faudrait la minutie d’un chirurgien et la patience d’un
       archéologue pour rendre compte de cette période courte mais riche
       en enseignements. Ce travail titanesque – et indigeste – mériterait
       du temps et du recul, et peut-être même un autre format que celui
       d’un simple article. Tentons toutefois d’en proposer une ébauche.

Nul besoin d’être devin pour prédire l’évi-   contre un soutien de Marine Le Pen           le ton moralisateur, fait la leçon : « Si
dence : dès l’annonce des résultats du        (Nicolas Dupont-Aignan en l’occurrence).     Marine Le Pen obtient un score nette-
premier tour, les éditocrates et média-                                                    ment au-dessus de 18 %, par exemple
crates allaient s’unir dans la lutte contre   Mais le fait médiatique le plus notable      entre 25 % et 35 %, on pourra parler de
l’abstention ou le vote blanc et nul.         est le suivant : les médias classés à        tremblement de terre politique. Car cela
Avec un seul mot d’ordre durant deux          gauche, ou dont l’auditoire se situe         signifierait que […] près d’un tiers des
semaines : voter Macron. Ou plutôt : votez    plutôt à gauche, ont été en première         Français veulent un président d’extrême
Macron ! La partition — unique — jouée par    ligne dans le combat contre l’abstention,    droite pour diriger une des plus grandes
une grande partie des médias n’a pas eu       contre Jean-Luc Mélenchon, et pour le        démocraties d’Europe » (26 avril 2017).
la même intensité selon leur audience et      vote Macron. Certes, la presse de droite     Faisant fi d’une quelconque abstention
leur positionnement politique. Les médias     et ses chroniqueurs ont opté pour un         qui rendrait ses angoissants calculs
de masse (télévisions, radios), contraints    vote Macron sans condition, mais la          caducs, il se lance dans un plaidoyer en
par les règles d’égalité du temps de          culpabilisation a été moins visible.         faveur du vote Macron, et gomme ainsi
parole fixées par le Conseil supérieur de     Moins violente. Car il est bien question     définitivement — s’il en était encore
l’audiovisuel, ont dû laisser paraître une    de violence ici. Une violence médiatique,    besoin — l’esprit libertaire de l’hebdo-
forme de neutralité d’apparat. Une éton-      symbolique, politique et idéologique.        madaire fondé par François Cavanna et
nante neutralité qui, sur France 2, le soir                                                le Professeur Choron.
des résultats du second tour, se solde
                                                 Des médias garants
par une composition du plateau risible :                                                   En tête de gondole des    garants de la
                                                 de la démocratie
cinq soutiens d’Emmanuel Macron (Domi-                                                     démocratie, on retrouve   naturellement
nique De Villepin, Ségolène Royal, François   Trois jours après le premier tour, dans un   Bernard-Henri Lévy qui     « ne regrette
Bayrou, Gérard Collomb et François Baroin)    éditorial publié dans Charlie Hebdo, Riss,   pas de n’avoir, pendant   ces semaines,

                                                                           Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
                                                                                                                                       9
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
rien pardonné à ces gens qui, quand on leur parle de
     “faire barrage à Le Pen”, répondent avec leur hashtag
     débile “SansMoiLe7Mai” : relents antisémites, indul-
     gence envers le salafisme ou envers les massacreurs en
     Syrie, les Vénézuéliens canardés par les milices exsan-
     gues de Maduro tandis que leur petit chef ajuste son
     béret chavo-castriste — toutes les lignes de démarcation
     étaient tracées, et on les retrouve » (Le Point, 27 avril).

     Pour Jacques Attali, « ceux qui se prétendraient de
     gauche et qui en s’abstenant ou votant blanc voteraient
     en fait pour Marine Le Pen feraient le malheur des plus
     faibles » (Twitter, 25 avril). Même tonalité chez Raphaël
     Glucksmann qui manie l’analogie avec la dextérité d’un
     magicien : « Les apôtres de la canne à pêche font penser aux       peut rendre possible l’inconcevable. C’est-à-dire l’avènement
     communistes allemands refusant de choisir entre la peste           du post-fascisme au pays des Lumières. »
     sociale-démocrate et le choléra nazi. Ou, plus récemment et
     moins tragiquement, aux belles âmes américaines incapables         La déferlante moraliste se décline aussi en dessins (avec
     de se décider entre Clinton et Trump. Être tellement à gauche      Plantu pour Le Monde et Jul pour L’Humanité) et sur les
     qu’on n’arrive plus à cerner le danger de l’extrême droite,        « unes » des magazines (celle de L’Obs étant exemplaire).
     voici un concept étrange. Et dangereux » (L’Obs, 26 avril).
                                                                                            Si les radios ne sont pas en reste, il faut
     Franz-Olivier Giesbert, dans Le Point,                                                 dire que France Inter est en première
     explique que « ne pas voter Macron, c’est                                              ligne dans le combat contre l’abstention
     voter Le Pen ! » Avec ses petits poings                                                et Mélenchon (voir plus bas). Ainsi, par
     serrés, il s’énerve : « Même s’il a surpris les                                        exemple, l’humoriste Pierre-Emmanuel
     gogos, le ralliement de M. Dupont-Aignan                                               Barré se voit refuser de faire son sketch
     était écrit. Il est même logique : quand on a                                          par Nagui dans son émission « La Bande
     la haine de l’autre, de l’Europe, du monde                                             originale ». Dans cette chronique censurée
     entier, il y a de fortes chances, à moins                                              (diffusée ensuite sur le compte Facebook
     d’être d’extrême gauche, que l’on soit                                                 de Barré), l’humoriste défendait le point
     lepéniste ». Et de poursuivre : « Observez                                             de vue des abstentionnistes.
     comme ils ont tous, des trotskistes à
     Mme Le Pen, le même programme écono-                                                   Laissons enfin Gérard Biard faire une
     mique : le repli sur soi pour dépenser à                                               synthèse (arithmétique), trois jours après
     loisir de l’argent que l’on n’a pas […]. Du                                            l’élection de Macron : « Avec les 10,6 millions
     gaucho-zemmourisme » (4 mai).                                                          d’électeurs qui ont voté pour elle [Marine
                                                                                            Le Pen] et les 16 millions d’abstentionnistes
     Dans un registre plus lyrique, Laurent                                                 et de votants “blanc” aux mains propres
     Joffrin met en garde contre l’abstention :                                             prêts à la laisser exercer le pouvoir, elle a
     « C’est bien l’esprit de la République qui est en jeu. […]         toutes les raisons d’être optimiste. Car en additionnant les
     La République qui laisse ouvert le choix des politiques, du        deux, on n’est pas très loin de la moitié des inscrits » (Charlie
     centre, de droite ou de gauche, au lieu de jeter la France dans    Hebdo, 10 mai). Que les abstentionnistes et votants blanc en
     l’enfermement nationaliste. La République, les choses étant        question aient envisagé de tels choix électoraux parce qu’ils
     ce qu’elles sont, c’est le vote anti-Le Pen. C’est donc le vote    pensaient justement que Marine Le Pen n’avait, au vu des
     Macron » (Libération, 28 avril).                                   rapports de force électoraux et des sondages2, aucune chance
                                                                        de l’emporter, cela n’a évidemment pas effleuré Gérard Biard.
     Fabrice Arfi, de Mediapart, qu’on a connu mieux inspiré,           Aussi discutable et contestable que puisse être ce « calcul »
     a envoyé le soir même des résultats un tweet culpabilisa-          électoral — comme tout autre d’ailleurs —, il est en effet beau-
     teur : « Les deux militants de la France insoumise qui, sur        coup plus simple, rapide et amusant de traiter 17 millions
     France 2, disent qu’ils vont s’abstenir contre Le Pen. La          d’électeurs d’irresponsables ou d’indifférents au fascisme.
     honte. » Et trois jours plus tard, alors qu’il esquisse le (bien
     improbable) scénario du pire sur son blog, il ne peut s’em-
                                                                           Douce pédagogie
     pêcher de prendre à partie le leader de La France insou-
     mise : « Aujourd’hui, l’accident n’est plus exclu. Un Macron       Si les insultes et insinuations ont occupé le devant de la
     mauvais comme un âne, une Le Pen roublarde et menteuse,            scène de cet entre-deux-tours, une douce propagande
     un Mélenchon irresponsable et aigri (qui a le “dégagisme”          — certains parleront de pédagogie — en faveur du vote
     sélectif), une abstention de gauche possible, des reports          Macron s’est jointe à ce vacarme médiatique. En témoignent
     de voix de droite à l’extrême-droite, une barbouzerie pouti-       les « unes » de Charlie Hebdo, du Canard enchaîné et de
     nienne, un attentat… Un mauvais alignement de planètes             Libération.

     Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
10
Pédagogie
Sur France Inter, le 28 avril, Thomas       Des exemples comme ceux-là, nous            En n’appelant pas à voter Macron le
Legrand dénonce cette « idée de             en avons relevé à la pelle, dans les        soir du premier tour, il « campe sur
renvoyer dos à dos Marine Le Pen et         émissions de débats, sur les ondes, et      son non-choix ronchon » commente
Emmanuel Macron [qui] prospère, à la        dans la presse écrite où les tribunes       Éric Emptaz du Canard enchaîné, le
gauche de la gauche. » Puis, déclarant      pour le vote Macron ont envahi les          26 avril. Pour Gérard Biard de Charlie
sa flamme à celui qui sera son futur        colonnes des journaux. Libre à chaque       Hebdo (26 avril), « Jean-Luc Mélen-
président, il fulmine : « Une équidis-      chroniqueur ou éditorialiste d’appeler      chon […] dans une séquence partagée
tance entre un banquier et un fasciste      poliment à voter Macron — surtout           entre ego meurtri et rancœur bilieuse,
est aussi absurde qu’entre un curé et       face au Front national — mais on peut       a lancé dimanche soir un “démerdez-
un communiste, un pompiste et un            s’interroger sur cette absence de plura-    vous” bien peu républicain… »
écologiste, un plombier-zingueur et         lisme dans les médias. À propos de
un centriste ! On est dans la carica-       l’élection présidentielle de 2002, PLPL     Point de vue partagé sur Twitter par
ture et le schématisme sectaire le plus     (voir note 2) observait à juste titre que   Fabrice Arfi (Mélenchon « irresponsable
abouti ! »                                  « l’entre-deux-tours [avait] simplement     et aigri ») ou par Sylvain Bourmeau :
                                            posé sur le fonctionnement de la presse     « En n’appelant pas à voter contre Le
Sur la radio publique encore, André         un verre grossissant. Le journalisme y      Pen, l’irresponsable Mélenchon s’est
Comte-Sponville,        interrogé   avec    [avait] dévoilé sa prétention à dicter      fait hara kiri ce soir. La gauche va enfin
tendresse par Ali Baddou, s’inquiète :      aux gens ce qu’ils [devaient] penser ;      pouvoir se reconstruire. » (23 avril)
« Si tout le monde pense qu’Emmanuel        il avait mis à nu ses méthodes : un         Puis : « Lamentable Mélenchon, inca-
Macron va gagner, Marine Le Pen risque      prosélytisme infantilisant dont l’aspect    pable d’appeler, à titre personnel au
de passer par accident » (28 avril).        primitif aurait même indigné le Rodong      moins, à voter contre Le Pen. »
Tétanisé, l’auditeur de France Inter sait   Shinmun, l’équivalent nord-coréen du
ce qu’il lui reste à faire.                 Monde. » L’histoire se répète…              Sur les réseaux sociaux toujours,
                                                                                        Jacques Attali met en garde : « Atten-
Dans L’Express, Christophe Barbier                                                      tion ! Le deuxième tour de la présiden-
                                               Les éditocrates
s’émeut : « Emmanuel Macron incarne                                                     tielle n’est pas joué et l’attitude de
                                               contre Mélenchon (suite)
déjà la plus incroyable aventure poli-                                                  #JLM est consciemment très utile à
tique de la V e République. […] Nous        Mais s’il est bien un individu qui          l’extrême droite » (23 avril). Et Jean-
avons été témoins de la concrétion          centralise et cristallise la haine des      Michel Aphatie se lâche : « Dans son
d’un enfant du siècle. […] Mais, d’ores     journalistes, c’est Jean-Luc Mélenchon.     silence incompréhensible, @JLMelen-
et déjà, par l’effet Macron, plus rien      Peu importe qu’il ait clairement stipulé    chon s’abîme comme il abîme le sens
ne sera comme avant dans la vie poli-       qu’aucune voix s’étant portée sur son       des sept millions de suffrages qui se
tique française. Il faut voter Emmanuel     nom ne devait aller à Marine Le Pen.        sont portés sur lui » ; « Un tribun qui
Macron » (26 avril).                        Peu importe qu’il ait pris grand soin       ne dit rien c’est comme une télévision
                                            d’expliquer qu’il ne prendrait pas le       sans télécommande : un objet encom-
Reçu avec un très grand empressement        risque, en donnant une consigne de          brant @JLMelenchon » (27 avril).
et une extrême complicité par Patrick       vote ou en faisant part de son choix
Cohen dans la matinale de France            personnel, de fracturer La France insou-    Pour Bernard-Henri Lévy, « le réflexe
Inter, le 1er mai, Edwy Plenel fait, lui    mise, dont les membres, démocrati-          de Mélenchon, ce soir-là, fut ignoble.
aussi, comme c’est devenu l’obligation      quement consultés, étaient partagés,        Mauvais joueur… Je boude, donc je
médiatique de l’entre-deux-tours, la        dans des proportions à peu près équi-       suis… » (Le Point, 27 avril). Dans un
retape pour le vote Macron : « Parfois      valentes, entre partisans de l’absten-      véritable pamphlet, Raphaël Glucks-
j’ai l’impression que je les convaincs      tion, du vote blanc et du vote Macron.      mann s’indigne : « Mélenchon […] se
mieux [les électeurs, de voter Macron]      Une position que l’on peut certes           mure dans le silence devant l’Histoire.
que certains de ses soutiens. »             interroger et même critiquer, mais à        [Il] refuse de choisir. Et ce faisant, il
                                            condition d’informer d’abord au lieu        choisit. Il confirme son inclination
                                            de désinformer pour condamner, du           populiste et démagogique, sa fasci-
                                            moins quand on se prétend journaliste.      nation pour une culture politique
                                                        Et pourtant…                    violente, fondamentalement hostile au
                                                                                                compromis et la nature anti-
                                                                                                démocratique de son projet »
                                                                                                (L’Obs, 26 avril).

                                                                                               L’éditorial de Sylvain Courage
                                                                                               dans L’Obs, suinte la haine :
                                                                                               « Macron, Le Pen ou vote blanc ?
                                                                                               Le leader des “Insoumis” refuse
                                                                                               d’exprimer un choix de second
                                                                                               tour. Il révèle ainsi la nature anti-
                                                                                               démocratique de son projet. […]

                                                                        Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
                                                                                                                                       11
Blessé dans son orgueil, submergé par        — Yann Moix : « Il a une responsabilité     lorsque l’on est censé informer, à une
     sa noire colère et happé par ses démons,     énorme. Si Marine Le Pen passait, il        quelconque indignité. Sans compter
     Jean-Luc Mélenchon a refusé d’indiquer       aurait à rendre des comptes. […] Il nous    que toutes ces grandes âmes média-
     la moindre préférence entre Emmanuel         a prouvé qu’il n’était ni démocrate, ni     tiques qui prétendent disqualifier
     Macron, le centriste europhile et Marine     républicain. Je tombe des nues. […] On      toute position alternative à la leur ont
     Le Pen, la populiste xénophobe. Pas de       s’aperçoit que c’est un petit dictateur     l’indignation singulièrement sélective :
     consigne de vote. Débrouillez-vous. Le       de carton-pâte. […] C’est indigne de        ni les figures des Républicains3 refu-
     guide des “Insoumis” s’est évanoui,          tout ce que j’imaginais sur lui. »          sant d’appeler explicitement à voter
     abandonnant ses “gens” dans la nuit          — Pierre Bénichou : « Il s’est conduit      Macron, ni Nicolas Dupont-Aignan
     démocratique » (26 avril). Sur France        comme une nullité à partir des résul-       ralliant et signant un accord de gouver-
     Inter, Thomas Legrand se crispe : « Jean-    tats du 1er tour. Il est devenu un ennemi   nement avec Marine Le Pen, n’eurent
     Luc Mélenchon ne semble pas gêné de          de la démocratie. »                         à subir l’opprobre de tout le système
     voir son discours kidnappé et violenté                                                   médiatique.
     puisqu’il encourage l’abstention (et         Et cetera, et cetera.
     donc les chances de Marine Le Pen) en                                                                        ***
     ne disant rien de son vote […]Une atti-      Nous aurions aussi pu commenter
     tude qui peut faciliter la jonction impos-   longuement le délire de Jean Birnbaum       Entre divagations amnésiques et hoquets
     sible, devenue envisageable, entre les       dans Le Monde (2 mai), qui, dans un         moralisateurs, les médias oublient un
     deux “non” du référendum de 2005 »           très long (et pénible) texte assimile le    peu vite le rôle qu’ils ont joué depuis
     (28 avril). Le 1er mai, sur Mediapart,       comportement de Mélenchon à celui           plusieurs décennies dans la dédiaboli-
     Edwy Plenel explique que le leader de        du Parti communiste allemand en 1933        sation du Front national. Ce sont eux
     La France Insoumise est un « apprenti        — un parallèle historique hors de toute     qui surfent sur la vague sécuritaire, qui
     sorcier ». Il ajoute : « Jean-Luc Mélen-     mesure… Mais le pire est pour la conclu-    se demandent si « l’Islam est soluble
     chon, qui, comme d’autres auraient fait      sion : « La fin du “front unique” anti-     dans la République », qui réfutent
     du plomb avec de l’or, a transformé un       fasciste marque l’enterrement de cette      toutes contestations du libéralisme ou
     indéniable succès collectif […] en défaite   sensibilité antitotalitaire. Simultané-     de l’Union européenne.
     personnelle. […] Le sectarisme, l’exclu-     ment, elle signe la victoire posthume
     sive, l’intolérance n’ont jamais servi les   d’un certain esprit stalinien. »            Ils ont la mémoire courte, ces médias
     idéaux de l’émancipation, de l’égalité et                                                indignés qui se sont mués en grands
     de la fraternité. Il n’y a pas, à gauche,    Nous aurions aussi pu compléter cette       défenseurs de la morale. Cet unani-
     de détenteurs de la vraie croix, légitimes   liste avec les éructations de Bruno         misme a duré deux semaines. Deux
     à excommunier tout contradicteur ou          Roger-Petit (Challenges, 27 avril) : « En   semaines durant lesquelles les voix
     tout dissident. » Et Frédéric Vézard du      refusant de choisir entre Macron et Le      allant contre le vent de la révolte
     Parisien-Aujourd’hui en France résume        Pen, Mélenchon est devenu l’idole de        consensuelle furent inaudibles. Les
     le point de vue des éditocrates : « En       la droite identitaire tout en étant salué   abstentionnistes, les partisans du vote
     désertant brutalement le jeu démo-           par le FN. »                                blanc ou nul, ont été conspués. Tous.
     cratique, [Mélenchon] crée un appel                                                      Partout.
     d’air inespéré pour Marine Le Pen »          Enfin, nous aurions pu disséquer l’édi-
     (27 avril).                                  torial du Monde (30 avril) : « Compte       Encore une belle illustration de plura-
                                                  tenu de la responsabilité qui est désor-    lisme dans les médias…
     Dans un registre moins soutenu, sur          mais la sienne, cette nouvelle version
     France 2, les chiens de garde d’« On         du “ni-ni” — ni Le Pen ni Macron —          [1] Pour retrouver pareil déferlement,
     n’est pas couché » aboient avec la           est périlleuse pour le pays et pour         on ne voit guère que l’entre-deux-tours
     meute (29 avril) :                           M. Mélenchon lui-même. […] En ne            de l’élection présidentielle de 2002,
                                                                                              ou le référendum de 2005 sur le Traité
     — Laurent Ruquier : « Mélenchon, c’était     pesant pas de tout son poids sur la         constitutionnel européen. À propos de
     bien de piquer les électeurs de Marine       campagne d’entre-deux-tours et en           l’élection présidentielle de 2002, lire « Les
     Le Pen au premier tour, mais ça aurait       se lavant peu ou prou les mains du          bacchanales de la vertu », PLPL (Pour Lire
     été mieux de ne pas aller lui rendre         résultat final, Jean-Luc Mélenchon          Pas Lu) no 24, avril 2005.
     au second tour. […] La VIe République,       laisse en déshérence l’espace politique     [2] Des sondages qui ont dès le soir
     ce n’est pas pour demain, mais un            qu’il s’est employé à occuper depuis        du premier tour et sans jamais varier
                                                                                              substantiellement, toujours donné
     deuxième Vichy, ça peut être dans huit       des semaines. »                             Emmanuel Macron vainqueur avec une
     jours. »                                                                                 confortable avance, mais auxquels nos
     — Vanessa Burggraf : « On s’est souvent      Autant de textes redondants et inter-       médiacrates n’ont visiblement prêté, une
     posé la question du rapport de Jean-Luc      changeables qui ont en commun de            fois n’est pas coutume, aucune valeur
     Mélenchon avec le pouvoir et la démo-        travestir, voire de falsifier le choix du   prédictive.
     cratie. On a aujourd’hui la réponse.         leader de La France insoumise de ne         [3] Comme Éric Ciotti, Nadine Morano
                                                                                              ou Henri Guaino ainsi que le rapporte,
     Jean-Luc Mélenchon n’a pas reconnu           pas trancher l’équation électorale qui
                                                                                              par exemple, « Présidentielle 2017 : “ni
     tout de suite les résultats. De ne pas       lui était posée à l’issue du premier        Macron, ni Le Pen” et les fissures du front
     donner de consignes de vote, je trouve       tour. Une attitude évidemment discu-        républicain », paru le 24 avril 2017, sur le
     ça indigne. »                                table, mais qu’on ne saurait renvoyer,      site de RFI.

     Médiacritique(s) — no 24 — juillet-septembre 2017
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