Même Saint Louis n'y échappa pas - RÉALITÉS '' Soit nous mourrons, Déboires d'un confinement
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Déboires d’un confinement ‘‘ Soit nous mourrons, soit c’est le pays qui mourra ’’ RÉALITÉS www.realites.com.tn Hebdomadaire indépendant fondé en 1979 N° 1789 - Du 10 au 16 avril 2020 Prix - Tunisie : 3,200 DT - Algérie : 120 DA - Maroc : 20 D H - Zone CFA : 1500 FCFA - France : 2,5 € - Suisse : 6 FS Entre la peste et le choléra Même Saint Louis n’y échappa pas
RÉALITÉS HEBDOMADAIRE INDEPENDANT PARAISSANT LE JEUDI 34, Rue Abdelaâziz Thaâlbi - 1013 El Menzeh 9 Tél: 70.860.733 -70.860.724 - Fax:70.860.666 Adress E-mail:redaction@realites.com.tn Site Web : www.realites.com.tn Sommaire Déboires d’un confinement Entre la peste et le choléra DIRECTEUR DE LA PUBLICATION ‘‘ Soit nous mourrons, Taïeb Zahar soit c’est le pays qui mourra ’’ Même Saint Louis n’y échappa pas taieb.zahar@realites.com.tn RÉALITÉS www.realites.com.tn Tout au long de son histoire, la Tunisie a traversé des crises Hebdomadaire indépendant fondé en 1979 N° 1789 - Du 10 au 16 avril 2020 REDACTEUR EN CHEF Faouzi Bouzaiene sanitaires graves dont certains Prix - Tunisie : 3,200 DT - Algérie : 120 DA - Maroc : 20 D H - Zone CFA : 1500 FCFA - France : 2,5 € - Suisse : 6 FS bechirf2003@gmail.com de nos historiens ont rapporté Rédacteur en chef adjoint : les effets ravageurs. C’est en Ridha Lahmar me replongeant dans les vo- ridha.lahmar@yahoo.fr lumes de l’ouvrage « Ithaf Ahl El Rédacteur en chef adjoint Zaman Bi Moulouk Tounes we Secrétaire général de la rédaction : Ahd El Aman » que j’ai pu, grâce Mohamed Ali Ben Sghaïer à son auteur, me rendre compte bensghaiermohamedali@gmail.com Entre la peste et le choléra qu’entre la peste et le choléra, Conseillers : Hakim Ben Hammouda - Sami Mahbouli Même Saint Louis nos ancêtres n’ont jamais eu à choisir puisqu’ils subirent les n’y échappa pas deux fléaux. 14 REDACTION * Politique ACTUEL Yasmine Arabi - Hatem Bourial - Fayçal Chérif Déboires d’un confinement P6 * Société « Soit nous mourrons, Khalil Zamiti - Yasser Maârouf - Dr. Samira Rekik (Santé) soit c’est le pays qui mourra » 6 * Economie et entreprises : Face au coronavirus Mohamed Ben Naceur - Alaya Becheikh - Samy Chambeh - Nizar Mouelhi Un effort national dans la cohérence 10 * Magazine : Nadia Ayadi - Dr. Ali Menjour - Alix Martin - P20 Hédi Alouini Iconographie : Lamine Farhat Coronavirus Suppléments : Amel Ben Naceur Quel ressenti sociétal ? 20 SERVICE TECHNIQUE : Coronavirus et ramadan Responsable Technique : Issam Gharsalli Infographistes : Houda Rezgui - Hajer Charchoufi- Fatma Soltani Le masque ne nous protégera pas! 22 “REALITES” ECONOMIE est édité par MAGHREB MEDIA Plan de relance P24 au capital de 140.000 DT Président du Conseil d’Administration : Les contraintes Taïeb Zahar et les possibilités 24 Directeur Général : Imed Mouaffak Directeur Conseiller : Sofiène Mouaffak Responsable Communication et Marketing : Ne pas diaboliser le secteur Amel Ben Naceur privé 28 Tél: 70.860.733 -70.860.724 - Fax:70.860.666 Directeur administratif et financier : Mohamed Ali Trabelsi Relations publiques : Khouloud Chebbi MAGAZINE Reportages régionaux : Mohamed Larbi Ben Othman P36 Recouvrement : Hamdi Sebaï - Tél.: 70.860.707 Service Abonnements : Sarra Znegui Service Commercial : Sami Ouni Avons-nous perdu notre Tél.: 70.860.733 -70.860.724 africanité ? 36 Secrétariat : Mounira N’hidi Diffusion: Nourreddine Madfaï Jeunes enfants Pré-presse : MAGHREB MEDIA-Tél.: 70.860.733 Le drame silencieux des écrans 38 Impression: Imprimerie Maghreb Editions 15, Bis Rue 8602 - Zone Industrielle - La Charguia I Du 10 au 16 avril 2020 - N°1789 - RÉALITÉS - 3 Tél.: 71.772.216 - 71.773.371 - Fax.: 71.799.266
L'Edito L’exemple asiatique Par Faouzi Bouzaiene I nconscients, insoucieux des risques de n’a jamais été une forme d’oppression. Les contamination qu’ils peuvent causer au- Chinois, les Sud-coréens et les Japonais l’ont tour d’eux, ils sèment la mort là où ils démontré : l’éducation peut aider à surmonter passent, peut-être sans s’en rendre compte. La les crises, à aplanir les difficultés. question du non-respect du confinement s’est Certes, rien ne vaut la liberté de parole, d’opi- posée dans nombre de pays, notamment en nion, de conscience, de mouvement, mais France. En Tunisie, elle est en passe de provo- sans garde-fous, cette liberté est menacée. quer l’irréparable. Pourtant, cela ne demande Parmi ces garde-fous, un degré de maturité qu’une quatorzaine de jours en isolement, la suffisant qui impose le respect de la liberté distanciation sociale et le lavage fréquent des d’autrui et des lois en vigueur. Est-ce notre mains, pour éviter le pire aux Tunisiens. Est- cas aujourd’hui ? Il faut en douter. Le mi- ce si difficile de se conformer à ces trois pe- nistre de la Santé, sidéré, n’a pu retenir ses tites règles, alors que l’intégrité de sa propre larmes par sentiment d’impuissance devant vie et celle de ses proches en dépendent ? Les l’irrespect de certains à l’égard des consignes Chinois l’ont fait et ils ont réussi : Wuhan de confinement et a averti les Tunisiens des est aujourd’hui déconfinée, rouverte. Ses 11 dangers qu’ils encourent suite à ce comporte- millions d’habitants ont repris le travail et ment irresponsable. Mais il a en même temps leurs habitudes, avec masques et restrictions démontré la faiblesse de l’Etat et son impuis- d’usage à cause des revenants de l’étranger sance à faire respecter son autorité quand les qui menacent de déclencher une deuxième garde-fous n’existent pas. vague de contaminations. Les Coréens du sud Un effort national incommensurable est en aussi ont réussi. Ils sont un exemple de sortie train d’être consenti pour sortir de la pandé- de crise sans même avoir eu recours au dé- mie avec le minimum de dégâts. Certains ne confinement. Ils ont impressionné le monde semblent pas en être conscients et menacent entier. Les Japonais, c’est pareil. Ces trois de tout détruire. Il incombe à tous les Tuni- pays asiatiques nous ont donné une leçon de siens, sans exclusive, d’y faire front et d’agir civisme, de discipline, de correction, de res- pour le bien de tous, en dénonçant les dépasse- pect de l’intérêt général, de grande éducation. ments et en renforçant la prise de conscience Au risque de froisser les convictions de cer- dans leur entourage. Le ministre de l’Intérieur tains, le régime dit autoritaire chinois a réussi s’est finalement décidé à passer aux sanctions ce que les grandes démocraties ont raté : évi- pénales contre les contrevenants, on espère ter la mort de milliers de gens, alors que leur que cette fois, ce n’est pas qu’un effet d’an- survie dépendait du respect des règles déci- nonce. Tous les pays qui ont été confrontés dées par les autorités et les instances concer- à ce genre de laxisme et de « rébellion » ont nées. La discipline, le civisme, le respect de décidé de durcir les sanctions, le but étant son prochain sont des valeurs inscrites dans de sauver les vies humaines et de réduire la notre culture, dans notre éducation. Pourquoi période de confinement qui tuera l’économie sont-elles prohibées, réfutées, diabolisées et des vies humaines également. Le modèle dans le contexte actuel de démocratie et de asiatique basé sur la discipline nous siérait libertés que nous vivons ? bien aussi; il aurait déjà évité l’enfermement La discipline est la qualité des gens bien de tout un peuple à cause d’une poignée d’in- éduquées. Jadis, celle des aristocrates. Elle conscients et d’entêtés. n 4 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
En couverture Déboires d’un confinement « Soit nous mourrons, soit c’est le pays qui mourra » Par Yasmine Arabi Tout aurait pu être différent, moins dramatique, moins compromettant, sans l’indifférence, l’égocentrisme et, dans certains cas, la volonté de nuire, venant de certains compatriotes, testés Covid+, placés en isolement forcé, mais qui ne respectent pas les règles du confinement. A croire que la vie vaut moins qu’une quatorzaine dans son logis. L es premiers cas de corona étaient importés faire face au virus et à sa propagation. En Tunisie, d’Italie, de France, d’Egypte, de Turquie. A l’inquiétude des officiels augmente. Le non-res- présent, ils sont bel et bien tunisiens, et la pect du confinement laisse présager de lendemains contamination transmise horizontalement poursuit apocalyptiques. Les autorités sanitaires sont ter- son chemin. Aux dernières estimations, on se rap- rifiées à l’idée que la courbe épidémiologique proche inexorablement du millier de cas confirmés dépasse le seuil de tolérance des CHU publics. et d’une trentaine de décès. Rien d’alarmant, en « Ce serait catastrophique, nous n’avons pas les apparence, par comparaison aux voisins du sud de moyens d’y faire face, nous serons dépassés », la Méditerranée et à d’autres pays, mais la Tunisie affirmait, ému, Abdellatif Mekki, ministre de la n’est pas la France, ni l’Italie, ni l’Espagne, trois Santé au cours d’une conférence de presse, mardi puissances économiques où les grands moyens dernier. C’est un scénario que les pouvoirs publics nationaux et autres européens sont déployés pour ont tout fait pour éviter, notamment en gérant la 6 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
période de crise sanitaire mondiale, au moment où les forces armées et sécuritaires sont mobili- sées pour mettre à exécution la stratégie nationale de défense et de prévention contre le coronavirus qui, aux dernières nouvelles, a tué plus de 80 mille personnes à travers le monde. Selon ces of- ficiels, des éléments suspects se seraient même mêlés aux foules qui se sont agglutinées devant les bureaux de poste pour retirer l’aide financière de 200 dinars octroyée par l’Etat dans le cadre des mesures sociales décidées pour porter assis- tance aux plus démunis. D’autres auraient incité ou aidé des personnes malades, testées Covid+, à quitter clandestinement des zones déclarées foyer épidémique (Ile de Djerba) pour se rendre dans d’autres zones moins infectées (Médenine). « C’est un crime », déclare Abdellatif Mekki, avouant sa crainte que l’indiscipline de certains citoyens détruise tout ce qui a été accompli et voue à l’échec les sacrifices inestimables des personnels soignants qui défient la mort chaque instant au prix de leur propre vie. Pour le ministre de l’Intérieur, « la situation est grave » et il parle d’endurcissement des mesures de confinement, dans le cas où les rues ne désempliraient pas. Il annonce, enfin, que l’indiscipline sera désormais sévèrement réprimée par la force de la loi, mettant ainsi fin (espérons-le!) au laxisme de l’Etat face aux infractions quotidiennes au confinement et aux dépassements de toutes sortes. Il est, en effet, regrettable, voire condamnable, que le pays et la majorité des Tunisiens soient placés en confine- ment indéterminé, payant ainsi lourdement, au crise sanitaire par anticipation, par prévention, en prix de leur liberté et de leur gagne-pain, la faute prenant des mesures draconiennes avant terme. d’une poignée d’indisciplinés prêts à mettre en Mais cela semble insuffisant, voire même ineffi- péril la vie des autres, sans s’en soucier. Peut-être “ cace, eu égard aux graves dépassements commis certains d’entre eux le font-ils sciemment, du fait que des théologiens s’accordent à dire que dans la par certains patients ou porteurs du virus en infrac- En attendant, les tion aux mesures de confinement, unique mesure religion musulmane, toute personne décédée des hommages et les suites d’une épidémie est un martyr. Cela pour- préventive actuelle. Or, cette mesure n’est pas honneurs vont respectée, mettant en péril la vie de tout un peuple rait en effet donner des idées à ceux qui veulent et la pérennité même de l’Etat, et les autorités sé- aux personnels mourir en martyr et sans avoir recours aux armes! curitaires impuissantes font face à l’indiscipline soignants, ces et à l’entêtement des fauteurs de trouble. « Soit soldats aux La bourse ou la vie nous mourrons, soit c’est le pays qui mourra », blouses blanches, Les clichés qui ont fait le tour des réseaux so- lâche le ministre de la Santé à qui veut bien l’en- ciaux suscitent la consternation et la honte. Des une armée au tendre. Le pays mourra quand l’économie aura hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, front sanitaire en haillons, agglutinés les uns sur les autres, s’ar- été anéantie, quand la famine se sera installée et quand l’insécurité et l’anarchie auront confisqué qu’il convient rachant des sacs de semoule acheminés par des ca- les institutions de l’Etat et le pouvoir. Abdellatif de protéger et mions de l’armée. Difficile de croire qu’on est en Mekki, qui a pleuré en public, et ses plus proches de respecter Tunisie. Le spectacle est indigne du petit pays qui collaborateurs, qui ont lâché leur colère en public, en veillant à ce a su surpasser ses carences naturelles et bâtir un ont peur. Ils craignent quelque chose de grave, Etat moderne, économiquement viable, puis une que la courbe difficile transition démocratique, grâce à son seul qu’ils taisent, sans doute pour ne pas déclencher la panique. Mais le fait est là : de réelles menaces épidémiologique capital humain, à ses ressources en matière grise. pèsent simultanément sur la vie des Tunisiens et soit au moins “ La pauvreté est une réalité, elle est relative et elle sur la stabilité du pays. Des attentats terroristes stabilisée. existe depuis la nuit des temps et partout, les pays viennent d’être déjoués, des mouvements sus- riches et industrialisés n’en sont pas exempts, ni pects sont signalés dans les hauteurs des zones à les démocraties. Mais il existe aussi une pauvreté risque et deux éléments terroristes ont été éliminés digne, sereine, patiente. Pourquoi celle-ci est-elle ces derniers jours par les forces sécuritaires. Mais si laide, si humiliante? Il est évident d’en faire encore: des officiels ont reconnu l’existence de assumer la responsabilité au gouvernement qui, tentatives de déstabilisation de la Tunisie en cette fraîchement installé dans ses quartiers, n’a pas Du 10 au 16 avril 2020 - N°1789 - RÉALITÉS - 7
En couverture Abdellatif Mekki : « Ce serait catastro- phique, nous n’avons pas les moyens d’y faire face, nous serons dépassés ». Ici, lors d’une conférence de presse conjointe avec le ministre de l’Intérieur Hichem Mechichi qui considère que « la situation est grave » su anticiper les mouvements de foule et n’a pas de poste ne craignent pas le Coronavirus autant procédé à l’organisation de cette opération de que le dénuement, ne se soucient pas des me- distribution des aides financières. Alors que l’ad- sures de confinement quand il faut aller chercher ministration publique s’y connaît bien pour avoir de quoi se nourrir et encore moins des risques acquis des décennies d’expérience dans l’organi- de transmission du virus. Pour ces hommes et sation de la solidarité nationale. Par ailleurs, la ces femmes, c’est la bourse ou la vie. En dépit base de ce gouvernement est composée de partis de quelques erreurs organisationnelles, le gou- politiques censés avoir visité toutes les régions, vernement Fakhfakh a fait bonne figure face à toutes les localités et jaugé le degré de précarité la pandémie, jusqu’à présent. A l’instar de tous et d’impatience des populations locales. Il n’en les autres pays, riches et moins nantis, et en dépit est rien. Sauf que la faute est partagée. Les per- du lourd endettement public, les mesures sociales sonnes qui se sont amassées devant les bureaux et économiques qui s’imposent, ou du moins les plus urgentes, ont été prises. Mais il faut tout de même souhaiter que le déconfinement commence le plus tôt possible et que la vie reprenne petit à petit son cours afin de stopper à temps la vague de contestations sociales qui enfle inexorablement. En attendant, les hommages et les honneurs vont aux personnels soignants, ces soldats aux blouses blanches, une armée au front sanitaire qu’il convient de protéger et de respecter en veil- lant à ce que la courbe épidémiologique soit au moins stabilisée. Car en l’absence d’un vaccin, qui débarrasserait l’humanité de ce virus mortel à grande échelle, aucun pays n’est en mesure de prévoir la fin de ce cauchemar, ni comment il pourrait mettre fin au confinement et rouvrir la voie à une vie normale. Une vie normale? Même pas. Tant que le vaccin n’aura pas vu le jour, le virus persistera et continuera de se transmettre C’est la bourse ou la vie pour cette catégorie de Tunisiens qui d’une personne à une autre et de menacer la vie ne craignent pas le Coronavirus autant que le dénuement de millions d’individus. n 8 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
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En couverture Face au coronavirus Un effort national dans la cohérence Par Hatem Bourial Engagés dans un effort national face à l’épidémie du coronavirus, les Tunisiens se montrent solidaires. Malgré quelques couacs, les décisions prises par les pouvoirs publics se concrétisent sur le terrain alors que le confinement est globalement respecté. Des ajustements restent nécessaires toutefois. Ils vont de la clarification de certaines mesures d’accompagnement aux entreprises à l’ébauche d’un schéma de sortie de crise. En attendant, la solidarité se traduit partout avec de nombreuses initiatives à tous les niveaux, une réponse convaincante des gouvernants et une mobilisation à tous les étages de société. Ce sont là des indices de bonne santé de la société tunisienne qui, confrontée au péril sanitaire, a su trouver les ressorts de la riposte. L a vague de solidarité qui accompagne la Réactivité des pouvoirs publics et discipline mobilisation générale face à l’épidémie du coronavirus se caractérise par un souci grandissante des citoyens d’efficacité perceptible à tous les niveaux de la Globalement, la solidarité a investi tous les ter- société tunisienne. Les premières illustrations de rains. Bien sûr, ici et là, des écarts ont été consta- cet élan ont commencé de manière diffuse et ont tés en ce qui concerne le respect des quarantaines concerné aussi bien la sphère politique que la so- ou du confinement. De même, dans certains cas, ciété civile. Plusieurs mécanismes ont été mis en l’acheminement des produits de première nécessi- place à tous les niveaux et se déploient avec plus té a connu quelques épisodes scabreux. A chaque ou moins de bonheur, depuis les semaines qui ont fois, les solutions ont été rapidement trouvées et vu surgir cette menace sanitaire. la parade a été vite mise en place. Que ce soit en 10 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
ce qui concerne la gestion des stocks, notamment de farine, ou encore le respect des directives des pouvoirs publics, le recours a toujours été trouvé, associant réactivité des pouvoirs publics et disci- pline grandissante des citoyens. Toutefois, les motifs d’inquiétude demeurent en- tiers. Comment ne pas se poser de questions à la vue d’un ministre de la Santé, en larmes, qui supplie la population de respecter le confinement, sans quoi tous les efforts des dernières semaines seraient anéantis? Comment ne pas prendre au sé- Le président de la République aidant rieux les injonctions du ministre de l’Intérieur qui au transport de cartons contenant les s’est voulu martial en insistant sur le respect des aides à la population. Un geste qui a règles du confinement? Et comment ne pas réagir marqué les esprits aux gestes récents du président de la République participant à la distribution des aides sociales? La dimension territoriale nécessite Comme on a pu le voir ces derniers jours, si la des ajustements vague de fond est nettement solidaire, les accrocs Sur un autre plan, l’aide sociale promise par le ne manquent pas et soulignent autant un manque gouvernement a été rapidement mise à la dispo- de prudence des citoyens que certaines improvi- sition du public grâce au ministère des Affaires sations et approximations émanant des pouvoirs sociales. Toutefois, le désordre et le manque de publics. prévoyance étaient au rendez-vous. Des grappes Tous les observateurs ont ainsi relevé le positif et humaines, sans aucun respect pour les distancia- ce qui l’est moins. La complexité et l’urgence de tions sociales préconisées, se sont formées devant la situation impliquent que les choses se fassent les bureaux de poste ou les délégations. Avec des rapidement, que les décisions soient prises et débordements plus que prévisibles. Dans ce cas parfois corrigées dans la foulée. Ainsi, le Chef du gouvernement a participé à mettre en mou- vement toutes les synergies possibles et engagé “ Les pouvoirs publics ont précis, les modalités d’acheminement ont été mal conçues et que ce soit pour un mandat ou pour quelques kilos de farine, le désordre et les bous- le combat contre le coronavirus. Après les inter- culades étaient à déplorer. Rapidement, les choses ventions télévisées d’Elyes Fakhfakh qui a dé- ainsi le devoir ont été recadrées grâce entre autres au soutien lo- taillé les projets gouvernementaux, nous avons de rassurer et gistique de l’armée nationale et à un sursaut de vu les premières concrétisations sur le terrain. aussi placer les discipline des bénéficiaires. Entre-temps, des dé- En amont, le président de la République avait dynamiques de légués auront été limogés et des écarts constatés auparavant tracé le cadre général des ripostes soutien dans dans plusieurs régions. Ces écarts peuvent aller publiques. Même si les discours successifs des de l’exfiltration de personnes confinées jusqu’à la une perspective deux têtes de l’Exécutif ont été diversement ap- mauvaise gestion des aides gouvernementales. Il préciés, la méthode y était et l’emboîtement des à moyen terme. n’en reste pas moins que ces accrocs ne sont pas attributions se faisait dans la cohérence des ins- La visibilité la règle. titutions. est aujourd’hui Des efforts sont en effet perceptibles à tous les S’ils ont toute leur importance, ces aspects for- amoindrie niveaux. Par exemple, l’effet de foule est désor- mels ne sont pas tout. En effet, ils indiquent le pour beaucoup mais régulé grâce à des salles d’attente formées bon fonctionnement démocratique mais peuvent avec des chaises en plein air, disposées de façon à être concrétisés de manière bancale. Les inten- d’entreprises qui ce que les distances de sécurité soient respectées. tions de soutenir les entreprises sont bien là, craignent des De même, les mairies font un effort remarquable mais elles restent encore floues et nécessitent déséquilibres pour agir dans la proximité des citoyens les plus une explication de texte. Fragilisées, beaucoup durables et un vulnérables. Tous les arrondissements munici- d’entreprises redoutent les mois à venir et leurs alourdissement paux sont mobilisés et les secteurs ruraux sont difficultés sont évidentes. Les pouvoirs publics “ également dans la boucle solidaire. Cette dimen- des ponctions ont ainsi le devoir de rassurer et aussi placer sion territoriale est importante dans la gestion de les dynamiques de soutien dans une perspec- fiscales. la situation actuelle. Elle souligne en effet que la tive à moyen terme. La visibilité est aujourd’hui réaction du tissu social est diffuse et globale. Elle amoindrie pour beaucoup d’entreprises qui induit aussi que les mesures prises par le gou- craignent des déséquilibres durables et un alour- vernement sont relayées efficacement. Bien sûr, dissement des ponctions fiscales. La réponse ces mesures sont plurielles et, pour employer une solidaire des pouvoirs publics n’en est qu’à ses métaphore, se répartissent entre petite artillerie et débuts et nous avons assisté ces derniers jours armes lourdes pour contrer l’épidémie. à la mise en place des mesures d’accompagne- ment des entreprises impactées. Des plateformes Une mobilisation efficace et des gestes numériques sont en train de rassembler les de- mandes de compensation des commerçants et symboliques Dès les premières heures de la crise, un fonds recenser les structures les plus lourdement im- a été créé pour recueillir les donations et, en pactées par l’épidémie. quelques semaines, des sommes conséquentes Du 10 au 16 avril 2020 - N°1789 - RÉALITÉS - 11
Actuel ont été rassemblées. L’exemple venait d’en haut et nous avons vu le président de la République remettre la moitié de son salaire à ce fonds dont il avait pris l’initiative de la création. Des res- ponsables politiques, de grandes entreprises, ainsi que des diplomates en poste ont également contribué à ce fonds qui poursuit son action. Mo- bilisant plusieurs millions de dinars, les mesures gouvernementales commencent à se concrétiser et, par ricochet, favorisent aussi l’état d’esprit so- lidaire. Nous avons vu par exemple des hôteliers mettre à la disposition des pouvoirs publics leurs bâtiments comme nous avons constaté la disponi- Société civile et autorités du territoire et à la dissémination des bonnes vo- bilité des cliniques privées à participer à l’effort locales se sont mobilisées lontés. Pour citer un exemple, durant les premiers pour gérer la situation national. Le personnel de la santé publique a pour jours de confinement, les scouts tunisiens ont été sa part connu une mobilisation salutaire, malgré à l’origine de plus de 6000 actions de terrain. les limites objectives de l’infrastructure. Dans ce domaine, les lits hospitaliers sont mis à la dispo- Entre impératif de vigilance et devoir sition du public, y compris dans des lieux inatten- dus. Ainsi, la Coupole d’El Menzah et d’autres de solidarité L’importance de cette kyrielle d’actions parfois espaces sont désormais mobilisés pour les enjeux minuscules, c’est qu’elle offre plus de latitude de santé publique. aux pouvoirs publics qui ont fort à faire avec Beaucoup de gestes resteront dans les mémoires. les grands équilibres macroéconomiques. Ce ca- Kaïs Saïed mettant la main à la pâte, en aidant ractère diffus de la riposte contre le coronavirus au transport de cartons contenant les aides à la apporte une intensité supplémentaire à l’effort “ population, a marqué les esprits. On lui repro- des Tunisiens. Alors que l’Etat se charge de la chera toutefois de ne pas avoir pleinement donné mobilisation des aides internationales ou du ra- l’exemple en n’adoptant pas le port du masque La crise est loin patriement des Tunisiens bloqués à l’étranger, de protection à plusieurs reprises. Les avis sont d’être achevée. la société civile dans son ensemble se mobilise partagés à ce niveau: les uns invoquent le devoir Alors que la à moindre échelle mais avec une efficacité qui d’exemplarité du chef de l’Etat, les autres sou- période de compte dans le bilan provisoire. Ces mille et une lignent que l’essentiel est dans le geste et, selon confinement a nuances de notre solidarité active se déploient les affinités, le débat se poursuit. L’un des gestes été prolongée de dans toutes les directions et concernent aussi qui ont le plus interpellé l’opinion publique a été bien les villes que le monde rural, aussi bien les celui de ces employées du textile qui ont choisi deux semaines, Tunisiens les plus fragiles que les résidents étran- de rester confinées dans leur usine pour fabriquer le rythme de gers, notamment d’Afrique de l’Ouest. Des ajus- des masques de protection. Elles ont été saluées l’économie tements restent toutefois nécessaires pour opti- par un pays entier, sensible à la symbolique de leur geste. Bien sûr, la société civile a constitué ralentira en miser ce vaste mouvement de solidarité. Ainsi, conséquence, l’exemplarité des pouvoirs publics ne doit faire un relais efficace ainsi qu’une pépinière d’initia- de doute à aucun niveau. De même, la cohérence tives. En direction des plus démunis ou des sans- suscitant de de toutes les actions entreprises doit toujours être voix, les associations tunisiennes ont engagé de nouvelles mise en évidence. La réactivité des Tunisiens à très nombreuses actions. Du couffin de survie au soutien des enfants, les organisations non gouver- difficultés pour “ l’appel à la mobilisation lancé par les plus hauts les ménages. responsables, a généré un activisme remarquable. nementales ont elles aussi contribué au maillage Il reste maintenant à l’inscrire dans la durée. En effet, la crise est loin d’être achevée. Alors que la période de confinement a été prolongée de deux semaines, le rythme de l’économie ralen- tira en conséquence, suscitant de nouvelles dif- ficultés pour les ménages. Beaucoup de choses restent en suspens, comme les examens scolaires et universitaires, la reprise graduelle de l’activité ou encore la bonne tenue de la réponse sanitaire globale. Plus que jamais, la solidarité nationale doit être de mise, ainsi que la dimension prospec- tive de l’action publique. C’est une Tunisie sur le mode pause qui essaie d’endiguer solidairement la menace. C’est aussi un pays en veille qui fait face à l’urgence tout en tentant de préserver les fondamentaux de l’économie. Et si l’impératif de vigilance est dans tous les esprits, le devoir Un élan de solidarité envers de solidarité est appelé à connaître de nouvelles les citoyens les plus vulnérables concrétisations et une continuité dans l’effort. n 12 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
Actuel Entre la peste et le choléra Même Saint Louis n’y échappa pas Me Sami Mahbouli* T out au long de son histoire, la Tunisie a tives à plusieurs savants durant cette période, tels traversé des crises sanitaires graves dont que Ibn Habbab, Ibn Abdelsattar, Ibn Abdelssa- certains de nos historiens ont rapporté les lam, El Kettani mort le même jour que sa femme. effets ravageurs. C’est en me replongeant dans En revanche, Ibn Abi Dhiaf n’est pas avare en in- les volumes de l’ouvrage « Ithaf Ahl El Zaman Bi formations sur la peste qui s’abattit sur la Tunisie Moulouk Tounes we Ahd El Aman » que j’ai pu, en 1468 sous le long règne du grand roi hafside, grâce à son auteur, me rendre compte qu’entre la Abu Amr Othman (1435-1488). peste et le choléra, nos ancêtres n’ont jamais eu à Si l’on en croit notre auteur, elle causa la mort de choisir puisqu’ils subirent les deux fléaux. 400 000 sujets du royaume. Il précise qu’à son pic, Pour mémoire, Ahmed Ibn Abi Dhiaf fut un grand elle faucha en un jour 14 000 personnes à travers commis de l’Etat beylical au 19e siècle, rédacteur tout le pays. Le roi Abu Amr Othman se confina du Pacte fondamental et dont l’ouvrage sus-cité dans sa résidence du Bardo pendant plus d’un an. demeure une référence incontournable pour tous Six siècles plus tard, nous n’avons, en fait, rien ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre pays. inventé en la matière… Dans son ouvrage, notre auteur consacre de très La peste noire frappa, de nouveau, à partir de 1493 nombreuses pages aux épidémies qui ont sévi comme le rapporte Ibn Abi Dhiaf, faisant beau- en Tunisie depuis le 13e siècle jusqu’à la fin du coup de victimes dont le roi hafside de l’époque, 19e siècle. L’état des connaissances médicales et Abu Yahia Zakaria (1488-1493). A cet égard, le manque de moyens firent qu’elles eurent des l’historien Bachrouch indique que les deux épidé- conséquences démographiques et économiques mies de peste noire de 1468 et 1493 expliquent la souvent désastreuses. crise démographique aiguë qu’a connue la Tunisie Pour la période allant de 1270 à 1867, Ibn Abi durant le 16e siècle. Dhiaf recense pas moins de quatorze importantes Durant le règne de Othman Dey (1598-1610), la épidémies dont il relatera, parfois dans le détail, le Tunisie sera affligée de nouveau par la peste en déroulement. 1604; elle durera deux années et sera appelée sans C’est en abordant la question du débarquement de qu’on en sache la raison « l’épidémie Bouricha ». Louis IX, Roi de France, et de son armée à Car- Sous le règne de son successeur, Youssef Dey thage en 1270, que l’auteur évoque l’épidémie de (1610-1637), la peste fera des ravages entre 1620 peste qui s’abat sur la Tunisie. Celle-ci se répand et 1621. On la désignera, d’après Ibn Abi Dhiaf, dans tout le pays et Louis IX y succombera. Le par «l’épidémie d’Abu Ghaith El Qachach », du Roi hafside, El Mostancir Billah, en profita pour nom d’un Saint vénéré de Tunis et qui y succom- proposer aux Français un traité de paix en contre- ba. Selon Taoufik Bachrouch, durant cette der- partie d’un lourd tribut qu’il distribua, selon Ibn nière épidémie, on dénombra à Tunis plus de 1000 Abi Dhiaf, à tous les sujets de son royaume. L’his- morts par jour. torien Taoufik Bachrouch, dans son encyclopédie Entre 1643 et 1650, la peste sévira encore en Tu- sur la ville de Tunis (Imprimerie officielle-1999), nisie, faisant son tombereau de morts. Elle durera estime que la première évocation d’une épidémie 7 ans et sera désignée par «l’épidémie d’Ahmed collective en Tunisie remonte à la 8e croisade au Khouja » du nom du Dey qui partageait alors le cours de laquelle périt Louis IX connu comme pouvoir avec le Bey mouradite Hamouda Bacha étant Saint Louis après sa canonisation. (1631-1666). Curieusement, Ibn Abi Dhiaf ne fait pas état dans En 1663, la peste sévira, de nouveau, pendant huit son ouvrage de la peste noire de 1347, véritable mois avec son cortège de morts et de désolation. pandémie qui ravagea l’Afrique du Nord jusqu’en A la lutte fratricide qui déchira la dynastie moura- 1352. La seule allusion de l’auteur à cet événe- dite à partir de 1675 s’ajouta la peste de 1676 dont ment résulte des indications nécrologiques rela- périra un des fils de Hamouda Bacha, Hassen Bey. 14 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
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Actuel La mort de Saint Louis Si Ibn Abi Dhiaf ne nous livre pas plus de dé- tails sur la peste de 1676, Bachrouch, par contre, nous apprend que rien qu’à Tunis, on déplora plus de100 000 morts. Au début du 18e siècle, au cours du siège de la ville de Tripoli par Brahim Echerif, un militaire d’origine turque maître de la Tunisie entre 1702 et 1705, la peste décima son armée. Elle ne tarda pas à s’étendre à la Tunisie où l’on recensa plus de 700 morts par jour aux dires d’Ibn Abi Dhiaf. La série noire était loin de son épilogue: Ibn Abi Dhiaf évoque avec force détails la peste qui éclata dans le pays en 1783 et qu’on désigna par « la grande épidémie ». Elle emporta de nombreux savants et affecta lourdement l’économie. Le Bey husseïnite de l’époque, Hamouda Bacha, prit des mesures draconiennes à cette occasion: il ordonna de brûler tous les vêtements et les meubles laissés par les morts, de sceller leurs maisons et d’isoler les personnes atteintes dans des dépôts du souk des « Qallalin » situé dans la médina de Tunis. jour. Face à l’épidémie, Ibn Abi Dhiaf nous ap- Un des grands muftis de Tunis, Cheikh Ahmed prend que deux clans s’opposaient : les partisans El Bransi, l’adjura, face à tant de rigueur, de s’en de la quarantaine dont le chef de file était Cheikh remettre à la volonté de Dieu et de ne pas ajouter Mohamed Bairam, et ceux qui s’en remettaient à à l’affliction des esprits celle du porte-monnaie. la volonté divine à l’instar de Cheikh Mohamed La protestation s’enflant, le Bey se résigna, selon Manaï. Ibn Abi Dhiaf, à renoncer à cette mesure de pro- Ces deux savants de l’époque rédigèrent des phylaxie par le feu si onéreuse pour ses sujets. épîtres enflammées et très doctes pour étayer Après un répit de quelques décennies, la peste se leurs positions respectives. déclara en 1818. Le premier à s’en alarmer fut Le prince héritier, Husseïn Bey, se rangeait parmi un médecin chrétien converti à l’Islam, nommé les sceptiques et raillait les tenants de la quaran- Rejeb El Tabib. Il en informa aussitôt le Bey, taine. Pour joindre la parole à l’acte, il se plaisait Mahmoud Bacha, qui ne trouva pas mieux que de à parcourir les ruelles de Tunis et de la Hara, le le faire bastonner et jeter en prison. quartier juif, malgré les nombreux malades qui Bientôt le fléau se répandit et pendant deux ans, s’y entassaient. on dénombra parfois plus de 1000 personnes par D’après Ibn Abi Dhiaf, l’épidémie de 1818 mar- qua l’amorce du déclin après le règne prospère de Ahmed Ibn Abi Dhiaf , un grand Hamouda Bacha car la Régence y perdit la moi- commis de l’Etat beylical au 19e siècle tié de sa population et l’activité agricole en pâtit gravement. Après avoir enduré pendant plusieurs siècles les affres de la peste, la Tunisie se trouva confrontée dès le milieu du 19e siècle à une épidémie incon- nue jusqu’ici : le choléra. Désigné par les Tuni- siens de l’époque comme « le vent jaune », une appellation venant du Hijaz, le choléra se déclara dans notre pays fin 1849. Ibn Abi Dhiaf, témoin direct de cette épidémie, lui consacre de longs développements dans son ouvrage. On apprend ainsi que le choléra sévit, au départ, dans le Nord-Est du pays, notamment à Béja. Le Bey régnant, Ahmed Bacha, sur les conseils de médecins français, tenta d’en empêcher la propagation vers Tunis. A cet effet, il ordonna au commandant de la cavalerie, Abu Abbas Ahmed, d’isoler Béja et ses environs afin d’interdire à ses 16 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
Actuel duit intégralement dans « Ithaf Ahl El Zaman », le Bey considéra que la peur de ce mal était légi- time et que s’il l’atteignait, il s’en voudrait de ne pas avoir été prudent et de ne pas avoir observé strictement la quarantaine. Il appuya ses propos par l’opinion émise 30 ans plus tôt par l’illustre uléma, Mohamed Baïram. Une polémique s’ins- talla entre les savants de l’époque sur le point de savoir si la victime du choléra était un martyr ou pas. Cheikh Mohamed Taieb Riahi était de cet avis tandis que Cheikh Mohamed Ben Slama le rejetait. L’ironie du sort fut que nos deux véné- rables savants moururent du choléra, sans que l’on sache, du coup, comment les départager. Malgré son confinement, le monarque Ahmed Bacha assumait ses responsabilités tant bien que mal avec l’aide de ses deux plus proches collabo- rateurs: Ibn Abi Dhiaf et Mohamed Aziz Bouat- tour, futur premier ministre sous le protectorat. Il recevait les consuls et répondait aux lettres qui lui venaient de toutes parts mais en s’entourant d’un luxe de précautions : les lettres étaient brû- lées après leur lecture et les cérémonies de vœux pour l’Aïd furent annulées. On assista, pendant plusieurs mois, à un curieux ballet; en effet, le roi Ahmed Bacha se déplaçait d’une localité à une autre pour échapper à l’épi- démie: après Carthage, il se confina à M’hamdia, puis à Ghar El Melh et de nouveau, à M’hamdia avant de revenir à Carthage. N’eût été l’opposi- tion de ses conseillers, le Bey envisagea même de se transférer à Djerba. Sa terreur du choléra n’empêcha pas le Bey Ahmed Bacha de secourir de son mieux la po- pulation. Ce mal faisant des ravages au sein des juifs pauvres, il décida d’installer leurs malades dans une caserne de Tunis où ils reçurent tous les soins requis. Des sommes considérables furent allouées aux pauvres et les médecins, souvent espagnols ou livournais, mobilisés pour les se- Hamouda Bacha courir. Le Bey exigeait qu’un rapport sur la mortalité habitants le moindre voyage à Tunis. Un autre of- liée au choléra lui fût rédigé quotidiennement. ficier, Salah Kahia, fut dépêché au Kef avec la Lorsqu’on lui annonça en 1850 que le mal avait même mission. Quant au Bey Ahmed Bacha, il emporté le plus illustre savant de l’époque, Sidi choisira de se confiner avec sa cour dans une de- Brahim Riahi, quelques mois après la disparition meure en bord de mer à Carthage, appartenant à de son fils, Cheikh Mohamed Taieb, il en conçut son premier ministre Mustapha Khaznadar. Il ex- une profonde tristesse. pédia son gendre, Mustapha Bach Agha, dans une Quelques années plus tard, en 1856, une autre demeure voisine au Kram de manière à pouvoir le épidémie de choléra se déclara dans la régence recevoir quotidiennement. mais elle fut de courte durée; contrairement à son Selon Ibn Abi Dhiaf, la crainte qu’inspirait le cho- prédécesseur, Mohamed Bey refusa la quaran- léra au monarque était telle que selon la rumeur il taine et tout confinement. Il réprima, en revanche, avait quitté provisoirement le pays en laissant son sévèrement les tribus montagnardes, comme les sceau à Mustapha Khaznadar. Pour la démentir, le Khemirs ou les Ouechtata qui, profitant du dé- Bey se mit à faire des apparitions en dehors de sa sordre causé par le fléau, voulurent se soustraire résidence pour y inspecter sa garde. à l’impôt. Dans un échange verbal avec Ibn Abi Dhiaf, repro- La dernière épidémie qu’évoque Ibn Abi Dhiaf 18 - RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
Tunis – Porte de France Sadok Bey la population musulmane. Il faucha de très nom- breux soldats, en particulier ceux de la méhalla du général Zarrouk, de triste réputation pour sa cruauté dans la répression du Sahel. La population de Béja fut, quant à elle, presque entièrement décimée. La Tunisie, sortie exsangue de la révolte de 1864 et de la répression féroce qui s’en est suivie, n’avait pas besoin de cette ca- lamité supplémentaire. Ibn Abi Dhiaf tient dans son ouvrage à mettre en exergue la générosité et le dévouement dont firent montre, durant la crise sanitaire de 1867, les commerçants français ins- tallés à Tunis, ainsi que leurs associés juifs. Ils formèrent entre eux une association caritative à laquelle chaque commerçant contribua à raison de ses moyens afin de venir en aide aux malades démunis; les commerçants français réunirent des médecins aidés par 20 auxiliaires dans un local à Bab El Bhar, connu également comme la Porte de France, pour y soigner ces pauvres hères. Il est intéressant de souligner qu’Ibn Abi Dhiaf, dont le penchant réformateur voire libéral est avéré, profite de la description des conséquences du choléra en 1867 et de la famine terrible qui sé- vira la même année pour régler ses comptes avec l’absolutisme. A ses yeux, ce dernier est la cause de tous les maux de la régence. Rappelons, dans cet ordre d’idées, qu’Ibn Abi Dhiaf s’est retiré de la vie publique à partir de 1864 lorsque Sadok Bey décida de suspendre la constitution de 1861. Parcourir six siècles de notre histoire, au cours desquels la Tunisie risqua de sombrer sous les coups d’épidémies dévastatrices, n’offre peut-être pas l’occasion d’une lecture joyeuse; mais, dans cette conjoncture particulière où nous renouons avec les peurs d’un passé que nous pensions ré- dans son ouvrage est toujours celle du choléra qui volu, n’est-il pas réconfortant de voir que notre frappa le pays en 1867. Les Juifs furent ses pre- nation a survécu et s’est toujours redressée? mières victimes avant qu’il ne se propage parmi *Avocat et éditorialiste Du 10 au 16 avril 2020 - N°1789 - RÉALITÉS - 19
Entre Parenthèses Coronavirus Quel ressenti sociétal ? Par Samy Chambeh L’Humanité a connu par le passé nombre d’épidémies qui ont massivement tué des personnes : peste et peste noire, vérole, syphilis, tuberculose, paludisme, sida et on en passe, qui ont pesé sur le destin des peuples. Le Coronavirus ou Covid-19, qui fait actuellement des ravages de par le monde, ne déroge point à la règle. Comment est-il perçu par la Société ? Quelques éléments de réponse. L es maladies dégénératives ou infectieuses, Europe, mais en dépit des alertes des médecins et surtout lorsqu’il s’agit de pandémies qui ne experts en santé quant à la rapidité de la contami- connaissent pas les frontières des pays, ont nation et aux mesures de prévention à observer, la à coup sûr un ressenti sur les populations. Il en est réaction d’un pan conséquent de la société n’a été de même du Covid-19 qui ne cesse de se propager qu’insouciance et risée. à travers le monde en suscitant détresse et déso- D’ailleurs, l’indifférence est encore perceptible lation, au vu du nombre sans cesse croissant des dans nombre de comportements répréhensibles cohortes des contaminés et des victimes. de citoyens qui transgressent, sans vergogne, le Certes, les autorités publiques et sanitaires natio- confinement sanitaire généralisé et n’observent nales ont réagi et de manière assez précoce, depuis pas la diligence nécessaire au contact de la foule le début du mois de mars dernier alors que la pan- ou pour subvenir à leurs besoins vitaux. démie sévissait uniquement en Asie, et particuliè- Mais vraisemblablement avec l’augmentation du rement en Chine, le berceau du Coronavirus, et en nombre des contaminés, voire des décès suite à 20- RÉALITÉS - N°1789 - Du 10 au 16 avril 2020
cette pandémie, la prise de conscience devrait être Précisons, toutefois, que le bénévolat est une ac- généralisée. Cependant, il est à craindre qu’un état tion désintéressée qui est faite sans obligation et à de panique ne s’installe et ne s’ajoute à la frénésie titre gracieux, c’est-à-dire gratuitement. Il en est et à la fièvre acheteuse des produits alimentaires, de même pour ce qui est du volontariat, à la dif- détergents et médicaments. D’où un risque de dés- férence cependant qu’il est réalisé dans un cadre tabilisation ô combien préjudiciable. organisé : association, confédération, coopérative, Par ailleurs, qu’il soit de fabrication humaine etc. (guerre chimique ou bactériologique) ou non, Dans ce contexte assez dramatique d’arrêt quasi la cause du Covid-19 reste encore non élucidée généralisé de l’activité économique, suite au et donc on ne sait encore rien des agents patho- confinement sanitaire généralisé, ces formes d’as- gènes de ce virus, s’ils sont la conséquence de sistance sociale (mises à part les mesures étatiques l’évolution des conditions de vie des gens ou de qui restent assez limitées) ont pris toute leur im- leurs comportements et qui seraient source de la portance pour venir en aide aux classes populaires propagation et des dégâts desdits agents patho- et personnes défavorisées qui en ont largement gènes. En tout état de cause, deux choses sont déjà besoin. connues : la densité de la population et la rapidité Par ailleurs, la dissociation sociale – terme en des transports, notamment par le biais des avions, vogue – occasionnée par la peur de contamina- ont largement contribué à cette atteinte grave à la tion et par les mesures de confinement sanitaire santé et à la propagation du coronavirus. généralisé, a provoqué un engouement sans précé- Mais déjà que cette pandémie a réappris à nombre dent pour les réseaux sociaux et l’emploi du web d’individus l’importance des règles de propreté et notamment pour les services à distance. Et cela des mesures sanitaires. demeure un grand acquis qui formera, sans doute, En tout état de cause, une chose est sûre : la santé des réflexes d’un comportement plus rationnel. publique, à la lumière des succès qu’elle ne cesse Enfin, dernier ressenti relevé : le retour au sacré. d’engranger de jour en jour dans la lutte contre C’est un fait : la crise ou la pandémie du Corona- cette pandémie en dépit du manque criant de res- virus fait vivre les gens dans l’anxiété et le désar- sources financières, sortira grandie de cette dou- roi. Ainsi, cette calamité est de plus en plus perçue loureuse mais si enrichissante épreuve pour dé- par un certain nombre de citoyens tantôt comme velopper les différentes disciplines médicales, à une fatalité, tantôt comme un châtiment divin. savoir clinique, de réanimation, épidémiologique, Alors que l’horizon s’assombrit de jour en jour etc. avec la morosité ambiante, la religion est de plus Pour l’heure, l’accent est mis sur la traçabilité des en plus prise au sérieux par les individus et devient présumés porteurs du virus, l’endiguement de la une consolation et même une source d’inspiration, propagation de la pandémie dans les hôpitaux ou un moyen d’éviter le pire et un motif d’espoir en ailleurs, et l’acquisition des masques, gants et gel un lendemain meilleur. anti-bactériologique pour le corps médical, outre L’approche systémique et l’anthropologie reli- la prise en charge et le traitement des malades. gieuse s’évertuent à montrer qu’elles ne sont pas Cela a occasionné une hausse impromptue des dé- l’ennemi de la raison. penses de santé notamment, que ne pourra amortir En tout état de cause, ce retour au sacré, constaté qu’une croissance économique qui soit d’un ni- ici et là, est un moyen pour se projeter dès à pré- veau tel pour garantir une politique efficace en la sent dans l’après-Coronavirus, en essayant de se matière. Mais là est un autre problème, puisque le corriger pour se donner un meilleur sens à la vie, contexte actuel ne s’y prête pas. en bannissant l’avidité et la convoitise démente, Et toute la question est là : peut-on évaluer écono- la prise de risque sans limite et l’égoïsme débridé. miquement une vie humaine ? Peut-on déterminer D’ores et déjà, les multiples formes actuelles de le prix que la Société est disposée à payer pour recul de l’esprit individualiste ou l’altruisme, obtenir la réduction de tout risque de mortalité ? l’amour du prochain, le pardon des offenses, sont Mais il reste qu’une vie humaine a une valeur in- autant d’expressions ou plutôt de comportements commensurable que rien et n’importe quel prix ne qui augurent un meilleur vivre-ensemble, si ja- pourront compenser. mais Covid-19 le permet. Autre ressenti sociétal : la citoyenneté a été revisi- En définitive, répondre à cette question du res- tée. Elle s’érige désormais en un moyen tentant à senti sociétal à l’ère du Coronavirus peut aider à réunifier une société à deux vitesses, en réduisant améliorer la prise de conscience quant aux dan- le phénomène d’exclusion et de fracture sociale. gers de ce fléau et aux moyens de s’en prémunir On parle ici des concepts de bénévolat, volonta- ou du moins d’en limiter la propagation, surtout riat, entraide et solidarité qui ont été ressuscités que son origine ou le facteur de risque et encore (nous y reviendrons avec plus de détails dans un moins le traitement ou le vaccin ne sont pas pour prochain papier). demain. n Du 10 au 16 avril 2020 - N°1789 - RÉALITÉS - 21
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