Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments
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Bernard Meunier Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? 1 L’industrie pharmaceutique : une pénurie de nouveaux comme le montre la flèche en bleu, Figure 2. La flèche en rouge indique la diminution médicaments ? du nombre de médicaments recevant chaque année une 1.1. Bilan autorisation de mise sur le marché par la Food and Drug L’époque actuelle est diffi- Administration (FDA) améri- cile pour l’innovation dans le caine. Le coût de la mise sur domaine du médicament, dans le marché d’un nouveau médi- un environnement de plus cament se compte désormais en plus contraignant chaque en milliards de dollars : 10 % année. Précaution, anxiété, de ce coût global est dédié à tout devient dangereux… Les la recherche, 15 % aux essais médicaments sont, comme précliniques, et 55 % sont beaucoup d’autres produits, utilisés pour les essais clini- victimes de ce changement de ques. mentalité. Cela a un impact Sur le diagramme de la sur l’aspect économique de Figure 2, la tendance actuelle Figure 1 l’industrie pharmaceutique : de sortie de nouvelles molé- Les médicaments ont un prix le développement de médi- cules est illustrée par la flèche pour l’industrie pharmaceutique, caments est de plus en plus rouge et l’augmentation du mais aussi pour le public. onéreux. De plus, l’opinion publique pense que l’accès au médicament doit être gratuit, rendant difficile une augmen- tation des prix, y compris pour les médicaments innovants (Figure 1). Par ailleurs, le délai qui sépare le brevet et la mise sur le marché étant devenu très long, les coûts de Recherche et Dévelop- pement ont donc explosé,
La chimie et la santé Figure 2 prix des différents médica- un retour sur investissement ments par la flèche bleue. raisonnable. Nombre de molécules recevant une Si l’on fait une extrapola- autorisation de la FDA de mise sur tion simpliste, dès 2020 il ne 1.2.1. Utiliser les méthodes le marché américain entre 1996 et 2007. On voit en rouge la resterait que trois-quatre de la génomique tendance actuelle de sortie de molécules industrialisées, L’une des réponses à ce nouvelles molécules, et en bleu dont le coût de développe- problème a été d’utiliser les l’allure de l’augmentation du prix ment serait de 4-5 milliards. des différents médicaments. nouvelles voies offertes par Il s’agirait alors d’une crise la génomique, ainsi que les Si l’on fait une extrapolation sans précédent pour l’indus- simpliste, dès 2020, il ne restera diverses méthodes qui lui sont trie pharmaceutique qui ne liées (protéomique, etc.). Cette que deux molécules à recevoir une autorisation, avec un coût peut donc vraisemblablement voie, associée aux méthodes de développement qui serait de pas survivre avec ce modèle de criblage à haut débit 4-5 milliards de dollars ! Il s’agirait économique. (présentées dans le chapitre alors d’une crise sans précédent pour l’industrie pharmaceutique, de J.-P. Maffrand), ne s’est 1.2. Perspectives pas avérée aussi concluante qui peut difficilement survivre sur ce modèle économique. Passons en revue quelques- que prévu, comme le montre unes des voies possibles l’exemple de l’entreprise Figure 3 pour éviter cette situation GlaxoSmithKline (GSK), dans de blocage et améliorer la sa recherche de nouvelles Le criblage à haut débit est réalisé par des robots capables d’évaluer créativité, en espérant que la cibles pour des antibactériens l’activité biologique de milliers de durée de vie des brevets soit capables de lutter contre les molécules. augmentée, afin d’assurer bactéries multirésistantes. Après sept ans de recherche de nouvelles cibles, cette grande entreprise n’a obtenu aucun résultat tangible, alors que plus de 300 000 à 500 000 molécules avaient été testées, au cours de plusieurs campagnes de criblage sur de nouvelles cibles potentielles (Figure 3) ! Cette démarche a été abandonnée, et GSK s’est tournée vers les vaccins… 1.2.2. Le retour aux produits naturels Une autre tendance dans les 126 recherches de médicaments
Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? est de revenir aux produits phase d’observation clinique, naturels. La Nature offre au moment du développement une très grande diversité de des molécules. structures chimiques très Par ailleurs, on assiste au différentes les unes des développement des méthodes autres (Figures 4 et 5 et voir le de calculs modernes et chapitre de F. Albericio, para- prédictives, grâce à un accès graphe 2.1), et qui peuvent facile aux calculateurs puis- servir de sources d’inspira- sants. tion pour des synthèses de Enfin, la chimie combinatoire nouveaux médicaments « bio- dynamique, abordée dans le inspirés » (rappelons-nous de paragraphe 4.2.3 du chapitre la « chimie d’après le vivant », de F. Dardel, fournit un autre évoquée dans le chapitre de exemple de ces nouvelles D. Mansuy). Effet, les struc- approches pour la recherche tures des molécules actives de pharmacophores non que produisent micro-orga- Figure 4 conventionnels : on prend en nismes, plantes, animaux, Forêt tropicale du massif considération l’auto-assem- terrestres ou marins, nous de l’Aoupinié sur la côte Est blage de « synthons » (parties fournissent des bases molécu- de la Nouvelle-Calédonie. Des de molécules réactives) au laires pharmacologiquement recherches ont lieu pour trouver niveau de la cible biologique de nouvelles molécules aux vertus intéressantes (les « phar- (protéine, enzyme). Cette thérapeutiques à partir de plantes. macophores »), qui peuvent méthode a été récemment nous servir de modèles pour développée par le prix Nobel concevoir de nouveaux prin- de chimie Jean-Marie Lehn et cipes actifs. ses collaborateurs. 1.2.3. Approfondir les nouvelles possibilités de recherches 1.2.4. L’extension du recours La méthode dite « reverse aux biomolécules ? chemical genetics », ou géné- Depuis une dizaine d’années, tique chimique inverse (voir les « biomolécules » – molé- Figure 5 le paragraphe 2.2. du chapitre cules, et surtout macromo- de J.-P. Maffrand), consiste à Éponge Axinelle, « Axinella sp. », lécules naturellement en milieu naturel en Bretagne, identifier des molécules capa- présentes dans les systèmes source potentielle de molécules bles de réguler l’expression de vivants (Figure 6) – sont bioactives. gènes de manière très spéci- fique. En fait, des observations faites chez l’animal ou chez les premiers patients conduisent parfois à faire de la « reverse chemical genetics » sans le savoir ! C’est alors l’occasion de découvrir une propriété inattendue pour une molécule créée pour un autre usage thérapeutique. Rappelons l’exemple de la découverte du Viagra®, primitivement développée pour soigner les affections cardiaques. Cela souligne l’importance de la 127
La chimie et la santé en plus spécifiques, grâce aux progrès de la recherche. Mais cette spécificité a des limites, comme le montre l’utilisation de l’Avastine®, qui peut provoquer des nécroses de tissus très loin des zones d’application de la thérapie (au niveau des parois nasales, par exemple). Certains pays ne remboursent plus ce médi- cament, bien qu’il constitue l’un des nouveaux traitements anticancéreux les plus effi- caces, mais avec une spécifi- cité qu’il reste à améliorer. Actuellement, 80 % du marché du médicament sont encore constitués par les petites molécules synthétisées chimi- quement. Ce ratio va très certainement être réduit, mais considérées comme repré- cela se fera progressivement, Figure 6 sentant l’essentiel de l’avenir pour atteindre un équilibre qu’il Protéines, lipides, glucides… ces des nouveaux outils théra- est difficile de prévoir actuelle- biomolécules peuvent devenir des ment. En effet, il ne faut pas peutiques. Par opposition, les outils thérapeutiques efficaces. « petites molécules » faites négliger un point très sensible : par les chimistes constituent le coût élevé des biopharma- des médicaments symboli- ceutiques, en comparaison de sant l’innovation thérapeu- celui des molécules issues de tique du XXe siècle, alors que la chimie. le XXIe siècle serait celui des biomolécules, telles que des 1.2.5. Les limites scientifiques vaccins ou des anticorps. La dues aux possibilités de la biopharmacie serait-elle alors recherche la seule solution ? La chimie est-elle dépassée ? La vraie question est donc la A-t-elle atteint la limite de suivante : « y aura-t-il bascu- ses possibilités ? Il n’en est lement ou pas vers les biomo- rien : les limites ont toujours lécules ? » En fait, il est plus été repoussées, et elles le vraisemblable que le déve- seront encore. En effet, il loppement de ces macromo- suffit de regarder le nombre lécules biologiques comme de molécules que l’on peut agents thérapeutiques se fera créer avec douze atomes (en au fur et à mesure de l’ap- combinant C, H, O et N), en parition de leurs nouvelles utilisant les méthodes de indications. Il n’y aura pas de synthèse chimique connues : basculement brutal, et cela il existe dans ces conditions pour plusieurs raisons. Les 26 millions de possibilités vaccins seront de plus en plus (Figure 7). Or, seulement efficaces, car on aura des anti- 63 000 sont connues et synthé- 128 corps monoclonaux de plus tisées actuellement, soit
Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? moins de 0,3 % du nombre de molécules potentielles. Cela montre bien que la chimie préparative est loin d’avoir atteint ses limites ; les futures générations de chimistes ont de vastes espaces devant eux ! Certains espaces ont bien sûr été plus développés que d’autres, mais il en reste énormément à découvrir… 2 Une voie vers de nouveaux médicaments : les molécules hybrides 2.1. Pourquoi faire des molécules hybrides ? Le choix de cette voie est lié en fait aux travaux effectués avec mon équipe de recherche au Laboratoire de Chimie de Coordination du CNRS à trois activités vont provoquer Figure 7 Toulouse au cours des années une double coupure sur l’ADN de cellules tumorales, origine Combien de médicaments 1985-1995, sur le mécanisme potentiels dans les millions d’action de différents médi- de l’action anticancéreuse de de molécules pouvant être caments, et en particulier de ce médicament. synthétisées par les chimistes ? celui d’un anticancéreux, la Jusqu’en 1990, les chimistes bléomycine. n’étaient peu ou pas entrés La bléomycine est un exemple dans la stratégie des molé- très remarquable de molé- cules hybrides, qui constitue cule hybride. Produite par une donc un champ de travail bactérie, Streptomyces verti- important avec de larges cillus, elle se compose de trois perspectives d’évolution. parties. Une première partie de la molécule est utile à l’in- 2.2. Les molécules hybrides : teraction avec sa cible théra- fonctionnement et intérêt peutique qui est l’ADN ; une seconde, faite de sucres, est Il est évident que deux phar- responsable de la pénétration macophores (qui rappelons-le dans les organismes, et une sont les parties pharmaco- troisième est impliquée dans logiquement actives d’une la création de complexes avec molécule) sont toujours plus des ions métalliques à activité efficaces qu’un seul face à un d’oxydo-réduction comme le agent pathogène (Figure 8). fer. Son activité dépend donc De très nombreuses maladies de trois facteurs : son interac- sont en effet traitées mainte- tion avec l’ADN, sa distribu- nant par des polytraitements : tion, et sa capacité à chélater les polychimiothérapies, qui des ions métalliques. Ces associent plusieurs molécules 129
La chimie et la santé Figure 8 actives. La trithérapie anti-VIH responsable du paludisme en est un exemple récent, mais qui touche le cerveau et est Schéma du mécanisme d’action n’oublions pas la lutte efficace à l’origine des décès. Diffé- d’une molécule hybride. dans les années 1950 contre le rents traitements existent bacille de la tuberculose avec pour éliminer ces parasites l’association rimifon-strep- chez l’homme, mais aucun tomycine. De plus, pour les n’est parfait ni complètement traitements contre les bacté- satisfaisant. La chloroquine ries ou contre les parasites a été très efficace pendant responsables du paludisme, plus de 40-50 ans, mais de Figure 9 les monothérapies conduisent nombreuses souches de Plasmodium falciparum, agent à l’apparition de souches de parasites sont maintenant responsable du paludime. pathogènes résistantes à la résistantes à ce médicament. molécule utilisée (souche de D’autres molécules sont effi- Plasmodium falciparum, résis- caces sur ces souches chlo- tantes à la chloroquine). roquino-résistantes, comme la méfloquine (ou Lariam®), mais avec des effets secon- 2.3. Les traitements daires qui ne sont donc pas contre le paludisme négligeables. Cette molé- Quatre agents infectieux, cule peut induire des états Plasmodia, sont pathogènes dépressifs chez une personne pour l’homme : P. vivax, sur mille. Cependant, peu P. ovale, P. malariae et P. fal- de molécules actives ont été ciparum (Figure 9). Ce dernier découvertes depuis une tren- 130 est le plus dangereux, il est taine d’années, ce qui explique
Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? que le Lariam® n’a pas encore été retiré du marché. 2.3.1. Le cas du DDT Il existe une molécule dont on n’ose à peine parler : le DDT (dichlorodiphényltrichlo- roéthane). Cet insecticide chloré est maintenant consi- déré comme l’archétype de l’insecticide dangereux pour l’environnement, car très peu biodégradable. Sa persistance et son caractère hydrophobe conduisent à son accumu- lation dans les graisses de significative du nombre de Figure 10 nombreuses espèces vivantes. personnes infectées. Pour Très efficace, cet insecticide a les maladies tropicales, il est Habitants du village sénégalais été produit en très grandes de Dielmo, où l’Institut Pasteur important de ne pas penser maintient une station permanente quantités après la Seconde qu’en fonction des réactions d’études sur le paludisme. Guerre mondiale et a permis des habitants des pays du Plasmodium falciparum est d’éradiquer le paludisme Nord (Europe, États-Unis, pays holoendémique dans la région dans toute l’Europe du Sud, hors de zones endémiques) et (plus de 90 % des enfants sont en réduisant de manière d’éviter de prendre des déci- infectés). sévère les populations des sions sans tenir compte des moustiques, vecteurs de cette réalités locales. maladie parasitaire. Bien que banni depuis un protocole international signé 2.3.2. Mettre au point des à Stockholm en 2001, l’Orga- vaccins antipaludiques nisation Mondiale de la Santé efficaces : quelles difficultés ? (OMS) a demandé le main- Les succès très spectacu- tien de l’utilisation de cette laires de la prévention de molécule en Afrique, pour nombreuses maladies infec- l’imprégnation des murs des tieuses au moyen de la vacci- habitations en zones forte- nation, largement développée ment endémiques (Figure 10). au XXe siècle, ont conduit à La Figure 11 présente les un optimisme excessif sur la résultats d’une étude faite possibilité de la mise au point dans une zone de paludisme de vaccins pour toutes les résistant, entre l’Afrique du maladies infectieuses. Sud et le Mozambique. Le Le décryptage des génomes nombre de cas de paludisme des agents pathogènes est stable jusqu’en 1995. À a encore accentué cette cette date, l’arrêt de l’utilisa- confiance au cours des années tion de cet insecticide conduit 1990-2000 : « si on connaît à une augmentation signifi- le génome du pathogène, cative des cas de paludisme. on va être capable de créer Dès la reprise de l’utilisa- des vaccins efficaces ». Les tion modérée du DDT après génomes de l’homme, du 2000, on note la diminution plasmodium (agent infectieux 131
La chimie et la santé Figure 11 En Afrique du Sud, trois provinces montrent comment la conjugaison de plusieurs facteurs – résistance aux médicaments et aux pesticides, climat, troubles politiques et sida – peut accélérer la propagation du paludisme. Depuis le milieu des années 1980, la maladie n’a cessé de progresser, surtout après l’arrêt officiel de l’utilisation du DDT, en 1996. Une nouvelle utilisation de cet insecticide depuis 2000 et de nouveaux médicaments ont aidé à 132 inverser la donne.
Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? du paludisme), et de l’ano- constamment à de nouveaux phèle (le moustique transmet- environnements. Dans ces teur du paludisme, Figure 12) conditions, imaginer une sont maintenant tous connus : approche vaccinale simple qui toutes les bases de ces joue au mieux sur quelques- séquences d’ADN ont été uns de ces paramètres est un découvertes. Après des efforts défi de grande envergure. très importants, le vaccin Voilà quelques-unes des universel contre le paludisme causes de l’échec de la créa- n’est toujours pas là ! Figure 12 tion de vaccins contre les Il en est de même pour le virus vecteurs du sida ou du palu- L’anophèle est le moustique du sida, un petit rétrovirus de disme. transmetteur du paludisme. moins de 10 000 bases dont on connaît la séquence depuis 1985. En débit de nombreuses 2.3.3. Le mode de vie recherches et d’un effort du parasite du paludisme financier sans précédent sur chez l’homme plus de vingt ans, le vaccin se Comment agit le parasite du fait toujours attendre. paludisme ? Après l’infection des globules rouges et lors En grande partie, les difficultés de sa phase de multiplication de mise au point de vaccins rapide, ce parasite découpe efficaces viennent du fait que près de 50 % de leur hémo- ces pathogènes (parasites ou globine, et s’en sert comme virus), pour pouvoir survivre, source d’acides aminés doivent pénétrer les cellules de pour construire au plus vite l’hôte. Pour cela, ils ont multi- ses propres protéines, puis plié les interactions avec les se multiplier rapidement. cellules qu’ils ont l’habitude de Notons que le relargage dans pénétrer. Par exemple, plus de la circulation sanguine de ces cinquante parties de protéines nouveaux parasites corres- sont impliquées dans les inte- pond aux poussées de fièvre. ractions entre le plasmodium Ce faisant, le parasite doit et un globule rouge. Bien que alors gérer sa production la taille d’un plasmodium de déchets toxiques pour corresponde au dixième de la survivre ! L’un de ces déchets taille d’un globule rouge, il est est l’hème, molécule qui est remarquable de constater que libérée lors de la digestion de la pénétration se fait en moins l’hémoglobine par notre para- de trois heures. Le même site. Or, en présence d’agents parasite peut, en l’espace de réducteurs et de l’oxygène, quelques heures, interagir que l’on trouve dans toutes avec plusieurs de ces globules les cellules, toute protopor- rouges avant de choisir d’en phyrine de fer qui n’est pas infecter un en particulier. Les contrôlée par une protéine va mécanismes d’interaction être soumise à des phéno- pathogène-hôte sont donc mènes redox : la réduction très complexes et multipara- catalytique de l’oxygène va métriques. générer de nombreux radi- À cela s’ajoute la capacité caux hydroxyles (OH°), capa- de ces pathogènes à muter bles de modifier toutes les facilement pour s’adapter structures cellulaires, et va 133
La chimie et la santé conduire à la mort du parasite. l’artémisinine est très courte, Pour se défendre, le para- donc très différente de celle site va agréger l’hème en un que l’on pourrait espérer. polymère inerte vis-à-vis de Comprendre le mécanisme ces systèmes redox. Ce poly- d’action de cette molécule mère s’appelle l’hémozoïne, antipaludique unique dans sa pigment coloré visible avec catégorie, c’est aussi essayer un simple microscope optique de construire de nouvelles classique. molécules pouvant agir De nombreux médicaments selon ce même mécanisme. antipaludiques, comme la Le mécanisme présenté quinine ou la chloroquine, dans l’encart « L’artémisine : sont en fait des inhibiteurs de comment agit cet antipalu- cette polymérisation. Toute dique ? », s’il est bien argu- molécule capable d’empê- menté, reste encore l’objet cher l’agrégation de l’hème en de nombreux débats dans la Figure 13 hémozoïne est donc potentiel- communauté scientifique ; il Artemisia annua (Armoise lement un antipaludique. fournit cependant une inter- annuelle) est utilisée en Chine prétation de la suite de réac- depuis plus de 2 000 ans pour tions chimiques par lesquelles soulager les fièvres, dont celles 2.3.4. Une molécule contre l’artémisinine conduit à la dues au paludisme. Le principe le paludisme : l’artémisinine mort du parasite et de la actif extrait de cette plante est l’artémisinine. Dans cette recherche de trai- cellule infectée. tement antipaludique, l’ar- témisinine est une molécule 2.3.5. Une nouvelle famille intéressante. Produit extrait d’antipaludiques : des feuilles d’une plante les trioxaquines (Artemisia annua, Figure 13), À partir de ces études de cette molécule est utilisée mécanisme d’action, il a été en médecine traditionnelle imaginé de faire des molé- chinoise depuis plus de cules hybrides, s’inspirant du 2 000 ans pour soigner les fonctionnement précédent fièvres, et en particulier celles décrit pour l’artémisinine, et qui sont dues au paludisme. de relier le motif trioxane à Cas unique pour un médi- une aminoquinoléine comme cament, le pharmacophore dans la chloroquine. Cette de ce produit est constitué idée de molécules hybrides d’un trioxane (en rouge sur à activité duale a conduit à la la Figure 14), cycle de six synthèse des trioxaquines. carbones contenant trois Plus de 120 trioxaquines ont atomes d’oxygène dont deux été créées, et toutes étaient liés dans un pont peroxyde actives in vitro. 77 d’entre (deux oxygènes liés par une elles ont été testées in vivo sur liaison simple O-O). S’il un modèle souris pertinent manque un atome d’oxy- permettant de discriminer les gène sur ce pont, l’activité molécules. Six d’entre elles antipaludique disparaît. Cette ont alors été reconsidérées, molécule est très efficace, une, la trioxaquine PA1103- mais elle présente quel- SAR116242 (Figure 15), a été ques défauts : la production sélectionnée par PALUMED de la plante est aléatoire ; et par le groupe pharma- 134 la pharmacocinétique de ceutique Sanofi-Aventis [1].
Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? L’ARTÉMISININE : COMMENT AGIT CET ANTIPALUDIQUE ? Le scénario débute lorsque le parasite du paludisme infecte nos globules rouges. Ces derniers sont des milieux dits réducteurs (donc propices aux phénomènes redox), et vont par conséquentdonc réduire l’hème du parasite (son fer devient Fe(II), Figure 14). Cet hème libre (déchet du parasite) réagit extrêmement vite avec les peroxydes, en l’occurrence le cycle trioxane de l’antipaludique artémisinine (en rouge, Figure 14). Un composé très réactif est alors créé (« radical alkylant »), possédant la capacité de réagir avec l’hème (réaction d’alkylation), pour former un composé, l’« adduit hème-artémisinine », selon le mécanisme chimique représenté Figure 14. On voit donc, par ce mécanisme d’action, que l’hème est l’activateur et la cible de l’artémisinine ; et l’adduit hème-artémisinine est un inhibiteur de la synthèse de l’hémozoïne. Figure 14 Comment agit l’artémisinine contre le parasite du paludisme ? L’hème libre ouvre le pont peroxyde O-O. Il y a alors deux possibilités : dans 90 % des cas, le fer va rester accroché sur l’oxygène et le radical va être sur le carbone 4 de l’artémisinine, qui vient alors s’alkyler sur l’hème. En recherchant les adduits hème-artémisinine sur des souris de laboratoire, saines ou infectées, on n’a détecté leur présence que sur les souris infectées, ce qui montre que la formation de ces adduits est liée au développement du parasite chez l’animal. Cela n’est pas une preuve irréfutable en faveur du mécanisme présenté précédemment, mais on peut le considérer comme un argument. Ce que l’on a identifié sur une paillasse l’a été chez la souris infectée. Il y a deux façons d’expliquer comment ces adduits conduisent à la mort du parasite. D’une part, ces adduits ne polymérisent pas pour donner de l’hémozoïne : ils ne disparaissent pas et vont s’accumuler. De plus, ils sont des inhibiteurs de cette polymérisation. D’autre part, ces adduits non polymérisés possèdent de l’hème qui peut être réduit en fer (II), ce qui va conduire à la production de radicaux hydroxyles OH° toxiques, capables de provoquer la mort du parasite. 135
La chimie et la santé de recevoir le parasite humain Plasmodium falciparum et non celui de la souris. De plus, elle présente la même activité sur des souches de terrain sensi- bles ou résistante à la chlo- roquine, ce qui a été vérifié avec des isolats cliniques au Gabon. Enfin, un avantage supplémen- taire de cette molécule est son Figure 15 Cette molécule est en cours mode d’action dual : alkylation de production pour réaliser de l’hème in vivo/in vitro qui va Un antipaludique prometteur, les études précliniques régle- conçu grâce à la connaissance du détruire le parasite ; action mentaires et les essais de sur les formes du parasite qui mécanisme chimique d’action de l’artémisinine. phase I. sont ensuite maturées chez le Cette molécule a également moustique (gamétocytes), ce montré une bonne activité sur qui contribue à la diminution des souris dites « humani- globale de la population des sées », c’est-à-dire capables parasites. Chimie et faux médicaments Cette courte présentation est le résumé d’une dizaine d’années de recherches effectuées à la fois dans des laboratoires académiques du CNRS-Université de Toulouse ou du CHU- Toulouse et d’une petite « start-up », PALUMED, et de la recherche amont d’un grand groupe pharmaceutique, Sanofi-Aventis. Il est clair que l’innovation thérapeutique est issue maintenant d’un continuum entre recherche fondamentale et recherche à vocation d’application. Le décloisonnement des structures et des esprits est essentiel pour assurer la mise au point de nouveaux médicaments au cours de projets dont la durée est souvent supérieure à quinze ans. Un fléau pour tous, la contrefaçon de médicaments Après la description de ces efforts pour 136 mettre au point de nouveaux médicaments, il
Molécules hybrides pour de nouveaux médicaments : mythe ou réalité ? n’est pas possible de passer sous silence les problèmes croissants posés par le trafic de faux médicaments. C’est un sujet peu abordé dans les médias, qui souhaitent aller dans le seul sens d’une grande partie de l’opinion qui considère les groupes pharmaceutiques comme des entreprises voulant uniquement faire de l’argent avec une capacité d’innovation faible. Comment les groupes pharmaceutiques perdent de l’argent avec les contrefaçons de médicaments n’est pas un sujet très à la mode. Cependant il ne s’agit pas que de cela, car il y a avant tout un problème majeur de santé publique qui touche tous les pays. Une étude récente d’une économiste américaine a donné l’alerte : les flux financiers de la contrefaçon de médicaments dans le monde représentent plus de 10 % du marché mondial total des médicaments. Cela représente plus de 50 milliards de dollars par an ! L’explosion de ce trafic est due au fait que les mafias ayant prospéré depuis une trentaine d’années avec la vente des drogues illicites ont les moyens financiers et le savoir-faire pour se lancer dans la contrefaçon de médicaments, activité qui est très faiblement réprimée en comparaison des trafics habituels. C’est donc une nouvelle activité, toujours illicite, mais beaucoup moins risquée et avec une rentabilité très forte. Ce trafic connaît actuellement une grande extension, en particulier en Afrique mais aussi dans les pays développés, grâce à Internet. En décembre 2007, la FDA a dénombré 24 sites Internet aux États-Unis proposant des médicaments contrefaits. Ces sites vendaient surtout des pilules anti-âge, du Viagra®, etc. Les médicaments de contrefaçon sont soit vides de tout principe actif, soit composés de produits potentiellement très dangereux. En Afrique, le Nigéria est une des plaques tournantes du trafic de faux médicaments. La 137
La chimie et la santé lutte contre ce trafic dans ce pays est menée de manière très courageuse par Madame Dora Akunyili. Cette pharmacologue a mis en place des laboratoires d’analyse et de contrôle permettant de lutter avec efficacité contre l’introduction dans son pays de faux médicaments. De plus, elle a réussi à faire changer la loi et le trafic de médicaments au Nigéria est maintenant puni de cinq ans de prison, au lieu de trois mois auparavant. Mais elle est devenue la cible des mafias du domaine et a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat (un chauffeur a été tué au cours d’une de ces tentatives). Il est donc important que l’opinion publique de tous les pays soutienne des actions aussi exemplaires. Bibliographie [1] Coslédan F. et al. PNAS (2008), 105 : 17579-17584. 138
La chimie et la santé Crédits photographiques – Fig. 3 : CNRS Photo- de profondeur à Porzh- thèque/Jannin François, Kamor, Ploumanac’h – Côtes Institut Gilbert Laustriat – d’Armor. Biomolécules et innovations – Fig. 6 : CNRS Photothèque/ thérapeutiques – Illkirch. Clantin Bernard, UMR 8161 – Fig. 4 : CNRS Photothèque/ – Institut de biologie de Lille. Sevenet Thierry, Intitut de – Fig. 10 : CNRS Photothèque/ Chimie des Substances Institut Pasteur/Rogier C., Naturelles (ICSN) – Gif-sur- URA 361 – Expression géné- Yvette tique et variabilité dans les – Fig. 5 : CNRS Photothèque/ systèmes multigénétiques Fontana Yann, FR2424 – Paris. – Station biologique de – Fig. 13 : Kristian Peters, Roscoff. Photo prise à 30 m 2007 UTC.
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